Que Camus ait marqué de son empreinte la littérature algérienne malgré l’agacement, pour ne pas dire l’exaspération que font toujours naître certaines pages, nul, désormais, ne songerait à le nier, maintenant que se sont – presque – apaisées les passions et que l’indulgence remplace, en partie, notre intransigeance des débuts. Pour n’être pas toujours aussi profonde que chez R. Mimouni qui trouve chez Camus le soubassement d’une réflexion marquée par le pessimisme lié à la certitude de la défaite devant le mal, cette influence ne s’en manifeste pas moins chez nombre d’écrivains, trace masquée dans telle œuvre dialoguant presque malgré elle avec celle de Camus ou assumée dans telle autre, allusions en forme de clin d’œil à Tipasa dont le nom est attaché, au moins pour deux générations d’Algériens, à celui de Camus, même dans des romans peu élaborés où la référence aux ruines et à la mer fonctionne comme gage de littérarité ou encore jeu intertextuel comme en cette nouvelle de Kamel Yanat1, dédiée à Albert Camus et dont le début – « To day I killed Jane. Unless it was Yesterday. I don’t remember exactly »–, malgré la langue utilisée, est un calque transparent du début de L’Étranger.
- 2 Algérie Littérature/Action, n° 5, Paris, Marsa éditions, 1996 ; réédité en 2001 par Marsa (...)
1Pour montrer quelles multiples formes peut revêtir cette influence, nous avons choisi deux auteurs bien différents : le premier, Mouloud Mammeri, appartient à la génération fondatrice du roman algérien et son œuvre, close par la mort, est toute de classicisme ; la deuxième, Maïssa Bey, entamait avec la publication en 1996 de son premier roman, Au commencement était la mer2, une œuvre forte, dérangeante et, en bien des points, lumineuse.
- 3 Cette fille-là, Paris, éditions de l’ Aube, 2001.
2Sans doute d’ailleurs, est-ce cette caractéristique qui marque le lien le plus évident avec l’œuvre de Camus, même si le dernier roman, Cette fille-là3, attentif à sonder la violence multiple du vécu des femmes, s’attarde moins aux couleurs du monde, notant ça et là la brûlure du soleil.
- 4 Mammeri, M., Entretien avec Tahar Djaout, suivi de La Cité du soleil, Alger, Laphomic, 198 (...)
- 5 Vie culturelle à Alger, 1900-1950. Paul Siblot éditeur, Praxiling, Université Paul Valéry (...)
3Les traces camusiennes que l’on peut retrouver chez l’un et l’autre sont différentes, comme l’est le rapport à Camus. En effet, si chez M. Bey, à l’intérieur de l’œuvre comme à sa périphérie, le nom de Camus revient à plusieurs reprises, il y a, au contraire, comme une réticence de Mammeri à le nommer : ainsi, dans l’entretien qu’il accorde à Tahar Djaout en 1987, il parle d’ » un écrivain d’envergure internationale et né en Algérie »4 ; de même, au cours des rencontres qui font la matière de l’ouvrage édité par Paul Siblot, Vie culturelle à Alger, 1900 -19505 et auxquelles participait M. Mammeri, ce dernier ne nomme pas davantage Camus, figure marquante de l’époque, contrairement à Kateb qui. au cours de ces mêmes journées, laisse – violemment parfois – éclater l’exaspération que lui ont causée les silences de Camus et se dit « douloureusement frappé » par sa déclaration sur l’Algérie après la remise du prix Nobel.
- 6 Il s’agit de la revue Agdal.
4Mammeri lui, souligne à plusieurs reprises combien il était « en dehors » (p. 48-51) de cette vie culturelle d’Alger et quand Daniel Maximin remarque qu’il a été « solitaire », comme les écrivains algériens de cette époque, le fait lui semble avoir été un garant d’authenticité : « ça veut dire, explique-t-il, que (les) auteurs n’avaient pas besoin d’avoir un projet littéraire artificiel de création de ceci ou de cela « (p. 127). Et quand il rappelle qu’il eut comme professeur de philosophie Jean Grenier qui lui proposa d’écrire pour une revue lancée alors au Maroc6, il ne parle pas de Camus, élève lui aussi de Grenier, comme on le sait.
- 7 Bey. M.. Nouvelles d’Algérie, Paris, Grasset. 1998.
- 8 Que nous désignerons désormais par La Mer.
5Au contraire, aussi bien dans le premier roman de Maïssa Bey que dans Nouvelles d’Algérie7, la référence à Camus est explicite. Nadia, l’héroïne de Au commencement était la mer8, a mis au mur de sa chambre une photo de Camus qui sera détruite dans le saccage de cette chambre par le frère. Dans la troisième des Nouvelles d’Algérie, « Un jour de Juin », un long passage (p. 46-47) renvoie à L’Étranger ; le texte est le soliloque d’un jeune homme qui, tout en marchant dans la rue, par « une journée de juin, chargée de soleil et de douceur « (p. 43), s’invente une autre journée, éliminant ou retenant tel « ingrédient » ou tel autre ; ainsi :
La douceur, on oublie. On oublie aussi la mer... La vraie, avec le sable doré.... Trop loin. Et puis, ça donne des idées, des envies... le soleil, au moins, on peut faire avec... (p. 46)
6C’est d’ailleurs le soleil qui va servir à convoquer en texte le souvenir de L’Étranger :
Tiens, ça me rappelle l’autre, Meursault, mer et soleil comme disait la prof de français, l’histoire du type qui tue un Arabe, un jour, sur une plage (p. 46).
7Le jeune homme évoque cette « histoire « et la commente. On retiendra deux éléments de ce commentaire : d’abord que cet adolescent des années 90, pris dans la tourmente de la violence, est suffisamment impressionné par ce texte pour le considérer comme « peut-être... la seule chose qui (lui) reste du (lycée) » ; ensuite, que ce qu’il en retient gravite, évidemment, autour de la scène du meurtre, envisagée sous un angle politique :
Meursault quand il tire sur l’Arabe, avec un A majuscule, comme si c’était son nom, il dit que c’est le soleil. (p. 46)
8La distance première s’atténue ensuite, l’explication tenue pour absurde semble applicable au présent :
Le soleil qui donne la rage, la haine aussi, l’envie de tuer. C’est peut-être ça l’explication, encore aujourd’hui, (p. 46-47)
9Le texte épouse le questionnement du jeune homme sur le sens des événements, sur les pulsions de meurtre qui « montent « parfois et rejette finalement l’hypothèse du soleil assassin : « ... les gars d’ici, ils ne mettent pas ça sur le compte du soleil ».
10Le cheminement est intéressant à observer : il révèle chez le personnage une connaissance du texte-source, une interrogation sur la validité de l’explication proposée puis un rejet. Ni adhésion, ni refus systématique ; le texte de Camus est en même temps proche et mis à distance.
- 9 In 2000 ans d’Algérie 2, Carnets Séguier, Atlantica éditions, Biarritz, p. 211-220.
11Transparente aussi, la référence à Camus dans une nouvelle parue en 1998 et intitulée « Sur une virgule «9. La narratrice, une jeune Algérienne d’aujourd’hui, lit le journal oublié au moment de son départ, en 1962, par une jeune Française d’Algérie qui habitait alors le même appartement et qu’elle essaie d’imaginer, rêvant de ce que fut sa vie et enviant cette histoire d’amour qui constitue l’essentiel du journal. Sans doute n’est-ce pas un hasard si la jeune Française s’appelle Marie, que l’évocation des lieux – Belcourt, Le Ruisseau, la rue de Lyon, le Jardin d’Essai, l’Allée des Mûriers – dessine une géographie semblable à celle de Camus lui-même et de certains de ses personnages. Deux Alger se superposent dans ce texte à deux voix, celui d’hier et celui d’aujourd’hui. Rien ne semble plus pareil mais les deux personnages, à une génération de distance, se heurtent à la violence ; pour Camus, on le sait, s’il y a l’Histoire, il y a aussi « la beauté du monde « ; elle est aussi essentielle chez Maïssa Bey : au-delà de tous les bouleversements qui affectent son pays, la jeune narratrice, prise dans une autre tourmente constate que « dans la chaleur de l’été, les nuits exaltent toujours l’odeur irréductible du chèvrefeuille et du jasmin » (p. 219).
- 10 In Algérie Littérature/Action, Marsa Editions, n° 29-30, mars-avril 1999.
- 11 Ainsi, parlant de la pudeur de Camus face à sa mère, elle écrit qu’elle lui semble familiè (...)
12Un très beau texte de Maïssa Bey, « Femmes au bord de la vie »10, nous éclaire sur son rapport à Camus et met en évidence ce qui nourrit – du moins en partie – sa propre création. Texte d’émotion et d’une sympathie qui ne naît pas seulement de l’appartenance à une même terre, même si cette origine partagée sert à mieux comprendre11 et si elle explique une même relation au monde extérieur, une même admiration devant sa splendeur dont elle s’étonne qu’elle ne vacille pas devant l’horreur. D’avoir su dire ce contraste entre la beauté du monde et sa « tendre indifférence », « alors même », écrit-elle, « que nous sommes confrontés au tragique, à l’absurde, à l’étrangeté d’une existence dont bien souvent nous avons du mal à saisir le sens », est sans doute l’une des choses qui la touchent le plus profondément chez Camus dont la frappe également l’étonnante relation qu’il tisse avec une mère murée dans son silence et avec laquelle la communication semble impossible.
- 12 Cf. « Le ciel est une mer immense ».
- 13 Noces à Tipasa, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 13.
- 14 In La Mer et les prisons, Paris, Gallimard, 1970, p. 41 ; cf. id., p. 289 : « le soleil fé (...)
- 15 Cf. la phrase célèbre du « Minotaure ou la halte d’Oran », L’Été, Livre de Poche, p. 109 : (...)
- 16 Comme sont blêmes les murs de sa chambre à Alger (p. 49).
13Ces deux éléments si présents dans l’œuvre de Camus et qu’elle commente dans la réflexion qu’elle nous livre en réponse à la question – « Camus, c’est quoi pour vous ? »– que posait à un certain nombre de personnes Christiane Chaulet-Achour, se retrouvent dans sa propre production. Le monde qu’elle décrit est très souvent lumineux, dans La Mer, en particulier ; des mots-clés mettent en place un univers marqué, comme si souvent chez le Camus des premiers essais, par la lumière, la clarté, l’éclat du soleil, l’intensité du bleu de la mer et du ciel qui parfois se confondent12. Jusqu’à l’excès, parfois. Comme chez Camus lui-même dont beaucoup d’images, comme celle de la campagne « noire de soleil «13, montrent que la lumière est à la fois, comme l’écrit R. Quillot, « profusion et aridité, promesse de vie et signe de mort, chaleur vivifiante et cruelle brûlure »14. Chez Maïssa Bey, le lexique si représentatif du paysage méditerranéen, au centre des textes, si positif en lui-même, peut être transformé par une modalisation négative qui en souligne l’ambivalence : la lumière du soleil peut être « trop vive », la clarté, « insoutenable », le soleil « trop chaud ». Cette ambivalence installe le contraste : d’un côté, un bonheur pur, physique, presque palpable, un hymne au soleil et à la mer rendu par la description des vacances sur cette plage où la brûlure du soleil est « désirée « (p. 23), celle du sable « bienfaisante « (p. 41), où le personnage sans cesse s’émerveille de la « perfection absolue « (p. 12) du ciel, de ces journées « transparentes « (p. 13), « inondées de lumière » (p. 57), « du jour naissant comme au commencement du monde « (p. 8)15 ; de l’autre, un monde transformé par le malaise d’un personnage ou la négativité de tel autre : ainsi, à Alger, la vie en été, dans l’ennui des cités, s’étire sous un soleil « inutile » (p. 53) qui « désespérément » s’attarde sur la ville, sous un ciel « insupportablement bleu » (p. 14) ; de même, Djamel le frère, hostile, se dresse devant sa sœur, encore tout illuminée par sa promenade matinale sur la plage, dans une lumière « blême » (p. 9)16 ; dans la lumière est « froide » (p. 50), indice du refus qu’on lui opposera ; c’est maison familiale où le jeune homme qu’elle aime conduit Nadia, la aussi « dans la lumière froide du petit matin » (p. 118) que la jeune fille reçoit la première pierre lancée par son frère, prélude à la mise à mort.
- 17 Cf. p. 36 : « [...] il n’est que silence, son frère. Obscurité et silence ».
14L’ombre elle-même, si précieuse dans un monde souvent écrasé de lumière, est tantôt positive, tantôt négative. Djamel « enlisé » (p. 31) dans ses certitudes et son refus de la vie, quand les autres, ses jeunes frère et sœur, en particulier, emplissent « leurs yeux, leurs mains, leur vie, de sable, d’eau et de lumière » (p. 27), est une « ombre furtive » (p. 12), alors que du temps de leur tendresse partagée, l’ombre de leur chambre leur était « propice » (p. 46)17.
15Dans le studio où Nadia rencontre Karim, la fenêtre close, la lumière éteinte installent une pénombre qui signale les limites de cet amour ; loin d’être la pénombre heureuse et fraîche de l’été, la semi-obscurité de la chambre se fait hostile et, quand le jeune homme annonce à Nadia que sa famille ne veut pas d’elle, sert de cadre à la destruction d’un amour né dans la lumière et l’éclat de l’été sur la plage.
- 18 In « Misère de la Kabylie », Essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p (...)
- 19 Cf. Roger Grenier soulignant comme Camus a été sensible à l’architecture de « la maison ar (...)
- 20 Cf. « Entre oui et non », Essais, op. cit., p. 24 : « Nuits d’été, mystères où crépitaient (...)
16Mais l’ombre, c’est aussi le clair-obscur, cet entre-deux du patio, lui-même passage entre dedans et dehors, entre le clos et l’ouvert, moment fugace, à cette heure qui « n’ (est) plus le jour et pas encore la nuit », comme l’écrit Camus18, sensible aux jeux de l’ombre et de la lumière19, à ces moments intermédiaires où décroît la chaleur, où s’apaise la brûlure des jours avant la nuit presque toujours étoilée en ces rivages et à la beauté de laquelle se laissent prendre les personnages. Le ciel « criblé » (p. 39) ou « éclaboussé d’étoiles » (p. 116)20, offre son « immensité sombre, insondable » (p. 39) et l’on pense au bouleversement de « la femme adultère » devant la beauté déchirante de la nuit.
- 21 Comme l’écrit M. Bey à propos de l’ombre du patio (p. 22).
- 22 Cf. le titre de l’ouvrage de R. Grenier cité plus haut.
- 23 Lebesque. M., Camus par lui-même, Paris, Seuil. 1963, p. 31.
17Multiple, la splendeur du monde est celle du jour et de son aveuglante clarté et celle de « l’ombre douce »21 et tendre de la nuit. Sur tous les modes, s’inscrivant dans la lignée de l’aîné, l’écriture de M. Bey joue sur ces deux faces du monde, « soleil et ombre »22, envers et endroit : « toute vie, écrit Morvan Lebesque23, – les pierres tombales l’enseignent – est “col sol levante, col sol cadente”... soleil levant, soleil couchant ».
18Seule la mer, chez l’un comme chez l’autre, échappe à l’ambivalence ; chez l’un comme chez l’autre, elle est le lieu du bonheur :
Grande mer, toujours labourée, toujours vierge, ma religion avec la nuit ! Elle nous lave et nous rassasie dans ses sillons stériles, elle nous libère et nous tient debout.
- 24 L’Été. Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 189.
écrit Camus dans La Mer au plus près.24 Opposée, chez Maïssa, à la clôture des villes, à la poussière et à leur grisaille (cf. p. 64), elle a une fonction salvatrice, purificatrice : le spectacle qu’elle offre « lave » les yeux. Dans le désastre que met en scène le roman, seule la beauté de la mer ne s’altère pas : lieu où la jeune fille rencontre l’amour, où les corps se découvrent dans un décor somptueux, marqué en filigrane par la présence de Camus convoquée par la description de ce qui ressemble à la route de Tipasa avec des « criques violentes et sauvages » (p. 64), la « clairière embuée de lumière et de chaleur » en contrebas de laquelle « des pins détachent leur silhouette frémissante sur le bleu extrême de la mer », « le crissement des aiguilles de pin » (p. 65). Après le saccage de l’amour, elle reste ce lieu préservé vers lequel Nadia éprouve toujours le besoin d’aller.
19Si l’influence camusienne se manifeste de façon frappante dans le rapport entretenu par le roman de Maïssa Bey avec la lumière et la capacité de l’écriture à en rendre les multiples jeux comme dans le rapport heureux du personnage central à la mer, elle se manifeste également dans la peinture qui est faite du personnage de la mère.
- 25 « Entre oui et non », Essais, op. cit., p. 28.
- 26 Cf. en particulier, « l’indifférence de cette mère étrange », ibid., p. 26.
20La relation de Camus à sa mère, « l’étrange indifférence »25 de celle-ci redite sous diverses formules26, est connue. Dans « Femmes au bord de la vie », l’auteur commente longuement cette relation, l’amour et la tendresse si difficiles à dire et s’attarde sur ce personnage ; à la suite de Camus, elle la décrit :
- 27 Art. cit., p. 238.
Elle est assise à son balcon. Les mains posées sur les genoux. Silencieuse, comme figée dans l’attente, murée dans un indéchiffrable silence27.
- 28 Ibid., p. 240.
- 29 Ibid. C’est nous qui soulignons.
21Elle établit ensuite une relation avec les personnages féminins de Camus, la mère de Rieux, Janine, « la mère et l’épouse, toutes deux confrontées à l’impossibilité de s’exprimer ou d’expliquer aux êtres les plus proches la vérité de leur être »28, approchant au plus près les personnages et trouvant, comme spontanément, des formules camusiennes pour en parler : ainsi, Janine, sur la terrasse est « offerte à la nuit et au vent. À l’insupportable beauté du monde »29.
- 30 Au point que pour sa fille, ce sont des parfums de cuisine qui lui sont associés.
- 31 Cf. « Entre oui et non », Essais, op. cit., p. 25 : « Elle les aime d’un égal amour qui ne (...)
- 32 Ibid., p. 25.
22À ces Femmes au bord de la vie, on pourrait ajouter la mère de Nadia dans le roman de M. Bey, dont la vie s’use dans « l’épuisant ballet chaque jour recommencé » (p. 24) des taches ménagères et qui se comporte dans la maison du bord de mer comme dans la triste cité d’Alger, investissant la cuisine où s’élabore cette nourriture qui est sa façon de manifester l’amour qu’elle porte à ses enfants30 mais « qu’elle ne sait pas dire », (p. 40)31. Le texte insiste sur cette impossibilité à communiquer qui caractérise, ici encore, la relation entre les enfants et « une mère qui ne les écoute pas, qui ne les écoute plus «, incapable de voir quelle tourmente emporte son fils, quelle souffrance déchire sa fille révoltée par le « mensonge « que représente « l’amour d’une mère qui ne voit ni n’entend les cris [...] » (p. 117), une mère qu’on n’appelle plus au secours. Il n’est pas jusqu’à cette image de la mère s’oubliant pour une fois, à rêver, comme prise par le charme de la petite maison de la plage, « assise sur le carrelage frais du patio « (p. 18) qui n’évoque l’autre mère, assise, elle sur une chaise et, libérée des tâches domestiques, « les yeux dans le vague, (se perdant) dans la poursuite éperdue d’une rainure de parquet »32. Et le commentaire de la voix narratrice – « Patience inaltérable de ces femmes qui ne peuvent qu’attendre « (id.) – rattache le personnage du roman à ceux de Camus dont M. Bey souligne dans Femmes au bord de la vie, « la patiente résignation « ajoutant qu’elles « ne prennent de la vie que ce qu’elle veut bien leur donner, quelques miettes de bonheur « . Jeu d’écho remarquable entre la fiction, les textes qui la nourrissent et le commentaire qui l’éclaire.
- 33 Cf. La Mort heureuse : « [...] l’unique devoir de l’homme qui est précisément d’être heure (...)
23La pensée de Camus se profile derrière le personnage de Nadia et son désir éperdu de bonheur et de liberté : « Elle a dix-huit ans [...] et elle veut vivre » (p. 13)33. Cette quête entravée débouche sur la révolte qui lui fait braver les interdits mis en place comme autant de barrières par une société frileuse, attentive surtout à empêcher l’envol des femmes contre lesquelles s’exerce une violence multiforme. Elle va jusqu’au bout d’un amour combattu par l’éducation qu’elle a reçue, les conventions sociales au poids écrasant, en un défi qui lui fait transgresser les tabous majeurs de la société dans laquelle elle vit. Elle est ainsi un personnage « qui dit non « aux contraintes imbéciles et avance vers une liberté et une lucidité de plus en plus grandes quand son frère dérive loin de sa famille, « de plus en plus seul, de plus en plus loin » (p. 31), nourri de prêches aux « paroles de haine et de violence » (p. 45).
- 34 L’Homme révolté, Essais, op. cit., p. 519.
24Quand la quête de l’une est celle d’un bonheur à la mesure des êtres, où la communion avec le monde tient une place essentielle, l’autre, porté par un « désir sauvage de justice » comme l’écrivait Camus à propos de Spartacus34 et enfermé dans ses certitudes que n’ébranle même pas la perspective de la mort ou du meurtre, se trouve désormais
tourné définitivement, exclusivement vers ce que d’aucuns lui ont dit être la seule vérité, la seule justice, même si c’est de cette justice que doivent mourir des hommes innocents, (p. 31)
- 35 Ibid., p. 413.
25On peut penser à ce à quoi se heurtait Camus, au problème posé par des « massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité »35.
- 36 Quillot, R., La Mer et les prisons, op. cit., p. 71.
26La révolte, dans La Mer, s’exerce contre la négation de la vie, le fanatique refus du bonheur qu’affichent de nouveaux inquisiteurs, obsédés par le rêve d’un monde à la « pureté terrifiante » (p. 71). Elle mène au défi qui fait de Nadia un personnage tragique dans la mesure où, comme l’écrit R. Quillot à propos de Caligula « le héros tragique tel que le conçoivent (les) modernes [...] subit moins le destin qu’il ne le provoque »36 ; c’est bien ce que fait Nadia quand, en toute lucidité, elle provoque la mort en affrontant son frère, se révélant, comme Sisyphe, « supérieur(e) à son destin », mourant, comme elle a vécu, en pleine conscience, choisissant sa mort dans un dernier acte de liberté.
- 37 Paris. Plon, 1982, Alger, Bouchène, 1991. C’est cette réédition que nous avons utilisée.
27La relation que tisse l’ouvre de Mammeri avec celle de Camus est différente de celle de M. Bey, même si en certains points les textes se rencontrent ; ainsi, par exemple, chez l’un comme chez l’autre, une maison qui rappelle « la maison devant le monde « que Camus, dans La Mort heureuse décrit » tout entière ouverte sur le paysage [...] comme une nacelle suspendue dans le soleil éclatant au-dessus de la danse colorée du monde « La petite maison blanche au bout de la plage est au-dessus de la mer et l’appartement de Mourad dans La Traversée37 a un balcon qui domine la mer. Chez M. Bey, cette maison-bateau est un havre, lieu privilégié qui permet le contact avec la mer qui apaise et fait oublier ce que la ville charrie d’ennui et de malheur, d’où la jeune fille contemple le spectacle multiple du jour se levant ou se couchant, respire la « fraîcheur du large », ses « senteurs vives et salées ». Là, plus qu’ailleurs, se noue une relation étroite avec une nature dont tous les textes soulignent qu’elle est exceptionnelle.
28L’appartement de Mourad n’est pas vraiment décrit : c’est son environnement qui se trouve évoqué, la vue du balcon, au début du roman, l’immeuble et les voisins de palier, à la fin. C’est dans l’évocation de cet environnement qu’apparaît de façon très nette le lien avec Camus. La vue du balcon, c’est essentiellement la mer qui fait dévier la description vers la réflexion philosophique, dont la « soie froissée » éveille en Mourad le sentiment de la futilité des choses et l’assurance que seule compte l’harmonie avec la nature :
La chose importante, c’est [...] de se lever le matin accordé au monde et de se dire : ce n’est pas la mort qui m’attend, (p. 20)
- 38 Utilisée également à propos du personnage de Boualem.
- 39 Où il écrit, à propos du père : « Lui, si retranché, je le sens alors accordé au monde, co (...)
29L’accent camusien de la formule « accordé au monde »38 que l’on trouvait déjà sous cette même forme dans l’avant-propos de Camus à l’ouvrage de Louis Guilloux, La Maison du peuple39, n’est pas accidentel, la suite des réflexions suscitées par la contemplation de la mer s’inscrivant dans la ligne de la pensée de Camus, comme le montre cette phrase :
- 40 Mourad vient d’avoir une discussion avec deux jeunes Canadiens, venus en Algérie par convi (...)
Aux prisons dans les glaces40, aux enlisements lents dans les sables surchauffés, la mer apportait le contrepoint, le contrepoids de la mobilité et de la délivrance (p. 21).
- 41 De même dans l’article qu’il écrit pour son journal et à la suite duquel il donnera sa dém (...)
- 42 Cf. l’article de Denis Baril, « La cave et le balcon – note sur un aspect de l’imagination (...)
- 43 Cf. p. 21 : « Mourad écoutait : un coup sourd, puis l’éparpillement frais de l’eau quand e (...)
- 44 La Chute, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 29.
30L’équilibre de cette construction en chiasme : / prisons – enlisements / / mobilité – délivrance /, le balancement entre glaces et sables élargissant la portée de la constatation : « la mer apportait le contrepoint... « en en faisant une donnée universelle non liée à un espace précis, donnent à la phrase une portée humaniste qui n’est pas sans rappeler Camus tant par le désir d’universalisme accentué par les réflexions du personnage abolissant un peu plus loin la distinction entre les espaces : – « ce désert de glaces [...] chez nous c’est les sables, mais quoi ? Trente au-dessous ou quarante-quatre à l’ombre, où est la différence ? »41 – que par le refuge qu’offre la contemplation de la nature, de la mer en particulier. On sait l’importance que revêt pour Camus un lieu comme le balcon dont on a pu montrer42 comment il s’opposait à la cave, par exemple, comme l’ouvert au clos, la lumière à l’ombre ; il est aussi ce lieu à partir duquel le monde s’offre aux sens, à la vue certes, mais aussi l’ouïe43. Mourad à son balcon retrouve l’attitude de personnages camusiens, contemplant d’un lieu élevé l’immensité du désert comme « la femme adultère « ou celle de la mer : « un balcon naturel, à cinq ou six cents mètres au-dessus d’une mer encore visible et baignée de lumière, était, déclare Clamence44, l’endroit où je respirais le mieux, surtout si j’étais seul, bien au-dessus des fourmis humaines ».
- 45 Salamano et Raymond sont aussi les « voisins de palier » de Meursault.
- 46 Cf. L’Étranger, Livre de Poche, p. 41-42 : « l’épagneul a une maladie de peau [...] qui lu (...)
- 47 Notons encore ce détail, peut-être fortuit : le mendiant a une main bandée (cf. p. 147, 15 (...)
31Cette « parenté » avec Camus se retrouve à la fin du roman dans l’évocation des voisins de palier de Mourad45 ; une voisine, Malika, est « vendeuse au Monoprix de Belcourt «, Pérez « un retraité des Ponts et Chaussées « vit » seul avec ses chats « comme Salamano avec son chien aussi calamiteux46 que celui du mendiant installé en toute saison au pied de l’immeuble de Mourad ; l’allusion à Belcourt, les noms mêmes avec leurs consonances espagnoles, celui de Pérez mais aussi celui de Pablo, le chien du mendiant, la promiscuité qui fait que, les bruits traversant les cloisons, Mourad entend aussi bien les « cris de plaisir » de Malika et de son amant que les sanglots de la vieille femme pleurant la mort de Pérez comme Meursault entendait aussi bien « la Mauresque » crier que Salamano pleurer la disparition de son chien47, tous ces éléments installent une atmosphère qui rappellent celle de L’Étranger .
32La marque de Camus ne se manifeste pas seulement dans la mise en place d’un décor ou d’une ambiance mais aussi, à un niveau plus profond, celui de la pensée, comme le montre, en particulier, l’apologue écrit après le départ des deux jeunes indépendantistes québécois qui, déçus par la réalité qu’ils découvrent, s’apprêtent à partir pour Cuba, où suggère le texte, les attend la même désillusion, comme si les deux prestigieuses révolutions, une fois passé l’enthousiasme de la victoire, ne pouvaient répondre aux espoirs qu’elles avaient suscités. L’article de Mourad, intitulé, lui aussi, « La traversée du désert » joue un rôle important dans le roman car il en programme en quelque sorte la lecture, affichant dès le titre, le pessimisme qui y est à l’œuvre. De nombreux indices font de cette traversée du désert par une caravane en avant de laquelle marchent des héros, la transposition transparente de la marche d’un pays, l’Algérie, vers l’indépendance, l’oasis dans l’apologue. Dans cette marche vers l’oasis, les héros se définissent essentiellement par la place qu’ils occupent dans l’espace et par leur solitude, s’opposant par une série de traits sémantiques – jeunes, solitaires, exaltés, rêveurs – au reste de la caravane, « troupeau agglutiné » ; l’opposition fortement marquée entre les héros et le troupeau fait de cette traversée l’affaire d’un petit nombre. Ici est exalté l’héroïsme d’une minorité pour qui l’oasis ne constitue pas la fin du parcours dont le but n’est jamais précisé et l’objectif, jamais atteint. La valorisation des héros, des révoltés dirons-nous, pour utiliser le vocabulaire de Camus, n’est pas séparable de leur incapacité à vivre de la vie de tous, qui, loin d’être perçue comme un manque, les auréole du prestige de ceux qui ont accepté de faire, comme les justes de Camus, l’offrande de leur propre vie :
Le destin des héros est de mourir jeunes et seuls... (ils) sautent d’un coup dans la mort, ils y explosent comme des météores dévoyés.
- 48 Mais en fait, il ne pourra s’y résoudre, choisissant le retour au village où il mourra.
33La marginalisation des héros, c’est-à-dire ceux grâce auxquels la caravane peut arriver jusqu’à l’oasis, est totale, une fois le but atteint. Loin de participer à l’étape suivante, ils s’en détournent, les autres, du reste, veillant à écarter ces rêveurs encombrants, la révolution semblant donner raison à Camus en se retournant contre le révolté. Mourad, qui a participé à la lutte pour l’indépendance, veut quitter le pays48 comme les héros de son récit veulent quitter l’oasis où ils ont mené les autres : pour lui comme pour eux, il n’y a pas de port possible, surtout s’il signifie « l’installation » dans un système révolutionnaire perçu comme une déviation, une perversion du grand rêve du révolté, Mammeri rejoignant ainsi Camus dans l’exaltation de la révolte et la méfiance vis-à-vis d’une révolution condamnée à se dégrader, comme l’exprime si souvent Camus, en particulier dans L’Homme révolté et contre laquelle le révolté finit par se dresser.
34La méfiance qui se manifeste dans l’apologue de La Traversée, était déjà présente dans L’Opium et le bâton, pourtant écrit en pleine euphorie révolutionnaire, où on pouvait lire cette réflexion :
La révolution produit les traîtres comme le pommier produit les pommes. Quand les gouvernants n’auront plus de pain à donner au peuple, il lui jetteront des traîtres à la pelle pour assouvir sa faim [...]
- 49 In « Le guetteur de Taâsast ou la figure de l’intellectuel dans les romans de M. Mammeri » (...)
réflexion intervenant dans l’épisode d’Itto que F. Desplanques invite à lire aussi « comme une mise en garde contre le mythe des lendemains qui chantent »49.
35On note également un lien avec la pensée de Camus dans cette dénonciation présente aussi, on l’a vu, chez M. Bey, d’un désir de pureté effrayant qui mène au refus de la vie et du simple bonheur des hommes : ainsi, Boualem, le fanatique de La Traversée,
s’adonnait à la vertu férocement. Il la voulait implacable, goulue jusqu’au sang, celui des autres, mais aussi, s’il le fallait, le sien. Il haïssait la vie... (p. 28)
prêt à « tuer et [...] mourir pour produire l’être que nous ne sommes pas «, comme l’écrit Camus dans L’Homme révolté.
36Sur d’autres points, au contraire, s’affirment des oppositions, le texte de Mammeri répondant à celui de Camus en en prenant le contre-pied. Deux exemples nous ont semblé, à cet égard, significatifs.
- 50 In L’Algérie de Camus, Edisud, La Calade, Aix-en-Provence, 1987 / Éditions Rais, Skikda. 2 (...)
- 51 In Ténéré atavique, dans Escales, Alger, Bouchène, p. 213. Le texte a paru précédemment da (...)
- 52 Ibid., p. 214.
- 53 In « Pour une sociologie politique des nouveaux désenchantements », Annuaire de l’Afrique (...)
37Le premier est celui du rapport à la mer, différent chez les deux écrivains, bien que Mammeri ait été, lui aussi sensible à sa beauté comme le marquent certaines pages et que ses personnages trouvent parfois l’apaisement dans sa contemplation. On ne reviendra pas sur la relation à la mer de Camus dont José Lenzini écrit qu’il « ne peut se passionner que pour les cités maritimes «, ajoutant qu’il » n’est pas ce que l’on appelle en Algérie un homme “de l’intérieur” »50. Dans La Traversée, la transformation du désert dont rêve le sous-préfet pour lequel la seule référence reste le Nord – « bientôt, peut-il dire à un groupe de journalistes, vous serez à Djanet comme dans n’importe quelle ville du Nord »– est considérée comme une grave dégradation pour Mourad. En se dressant contre cette valorisation du Nord au détriment du Sud qui s’exprime par la voix du sous-préfet, voix officielle s’il en est, le texte remet en question la primauté de la mer vers laquelle toute la civilisation méditerranéenne s’est tournée, alors que pour Mammeri, c’est au Sahara, au-delà de l’antique « limes », qu’est « L’Afrique profonde » dont la bordure maritime lui apparaît comme « une frange étroite [...] la plus extérieure ». S’y « accrochaient les comptoirs puniques, romains, grecs ou turcs, qui suçaient la substance du pays vrai »51 ; par ailleurs, ce Sud considéré comme « le pays vrai » a été pour les travailleurs numides, « une patrie, celle du dernier recours contre l’asservissement »52. Ainsi se met en place, par le biais du désert, ce que J-C. Vatin appelle « un contre-mythe méditerranéen » élaboré par des écrivains réagissant, écrit-il, « contre les tentatives coloniales de résurrection de l’Afrique latine, d’une civilisation par trop axée sur la mer bordière », et s’insurgeant aussi, ajoute-t-il « contre un Maghreb orienté vers ses seules façades maritimes »53. Il est vrai – et c’est un des nombreux constats d’échecs établis par le texte – que le désert, sous les coups d’une modernité venue du Nord et considérée comme destructrice, ne remplit plus, dans le texte, le rôle de défense contre l’asservissement qu’il a pu jouer. Mammeri, sensible à sa beauté et à l’impact profond que peut exercer sur les êtres tout séjour en ces lieux, est surtout attaché à montrer que là survit à grand peine une civilisation fort ancienne et d’autant plus précieuse qu’elle est menacée et que si l’on n’y prend garde, c’est toute son âme qui se trouvera pervertie. Quand Camus écrit, une trentaine d’années plus tôt, aucune menace de cet ordre ne semblait encore imaginable : au cœur de « La femme adultère » dont l’héroïne, dans un moment d’intense exaltation découvre sa bouleversante beauté et, un instant, communie profondément avec lui, le désert est, comme pour le personnage de « L’Hôte », royaume « promis » et inaccessible où l’homme se découvre seul. Mourad également fera au désert l’expérience de la solitude.
- 54 Paris, Plon, 1955.
- 55 « le Minotaure ou la halte d’Oran », L’Été, Livre de Poche, p. 87-88.
- 56 Le Sommeil du juste, p. 205.
38Le deuxième exemple nous est donné dans Le Sommeil du juste54 où l’on trouve, sur un mode opposé, une réponse à un passage connu du « Minotaure »55. L’un et l’autre évoquent la « parade »56 à laquelle se livre, en fin de journée, une certaine jeunesse d’Oran chez Camus, d’Alger chez Mammeri. Même insouciance un peu vaine, même désir de paraître, même élégance tapageuse ; un même détail aussi saisi par les deux, les souliers à « triple semelle « dont Camus souligne que les plaisirs essentiels de la jeunesse oranaise consiste à « les faire cirer » puis à les « promener [...] sur le boulevard ». (p. 86)
39Mais ce qui était indulgence amusée, ironie chez l’un, devient chez l’autre exaspération hautaine :
C’était l’heure où des jeunes gens, montés sur des souliers à triples semelles, traînaient sur un trottoir encombré leurs costumes de riches, le vide de leurs yeux, cet accent algérien d’une agaçante vulgarité. Ils semblaient étonnés que le pavé ne fût pas plus ravi de les porter.
- 57 Cf. ibid. : « [...] l’impression du voyageur endormi le soir à Vienne dans l’Orient-Expres (...)
40L’humour de Camus existe d’autant moins chez Mammeri que le spectacle est vu par les yeux d’Arezki qui vient des quartiers « arabes » (comme dirait Camus) et se trouve brutalement plongé dans un autre univers57, ayant franchi une frontière immatérielle mais bien réelle entre deux mondes séparés par « la distance interstellaire du colonialisme ».
- 58 Albert Camus, Alger, Biarritz. Atlantica. 1998, p. 105.
- 59 Cf. Le Sommeil du juste, p. 251 : « Quand l’avocat général a demandé ma tête, je crois qu’ (...)
- 60 Carnets, cité par R. Quillot, Théâtre, Récits et Nouvelles, Paris. Gallimard. Bibliothèque (...)
- 61 Cf. l’avocat de Meursault s’écriant : « Enfin, est-il accusé d’avoir enterré sa mère ou d’ (...)
41Dans son Albert Camus, Alger, Christiane Chaulet-Achour signale l’inspiration par l’univers camusien du Sommeil du Juste et que « le long monologue d’Arezki a bien des parentés avec celui de Meursault »58, en particulier le réquisitoire contre la société et l’indifférence des deux personnages à leur sort. En effet, on retrouve dans les deux textes une même distance vis-à-vis de ce qui se passe, la même distraction, le même détachement59, et l’impression, comme l’écrit Camus60, qu’« on n’est jamais condamné pour le crime qu’on croit »61.
- 62 Cf. p. 232 : « Ce monde est absurde, dont les ridicules contingences broient nos cœurs et (...)
- 63 L’Été, op. cit., p. 162.
42Ajoutons la qualification d’ » étranger » attribué à plusieurs reprises à Arezki, le sentiment qu’il éprouve de l’absurdité du monde62 et l’accent camusien de certaines phrases comme celle où il note comme « il est difficile de mourir au monde «, envers d’autres termes, « accordé », « accord », si fréquemment utilisés par Camus qu’ils apparaissent comme des mots-clés, repris aussi bien par Mammeri que par Maïssa Bey. Comment, par ailleurs ne pas penser, devant l’échec de Mourad s’évertuant, par son retour au village, à retrouver sa jeunesse et à faire revivre le passé, au constat établi par Camus dans Retour à Tipasa63 :
Certes, c’est une grande folie, et presque toujours châtiée, de revenir sur les lieux de sa jeunesse et de vouloir revivre à quarante ans ce qu’on a aimé ou dont on a fortement joui à vingt ?
43On peut aussi être frappé par le retour à diverses reprises aussi bien dans La Traversée que dans L’Opium et le bâton, de l’image de l’île dont on sait quelle place elle occupe dans l’œuvre de Camus. Rencontres fortuites, bagage commun à deux hommes formés à une même école, intertextualités plus ou moins conscientes ? Quoiqu’il en soit, l’œuvre de Mammeri dialogue avec celle de celui qui fut à peine son aîné, en portant la trace ou s’en démarquant parfois, autre façon de dialoguer avec elle.
44Nous avons essayé de montrer que la présence de Camus se faisait sentir dans des œuvres et chez des auteurs très différents. Chacun des deux écrivains choisis parmi d’autres dont l’analyse aurait encore montré un rapport différent à l’œuvre de Camus, puise chez lui ce qui correspond à sa propre sensibilité, à sa vision du monde et des êtres.
45Fortement marquée par les circonstances, les conditions historiques dans lesquelles elle s’écrit, l’œuvre de M. Bey n’en rejoint pas moins les grands thèmes comme le défi, la révolte, le bonheur dont s’est nourrie la pensée de Camus. La tourmente dans laquelle elle s’écrit et l’extrême lucidité qui s’y manifeste, si elles dressent le personnage contre les abstractions meurtrières, l’effrayant désir de pureté et d’ » authenticité «, ne le rendent pas pour autant aveugle à la beauté du monde dont témoigne son émotion devant « l’immense [...] l’incroyable beauté d’une terre chaque jour un peu plus ravagée par la folie des hommes » (p. 71) et que l’écriture, lumineuse, « solaire », réussit souvent à rendre, le tragique lui-même, comme dans la Grèce chère à Camus, ne se séparant pas de l’éclat éblouissant de la lumière méditerranéenne.
- 64 La Traversée, op. cit., p. 18.
- 65 In « Il est devenu l’étranger », Les Nouvelles littéraires n° 26-28, 23-30 mars 1978.
- 66 Entretien avec Tahar Djaout, op. cit., p. 20.
- 67 Anthologie de la littérature maghrébine d’expression française, Les Écrivains français du (...)
46Désenchantée, l’œuvre de Mammeri trouve chez Camus ce qui alimente son pessimisme, cette certitude que la révolte, aussi exaltante soit-elle, laisse fatalement la place à un « monde balisé, fiché, piégé aux carrefours, avec des gendarmes pour contrôler », au « temps des lois, du bakchich »64. Il partage aussi avec son contemporain la lucidité, l’ironie sensibles dans les œuvres et une grande probité intellectuelle qu’on doit leur reconnaître même si l’on ne partage pas tous leurs points de vue. Cependant nous avons cru déceler chez Mammeri une certaine réticence vis-à-vis de Camus qu’il partage avec un certain nombre d’écrivains algériens, Kateb, en particulier mais aussi Bourboune qui le définit65 comme « un très grand écrivain français, empêtré dans ses contradictions, souffrant et avançant sur un chemin de ronces » et conclut un article qu’il lui consacre par ces mots : « sans rancune et sans amertume, il est, pour nous, devenu l’Étranger ». De même pour Mammeri et « bien qu’au départ Camus ait été favorable au peuple algérien, il est tout de même un écrivain français » comme il le déclare dans une conférence prononcée devant des étudiants en 1978, à propos de l’émergence de la « grande » littérature en Algérie ; dans l’entretien qu’il a avec T. Djaout, il estime que c’est faire un « mauvais procès « à Camus que de lui reprocher « de n’avoir introduit d’Algérien qu’une fois dans son œuvre et sous l’espèce d’un étrange et dangereux manieur de couteau »66, car il ne pouvait en être autrement, les deux communautés étant alors « parfaitement étrangères l’une à l’autre ». Il rejoint ainsi le point de vue de Memmi, constatant lui aussi que les écrivains français du Maghreb ne pouvaient décrire ceux qu’ils ne connaissaient pas : « Un fossé profond a toujours séparé les groupes humains qui vivaient en Afrique du Nord », écrit-il, ajoutant : « Comment ne pas reconnaître que les hommes sur cette terre merveilleuse, qu’ils adoraient d’un même cœur [...] étaient profondément divisés par les mœurs, les coutumes, l’histoire et la politique »67 ?
- 68 Cf. ce qu’il écrit à Aziz Kessous : « [...] vous et moi qui nous ressemblons tant [...] un (...)
47Au terme de ce parcours sans doute trop rapide, on peut constater au moins deux choses, l’une est que la réticence que l’on peut dire idéologique vis-à-vis d’un écrivain dont l’appartenance à la même terre ne fait pas forcément un « frère », quand Camus écrivant à A. Kessous ou à Kateb, mettait en avant cette « ressemblance »68, n’empêche pas son influence de s’exercer à différents niveaux.
- 69 « Notre frère Albert Camus », Simoun, juillet 1960, cité par André Elbaz, art. cit., p. 23 (...)
48L’autre est cette évolution des écrivains algériens dans leur rapport à Camus qui se pose en termes de générations : l’exemple de M. Bey montre que ceux qui écrivent aujourd’hui ont un rapport dépassionné qui leur permet de rendre à Camus une algérianité qui lui fut souvent refusée et de se réapproprier sans complexe une œuvre se nourrissant du même humus que la leur. On est alors aussi loin de l’admiration exaltée d’une D. Debèche faisant de lui le « guide, maître et sauveur « grâce auquel « nous avons pris tout droit le chemin illuminé de la résurrection et de l’espoir »69 que du refus intransigeant de ceux qui, ne faisant pas la distinction entre l’écrivain et l’homme, l’ont rejeté pour ses silences d’autant moins acceptables pour eux que furent grandes leur attente et leur déception : après avoir témoigné avec courage de la misère en Kabylie, « n’aurait-il pas dû, écrit Bourboune, élever sa grande voix pour attester ce qu’il y avait de juste dans (la) révolte » d’« hommes broyés et humiliés » ?
- 70 Albert Camus, Alger, op. cit. p. 179.
- 71 « L’Algérie au cœur. Partager le soleil ? », Les Nouvelles littéraires, n° 26-28, 23-30 ma (...)
49La passion a longtemps été au cœur de cette relation étonnante : elle « pointe l’importance de la référence, écrit C. Achour70, toujours ambivalente, jamais reçue avec indifférence « aujourd’hui encore, Camus occupe une place à part en Algérie que n’occupent, malgré leur talent, ni Roblès, ni Audisio, ni Roy ; il n’a échappé à aucun des procès qui pouvaient lui être faits et il reste celui dont l’influence, déclarée ou non, est la plus évidente : et l’on peut considérer que l’affirmation de J. Roy71 : « il n’est aucun des écrivains de là-bas, même parmi ceux qui le renient, qui ne lui doive rien » est en grande partie fondée.
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