1« Partout où un nationalisme est aux prises avec une idéologie, c’est le nationalisme qui l’emporte. » A.J. Toynbee.
2Il est toujours instructif de se reporter aux discours tenus par des responsables français sur l’Algérie peu avant le soulèvement de 1954. Car leur lecture apporte la démonstration qu’il existait alors un fossé entre les déclarations officielles et les véritables conditions économiques et sociales, les pratiques administratives et politiques observées dans le pays, bref entre la mythologie et l’histoire. Parmi beaucoup d’autres, on peut citer deux textes qui paraissent être des exemples particulièrement significatifs de cette contradiction fondamentale.
- 1 Cf. Documents algériens, synthèse de l’activité algérienne, année 1954, Alger, pp. 157-163.
3Le premier est dû à Jean Despois, professeur de géographie à la Faculté des lettres, qui, lors de la séance inaugurale du soixante-dix-neuvième congrès des sociétés savantes à Alger, le 4 avril 1954, fait un exposé ayant pour objet de présenter l’Algérie à ses visiteurs : « Vous allez voir, leur dit-il, des paysages fort divers qui se succèdent de la Méditerranée au Sahara ; des témoins des civilisations qui y ont fleuri..., des villes dont certains quartiers n’ont rien à envier aux plus modernes d’Europe, dont d’autres vous séduiront par leur “couleur locale”, tandis que d’autres poseront à vos yeux, par leur aspect délabré, le difficile problème du prolétariat algérien ; des campagnes qui évoquent, par leur modernisme et leur richesse, des paysages californiens, mais d’autres aussi qui traduisent trop visiblement la pauvreté des terres et des gens, ou encore l’insuffisance, souvent dramatique, des pluies ». Puis l’orateur retrace à grands traits l’histoire de l’Algérie depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours avant de décrire brièvement son régime politique et administratif. Enfin, il fait le point de l’œuvre de la colonisation : mise en valeur des terres, création de centres urbains, construction de routes et de voies ferrées, édification de barrages, multiplication des établissements scolaires, développement de l’assistance hospitalière et médicale. Certes, reconnaît-il, il y a à ce tableau « des ombres... qu’on ne saurait masquer mais qu’il s’agit de comprendre, en particulier ce paupérisme qu’affichent de nombreux mendiants, les foules mal habillées, les bidonvilles qui s’accrochent aux cités, les pauvres gourbis de certaines régions rurales. Sans doute est-il nécessaire de s’en prendre à une trop inégale répartition des richesses. Mais on doit aussi souligner d’abord les difficultés dues à une augmentation... trop rapide de la population ». Aussi invite-t-il ses auditeurs à « ne pas porter de jugements trop rapides et trop définitifs sur un pays complexe qu’ils ne feront qu’entrevoir, sur un pays où l’on a beaucoup travaillé, mais où il reste beaucoup à faire, dans des conditions généralement difficiles »1.
- 2 Cf. op. cit., pp. 165-170. Phrase soulignée dans le texte.
4Le deuxième discours est prononcé le 3 mai suivant par Roger Léonard, gouverneur général, précédemment préfet de police, devant les membres de l’association du corps préfectoral et des administrateurs civils du ministère de l’Intérieur réunis en congrès à Alger, en présence du ministre Léon Martinaud-Déplat. A son tour, il développe le thème cent fois rebattu de l’Algérie, terre de contrastes, pour observer que les communautés qui y cohabitent « ne se pénètrent d’une manière générale qu’assez peu et vivent de leur vie propre, sans toujours rechercher le fonds commun d’humanité, de spiritualité qui peut les réunir ». Cependant, ajoute-t-il, « les profondes réformes qui ont marqué les années qui ont immédiatement suivi la guerre et ont appelé tous les habitants de ce pays à la citoyenneté française, le statut de l’Algérie qui représente un équilibre qui s’est révélé heureux entre les nécessités d’un particularisme et notre désir d’intégration, en marquent la dernière étape ». Néanmoins, il convient qu’il « est des éléments qui veulent s’exclure de cette action commune, les uns de bonne foi parce qu’ils sont plus sensibles à certaines lacunes, voire à certaines injustices qui demeurent, qu’à ce qui déjà a été entrepris pour y parer, les autres par aveugle passion et il nous faut contenir ceux-ci et convaincre ceux-là. Sans doute aussi – et dans un sens opposé – est-il des hommes qui comprennent mal qu’il est des évolutions nécessaires et peut-être parce qu’elles leur sont trop familières, ne ressentent-ils pas suffisamment les excès de certaines inégalités. Mais dans l’ensemble, en milieu européen comme en milieu musulman, on trouve compréhension et bon vouloir »... Et il conclut en ces termes : « Ce n’est pas qu’il n’y ait de graves difficultés à vaincre et que dans la lutte contre le temps où nous sommes engagés, nous n’ayons souvent le sentiment de n’aller ni assez vite, ni assez fort. Le surpeuplement de l’Algérie... nous est un très grave souci. Sans cesse il réduit dangereusement les progrès que nous réalisons : il rend les écoles toujours trop étroites, les hôpitaux toujours insuffisants ; l’agriculture, l’industrie ne peuvent employer tous les bras qui s’offrent à elles, en beaucoup d’endroits le chômage développe ses désastres matériels et moraux. Malgré l’appui de la métropole, nos moyens financiers sont cruellement insuffisants et nos charges s’accroissent plus vite que nos ressources... Nous savons que les finances françaises sont lourdement obérées, mais dans l’ordre des préoccupations nationales, alors que nul ne peut ignorer ce que l’Algérie représente pour la France, sans doute certains ordres de priorité gagneraient à être révisés. Il faut que les problèmes vitaux de l’Algérie puissent être résolus, si l’on ne veut pas que naisse le problème algérien »2.
5Quel rapport entre ces deux événements ? Aucun, semblerait-il à première vue. Les auditeurs auxquels l’un et l’autre discours s’adressent ne sont-ils pas différents ? D’un côté, des historiens, des géographes, des archéologues, des géologues, des archivistes, des orientalistes, à qui l’un de leurs collègues, expert en la matière, essaye de faire comprendre ce qu’ils sont appelés à voir et peut-être à juger ; de l’autre, de hauts fonctionnaires spécialistes de l’administration générale, devant lesquels le représentant de la France traite de la situation économique, financière et politique dans le territoire qu’il est chargé de diriger depuis trois ans. En fait, les deux discours présentent une remarquable similitude de pensée et d’expression. Ils mettent l’accent sur les mêmes facteurs (pauvreté, particularisme, inégalités, difficultés, évolution) et développent des thèmes analogues. On peut en retenir les trois suivants :
6D’abord, celui de la pauvreté. L’Algérie apparaît sous l’aspect d’un pays montagneux et sec, ne disposant que d’une bande côtière au climat méditerranéen et d’un immense territoire où l’influence aride du Sahara se fait sentir implacablement. Sa population s’accroît à un rythme trop rapide. Son économie est caractérisée par deux secteurs très différenciés : l’un de type moderne, mécanisé, préoccupé de rendement, ouvert sur l’extérieur ; l’autre traditionnel, familial, plutôt orienté vers la culture des céréales, l’arboriculture et l’élevage. Cette dualité entraîne des déséquilibres entre les régions, entre les villes et les campagnes, entre les Européens et les Musulmans. Elle rend plus sensible la misère dont souffre une partie importante de la population autochtone et qui est imputable principalement à l’exiguïté des terres cultivables. En conclusion de son exposé, J. Despois insiste sur ce point, selon lui capital : « L’Algérie est un pays pauvre. Il ne sert à rien de répéter qu’elle couvre 2 205 000 km2 puisque le désert, le plus terrible des déserts, en occupe 1 880 000. Même sur les 325 000 km2 qui s’étendent jusqu’à lui, jusqu’au pied méridional de l’atlas saharien, il n’y en a pas plus de 65 000 de surface cultivable »3.
7Second thème de réflexion : la diversité des groupes humains que seule la loi française peut transformer en une collectivité commune. En effet, deux communautés se trouvent ici en présence : l’une de souche, l’autre d’origine européenne. Le gouverneur y ajoute une troisième qu’il appelle curieusement « les communautés israélites ». S’agissant des autochtones, il fait la distinction quasi rituelle entre Berbères et Arabes, les uns et les autres subissant, à l’entendre, « surtout dans les campagnes », l’influence du « mouvement maraboutique » et des « grandes confréries », « cependant que d’autres croyants trouvent l’aliment de leur foi dans les courants plus dépouillés du réformisme arabe (sic) ». Il estime que cet agrégat de groupements disparates qui sont séparés à l’origine par la langue, la religion, les mœurs, la civilisation, que cette société si compartimentée, morcelée n’est viable que si la France continue à travailler au rapprochement des communautés. Il lui appartient donc de créer, grâce à sa volonté d’assimilation, une communauté unique « en harmonisant les particularismes »... « sous les mêmes lois »4. C’est d’ailleurs la combinaison de ces deux facteurs qui explique dans une large mesure l’organisation administrative et politique d’aujourd’hui.
8Troisième thème : celui de l’Algérie, partie intégrante de la France. Celle-ci a suivi en Algérie une politique d’intégration. Elle s’est toujours appliquée à y étendre les institutions qu’elle s’était données à elle-même et à conférer à tous les habitants de ce pays les mêmes droits politiques que ceux dont bénéficiaient ses nationaux. C’est ainsi que le territoire algérien est réparti en trois départements qui, comme ceux de la métropole, comprennent un organe exécutif nommé par le gouvernement, le préfet, et une assemblée élue au suffrage universel, le conseil général, qui choisit lui-même son président. Le département est divisé en arrondissements ou sous-préfectures, subdivisés à leur tour en communes dont l’organisation est presqu’en tous points semblable à celle des communes françaises : une large autonomie, une assemblée délibérante élue également au suffrage universel, le conseil municipal, et un organe exécutif, le maire, désigné par ses collègues pour diriger les affaires communales. La loi organique du 20 septembre 1947 portant statut de l’Algérie constitue le couronnement de l’édifice. Ce texte définit le régime du territoire, « groupe de départements doté de la personnalité civile, de l’autonomie financière et d’une organisation particulière ». Il crée une assemblée qui se compose de cent-vingt membres élus au suffrage universel pour six ans mais renouvelables par moitié tous les trois ans : soixante représentants du premier collège (Européens et certaines catégories de Musulmans) et soixante du deuxième (Musulmans). Cette assemblée possède les attributions les plus larges en matière financière (vote du budget, création et suppression d’impôts) et dans le domaine de la réglementation administrative, néanmoins limitées par le maintien de la tutelle gouvernementale. Auprès du gouverneur général, qui est à la fois le représentant de l’Etat français en Algérie et le représentant de l’Algérie dans tous les actes de la vie civile, est institué un Conseil du gouvernement chargé de veiller à l’exécution des décisions de l’assemblée et composé en majorité de ses membres (quatre sur six). Le régime des décrets établi par l’ordonnance du 22 juillet 1834 est supprimé et les lois applicables à l’Algérie sont précisées. En dehors de leur domaine, l’assemblée peut prendre des décisions ayant pour objet soit d’étendre la loi métropolitaine à l’Algérie, soit d’édicter dans le cadre des lois une réglementation particulière à l’Algérie qui sera homologuée par décret ou refusée par une loi. Ainsi, le statut de 1947 représente, selon le gouverneur,« un équilibre qui s’est révélé heureux entre les nécessités d’un certain particularisme et notre désir d’intégration »5.
- 6 Cf. Annuaire statistique de l’Algérie, 1954.
- 7 Source: Institut de la statistique. Etudes et conjoncture, Paris, juillet 1961.
9Tel est le contenu du discours officiel quelques mois avant l’insurrection de 1954. Il sacrifie aux commodités de l’idéologie coloniale qui se fonde sur une argumentation sommaire et contradictoire : l’Algérie est un pays essentiellement agricole où la surface cultivable est limitée alors même que la population s’accroît très vite. Elle ne peut vivre sans l’assistance permanente de la France dont l’œuvre est déjà considérable dans tous les domaines. Il faut que la métropole contribue davantage à l’effort d’investissement pour assurer le développement économique et social du pays ; sinon, on risque de voir se poser un jour le problème algérien. Ce raisonnement pèche sur plusieurs points. Tout d’abord, il omet le fait capital que l’économie algérienne est toute orientée vers la production de biens destinés principalement à la France : blé dur, vin, agrumes, primeurs, mais aussi alfa, liège, minerai de fer, phosphates, cuirs et peaux, etc. Les matières premières constituent l’essentiel des ventes de l’Algérie à la France6. D’autre part, si l’Algérie est alors le troisième fournisseur de la France, elle est sa première cliente. La comparaison des ventes et des achats français en Algérie fait ainsi apparaître une forte aggravation du déficit commercial de ce pays à l’égard de la France : il s’élève à 70 milliards d’anciens francs en 1954. A ce déséquilibre commercial s’ajoutent deux autres déficits sur le plan des paiements. D’abord, celui des « opérations invisibles » (transports, tourisme, transferts de capitaux) avec la zone franc, passé de très peu de chose avant 1948 à plus de 100 milliards d’anciens francs en 1954. Les transferts de salaires effectués par les travailleurs émigrés vers l’Algérie (de l’ordre de 25 à 30 milliards d’anciens francs par an) sont en effet loin de compenser les sorties de capitaux décidées par les Européens et les sommes dépensées pendant leurs vacances en France. D’autre part, la balance des paiements de l’Algérie avec l’étranger est également déficitaire depuis plusieurs années : 22 milliards d’anciens francs en 1954, alors qu’elle était excédentaire jusque-là7. Bref, l’ampleur et la structure des échanges commerciaux franco-algériens font apparaître les contraintes subies par une économie de type colonial qui est étroitement dépendante du marché français.
10Une situation économiquement aussi malsaine traduit la volonté des dirigeants français d’assurer avant tout les intérêts économiques de la France et des Européens d’Algérie. Elle aboutit à l’enrichissement des plus riches et à l’appauvrissement des plus pauvres. La politique agraire poursuivie depuis les débuts de la colonisation en est une parfaite illustration. Son but, on l’a souvent noté, a été de concentrer aux mains des colons les meilleures terres : en 1954, plus de 80 % des terres leur appartiennent dans la Mitidja, dans les plaines d’Oran, de Bône et de Philippeville. Elle a eu aussi pour conséquence de détruire les unités sociales traditionnelles, de désagréger les familles par suite des dissolutions d’indivision, enfin de donner naissance à un sous-prolétariat rural, multitude d’individus dépossédés et misérables, réserve de main-d’œuvre à bon marché. A quoi il faudrait ajouter la mise sous séquestre, après chaque insurrection, des meilleures terres (574 000 ha en Kabylie en 1871), les spoliations, les spéculations, les dispositions draconiennes du code forestier, la réglementation des parcours et tant d’autres mesures prises par l’administration afin de défendre les intérêts des colons. L’examen des statistiques agricoles est particulièrement éclairant : 22 037 exploitations européennes (dont 13 017 de moins de 50 ha, soit 59 %, 2 635 de 50 à 100 ha, 2 588 de 100 à 200, 3 797 de plus de 200, soit 17 %) occupent 2 726 000 ha, tandis que 630 732 exploitations algériennes (dont 438 483 de moins de 10 ha, soit 69 %, 161 170 de 10 à 50 ha, 16 580 de 50 à 100 ha, 8 499 de plus de 100, soit 1,3 %) couvrent 7 349 160 ha, la surface moyenne d’une exploitation étant respectivement de 123 et de 211 ha, 6. Il convient d’indiquer encore que les propriétés européennes, souvent situées dans des secteurs irrigués et sur des terres fertiles, portent des cultures riches (348 400 ha de vigne, agrumes, primeurs), alors que les terres appartenant aux Algériens sont constituées par moitié de parcours et de sols surtout favorables à la culture des céréales et à l’arboriculture (figuier, olivier, amandier), les uns et les autres ayant du reste un faible rendement. Enfin, les colons ont bénéficié constamment d’une assistance technique et d’une aide financière (irrigation, drainage ; crédits, subventions), dont une petite minorité d’agriculteurs algériens a pu profiter à une date récente. A titre d’exemple, le montant des prêts accordés par une agence de la caisse de crédit agricole – celle de Vialar (département d’Alger) – aux colons de la région en 1950 est égal à la totalité des crédits dont dispose le Fonds commun des S.I.P. (sociétés indigènes de prévoyance) pour l’ensemble des agriculteurs musulmans. Rien d’étonnant dans ces conditions si l’agriculture européenne a connu un essor spactaculaire et l’agriculture algérienne une nette régression. D’année en année, le fossé s’est creusé plus profondément entre les deux secteurs, l’un continuant à utiliser des matériels et des procédés d’exploitation traditionnels, l’autre mettant en œuvre les techniques et les méthodes les plus modernes. Tandis que la part du produit national revenant aux Européens augmentait régulièrement en valeur absolue et en valeur relative, celle afférente aux Algériens diminuait compte tenu notamment de l’accroissement de la population. Bien que, au cours de la période 1948-1954, la surface cultivée par les paysans algériens se soit étendue assez sensiblement aux dépens des pacages, la quantité de grain disponible par habitant a beaucoup baissé, puisqu’elle est passée de 2,5 quintaux en 1940 à 1,5 quintal en 1954. C’est que les rendements moyens ne dépassaient plus 4,65 quintaux à l’hectare contre 6 au début du siècle, alors même que la population augmentait à un rythme très rapide en raison, d’une part, du taux élevé de la natalité (2,54 %, excédent démographique annuel de 223 400 enfants pour la période 1950-1954), lié étroitement à la paupérisation générale et à la rupture des équilibres économiques et sociaux, d’autre part, de la baisse du taux de mortalité, surtout infantile (186 %c en 1949, 155 %o en 1954 dans les villes), conséquence de l’action sanitaire.
- 8 Les chiffres dont il est fait état ci-dessus sont extraits de l’exposé de la situation générale de (...)
11Ainsi, le déséquilibre entre la population, la surface cultivable et les ressources ne cesse de s’aggraver. Les 438 483 petits agriculteurs algériens ne peuvent plus vivre sur des lopins dont la superficie moyenne est inférieure à dix hectares. Certes, depuis 1948, la population agricole reste stable (5 800 000), mais sur les 2 700 000 hommes en âge de travailler, on ne compte que 1 700 000 qui sont occupés en moyenne cent jours par an. Autrement dit, un million de ruraux sont réduits au chômage. Pour l’ensemble des Algériens vivant de l’agriculture, le revenu annuel moyen par tête est évalué à 22 000 anciens francs. En 1954, les Européens produisent 55 % du revenu brut total et les Algériens, qui sont huit fois plus nombreux, 45 %. Les recettes réelles, produit de la consommation, sont chez les premiers deux fois supérieures à celles des seconds, l’autoconsommation absorbant 40 % de la production de l’agriculteur algérien contre 3 à 4 % de celle du colon8. Pour la majorité de la population rurale algérienne, vivre, c’est d’abord survivre.
12Or, les analyses auxquelles on peut se livrer en étudiant les statistiques officielles ne rendent pas compte de l’état de sous-équipement et de sous-administration du bled. Elles restent en tout cas éloignées de la réalité quotidienne vécue par la plupart des ruraux. Si l’on veut avoir une idée exacte de leurs conditions de vie, il faut aller séjourner quelque temps dans ces régions isolées de Kabylie, de l’Aurès, de l’Ouarsenis, du Dahra, des monts du Tiaret et de Saïda. C’est un voyage hors du temps. Là, la misère est aussi éclatante que le soleil. En ce mois de mai 1954, les gourbis et les masures poussent comme des champignons après la pluie. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, végètent des centaines de hameaux misérables, construits autour de sources ou de puits, au bout de chemins caillouteux. Des habitations basses, faites de pierres, de paille et de boue séchée, groupées parfois à proximité d’une école coranique et d’un petit cimetière, tombes de pierre parmi les pierres, à peine visibles. Partout, le cadre de vie présente un aspect de désolation. A quelques kilomètres des voies de communication, les habitants sont coupés du monde, sans route, sans électricité, sans eau courante. On s’éclaire avec une lampe à pétrole, on ne dispose pour tout mobilier que de paillasses, de couvertures, d’ustensiles de ménage en terre cuite et parfois d’un coffre en bois. Certains paysans cultivent des lopins tantôt semés de blé ou d’orge, tantôt plantés de légumes ou d’arbres fruitiers ; ils ont un âne, quelques moutons et des chèvres. Mais les charges qui pèsent sur eux sont si lourdes qu’ils n’arrivent pas toujours à vivre du produit de leur travail. Ils doivent à l’Etat les impôts directs et indirects, au caïd une « dîme » pour toute intervention auprès des pouvoirs publics, à l’administrateur la corvée pour l’entretien des routes. La très grande majorité des ruraux ne possèdent pas de terre ou n’en possèdent qu’une superficie insuffisante pour les faire vivre. Seuls les plus favorisés d’entre eux peuvent vivre du revenu de leur terre ; ils sont la minorité. Les autres sont locataires ou khammès sur le domaine des grands possédants ; les premiers payent au propriétaire un loyer en argent ; les seconds lui livrent la majeure partie de la récolte, d’ordinaire les quatre cinquièmes. D’autres enfin – les plus nombreux – sont domestiques de ferme, bergers ou bien journaliers agricoles chez le colon. La condition de ces derniers est le plus souvent misérable. Au lever du jour, ils parcourent à pied plusieurs kilomètres de sentiers qui les séparent de la plaine et travaillent de six heures du matin à dix-huit heures. Ils sont payés sur la base de 440 à 525 anciens francs par jour, parfois à un taux inférieur aux barèmes officiels. Ceux qui réussissent à trouver un emploi permanent sont logés dans des cabanes, des hangars ou des remises pour les outils. C’est sans doute le spectacle d’un habitat aussi médiocre qui a inspiré à un gouverneur général, visitant les installations ultramodernes d’une exploitation européenne dans la Mitidja, la réflexion suivante : « Je préférerais, confia-t-il à son hôte, voir vos Arabes dans les écuries et vos chevaux à leur place dans les baraques ».
13Si l’on est si mal logé à la campagne, on ne s’y nourrit pas mieux : du pain ou de la galette d’orge ou des légumes, un peu d’huile, de sucre, de café ; on ne mange de la viande que deux fois par an aux fêtes religieuses, aux mariages et aux enterrements. La ration alimentaire est insuffisante au point de vue énergétique : en moyenne 1 500 calories par jour au lieu des 2 500 minima. On peut estimer que 80 % de la population rurale vivent en état de sous-nutrition. Aussi les maladies et affections par carence font-elles des ravages, surtout parmi les femmes et les enfants. Selon les estimations officielles, la mortalité infantile atteindrait 280 pour mille dans les régions isolées alors qu’elle est de 155 pour mille dans les centres urbains.
14D’une manière générale, les rapports avec l’administration sont quasi inexistants, les seuls contacts étant ceux que ces ruraux entretiennent avec le garde-champêtre, le gendarme et le caïd. Ce dernier les voit à l’occasion des formalités d’état-civil, des opérations de recensement de la population ou des jeunes gens pour le service militaire, du paiement des impôts. Il leur parle naturellement en arabe ou en kabyle, car la connaissance du français ne dépasse guère les murs des villes. La plupart des ruraux n’ont jamais aperçu un médecin, ni un ingénieur agricole, ni un administrateur, ni un sous-préfet, ni à plus forte raison le gouverneur. D’ailleurs, fait marquant, les Européens quittent peu à peu les campagnes et vont s’installer dans les centres urbains. Leur pourcentage par rapport à la population algérienne y est infime, notamment dans les communes mixtes qui couvrent les quatre cinquièmes du territoire. En 1954, il n’y a plus que 90 Européens pour 57 501 Algériens dans la commune mixte de Dra-el-Mizan (département d’Alger) ; on en compte respectivement 95 et 88 000 dans celle de Khenchela, 100 et 74 000 dans celle des Aurès (département de Constantine), 332 et 57 688 dans celle de Marnia (département d’Oran). Le bled se vide des Européens et les Algériens restent seuls avec leur pauvreté. A bien des égards, l’Algérie rurale au milieu du xxe siècle n’est pas très différente de la France rurale sous l’Ancien Régime, où les paysans qui forment la majorité de la population, vivent dans des conditions le plus souvent misérables et sont accablés sous le poids des impôts.
15Vivant dans un dénuement presque complet, oublié des pouvoirs publics, ce peuple de la terre aurait pu cesser d’espérer. Car tout semble ici réuni pour que l’homme soit écrasé. Pourtant, il reste accroché à l’espace local par toutes les fibres de la vie économique et socio-culturelle : c’est la notion, bien connue ailleurs, de maison-famille flanquée de terroir et de droits d’usage. C’est aussi le sentiment d’identité collective, reflétant un passé, un patrimoine, une histoire, et qui implique un vouloir-vivre ensemble. La participation à des cérémonies communes (prière, mariage, enterrement, travaux d’entraide bénévole, (twîza) en sont le témoignage. En outre, la foi permet à ces ruraux de sauvegarder leurs valeurs morales et l’Islam est pour eux le ferment de la résistance intérieure à l’étranger, au roumi, dont ils subissent la loi sans l’accepter. Maintenir la puissance du facteur socioculturel et religieux, telle semble être la ligne générale de leur conduite. Enfin, leur isolement est garant de leur liberté. Certes, au printemps de 1954, le calme règne, mais dans les régions montagneuses de l’Aurès, de Grande Kabylie, dans les hautes plaines isolées de Frenda, de Medjana, chaque famille a gardé un fusil de chasse. Qu’il soit fait appel à leur sentiment de solidarité avec la communauté de destin à laquelle elles se sentent si profondément attachées, qu’on vienne leur parler de peuple, de patriotisme et de nation et ces masses rurales répondront sans hésitation comme elles l’ont fait tant de fois depuis 1830.
- 9 Cf. Initiation à l’Algérie, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1957, pp. 182-183.
16Les plus démunis émigrent vers les villes en quête de travail. En fait, ils vont grossir l’armée des chômeurs et des sans-logis que torturent le souvenir d’un passé misérable et la vision d’un présent bloqué. Rares sont en effet ceux qui trouvent un emploi régulier et stable. Même lorsqu’ils réussissent à se faire embaucher, ils ne connaissent pas un sort moins dur qu’à la campagne. Car les patrons savent exploiter au mieux de leurs intérêts l’arrivée de ces milliers de ruraux qui constituent une main d’oeuvre abondante et à bon marché. Ils leur imposent des salaires très bas. Alors commence pour eux la grande misère des sous-prolétaires. Aux difficultés de l’emploi viennent s’ajouter celles, aussi insurmontables, du logement. Pour les moins défavorisés, les bains et les cafés maures, les entrepôts et les magasins construits sur les quais se transforment, la nuit, en dortoirs. Tous les autres s’entassent dans des taudis : en 1954, Alger compte 90 bidonvilles qui rassemblent 40 000 personnes, soit le quart de la population algérienne, auxquelles s’ajoutent les 70 000 habitants de la Casbah, soit au total les deux tiers de la population algérienne de la capitale. La situation n’est pas meilleure à Oran où 43 000 personnes, soit plus du tiers de la population algérienne, croupissent à l’intérieur de masures, de gourbis, de grottes, dépourvus du moindre confort et même de la plus élémentaire hygiène9.
17Il leur suffit de regarder autour d’eux pour constater qu’à la ville comme à la campagne, l’organisation sociale repose sur l’inégalité. D’un côté, les Européens mieux nourris, mieux habillés, mieux logés ; de l’autre, la population algérienne où ils peuvent distinguer les manœuvres, les ouvriers, les artisans, les commerçants et les bourgeois. Les petits patrons et leurs employés sont groupés dans les vieux quartiers de la cité ; ils occupent des ateliers et des échoppes installés de manière rudimentaire ; ils mènent une vie difficile ; la journée de travail est longue et le salaire faible. Les commerçants ont une situation plus favorable ; ils disposent de revenus suffisants et d’un logement généralement décent. La bourgeoisie – puisqu’il faut la désigner par ce nom qui n’existe pas en arabe – comprend toutes sortes de catégories.
18D’abord, les petits fonctionnaires : ce sont dans une certaine mesure des privilégiés, car ils bénéficient de la sécurité de l’emploi et des prestations sociales. Au-dessus viennent les professions libérales : médecins, pharmaciens, dentistes, avocats, notaires, etc. Enfin, tout en haut, les négociants, industriels, hommes d’affaires, dont certains ont fait de grosses fortunes ; ils habitent dans les quartiers résidentiels. Au total, une poignée de gens riches en face d’une plèbe nombreuse qui ne dispose que de maigres ressources.
- 10 Les chiffres donnés ci-dessus sont extraits d’une publication du gouvernement général de l’Algérie (...)
19Mais quel que soit leur rang dans la hiérarchie sociale, les Algériens, à de rares exceptions près, se trouvent confrontés aux mêmes problèmes en matière de travail, de logement, d’instruction. Dans ce dernier domaine, c’est pour ainsi dire la quadrature du cercle. A chaque rentrée scolaire, neuf enfants sur dix sont refusés dans les écoles primaires et maternelles, souvent pour des motifs sans rapport avec l’insuffisance des locaux. Rien d’étonnant qu’on en compte en 1954 seulement 306 737, soit 12,75 % des 2 400 000 en âge d’aller à l’école. « Le fils du pauvre » parvient à grand-peine à l’enseignement secondaire et supérieur : on dénombre à la même date 6 260 jeunes Algériens sur 34 468 lycéens et collégiens, soit 18,16 % des effectifs globaux et 589 sur 5 172 étudiants inscrits à l’université d’Alger, soit 11, 38 % du total. Il paraît dès lors superflu de calculer leur pourcentage par rapport à la population algérienne totale (8 745 000, y compris 86 000 étrangers) dont on rappellera seulement que 53 % ont moins de vingt ans : il est infinitésimal. S’agissant plus particulièrement de l’enseignement de l’arabe dans les établissements publics, les chiffres sont aussi faibles : 32 120 jeunes Algériens l’étudient dans les écoles primaires et les cours complémentaires, 875 dans les lycées franco-musulmans et 52 à la faculté des lettres10. Ce bilan se passe de commentaires. Il n’est point surprenant dans ces conditions que le nombre des Algériens dans la fonction publique soit également infime, puisqu’il faut être titulaire d’un diplôme pour avoir vocation à un emploi public. En 1954, il n’y a pas un seul chef de service administratif ou technique algérien dans les préfectures, les sous-préfectures, les mairies ; en revanche, on y trouve des auxiliaires, des contractuels, des huissiers, des commis et des agents de bureau. Au gouvernement général de l’Algérie, sur 334 hauts fonctionnaires d’un grade égal à celui d’agent supérieur et au-dessus, on compte en tout six Algériens. Bien plus, contrairement aux déclarations officielles, la proportion des Algériens dans les administrations tend à diminuer : elle était de 23 % en 1949 et n’est plus en 1954 que de 19 % (personnels de l’Algérie et « secteurs nationalisés »). En y ajoutant les agents du secteur semi-public, des départements et des communes, elle atteint 29 % des effectifs globaux contre 52 % au Maroc et 55 % en Tunisie. Comme on le voit « l’intégration » est en marche en Afrique du Nord, mais elle paraît plus avancée dans les deux Protectorats que dans les départements algériens.
20L’examen de ces statistiques met en évidence les conséquences que la politique scolaire a entraînées au plan social et culturel.
21D’abord, l’apparition d’une multitude de jeunes désœuvrés, qui n’ont de la vie moderne que l’idée de rejet qu’on leur oppose. Cette masse d’exclus, perméable à toutes les influences, attend, espère. En second lieu, s’il est vrai que la connaissance de la langue joue un rôle déterminant dans le rapprochement des peuples en vue d’une meilleure compréhension mutuelle, force est de constater que ce principe n’a pas été mis en pratique en Algérie où l’organisation de l’enseignement du français et de l’arabe a eu pour résultat d’élargir le fossé entre les deux communautés. D’après les résultats du recensement de 1948, 15 % seulement des Algériens et 6 % des Algériennes parlent tant soit peu le français ; 6 % des hommes et 2 % des femmes l’écrivent plus ou moins correctement. Du côté européen, la situation n’est guère plus satisfaisante, puisqu’on ne trouve que 20 % des hommes et 10 % des femmes qui soient en mesure de s’exprimer à peu près correctement en arabe dialectal ou en kabyle et respectivement 1,7 % et 0,5 % qui sachent lire et écrire l’arabe. Enfin, le contact cesse à la porte du bureau, du chantier, de l’usine. Il se perd tous les jours davantage. On se côtoie, on ne se fréquente pas ; chacun reste sur son quant-à-soi. La langue, la religion, les mœurs et, plus encore, l’inégalité des chances devant l’instruction, l’emploi, le logement, tout sépare plus que jamais les Algériens et les Européens.
22Ayant généralement une situation inférieure dans tous les secteurs de la vie économique, sociale et administrative, les Algériens, contrairement aux déclarations officielles, sont minoritaires au sein des assemblées élues locales. Malgré leur importance numérique, ils n’ont droit qu’aux deux cinquièmes des sièges dans les conseils municipaux des trois cent trente et une communes de plein exercice et dans les trois conseils généraux, alors que le collège électoral algérien est presque deux fois plus nombreux que l’européen (respectivement 1 385 000 et 770 000 électeurs). D’autre part, ils ne sont que nominalement représentés dans les djemaàs, centres municipaux et organes consultatifs des quatre-vingt-neuf communes mixtes, qui couvrent les quatre cinquièmes du territoire et où vit plus de la moitié de la population algérienne, puisque c’est un fonctionnaire qui y est non seulement chargé de la gestion, mais détient aussi tout pouvoir de décision. Certes, l’Assemblée algérienne créée en 1947 est composée par parties égales de délégués du premier et du deuxième collège. De même, les sièges sont répartis paritairement dans les assemblées constitutionnelles. En réalité, cette parité des collèges électoraux est purement formelle, car il suffit à un candidat européen de recueillir, par exemple, 6 417 et 51 334 voix pour entrer à l’Assemblée algérienne et à l’Assemblée nationale, mais il en faut 11 542 et 92 334 à un Algérien pour obtenir le même résultat. En outre, les Algériennes – aussi nombreuses que les hommes – sont exclues du droit de vote, alors que les Européennes en bénéficient, ce qui fausse totalement le jeu démocratique. En réalité, le mécanisme électoral mis en place permet à la minorité européenne de dominer perpétuellement la majorité algérienne.
23Cependant, les responsables français répètent en toute circonstance que le problème algérien est pris en compte dans son intégralité et que le processus de démocratisation est en cours. Certains Algériens ont cru de bonne foi que le Statut de l’Algérie allait ouvrir la voie à une politique de réformes. L’espoir qu’il serait appliqué loyalement s’est vite évanoui. Après six ans d’existence, l’Assemblée algérienne n’avait réglé aucune des questions dont le principe était pourtant inscrit dans la loi et sur laquelle l’opinion musulmane réclamait depuis longtemps un débat public : indépendance du culte musulman, enseignement de la langue arabe à tous les degrés, octroi du droit de vote aux Algériennes. Dominée par une majorité conservatrice, elle s’est cantonnée dans un immobilisme conforme à la politique coloniale des gouvernements radicaux et modérés de l’époque.
- 11 Cf. Ch. R. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. II, 1871-1954, Paris, P.U.F., 1979, p. (...)
24C’est ici qu’apparaît clairement le caractère à la fois ambigu et illusoire des textes. Ambigu parce qu’ils reposent sur un compromis, résultat d’un rapport de forces, mariage de l’opportunisme et de l’hypocrisie. Illusoire quand on compare les intentions proclamées et leur incessante violation, les principes et les pratiques. Cette attitude équivoque est illustrée par la manière dont les élections sont organisées en Algérie. C’est, à proprement parler, un monopole d’Etat comme la fabrication des allumettes et du tabac en France. Toute consultation n’est qu’une simple formalité, une modalité technique. Pour qu’un Algérien soit élu, il lui suffit d’être choisi par un haut fonctionnaire ou par un homme politique français. Sous le gouvernement du socialiste Naegelen et de son successeur, le radical Léonard, l’administration est intervenue délibérément pour imposer ses candidats que, par une ironie sans doute involontaire, elle étiquetait comme « indépendants ». A l’issue de chaque scrutin, les Algériens apprenaient qu’ils venaient de désigner un contingent de caïds, d’anciens militaires, de commerçants et d’agriculteurs que, la plupart du temps, ils ne connaissaient même pas ou pour lesquels ils n’avaient aucune considération. Il est vrai que les responsables français ont toujours préféré trouver en face d’eux des interlocuteurs falots et dociles plutôt que des personnalités sans complexes, aussi fermes dans leurs choix que rigoureuses dans leur expression. Ainsi, lors du renouvellement triennal de la moitié de l’Assemblée algérienne en février 1951, on assista à l’éviction des sortants nationalistes et à leur remplacement par des élus administratifs. Les élections législatives du 17 juin suivant aboutirent aux mêmes résultats. Du reste, pour des proches des milieux politiques français, l’Algérie fut une terre d’élection, si l’on ose dire. Tel a été notamment le cas de cet Algérien, résidant à Paris depuis une trentaine d’années et tout à fait inconnu dans le Constantinois, qui réalisa un exploit en battant Ferhat Abbas, jusque-là indéracinable dans sa circonscription. Il fut cependant surpassé par un avocat tunisien, également installé à Paris, où il fut appelé à représenter les musulmans constantinois à l’Assemblée de l’Union française. La fraude électorale s’inscrivit dans les faits et, à l’usage, dans la conscience politique des dirigeants français. Comme l’écrit Ch. R. Ageron, elle « devint une institution d’Etat et le monde entier apprit que la IVe république française trichait »11.
- 12 Cf. Id., ibid., pp. 610-618.
25Les Algériens furent évidemment les premiers à l’apprendre à leurs dépens. Exclus en fait de la vie politique grâce au système mis en place, ils réagirent vivement. Toutes les élections de 1948 à 1953 furent marquées par des incidents, des perquisitions, des arrestations, des expulsions hors du territoire. Il ne paraît pas utile de reprendre ici le récit de ces événements. On en trouvera une relation précise et détaillée dans l’Histoire de l’Algérie contemporaine de Ch. R. Ageron12. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’ils soulignent la gravité des tensions qui persistent dans le pays. Au fil des mois, les réunions publiques et les journées de protestation se succèdent et minent l’édifice colonial, jusqu’alors inébranlable.
26Pourtant, l’activité des partis d’opposition et des organisations syndicales ne constitue pour ainsi dire que la partie émergée de l’iceberg. Une action plus profonde s’exerce au niveau des associations (commerçants, instituteurs, étudiants et lycéens), des cercles culturels, des sociétés sportives, chorales, musicales, des troupes théatrâles, des groupements de scouts, des établissements d’enseignement (médersas et filiales shu’ba) et de culte privés, qui se sont multipliés depuis une dizaine d’années dans la plupart des villes. C’est au sein de ces organismes que fréquentent des hommes appartenant à toutes les catégories sociales et où les jeunes prédominent que l’esprit nationaliste est entretenu et que s’organise l’opposition active et générale à la présence française.
27Dans cette mobilisation de l’opinion algérienne, la presse, le cinéma et le théâtre jouent un rôle majeur. La lecture des périodiques en langue arabe (Al-Shihâb, Al-Basā’ir, Al-Ùmma, Al-Layâli) et en langue française (La Défense, La Justice, La lutte sociale) est à cet égard particulièrement édifiante : de nombreux articles y sont consacrés aux revendications politiques, sociales et culturelles, au « scandale » des élections, aux abus de l’administration, à son intervention dans les affaires religieuses, à la répression policière. D’autre part, des films français ou étrangers évoquant des sujets historiques ou sociaux donnent lieu à des comparaisons avec la situation présente en Algérie. Au théâtre, on s’oriente vers l’action politique et sociale. Telle pièce (Aïmak et Rouibah), représentée à Alger dans les années 50, met en scène un jeune Algérien qui « adhère au parti de la lutte pour la liberté » et milite au service de « la plus noble cause ».
- 13 Hannibal, drame historique de Tawfiq al-Madanî, publiciste, historien et homme politique, a été éc (...)
- 14 Ces pièces sont de Muhyi al-dîn Bâsh Tarsî (Bachtarzi).
28On s’inspire de l’histoire ancienne et moderne pour exalter le sentiment national. Hannibal13, La Kahéna, Barberousse, Salah Bey sont les porte-parole du patriotisme. L’action obéit, d’ailleurs, à l’impératif d’actualité : en général, on imagine un complot fomenté contre le souverain pour mettre fin à « l’esclavage du peuple » et « délivrer » le pays de la tyrannie. Ces allusions transparentes permettent aux spectateurs des rapprochements faciles et font souhaiter à tous « le châtiment du despote » et « la revanche de l’opprimé ». D’autre part, les comédies présentent des situations destinées à stigmatiser les marabouts, les élus administratifs (El-Kheddaïne, Les Traîtres, Les Beni-oui-oui) ou bien à dénoncer le chômage, l’usure, l’alcoolisme (C’est le chômage !, Syndicat des chômeurs, Djeha et l’usurier)14.
- 15 Cf. Dîwân, t. I, Constantine, 1967, notamment pp. 94-95, 135-139, 202-205, 339-343, 567-577.
29La poésie occupe une place importante dans cette entreprise d’éducation et de libération. A l’occasion de cérémonies officielles ou de fêtes familiales, on chante des hymnes patriotiques (anaschîd wataniyya), on déclame des vers des poètes égyptiens Hâfid Ibrahim et Ahmad Shawqî consacrés à la langue arabe qui se meurt « parce qu’elle est abandonnée par son peuple » ; on récite aussi des poèmes dans lesquels l’Algérien Muhammad Al- İd invite ses compatriotes à s’instruire dans l’union retrouvée. Il leur cite l’exemple des Occidentaux qui, grâce aux progrès de la science, « ont pu atteindre les pays les plus éloignés, connaître la profondeur des mers et s’élever dans les airs ». Il leur rappelle les fastes de leur civilisation et les supplie de se montrer dignes d’un si bel héritage spirituel15. A cette littérature de combat il faut ajouter des dizaines de textes sous forme de tracts manuscrits, de libelles, de mots d’ordre qui circulent d’un bout à l’autre du territoire et appellent au devoir patriotique.
30A de très rares exceptions près, la presse française d’Algérie et de France passe sous silence les événements qui se déroulent en Algérie. La radio et la télévision évitent également d’en parler. Ce mutisme officiel s’explique facilement. Dans le régime colonial, la mainmise du pouvoir sur tous les moyens de communication permet de faire de la désinformation une constante méthode de gouvernement. Dès lors, la vérité subit des entorses et des occultations. Les exemples foisonnent quotidiennement. On se bornera à en choisir quelques-uns.
- Tout journaliste français ou étranger qui débarque en Algérie est aussitôt pris en charge par le service de presse du cabinet du gouverneur et par les dirigeants du syndicat des journalistes algériens (européens) dont les attaches avec le lobby colonial sont quasi familiales. Son séjour est organisé de telle sorte qu’il ne voit que ce qu’on veut bien lui montrer : la Mitidja, les grandes exploitations européennes, les beaux quartiers des grandes villes, les barrages. Ainsi mis en condition, il apprend que les réalisations qu’il peut admirer au cours de cet itinéraire préétabli sont l’œuvre des Européens qui ont trouvé en 1830 un pays à l’état anarchique, avec une population belliqueuse, arriérée, inculte, une société sans armature ni cadre susceptible d’être adapté à la conception occidentale de l’ordre. Depuis plus d’un siècle, des efforts considérables ont été accomplis pour éduquer et civiliser les indigènes. Mais il reste beaucoup à faire dans ce domaine, car l’Arabe est paresseux, fataliste, fanatique, ne comprenant que le langage de la force, etc. Tel est le scénario imaginé à l’intention de journalistes français, anglo-saxons et Scandinaves qui, entre 1948 et 1954, ont cherché à s’informer sur la situation politique en Algérie et dont la plupart, en fin de compte, n’ont pas été dupes de cette propagande simplificatrice.
- Les responsables français nient l’existence du problème algérien, en pensant sans doute à ce qui se passe à ce moment-là dans les deux Protectorats voisins et en Indochine où la situation ne fait qu’empirer. Telle est la position officielle que le gouverneur Léonard expose dans son discours du 3 mai 1954 : la France doit accorder une aide financière accrue pour la réalisation des réformes économiques et sociales prévues, « si l’on ne veut pas, souligne-t-il, que naisse le problème algérien ». Ce point de vue est repris par tous ceux qui, en Algérie, détiennent une part de pouvoir : hauts fonctionnaires, hommes politiques, dirigeants des organisations professionnelles. Publiquement et en privé, ils le développent, notamment à Paris, devant les ministres et les membres de leur cabinet, les chefs des services administratifs, les représentants du patronat et de la banque. Ils l’expliquent aussi dans les congrès, les colloques, les expositions commerciales auxquels ils assistent. Au début d’un stage qui se tient, en 1952-1953, au centre de hautes études administratives, sur le thème de l’émigration des Maghrébins en France, un administrateur de commune mixte affirme sur un ton péremptoire qu’« il n’y a pas de problème politique en Algérie ». Il faudra engager plusieurs débats à ce sujet pour convaincre du contraire les fonctionnaires métropolitains qui y participent.
- Les autorités cherchent à minimiser l’ampleur des manifestations (meetings, défilés, journées de protestation) organisées par les partis d’opposition et les groupements syndicaux. Selon elles, il s’agit chaque fois d’un rassemblement de « quelques centaines » de personnes quand il en compte plusieurs milliers ou « peu importants » lorsque le nombre des participants dépasse deux ou trois cents. Le compte rendu des réunions est très rarement objectif et, si les discours sont prononcés en arabe, ils donnent lieu à des interprétations souvent tendancieuses et parfois fantaisistes. Suivant la même technique, on fait état du « recours à des moyens de contrainte » à l’égard des éléments « loyalistes » et de l’interpellation des « meneurs ». On incrimine avec indignation les « nationalistes séparatistes à la solde de l’étranger ». On s’empresse de préciser que ces tentatives pour inciter à l’agitation et perturber l’ordre public ont soulevé l’indignation de toute la population. Ce qu’on ne peut toutefois dissimuler, c’est que ces manifestations populaires donnent lieu à de fréquents affrontements avec les forces de police. Au printemps de 1952, Messali Hadj effectue une tournée de propagande dans les départements de Constantine et d’Alger. Chacune de ses réunions dégénère en bagarre sanglante, notamment à Philippeville, à Blida et à Orléansville, où l’on relève vingt-six morts et plusieurs dizaines de blessés. La violence échappe de plus en plus au contrôle de ceux qui croyaient la domestiquer.
- Si, d’une manière générale, la presse fait peu écho aux manifestations de mécontentement, en revanche elle accorde une large publicité aux déplacements des hommes politiques français en Algérie. Elle parle abondamment de l’accueil qui leur est réservé à Alger, Oran ou Constantine. Elle publie de longs extraits des discours qu’ils y ont prononcés. Elle cite les élus et les responsables européens qu’ils ont rencontrés. Ce qu’elle s’abstient d’indiquer, c’est que ces séjours organisés comme des circuits touristiques ne permettent jamais aux visiteurs parisiens d’avoir des contacts directs avec la population algérienne et de recueillir auprès d’elle d’utiles informations sur les problèmes auxquels elle est confrontée. Sait-on, par exemple, que le voyage effectuée en 1952 par le ministre de l’Intérieur, « tuteur de l’Algérie », a consisté à se rendre à la S.I.P. (Société Indigène de Prévoyance) de l’Arba dans la Mitidja, à présider un banquet à Michelet (Grande Kabylie) et à assister à une réception privée à Laghouat ? Son successeur a adopté la même attitude : sa visite au mois de mai 1954 a été marquée essentiellement par un bref passage à Tizi-Ouzou, au milieu de badauds indifférents. Le comportement des dirigeants français vis-à-vis de la population algérienne renforce chaque jour davantage son sentiment que tout se passe comme si elle n’existait pas.
- De ces pratiques désinformantes découle la volonté délibérée de noircir ou d’ignorer les adversaires. Qu’on ne partage pas les analyses officielles de la situation politique et sociale et l’on est aussitôt qualifié d’antifrançais, de nationaliste séparatiste, d’agent du panarabisme et du panislamisme. Des Algériens protestent contre les irrégularités électorales ? Ce sont des « agitateurs à la solde de Moscou » ou de Nasser. Des dockers défilent dans la rue en réclamant une amélioration de leurs salaires et de leurs conditions de travail ? Ce sont des « fauteurs de troubles ». Ainsi, dans une vision manichéenne de l’histoire et de la politique, parlent les médias coloniaux. Parallèlement, ils observent un silence total au sujet de la création en janvier 1948, au Caire, du comité de libération de l’Afrique du Nord ou de la mise sur pied, quelques mois plus tard, de l’organisation spéciale (O.S.) en Algérie. Les radios arabes, notamment la Voix des Arabes, inaugurée le 4 juillet 1953 au Caire, lancent des appels à l’insurrection armée. La presse arabe du Maroc, de Tunisie et du Proche-Orient, des journaux anglo-saxons font état de ces événements. Combien de Français de part et d’autre de la Méditerranée en ont été informés ?
31Ainsi, à la veille du soulèvement de 1954, l’Algérie traverse une grave crise économique, sociale et politique qui nécessite de profondes transformations de structures et un changement de mentalités. Or tout indique que les orientations du gouvernement seront maintenues et que, en conséquence, rien ne sera modifié dans un pays qui apparaît de plus en plus aux Algériens comme un solide bastion du conservatisme pur et dur. Face à la menace permanente, mais plus ou moins aiguë selon les époques, de mouvements insurrectionnels armés, les partisans du statu quo ont adopté la politique du refus de toute concession. La situation se dégrade irrémédiablement tandis que le gouvernement français, faisant preuve d’une parfaite ignorance de l’état d’esprit réel de la population algérienne, cherche à banaliser la montée des mécontentements en se bornant à dénoncer derrière les troubles l’action pernicieuse de ceux qu’il qualifie commodément de nationalistes séparatistes. Enfermés dans un système qui les prive de la possibilité de s’exprimer démocratiquement, qui les maintient en droit et en fait dans la condition de sujets, qui leur interdit toute évolution au sein d’une société moderne, les Algériens entreprennent d’établir un ordre différent qui leur permette d’être des citoyens à part entière. Aux questions qu’ils se posent, les leaders politiques ont déjà apporté une réponse précise : il ne peut y avoir une relation authentique entre le colonisateur et le colonisé, entre le dominant et le dominé. La disparité de pouvoir tue la confiance, abolit la communication, rend le dialogue impossible. La colonisation devient une dangereuse dépendance, une soumission indigne. La parole sert à cacher, à éluder, à tromper. On évoque des principes d’égalité, de justice, de liberté. Mais les faits contredisent les mots. Cette divergence fondamentale entraîne le divorce entre le pays légal et le pays réel. Dès lors, les Algériens se représentent l’avenir autrement qu’il ne leur est tracé. Pour eux, le mot « avenir » s’écrit : liberté, c’est-à-dire libération, libération de l’occupation coloniale.
32Les faits relatés ci-dessus qui ne figurent, bien sûr, ni dans les discours officiels, ni dans la presse française de l’époque, reflètent la réalité vécue par l’ensemble de la population algérienne à la veille de l’insurrection de 1954. Au demeurant, ils alimentent les propos et déterminent la conduite de tous les Algériens qui constituent les forces vives du pays : intellectuels, dirigeants de groupements socio-professionnels, cadres des partis, militants et sympathisants, dont les éléments les plus actifs diffusent les appels à l’action et à la solidarité jusqu’aux douars éloignés de l’Aurès, du Dahra et du Sud algérien. On est finalement bien loin des déclarations du professeur Despois et du gouverneur Léonard. Les participants aux congrès d’Alger en avril et mai 1954 n’auront eu, en les écoutant, qu’un aperçu superficiel et incomplet de la situation économique, sociale et politique et de l’attitude générale d’un peuple qui, six mois plus tard, allait s’engager dans une lutte difficile et meurtrière pour conquérir son indépendance.
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