Karima Lazali, psychologue clinicienne et psychanalyste exerçant à Paris et à Alger, s’est penchée sur les effets psychiques et politiques de la colonisation en Algérie. Dans son livre Le Trauma colonial, Karima Lazali nous plonge dans une période sombre de l’histoire algérienne qui fut la colonisation française en analysant ses effets dévastateurs. L’effacement, la douleur, la disparition et la destruction sont parmi les traumas d’un passé qui déchire encore le présent de l’Algérie et même son avenir.
Middle East Eye : Comment est née cette enquête ?
Karima Lazali : Ce travail est né des difficultés que je rencontrais dans ma pratique de la psychanalyse à Alger, constatant que de nombreuses femmes et de nombreux hommes étaient empêchés de se libérer subjectivement. Les symptômes récurrents indiquaient un mal-être qui excédait la personne en tant que telle : sentiments d’abattement, d’asphyxie, d’immobilisation, d’inertie, liés en grande partie au fait de se vivre interdit d’être soi.
La parole et la pensée étaient sous la surveillance quasi permanente des censures internes sans que la personne porteuse de ces interdits ne puisse s’en rendre compte. De cela découlait un embarras dans ce que je proposais, les instruments habituels de l’analyse étaient insuffisants pour rendre compte et surtout traiter ce que chaque personne portait en elle, à savoir un collectif très atteint et abîmé qui était hébergé par chaque individu.
La libération subjective peinait à se produire et lorsque cela avait lieu, la personne se sentait en porte-à-faux avec le collectif. En effet, la libération de la personne mène à ne plus pouvoir obéir aux injonctions politiques consistant à se maintenir dans l’interdit d’être soi-même, c’est-à-dire un être de désir singulier qui peut contrarier et mettre en péril le projet d’une société homogénéisée par la morale religieuse, le silence sur la guerre intérieure…
Par conséquent, c’est en m’interrogeant patiemment sur ces entraves clairement construites par le politique, le social, le familial, la morale religieuse, que peu à peu, ces interrogations se sont transformées en enquête.
Il y eut une longue histoire de destruction du collectif en Algérie
Dans un premier temps, je pensais que ces situations d’accablement subjectif faisaient partie des incidences de la guerre intérieure (1990-2000) et du fait que lui soit refusé encore à ce jour un véritable travail mémoriel, subjectif, historique, social, anthropologique et plus politique.
Or finalement, ce premier constat ne rendait pas assez compte de ce qui s’était transmis et véhiculé sur plusieurs générations. Voilà comment a commencé l’enquête qui adonné lieu à ce livre.
Je suis donc entrée dans l’histoire par le biais de l’actuel et du contemporain pour aller à la recherche de ce qui s’est vécu au fil des générations mais qui est resté hors des récits et des mémoires. Dit autrement, quelque chose de la destruction s’est inscrit mais en « blanc », il est donc difficile de le relater, de le situer et de l’identifier en tant que tel.
En réalité, il y eut une longue histoire de destruction du collectif en Algérie qui a commencé dès les débuts de la conquête française du territoire et qui n’a pas cessé, avec et malgré l’indépendance. Cette situation a fortement impacté les subjectivités mais aussi la structure du pouvoir politique dès son émergence.
MEE : Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées dans votre pratique en France et en Algérie sur la question du colonialisme ?
KL : En Algérie et en France, les individus, tout comme le politique, sont aux prises avec un trouble de l’inscription mémorielle. La mémoire de l’histoire coloniale est en permanence agissante et pourtant brouillée, à tel point qu’elle rend difficile les véritables questions concernant les responsabilités des uns et des autres et la manière dont les héritiers ici et là de cette histoire peuvent commencer un travail d’appropriation et d’interprétations diverses de cette histoire.
Les historiens ont accompli un immense travail et malgré cela, ces travaux sont confisqués en Algérie et en France par le politique. L’histoire perd son autonomie sur la question coloniale. Ce qui fait qu’elle ne permet pas de transformer les mentalités, les discours et les pratiques.
Pour être plus claire, la colonialité en Algérie s’est construite sur un projet d’effacement qui au départ s’adressait aux « indigènes » : effacement des meurtres de masse, effacement de la confiscation féroce des biens et des terres et enfin plus grave, effacement des généalogies pour les Algériens musulmans.
Cet effacement qui est une constante du projet colonial perdure encore à ce jour et il s’est répandu de part et d’autre sur la masse coloniale, qu’il s’agisse des ex-colonisés ou des ex-colons.
Il s’agit bien d’entendre que le politique tente en permanence de délivrer à ses populations une version officielle de l’histoire, plutôt positive : en Algérie par la glorification des martyrs et autres combattants ; en France par un glissement permanent où il s’agirait de capitaliser les bienfaits de la colonisation, que cela soit à travers le projet de loi sur les effets positifs de la colonisation, ou bien à travers la manière dont l’enseignement de cette histoire est grandement amputé afin que jamais la population française d’origine ne puisse entrer en contact avec sa propre histoire et se poser des questions sur ce qui se transmet de blanc et de silence dans les familles qui étaient durant la colonialité désignées du terme d’Européens.
Les patients français que je reçois en France sont aux prises avec de la douleur, de la honte et de l’incompréhension sur ce que leurs grands-parents ont vécu, sans que cette histoire ait pu leur être transmise.
À défaut de parole et de travail de mémoire, grand est le risque que pour certains, ils basculent dans l’idée d’une monstruosité de leurs ascendants sans pouvoir ni en parler, ni comprendre dans quels mythe et idéologie politiques se sont faites les premières arrivées d’Européens en Algérie.
En Algérie, les patients sont pris dans une autre histoire : à force de glorification et d’une vision totalisante et binaire de l’histoire, les singularités et les diversités des positionnements dans les familles sont complètement écrasées.
Dans les deux sociétés, les individus sont en lutte avec ce que je nomme un brouillage mémoriel qui se transmet de génération en génération. L’actualité de la ségrégation dans la société française est aussi en partie liée à ce brouillage.
À ce jour encore, d’obscures forces poussent à ce que la colonialité, dans son fonctionnement cruel et antirépublicain, relève encore du non-lieu. Tout se passe en France comme si ce qui s’était produit n’avait pas existé.
La mémoire est piégée entre le déni et le désaveu. Le premier tente de poursuivre un effacement des traces du crime. Quant au second, le désaveu, il est de plus en plus fréquent dans les discours singuliers et politiques : en réalité, il consiste à reconnaître ce qui s’est passé pour aussitôt y revenir en l’annulant.
D’obscures forces poussent à ce que la colonialité, dans son fonctionnement cruel et antirépublicain, relève encore du non-lieu
MEE : Vous évoquez souvent la douleur dans votre livre. La douleur, est-ce le sentiment qui caractérise le plus le trauma colonial ?
KL : Oui, il s’agit d’une douleur corporelle liée à ce qui de la mémoire a été amputée et continue de l’être. Il arrive très souvent que pour éviter cette douleur s’impose un terrible silence. Un silence lourd et difficile à déchiffrer.
En effet, lorsque nous avons affaire à un effacement de l’histoire, alors ce sont les corps réels qui se mettent à archiver ce qui est refusé des récits. En ce qui concerne mon travail à Alger, j’ai pu accéder à cette douleur grâce à la littérature algérienne de langue française qui constitue un témoignage extraordinaire sur la spécificité de cette douleur corporelle où manque l’inscription psychique dans les subjectivités par le biais des récits.
La littérature permet de retrouver du récit concernant cette douleur de l’amputation. Pour le dire brièvement, la douleur est accompagnée d’un profond sentiment de honte d’exister et d’un ressenti d’offense très vivace.
Remarquons que c’est là ce qui caractérise le mieux ce trauma colonial. Ces sentiments sont pleinement partagés des deux côtés. Nous retrouvons là le fonctionnement de la colonialité par le clivage et la binarité. La douleur, la honte d’exister et l’offense n’ont cessé d’être vécues par les Algériens et cela reste actuel.
Cependant, nous parlons plus rarement du fait que ces sentiments sont aussi très vivaces côté européen, que cela soit reconnu et admis ou désavoué. Les départs d’Algérie ont été offensants et très douloureux.
L’idée la plus répandue consiste à penser que cette offense a été liée à l’indépendance. C’est en partie juste. Mais un autre fait important est très souvent tu. Ces Européens devenus « pieds-noirs » ont été trahis par ce que la colonialité leur avait garanti et promis. Le mythe de l’éternité du territoire conquis s’est révélé n’être que tromperie et mensonge alors qu’ils y étaient, pour beaucoup, depuis de très nombreuses générations.
Les juifs d’Algérie, à leurs dépens, ont aussi vécu une situation encore plus catastrophique, devenant apatrides d’ancestralité. Je peux donc dire que douleur, offense et honte d’exister sont les effets subjectifs laissés par la trahison coloniale. Ils concernent tous les membres de la colonialité. La population harkie a connu cela de manière encore plus paroxystique car s’y sont ajoutés de part et d’autre le rejet et la ségrégation sur déjà trois à quatre générations.
MEE : Vous expliquez qu’une des conséquences du colonialisme est bien l’effacement, vous soulignez notamment « la disparition du père comme référent symbolique ».
KL : L’Algérie a été une colonie de peuplement. Ce qui signifie que le projet d’expansion consistait à pleinement occuper le territoire aussi en inversant le nombre de naissances d’Européens par rapport au nombre de naissances des « indigènes ».
Il fallait selon le terme d’Alexis de Tocqueville « comprimer la masse arabe » sur le plan réel, mais aussi anéantir ce qui rappelait l’antériorité de l’occupation française en détruisant les fondations symboliques du vivre ensemble et tout ce qui ordonnait la société traditionnelle.
Le code de l’indigénat a entrainé la perte de l’ancrage et des référents généalogiques. Les Algériens ont été renommés et il est plus juste de dire qu’ils ont été a-nommés car cela s’est produit sans référence avec la généalogie familiale, l’Histoire et la terre, comme cela était le cas dans le système usuel traditionnel.
Le but de l’administration française était de casser le régime de propriété collective pour faciliter les expropriations de terre et aussi en attribuant aléatoirement des noms pour contrôler la population car ils s’y perdaient dans le système de nomination traditionnel qui fonctionne en situant l’individu par rapport à son père : vous êtes fils/ fille de tel père, lui-même fils de tel autre père, lui-même fils de tel père, etc.
La colonialité s’est instituée sur plusieurs effacements : effacement de l’histoire du territoire, effacement des généalogies et effacement des crimes. Les enfumades, les meurtres de masse destituant les morts de leurs noms, reposaient sur la fabrique d’une masse anonyme « d’indigènes » à abattre et à réduire pour installer dans la durée la francisation du territoire.
Les enfumades, les meurtres de masse destituant les morts de leurs noms, reposaient sur la fabrique d’une masse anonyme « d’indigènes » à abattre et à réduire
« L’indigène » relevait du statut d’exception, il était éjecté de toute participation politique et de ce fait, comptait au rang d’objet déchet de la République, ceci à partir de la IIIème République.
Nous voyons bien là comment les vivants et les morts ne comptaient pas pareillement selon qu’ils disposaient ou non de l’exercice de la citoyenneté. Côté français, de tout temps, chaque assassinat était une offense faite à la République qui devait être sévèrement punie, alors que côté « indigène », la masse innombrable de morts sans nom était une arme d’expansion.
Pour accéder à une pleine prise du territoire géographique, mental, social et politique, la colonialité a pratiqué la disparition des pères et la destruction du lien tribal. Le fratricide a été largement utilisé comme une arme de guerre puisqu’il permettait l’élimination de l’indigène dans l’entre-soi.
Ce qui avait l’avantage d’effacer les traces de responsabilité. La pratique de la disparition a été une constante de la politique coloniale. Durant la guerre de libération, elle se poursuivra et atteindra également les « Européens » pro-indépendance.
C’est de cela dont témoigne l’affaire Maurice Audin. Constatons qu’il a fallu près de 60 ans pour que la République Française par le biais de son président reconnaisse cette pratique de la torture et de la disparition sur ses citoyens au motif ils menaçaient la politique coloniale.
La pratique de la disparition vise l’effacement des traces du crime. Là est le véritable trauma colonial, trauma lié à l’effacement de ce qui a eu lieu, laissant les individus se débattre dans un blanc de mémoire. Morts et vivants dans ce contexte comptent comme masse à comprimer, pour reprendre la forme de Tocqueville.
MEE : Comment la littérature algérienne francophone a contribué à la renaissance de cette identité « effacée », « confisquée » par le colonisateur ?
D’emblée, cette littérature est animée par le souci de se constituer comme lieu d’archivage et de pensée pour ce qui était pris dans l’effacement. Nous pouvons dire que cette littérature a produit des récits pour les générations à venir afin qu’elles puissent, au sens plein, penser et panser cette histoire.
Entrer dans un travail de la langue et mettre en marche la possibilité de faire quelque chose de cette histoire qui porte de l’invention et de la création et non une glorification à l’infini des martyrs.
Cette littérature a donc été un véritable remède pour l’individu et pour le collectif. Remarquons que jusqu’à ce jour, les écrivains algériens continuent à se situer dans cette lignée-là de refus de toute forme d’asservissement politique, idéologique, historique, etc. Hélas, il est peu tenu compte de cette dimension remarquable de leurs productions.
MEE : Aujourd’hui, dans certains débats en France, la focalisation est passée de l’Algérien au musulman, quel rôle joue le trauma colonial dans cette vision ?
KL : Les « indigènes » étaient aussi nommés « sujets français » ou « Français musulmans ». Vous voyez donc que ces termes disposent d’une très longue histoire en France.
Si vous ne le savez pas, rien ne vous permet d’entendre cette implacable continuation de la colonialité dans la société française actuelle. Mais imaginez la violence que ces termes produisent pour des individus qui ont l’impression que leur religion les met en position de sous-citoyenneté dans la société actuelle alors que cela a été le cas pour leurs ascendants colonisés.
Il est important de savoir que la religion était dans la colonialité un élément de citoyenneté discriminant. Les débats actuels sur la compatibilitéde l’islam et de la République sont anciens et étaient déjà au cœur de la colonialité. Ajoutons à cela que malgré le temps qui passe, le discours politique reste inchangé.
La question du voile dans notre actualité est aussi un élément ancien du discours politique. La volonté de dévoiler les femmes dans la colonialité était présentée comme une victoire de l’expansion coloniale. Frantz Fanon en parle déjà en 1957 dans L’An V de la Révolution algérienne.
Ajoutons à cela que le terme d’intégration a été très largement utilisé dans les années 1940 au moment où le politique français cherchait à détourner l’imminence de la revendication d’indépendance. Il y a eu à un moment le projet d’attribuer la pleine citoyenneté aux Algériens afin de les dissuader de mener une révolution.
La religion était dans la colonialité un élément de citoyenneté discriminant
MEE : Le nationalisme algérien joue toujours le rôle de l’épouvantail dans l’imaginaire français. Cette manifestation de « l’identité » algérienne en France, comme les drapeaux algériens affichés dans les stades, le fait de porter les couleurs de l’Algérie, est devenue l’objet d’une polémique. Manifester cette « identité » ou cette appartenance à l’Algérie est-il un trauma colonial ?
KL : Oui, ces manifestations s’apparentent à une résurgence quasi fantomatique du trauma colonial qui très souvent vise deux choses : premièrement, prendre place dans l’espace public en faisant de l’Algérie une sorte de résurgence spectrale pour la société française. De l’inoubliable qui vient se rappeler aux bons souvenirs de la République.
Il arrive que cela se fasse dans la violence, à la mesure de ce qu’a été l’histoire franco-algérienne. Deuxièmement, ces apparitions viennent comme un refus de l’effacement de cette histoire dans les discours et les pratiques en France. Pour être plus précise, en France l’histoire coloniale est soit frappée de déni, soit de désaveu (c’est-à-dire reconnue et annulée aussitôt).
Il suffit de se pencher sur la manière dont l’enseignement de cet épisode de l’histoire est mis sous contrôle dans la hantise que cela mène les « jeunes de banlieue » à se révolter. Or, c’est l’inverse qui pourrait se produire : le fait d’avoir l’impression d’être reconnus dans leur histoire, même si elle a été violente, et que les discours aident ces jeunes à élaborer du récit là où leurs parents n’ont pas pu en transmettre pour cause de brouillage mémoriel, pourrait fabriquer un sursaut de citoyenneté pour ces jeunes, évitant ainsi de vivre l’hymne et le drapeau national comme une offense.
Ces jeunes reconnus pourraient se mettre, de leur place d’héritiers au même titre que tous les autres Français, qui sont aussi héritiers de cette histoire, à participer activement à l’écriture d’une nouvelle histoire qui porte un rapport tranquille à l’altérité et à la différence.
MEE : En 2019, nous parlons encore de traumatisme colonial alors que le traumatisme suite à la guerre civile l’a dépassé. Certains disent qu’il faudrait dépasser le conflit colonial pour mieux résoudre les conflits entre Algériens eux-mêmes...
KL : Bien entendu que rester figé à cette histoire est source d’une immobilisation et d’un désœuvrement certains. Cependant, le traitement de l’histoire ne peut relever de l’injonction à la dépasser.
Pour dépasser quelque chose encore faut-il savoir ce qui s'est produit, quelles en sont les séquelles et comment des pans entiers de cette histoire coloniale continuent à orienter les discours, les pratiques et les imaginaires des sociétés algérienne et française.
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