Le rapport de Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie peine à dissimuler le véritable enjeu pour le président Macron : une réconciliation franco-française.
Le vœu du général de Gaulle en 1958 (sur cette photo, à Alger) : « Tous Français, de Dunkerque à Tamanrasset » (AFP)
Comme Benjamin Stora, je fais partie d’une espèce en voie de disparition : la dernière génération de celles et ceux qui ont vécu leur enfance dans ce que l’on nommait alors les départements français d’Algérie. Qu’ils soient issus du côté des Européens ou de celui des indigènes, pour employer le vocabulaire de cette époque. Après l’extinction de cette génération, la mémoire de cette période ne sera plus jamais orale mais uniquement documentaire.
Je me suis donc lancé avec intérêt dans la lecture du rapport de l’historien Benjamin Stora sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie.
Son commanditaire, Emmanuel Macron, actuel président de la République française, est né en 1977. Quinze ans après la proclamation de l’indépendance de l’Algérie. C’est le premier chef de l’État français à n’avoir pas vécu durant la « guerre de libération nationale » (1954-62).
J’aurais pu me dire que cette particularité lui avait fait ressentir le besoin de s’informer auprès d’un historien afin d’être guidé dans ses relations avec la République algérienne démocratique et populaire. Le fait qu’il ait donné à cette consultation d’un historien un caractère public et largement médiatisé m’incite à me demander s’il ne s’agit pas plutôt d’une démarche ayant une finalité électoraliste franco-française.
Comment inciter les électeurs nationalistes et nostalgiques de l’Algérie française à voter pour lui sans pour autant s’aliéner les suffrages de ceux qui condamnent le passé colonial de leur pays ?
Comment s’attirer les voix des quelque quatre millions de « Français musulmans » tout en ménageant les sentiments des « Français de souche » qui ne voient en l’islam qu’un vivier de terroristes ?
La lecture des 160 pages du rapport aurait tendance à me faire pencher en faveur de l’hypothèse politicienne. Sans accuser leur auteur d’être un sous-marin macroniste, il ne m’en apparaît pas moins que la construction qu’il a adoptée et surtout ses préconisations ne peuvent que satisfaire les objectifs de son commanditaire.
La délicate question des « excuses » habilement écartée
Le retour sur l’histoire de la colonisation de l’Algérie dans le rapport est si bien équilibré entre les récits qu’en ont donné les historiens français (Benjamin Stora fait abondamment référence à ses propres œuvres) et algériens qu’il pourrait aisément servir de trame à un discours du président français qui serait prononcé à l’occasion d’une rencontre officielle avec son homologue algérien.
« Dans sa lettre de mission qu’il m’avait adressée, le président Emmanuel Macron indiquait vouloir s’inscrire dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien », écrit Benjamin Stora.
La délicate question des « excuses » demandées par l’Algérie est habilement écartée par l’historien au profit de l’élaboration d’un potentiel traité diplomatique « Mémoires et vérité » entre les deux pays. Afin de parvenir à cet objectif qui mettrait enfin un point final à un passé commun et conflictuel de plus de 130 ans, Benjamin Stora suggère de nombreux « gestes politiques et symboliques » venant des deux anciens protagonistes.
Du côté algérien, il suffirait de faciliter les visites des harkis et de leurs familles, de préserver les cimetières européens et juifs et d’organiser un échange d’historiens.
Du côté français, les suggestions sont bien plus nombreuses. Au point de faire ressembler leur liste à l’inventaire de la verroterie que les colons offraient aux indigènes pour les amadouer.
Dans le colis figureraient, entre autres merveilles, un canon enlevé lors de la prise d’Alger et installé à Brest, l’épée de l’émir Abdelkader ainsi que les corps de sa famille enterrés à Amboise, où serait construite une stèle commémorant leur détention. Sans oublier les squelettes des combattants algériens du XIXe siècle conservés au Museum d’histoire naturelle de Paris, la liste des lieux sahariens où la France a enfoui les déchets radioactifs provenant de ses essais nucléaires et l’emplacement des corps des condamnés à mort guillotinés durant la guerre.
Sur son territoire, la France transformerait en lieu de mémoire un des camps où furent enfermés des moudjahidine (anciens combattants algériens), donnerait à des rues le nom de militants indépendantistes français et ferait entrer au Panthéon l’avocate Gisèle Halimi, qui défendit nombre de militantes et militants du Front de libération nationale (FLN).
Il serait injuste d’omettre dans la liste de ces préconisations celles qui relèvent de l’Histoire et non des commémorations qui plaisent tant à Emmanuel Macron. En l’occurrence, un travail d’investigation historique commun avec les Algériens sur les archives écrites, filmées ou sonores détenues par la France.
« Une réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie », enseigne Benjamin Stora à son commanditaire, « passe par une circulation des images, des représentations réciproques, des découvertes mutuelles. » Dans ce domaine qui est le sien, l’auteur du rapport pose des questions pertinentes et fait des suggestions qui, si elles ne sont pas nouvelles, faciliteraient en particulier l’accès aux archives encore couvertes par le « secret défense ».
Une préconisation, la toute première de la liste, est pourtant à ma connaissance inédite : la création d’une commission intitulée Mémoires et vérité « chargée d’impulser des initiatives communes entre la France et l’Algérie sur les questions de mémoires ».
Si Benjamin Stora cite les noms de quelques personnalités qui pourraient en faire partie, il n’évoque pas l’identité du secrétaire général de cet organisme qui, précise-t-il, « sera chargé d’assurer la mise en œuvre et le suivi des décisions prises par cette commission ». Il est trop modeste. Qui mieux que lui, en effet, pourrait assumer cette difficile mission ?
L’historien devenu conseiller occasionnel du président de la République revient à son métier en rêvant à la rédaction d’un « récit commun franco-algérien acceptable par tous ». Non sans avoir noté qu’« à cause de la fabrication de cet imaginaire nationaliste si puissant et si différent, il est difficile d’envisager la mise en œuvre d’un manuel scolaire franco-algérien, capable de produire un récit commun ».
La lecture de ces lignes m’a remis en mémoire le manuel d’Histoire de France et d’Algérie que j’étudiais à l’école Vétillard de Sétif lorsque j’avais une dizaine d’années.
Page de gauche (France) : « Les Gaulois étaient grands et forts. C’étaient de gros mangeurs et de bons buveurs […] Ils savaient déjà cultiver la vigne et les céréales. Ils élevaient des porcs dont ils mangeaient la viande. »
Page de droite (Algérie) : « Il y a 2 300 ans, l’Algérie était peuplée d’hommes très ignorants qui s’appelaient les Berbères. Ils vivaient pauvrement à l’intérieur du pays. Ils habitaient des huttes en pierres sèches ou en branchages. »
Un message clair à l’intention des écoliers « européens » et à ceux des « indigènes » qui avaient le privilège de suivre les cours de l’école française.
« Le métissage [le vivre ensemble] a échoué dans l’Algérie coloniale », constate l’historien Benjamin Stora. « Mais dans la France d’aujourd’hui, ajoute le conseiller du président, sa réussite est un enjeu majeur. »
Le vœu du général de Gaulle en 1958 : « Tous Français, de Dunkerque à Tamanrasset » revisité en : « Tous Français, de Dunkerque à Bonifacio ».
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Mercredi 3 février 2021 - 08:13 |
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