La couverture du livre sur laquelle on retrouve deux photos de Claude Juin, militaire pendant la guerre d’Algérie.
Un autre regard sur la guerre d’Algérie
« Guerre d’Algérie, le silence des appelés » est le quatrième ouvrage que le Niortais Claude Juin consacre à ce conflit auquel il a lui-même participé.
Il avait pourtant choisi de ne plus se pencher sur le sujet et s’était même lancé dans l’écriture d’un roman. « Mais j’ai eu une proposition de la collection Nouvelles Sources qui n’avait encore jamais publié sur le sujet. J’ai accepté », témoigne le Niortais Claude Juin qui vient de sortir Guerre d’Algérie, le silence des appelés. Ce livre est le quatrième que l’auteur consacre à ce conflit auquel il a lui-même pris part.
Dans les rangs, cette question : « Qu’est ce qu’on fout là ? »
Si, notamment dans son précédent livre, Claude Juin n’a jamais hésité à affronter la question de la torture, il en est moins question ici. À travers plusieurs témoignages recueillis à l’époque et aujourd’hui, et ses propres carnets d’époque, il a plutôt voulu décrire l’ambiance et le quotidien d’alors parmi les soldats du contingent. Avec, dans les rangs, cette éternelle question : qu’est ce qu’on fout là ?
« Nous étions des jeunes gens qui craignions d’être blessés ou même tués mais sans savoir pourquoi. Dans les patrouilles, il y avait une trouille terrible avec une incertitude sur le lendemain, se souvient Claude Juin. Il y avait un certain ras-le-bol sur ce qu’on nous demandait de faire. »
L’auteur évoque également l’après-guerre, et le traumatisme qui l’a accompagnée. « Nous étions complètement déphasés en revenant. » Grâce au livre, « des témoins se sont replongés dans cette vie, mais ils n’en parlaient plus depuis longtemps, comme s’ils avaient voulu oublier tout ça. Mais derrière cette apparence normale, avaient-ils vraiment tout oublié ? ».
« Il y a toujours un malaise »
Pour Claude Juin, même encore aujourd’hui, « il y a toujours un malaise avec cette guerre et surtout la manière dont elle s’est arrêtée. Il y a toujours des non-dits, pas seulement sur les tortures mais aussi sur l’intérêt même de cette guerre et la manière dont elle s’est déroulée. La France est toujours mal à l’aise ».
Un signe, selon lui, qui ne trompe pas : « Dans les établissements scolaires, les enseignants disent qu’ils n’ont pas la documentation nécessaire et que le sujet est même facultatif. C’est révélateur d’un état d’esprit général ».
Heureusement, Claude Juin voit quand même certaines évolutions positives : « Hier, les parents ne parlaient pas de la guerre d’Algérie à leurs enfants. Aujourd’hui, les grands-parents en parlent plus facilement à leurs petits-enfants ». À force, la guerre d’Algérie ne sera donc peut-être plus un tabou pour les nouvelles générations.
« Guerre d’Algérie, le silence des appelés », par Claude Juin, aux éditions Nouvelles Sources, 350 pages.
"Des soldats tortionnaires. Guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable »
Claude Juin est né en 1935. Après un long séjour dans une caserne de Coblence en Allemagne, il est envoyé en Algérie où il débarque le 22 mai 1957. Dans un premier temps son unité, le 435e RAA (régiment d’artillerie anti aérienne), est basée à Isserbourg, village proche de Bordj-Ménaïel, à 80 kilomètres à l’est d’Alger. En août 1957 son régiment est expédié dans le massif de l’Ouarsenis, au col de Kerba près de Boukhari. Il est libéré en janvier 1958.
Pendant toute sa période algérienne, il a rempli trois petits carnets bleus à carreaux, qui lui permettent de raconter sa guerre dans Le Gâchis, publié par les Editeurs français réunis en 1960 sous le pseudonyme de Jacques Tissier – le livre sera interdit. Cinquante ans plus tard il soutient une thèse de sociologie sous la direction de Michel Wieviorka « Guerre d’Algérie : la mémoire enfouie des soldats du contingent » (EHESS, 2011). Il en publie la substance dans un livre de témoignages sur la guerre d’Algérie des appelés du contingent.
« Nous étions des outils au service d’une guerre coloniale,
puisqu’il s’agissait bien de cela sans que jamais l’Etat l’admette. »
Claude Juin Libération, 12 mars 2012
« Soldats tortionnaires »
Eh oui ils ont existé aussi !!!
Cinquante ans après la fin de la guerre d’Algérie, le sociologue Claude Juin explique comment de jeunes appelés en sont venus à commettre l’intolérable et à banaliser la torture. Édifiant.
Le 18 mars 1962, les accords d’Évian mettaient fin à la guerre d’Algérie. Un demi-siècle plus tard, la mémoire de ce conflit, qui a coûté la vie à près de 30 000 Français et à plusieurs centaines de milliers d’autochtones selon la terminologie en vigueur de l’époque, reste toujours douloureuse. S’il fallait distinguer un ouvrage parmi ceux dont la publication est annoncée à l’occasion de ce cinquantième anniversaire, ce serait sans doute Des soldats tortionnaires du sociologue Claude Juin.
Cette enquête historique, nourrie par les écrits et les lettres des appelés du contingent, fait écho au magnifique roman de Laurent Mauvignier Des hommes, paru il y a trois ans. De 1954 à 1962, 1 million et demi de jeunes Français ont servi en Algérie. Claude Juin était l’un d’eux. « La seule vision que les jeunes soldats avaient avant leur départ de l’Arabe était celle du “bicot” en France qui vidait les ordures et tenait le marteau-piqueur, observe-t-il. Dans l’imagerie populaire, il était l’individu tout juste bon pour les basses besognes. »
Avant de franchir la Méditerranée, l’Algérie ne les intéressait pas. Une fois sur place, au contact d’une population dont ils ne comprennent ni la langue ni les mœurs, ils sont comme désemparés. Et pris entre deux discours. Le gouvernement leur donne à la fois l’ordre de pacifier et de réprimer. De réprimer sans faiblesse. Aux premiers jours de la rébellion, le ministre de l’Intérieur François Mitterrand n’a-t-il pas déclaré : « la seule négociation, c’est la guerre » !
Tenaillés par la peur
Confrontée à une guérilla insaisissable, l’armée use de tous les moyens pour « détruire les terroristes ». Les appelés n’ont pas envie de se battre. Mais ils n’ont guère le choix. « La peur était leur quotidien. Elle les tenaillait, métamorphosait leur nature. Ils troquaient sans le savoir leur humanité contre une obscure sauvagerie », insiste Claude Juin. Aujourd’hui encore, nombre de survivants se refusent à évoquer ces moments où ils ont été confrontés à l’intolérable.
« Ce qu’on reproche aux Allemands en parlant d’Oradour, on l’a fait et on le refait encore, écrit Alain, sergent dans les transmissions. Seulement, ce sont des “bougnoules”, alors, n’est-ce pas... Pourquoi se gêner. L’ensemble des gars, s’ils trouvent les colons dégueulasses, n’en ont pas moins une mentalité à peu près semblable vis-à-vis de l’indigène : un mépris généralisé qui fait mal. » Et annonce l’engrenage de la violence et de la torture.
Les lettres et les récits collectés par Claude Juin racontent les villages incendiés, les charniers, les aveux extorqués à la gégène, les viols, les suspects égorgés pendant la nuit et enterrés à l’aube. Autant de crimes commis contre un peuple luttant pour son indépendance qui laissent toujours un goût de cendres dans la bouche des appelés. Ils commencent à peine à mettre des mots sur l’horreur qu’ils ont côtoyée. Sans que personne n’en fasse grand cas. Si ce n’est peut être la Turquie, quand elle rappelle à la France son passif algérien lorsque celle-ci la somme de faire repentance à propos du génocide arménien !
« Ces jeunes gens constatèrent sur place que, contrairement à ce qui leur avait été enseigné, la colonisation n’était pas civilisatrice.
« Elle dévoila à de nombreux jeunes-gens le véritable caractère d’une politique qui trahissait les principes fondamentaux d’une culture qui se voulait humaniste. »
À force d’euphémismes, Emmanuel Macron a fini par tourner le dos à la vérité. À en croire la formule alambiquée du communiqué officiel, Papon est l’assassin et la République est la victime…
Ah ! qu’elle est difficile à admettre, cette vérité du 17 octobre 1961 ! Si l’on en croit le communiqué de l’Élysée publié à la veille du funeste anniversaire, ces centaines d’Algériens tués par balles et jetés à la Seine, c’est la faute d’un salaud nommé Papon. Le libellé est habile, presque trop : « Les crimes [ont été] commis sous l’autorité de Maurice Papon », et ils sont « inexcusables pour la République ». Papon, il est vrai, est parfait pour endosser cette responsabilité solitaire, puisque coupable, déjà vingt ans plus tôt, d’arrestations et de séquestrations des juifs de la région bordelaise, expédiés au camp de Drancy, sur le chemin d’Auschwitz. Des crimes contre l’humanité pour lesquels il ne fut condamné qu’en 1998. Il a en outre une autre qualité : il est mort. Il ne parlera plus. Évidemment, Papon n’est innocent de rien. Mais le texte de l’Élysée repose à sa façon, implicite et un peu honteuse, la question de la banalité du mal soulevée par Hannah Arendt lors du procès Eichmann. La question de la responsabilité de l’individu en tant que rouage d’une machinerie d’État. Mutatis mutandis, cela n’excuse pas plus Papon que le haut fonctionnaire du Troisième Reich. Mais ça nous invite à porter le regard sur les donneurs d’ordre et sur la machine d’État elle-même. Si Papon avait vraiment agi seul ou désobéi à sa hiérarchie, il ne serait pas resté un jour de plus préfet de police de Paris. Or, il est demeuré en fonction jusqu’en 1967, avant d’être député puis ministre de Raymond Barre, allant ainsi de promotion en promotion. La vérité que tout le monde connaît aujourd’hui, c’est que Papon a appliqué des ordres. Et le salaud qu’il était en effet avait été choisi parce qu’on le savait en haut lieu étranger aux états d’âme.
Mais les ordres de qui ?
Du ministre de l’Intérieur, Roger Frey, assurément. Du Premier ministre, Michel Debré, évidemment. De quelle nature ont été ces ordres ? D’attaquer une manifestation pacifique. Quant à De Gaulle, du haut de son Aventin, il n’a certainement pas eu à « connaître » les moyens. Un simple acquiescement aura suffi. À ceux qui défendraient encore la thèse inepte de l’improvisation, il faut conseiller la lecture d’un texte de Gilles Manceron paru sur le site de la revue Contretemps (1). Selon l’historien, une force spéciale qui pouvait s’émanciper de toute légalité avait été organisée dès novembre 1959 dotée d’un bras armé, la Force de police auxiliaire (FPA). Un rapport remis à Papon et à Debré par un de leurs chefs barbouzes était sobrement intitulé : « Destruction de l’organisation rebelle dans le département de la Seine. Une Solution. La Seule ! » Ce qui explique que le 17 octobre ne fut pas seulement une manifestation durement réprimée, presque une « bavure », mais l’aboutissement d’un projet d’anéantissement de tout ce que le FLN comptait de relais en région parisienne. Un acte de guerre. S’il n’est pas inutile de rappeler tout ça, c’est pour souligner à quel point le texte élyséen relève de ce qu’il faut bien appeler une imposture. À force d’euphémismes, Emmanuel Macron a fini par tourner le dos à la vérité. À en croire la formule alambiquée du texte officiel, Papon est l’assassin et la République est la victime… Un détail protocolaire de la cérémonie, noté par beaucoup d’observateurs, est venu en renfort de ce discours. Le lointain successeur de Papon, le préfet de police Didier Lallement était présent à la commémoration sur le pont Saint-Michel, à Paris, mais sans sa tenue d’apparat. C’était Monsieur Lallement, simple citoyen.
Tout a donc été fait pour exonérer l’État de ses responsabilités, et surtout l’une de ses institutions, la police. Où l’on voit que la politique s’était invitée à la commémoration. Car c’est bien la police de 2021 qu’il faut ménager. Pas plus qu’il existe aujourd’hui des « violences policières », il n’y eut jadis de « crime d’État ». L’histoire soudain se lit à l’envers. Ce sont les impératifs de la Macronie en période préélectorale qui réécrivent les événements d’hier. Ne pas déplaire à la police. Ne pas froisser la droite ou l’extrême droite. Et, au contraire, ne pas trop plaire à l’Algérie ni aux Français issus de l’immigration algérienne. Ceux-là ne sont-ils pas réputés de piètres électeurs ? Et pourtant, il faut le dire, Macron a fait plus et mieux que ses prédécesseurs qui, eux, n’avaient rien fait… À l’exception de François Hollande, qui avait risqué un très timide premier pas évoquant « une répression sanglante ». On peut évidemment voir le verre à moitié plein. C’est la théorie du petit pas en avant. Mais nous sommes soixante ans après les faits, et il avait fallu moins de temps à Jacques Chirac pour reconnaître, en 1995, la responsabilité de la France dans la déportation des juifs. Rien de comparable évidemment, si ce n’est le rapport décidément impossible de ce pays à son histoire, c’est-à-dire à la vérité. Il n’est pourtant plus question de « refaire nation », comme le voulait De Gaulle à la Libération. Et l’alibi qui servit longtemps aux gaullistes et à Mitterrand pour ne pas reconnaître la responsabilité de la France dans la déportation des juifs, à savoir que l’État pétainiste, ce n’était pas la République, n’a pas lieu d’être ici. En 1961, l’État républicain est en pleine responsabilité. Et il est difficile de faire passer Papon pour un criminel de droit commun.
(1) Le texte est publié en totalité dans l’édition de poche du livre de Marcel et Paulette Péju Le 17 octobre des Algériens (La Découverte).
Les armes se sont tues il y a plus de soixante ans, et pourtant le souvenir de ce conflit, emblématique de la décolonisation, ne cesse de hanter la France. Chez les anciens combattants, la parole se libère, âpre, amère, impérieuse aussi : comment, au temps des yéyés et à l’aube de la vie, accomplir son devoir tout en menant une guerre « sans nom », une sale guerre qui n’en finit pas d’étaler son absurdité et ses horreurs ? Pour ce numéro spécial sur l’Algérie, Historia a confié à Tramor Quemeneur, spécialiste de ce sujet, le soin de piocher, dans la correspondance de jeunes appelés et de leurs proches, des expériences et des témoignages qui rendent compte du vécu de ce conflit auquel nul n’était préparé. Émouvants, éclairants, présentés tels qu’ils furent écrits, ils tentent de donner un sens à ce qui fut, pour beaucoup, l’épreuve de leur vie. Nous dédions ce dossier à la mémoire de Bernard Bourdet, pour son amitié, et à celle de Pierre Genty et de Noël Favrelière, pour leur gentillesse.
Après avoir laissé une bonne part de leur innocence là-bas, dans des combats que la métropole a vite oubliés, les conscrits français se sont longtemps murés dans le silence.
Les soldats de la guerre d'Algérie représentent la dernière « génération du feu ». Les conflits où s'est engagée la France n'ont depuis impliqué qu'un nombre limité de militaires de carrière. De plus, le nombre élevé de jeunes gens qui y ont participé (1,2 million de conscrits, auxquels il faut ajouter 200 000 « rappelés », ceux qui avaient déjà effectué leur service et que les autorités françaises ont envoyés en Algérie) s'explique par la longueur ddu conflit. En tout, environ 2 millions de soldats ont servi dans l'armée française pendant la guerre d'Algérie.
Deux générations précédentes avaient participé aux guerres mondiales. La contribution avait été plus massive, les combats s'étaient en grande partie déroulés sur le territoire métropolitain et avec un front bien établi. Rien de comparable avec la guerre d'Algérie, où c'est tout le territoire qui est devenu le lieu de combats - dont le modus vivendi , sauf en de rares occasions, était celui de la guérilla. De plus, les gouvernements successifs ont cherché à minimiser la situation en niant l'état de guerre et en qualifiant le conflit de simples « opérations de maintien de l'ordre ». Les combattants algériens étaient, eux, des « hors-la-loi » dans une « guerre sans nom ».
Un retour laborieux et hanté de cauchemars
Tous ces facteurs ont contribué à ce que les appelés du contingent se retrouvent confrontés à des discours de leur famille et de leurs proches dénigrant la gravité des combats auxquels ils participaient. Ainsi, les anciens combattants leur disaient parfois que ce n'était en rien comparable avec ce qu'ils avaient vécu. En outre, à leur retour, les appelés ressentaient un profond décalage par rapport à ce qu'ils vivaient en Algérie. La société de consommation bouleversait de plus en plus la société française, les loisirs se faisaient de plus en plus prégnants - autant de préoccupations pouvant paraître frivoles pour ceux qui baignaient dans la peur et la mort des embuscades et des opérations. Pendant ce temps, leurs amis s'amusaient, les surprises-parties battaient leur plein, notamment avec le succès de l'émission Salut les copains ! sur Europe 1, à partir de 1959.
Parfois, aussi, leur fiancée s'éloignait, creusant un vide sentimental et émotionnel autour d'eux. Tout cela a contribué à ce que les appelés se murent dans le silence dès leur retour. La peur accumulée pendant des mois d'accrochages, le choc des combats et des horreurs vues et vécues ont contribué à ce que de nombreux soldats soient atteints de troubles de stress post-traumatique (post-traumatic stress disorder, terme développé par les Américains après la guerre du Vietnam). Des réflexes conditionnés pendant des mois de guerre conduisent à ce que beaucoup d'anciens appelés cherchent leur arme à leur réveil ou plongent au sol pour se protéger en croyant entendre une explosion dans la rue...
La famille pouvait aussi constater un changement d'humeur, un caractère dépressif, une irascibilité, voire une violence chez les ex-appelés, conduisant parfois à ce que les proches ne les interrogent pas sur les raisons de leur mal-être. Enfin, les cauchemars ont commencé à peupler les nuits des anciens appelés, réapparaissant par séries dès qu'un événement faisait resurgir le souvenir de la guerre. C'est pourquoi de nombreux anciens appelés ont évité de lire ou de regarder des films qui évoquaient cette période, afin de ne pas raviver les traumatismes.
Certains ont réussi à se réadapter très vite. Ils ont repris leur travail dès leur retour et sont parvenus à oublier rapidement la guerre. Parfois même, la guerre leur a permis de faire des rencontres ou d'acquérir des savoirs qu'ils ont réinvestis ensuite dans le domaine professionnel. Une partie des appelés a mis plusieurs mois avant de reprendre un travail, du fait des syndromes de stress post-traumatique qui les handicapaient. D'autres, enfin, n'ont jamais pu se réadapter. Certains ont basculé dans la folie et passé leur vie dans des hôpitaux psychiatriques : les statistiques des hôpitaux militaires sont sur ce point encore inconnues.
Des dégâts sous-estimés
Il est évident que les 60 000 blessés reconnus officiellement du côté français sont largement sous-estimés, les problèmes psychologiques n'ayant pour une large part pas été comptabilisés. De même, certains soldats qui n'ont pas supporté le poids de ce qu'ils avaient vécu en Algérie se sont suicidés à leur retour. Ce sujet est évoqué par le romancier Vladimir Pozner dans Le Lieu du supplice, un recueil de nouvelles tirées de faits réels publié en 1959 chez Julliard.
Pour d'autres conscrits, les problèmes psychologiques ont été masqués par un alcoolisme dans lequel ces soldats avaient commencé à sombrer pendant le conflit. Ce sujet apparaît dans le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes (publié en 2009 aux Éditions de Minuit). Il est impossible de quantifier les cas d'alcoolisme imputables à la guerre d'Algérie, tout comme il est impossible de savoir dans quelle mesure les actes de violence pratiqués par d'anciens appelés sont dus à la guerre. Un autre phénomène qui a gangrené la société française après 1962 est le racisme. Celui-ci existait bien évidemment avant la guerre. Mais, pendant et après celle-ci, il a pris pour cible les « Arabes », c'est-à-dire presque exclusivement les Maghrébins et, encore plus, les Algériens. Leur rejet trouve notamment son origine dans les épisodes douloureux que les soldats ont vécus en Algérie, par le racisme colonial qui existait en Algérie et que certains pieds-noirs ont rapporté en métropole, mais aussi par la propagande du 5e Bureau, chargé de l'« action psychologique » - notamment à destination des soldats -, qui véhiculait des préjugés raciaux sur la population algérienne. Ce racisme a trouvé à partir des années 1970 une expression politique avec la création du Front national.
Une reconnaissance tardive du statut de combattant
Dès la fin de la guerre d'Algérie, les faits commis pendant les hostilités ont commencé à être amnistiés à la suite des accords d'Évian. Des décrets puis des lois d'amnistie ont été adoptés en 1962, en 1964, en 1966 et en 1968 - cette dernière ne concernant quasi exclusivement que les membres de l'OAS. Les officiers sanctionnés pour leur action contre les institutions françaises (participation au putsch des généraux en 1961 et à l'OAS) ont même été réintégrés dans leur carrière, notamment afin qu'ils bénéficient de leur pleine retraite. Parallèlement, les appelés du contingent luttaient pour leur reconnaissance en tant qu'anciens combattants d'une guerre qui, officiellement, n'en était pas une. Plusieurs associations existaient avant même la guerre d'Algérie, en particulier l'Union nationale des combattants et l'Association républicaine des anciens combattants - toutes deux issues de la Première Guerre mondiale.
Dès la guerre d'Algérie sont créées des associations d'anciens d'Algérie, qui ont formé ensemble une première fédération en 1958. Celle-ci est devenue la Fédération nationale des anciens combattants d'Algérie, de Tunisie et du Maroc (Fnaca) en 1963. Elle est alors présidée par le directeur de L'Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber. Cette association a pris de l'ampleur, jusqu'à comprendre plus de 300 000 membres et devenir la première association d'anciens combattants. Ce terme de « combattant » revêtait une importance particulière, car les « anciens d'Algérie » n'étaient justement pas reconnus comme ayant participé à des combats, mais seulement à des « opérations de maintien de l'ordre ». Leur première revendication concernait donc le fait qu'ils avaient participé à une guerre et en avaient subi toutes ses conséquences. Leur lutte aboutit plus de dix ans plus tard, en 1974, et encore de manière restrictive : il faut avoir été dans une unité combattante en Algérie pendant plus de cent vingt jours. Il a encore fallu attendre la loi du 18 octobre 1999 pour qu'enfin les autorités françaises reconnaissent que les « opérations de maintien de l'ordre » étaient une véritable guerre.
Se souvenir, mais quand ?
Une autre lutte de la Fnaca a été (et reste encore) la reconnaissance du 19 mars comme jour officiel de commémoration de la guerre d'Algérie. En 2013, le 5 décembre est devenu par décret la journée officielle de commémoration, mais ce jour a été choisi car il ne correspond à aucun événement de la guerre d'Algérie (il serait donc « neutre »). La date du 19 mars réclamée par la Fnaca est récusée par d'autres associations portant une mémoire pied-noire et harkie, lesquelles affirment (à juste titre) qu'il y a eu de nombreux morts après le 19 mars. Mais cette date apparaît comme la seule à posséder un sens symbolisant la fin de la guerre. D'ailleurs, depuis la loi du 6 décembre 2012, elle a été officialisée, bien que des associations nostalgiques de l'« Algérie française » continuent de s'y opposer. Les commémorations se déroulent devant les monuments aux morts locaux ainsi que devant des monuments départementaux - le premier a été inauguré à Troyes en 1977. En 2002, un monument national, composé de trois colonnes sur lesquelles défilent les noms des morts en Algérie, a été érigé au quai Branly, à Paris, tout près de la tour Eiffel.
Plus de cinquante-six ans après la fin de la guerre, les appelés en Algérie arrivent au terme de leur vie. Se pose alors la question de la transmission de leur mémoire aux générations suivantes. Dans leur très grande majorité, leurs enfants ont été marqués par leur silence, par les non-dits autour de cette guerre - même s'ils ont vécu indirectement avec elle, par les cauchemars et les traumatismes des pères. Aujourd'hui, toutefois, la guerre d'Algérie est plus étudiée dans les collèges et les lycées ; d'anciens appelés interviennent dans les établissements scolaires pour raconter leur guerre, et les jeunes, plus réceptifs à cette question, interrogent leurs grands-pères sur ce qu'ils ont vécu en Algérie.
Le poids du silence des mémoires se déleste peu à peu. On pourra ainsi mieux saisir la complexité de cette guerre des deux côtés de la Méditerranée et les tensions entre les groupes « porteurs de mémoire » pourront s'estomper. Alors, seulement, une mémoire sereine, familiale et collective, pourra se transmettre et sera à même d'éviter que de lourds secrets ne continuent à hanter nos sociétés.
CERTAINS APPELÉS ONT RÉUSSI À SE RÉADAPTER RAPIDEMENT
Ils ont repris leur travail dès leur retour et sont parvenus à oublier rapidement la guerre. Parfois même la guerre leur a permis de faire des rencontres ou d’acquérir des savoirs qu’ils ont réinvesti dans le domaine professionnel ensuite.
Une partie des appelés ont mis plusieurs mois avant de reprendre un travail du fait des syndromes de stress post-traumatique qui les handicapaient. D’autres enfin n’ont jamais pu se réadapter. Certains ont basculé dans la folie et ont passé leur vie dans des hôpitaux psychiatriques : les statistiques des hôpitaux militaires sont sur ce point encore inconnues. Il est évident que les 60 000 blessés reconnus officiellement du côté français sont largement sous-estimés, les problèmes psychologiques n’ayant pour une large part pas été comptabilisés. De même, certains soldats qui n’ont pas supporté le poids de ce qu’ils avaient vécu en Algérie se sont suicidés à leur retour. Ce sujet est notamment évoqué par le romancier Vladimir Pozner dans Le lieu du supplice, recueil de nouvelles tirées de faits réels.
Pour d’autres soldats, les problèmes psychologiques ont été masqués par un alcoolisme dans lequel les soldats avaient commencé à sombrer dès la guerre d’Algérie. Ce sujet apparaît dans le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes (2009). Il est impossible de quantifier les cas d’alcoolisme imputables à la guerre d’Algérie, tout comme il est impossible de savoir dans quelle mesure les actes de violence pratiqués par d’anciens appelés sont dus à la guerre.
Un autre phénomène qui a gangrené la société française après 1962 est le racisme. Celui-ci préexistait bien évidemment à la guerre. Mais pendant et après celle-ci, il a pris pour cible les « Arabes », c’est-à-dire presque exclusivement les Maghrébins et encore plus les Algériens. Leur rejet trouve notamment son origine dans les épisodes douloureux que les soldats ont pu vivre en Algérie, par le racisme colonial qui existait en Algérie et que certains « pieds noirs » ont ramené en métropole, mais aussi par la propagande du 5e Bureau, chargé de « l’action psychologique » (notamment à destination des soldats français), qui véhiculait des préjugés raciaux et racistes sur la population algérienne. Ce racisme a trouvé à partir des années 1970 une expression politique avec la création puis l’essor du Front national.
LE TERME DE « COMBATTANT »
Il revêtait ici une importance particulière car les « anciens d’Algérie » n’étaient justement pas reconnus comme ayant participé à des combats mais seulement à des « opérations de maintien de l’ordre ». Leur première revendication concernait donc le fait d’avoir participé à une guerre et à toutes ses conséquences. Leur lutte aboutit plus de dix ans plus tard, en 1974, et encore de manière restrictive : il faut avoir été dans une unité combattante en Algérie pendant plus de 120 jours. Il a encore fallu attendre la loi du 18 octobre 1999 pour qu’enfin les autorités françaises reconnaissent que les « opérations de maintien de l’ordre » étaient en fait une guerre.
Une autre lutte de la FNACA a été (et est encore) la reconnaissance du 19 mars comme jour officiel de commémoration de la guerre d’Algérie. En 2013, le 5 décembre est devenu par décret la journée officielle de commémoration, mais ce jour a été choisi car il ne correspond à aucun événement de la guerre d’Algérie (il serait donc « neutre »). La journée du 19 mars réclamée par la FNACA est combattue par d’autres associations portant une mémoire pied noire et harkie qui affirment (à juste titre) qu’il y a eu de nombreux morts après le 19 mars. Mais cette date apparaît comme la seule à posséder un sens symbolisant la fin de la guerre. D’ailleurs, depuis la loi du 6 décembre 2012, elle a été officialisée, bien que des associations nostalgiques de « l’Algérie française » continuent de s’y opposer.
Les commémorations se déroulent devant les monuments aux morts locaux ainsi que devant des monuments départementaux dont le premier a été inauguré à Troyes en 1977. En 2002, un monument national, composé de trois colonnes sur lesquelles défilent les noms des morts en Algérie, a été érigé au quai Branly à Paris, tout près de la tour Eiffel.
FEMMES D'APPELÉS
Des appelés se sont mariés avant leur départ en Algérie, surtout s'ils étaient rappelés (ils avaient déjà terminé leur temps de service). Quelquefois, c'est au cours d'une permission que ce mariage s'est effectué. Mais le plus souvent, les appelés étaient célibataires, voire fiancés, leur union étant repoussée au retour d'Algérie. Parfois, le promis n'est jamais revenu, laissant une blessure indélébile pour ces « veuves blanches », puisqu'elles n'étaient pas encore mariées. L'éloignement et le temps ont pu faire s'envoler l'amour, laissant alors les soldats dans un terrible vide sentimental. Quelquefois, au contraire, l'amour est né sous les drapeaux, avec la rencontre d'une femme en Algérie ou lors de la correspondance avec une « marraine de guerre ». Au retour, certaines épouses et fiancées ont constaté combien la guerre avait transformé leur compagnon, ce qui a conduit à des séparations difficiles. Pour les autres, il a fallu apprendre à vivre ensemble, avec les cauchemars qui pouvaient hanter les nuits des époux, sans savoir ce qu'ils avaient vécu ni ce qu'ils avaient fait là-bas. Parfois, l'historien qui interroge le mari en sait davantage sur son parcours en Algérie que l'épouse... Et pourtant, les femmes d'appelés ont souvent été essentielles à l'équilibre psychique de ceux qui ont été traumatisés par la guerre. T. Q.
RÉCONCILIER ET TRANSMETTRE
En 2004, la petite Association des anciens appelés en Algérie contre la guerre (4ACG) a été créée. Ses membres reversent leur retraite d’ancien combattant pour une action importante : la réconciliation entre Français et Algériens. Enfin, l’Espace national guerre d’Algérie (ENGA) créé en 2017 a pour but de collecter des témoignages, de sauvegarder et de transmettre l’histoire et les mémoires de la guerre d’Algérie.
Paroles de soldats. D'autres témoignages émouvants
Le général de Gaulle, très attaché à l'écrit et particulièrement soucieux de la conservation des documents qui rendaient compte devant l'Histoire de son activité à la tête de l'État, organisa lui-même les différentes étapes de la remise de ses archives aux Archives nationales. C'est ainsi qu'il demanda, en 1961, le détachement à mi-temps d'Alice Garrigoux, conservateur à la Bibliothèque nationale, pour assumer le travail de conservation et de classement nécessaire. Elle fut bientôt assistée par Alix Chevallier, également conservateur à la Bibliothèque nationale, elle-même aidée par un garde républicain.
Le 17 octobre 1961, des dizaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes manifestaient dans les rues de Paris contre le couvre-feu discriminatoire qui leur était imposé. Cette nuit-là, la répression policière est meurtrière. 60 ans après les faits, où en est la reconnaissance par l’État français de ses responsabilités ?
Il y a soixante ans, le 17 octobre 1961, en pleine guerre d’Algérie, les rues de Paris ont connu la plus sanglante répression policière d’une manifestation pacifique dans l’histoire moderne de la République française. La manifestation parisienne organisée par le Front de Libération National (FLN) en faveur de l’indépendance de l’Algérie a été réprimée dans le sang. La police a massacré des travailleurs et travailleuses algériens, bravant le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet de police de l’époque, Maurine Papon.
Les manifestants furent tués à coups de crosse, pendus ou étranglés. Plusieurs ont été arrêtés, torturés aux cris de "sales bicots", emprisonnés dans des conditions inhumaines ou éconduits en Algérie. Des cadavres seront repêchés dans la Seine ou dans le Canal Saint-Martin les jours suivants. Le bilan officiel laisse alors perplexe, puisqu’il annonce seulement trois morts et 64 blessés.
En 1991, Constantin Melnik, conseiller Sécurité auprès du Premier ministre 1959-1961, estimera que cette nuit-là, il y a eu un "pogrom" : des attaques, accompagnées de pillages et de massacres.
Aujourd'hui, les historiens estiment que plus de 200 personnes ont été tuées.
Un "black-out" de l’État français
La mémoire du 17 octobre 1961 a malheureusement été enfouie sous l’effet d’un black-out organisé. Ce n’est que dans les années 1980 et 1990 que la parole s’est libérée grâce à la détermination d’enfants de manifestants du 17-Octobre et à des personnalités d’extrême gauche.
C’est seulement en 2012 que pour la première fois, un président français – François Hollande – rend hommage à la mémoire des victimes du 17 octobre 1961 et reconnaît officiellement"une sanglante répression". Une reconnaissance à nuancer car elle attribue "une responsabilité individuelle de ce massacre au préfet Maurice Papon, il faut qu'elle soit collective", selon Franck, militant anti-raciste, à l'origine du compte Instagram @decolonisonsnous.
Le président Emmanuel Macron avait été sollicité par le Collectif du 17 octobre 1961 pour faire connaître sa position "précise" cet événement. Dans une lettre, le collectif s’adresse au chef d’État : "Nous sollicitons de votre bienveillance une audience pour connaître votre position précise à ce sujet (massacres du 17 octobre 1961), afin de pouvoir en rendre compte lors du rassemblement prévu le 17 octobre 2017 au Pont Saint-Michel à Paris."
Mais ce n’est qu’en 2018, qu’Emmanuel Macron admet à son tour "une répression violente" (voir ci-dessous).
Ce samedi, il devrait reconnaître "une vérité incontestable" lors de la cérémonie officielle, allant plus loin, selon l'Elysée, que François Hollande en 2012.
Le 17 octobre 1961 fut le jour d’une répression violente de manifestants algériens. La République doit regarder en face ce passé récent et encore brûlant. C’est la condition d’un avenir apaisé avec l’Algérie et avec nos compatriotes d’origine algérienne.
"Nous voulons que justice soit faite"
Les familles de victimes demandent que soit reconnu ce massacre comme crime d’État pour que soient jugés l’État français
Pour Franck et bien d'autres militants anti-racistes, la reconnaissance devient urgente. "Nous demandons que puissent être possibles les réparations autant mémorielles, immatérielles que matérielles. Qu’enfin Justice soit faite dans la mesure du possible, puisque rien ne ramènera les pertes, et rien ne fera oublier les douleurs", s'indigne-t-il.
Du côté des associations, il reste un peu d'espoir. "Le président Emmanuel Macron a un point de vu très incohérent sur la guerre d'Algérie, qui laisse perplexe. Cependant, si le crime d'État est reconnu, ça sera une avancée utile", témoigne François-Xavier Richard, président de l'association 4 ACG, "Anciens Appelés en Algérie et leurs Amis Contre la Guerre".
Aujourd'hui encore et soixante ans après les faits, la tragique répression du 17 octobre 1961 n'est pas considéré comme un crime d'État par le gouvernement français. Cette soirée d'octobre reste "la répression la plus meurtrière en Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale", selon l’historien Emmanuel Blanchard.
Il faut dire que quarante deux ans après, je n'avais plus aucun souvenir de ce garçon qui avait fréquenté avec nous les mêmes classes, les mêmes amphis, les mêmes TD et le même bistrot qui fait face à l'Institut d'Études Politiques de Paris, à cent mètres du boulevard Saint Germain.
C'est avec horreur que notre promotion doit se rendre compte qu'elle avait côtoyé un monstre en gestation. Et pourtant, tout souriait à ce jeune homme ambitieux, dans le bon sens du terme, postulant à l'ENA même s'il n'avait pas obtenu le concours.
Je savais que le personnage avait fait Sc Po Paris lorsqu'il avait commencé ses débats et chroniques sur la chaîne d'info qui l'avait fait connaître, LCI. Mais ce n'est que ces jours-ci que j'ai pris la peine de vérifier l'année de promotion. Avec stupéfaction, j'ai découvert que c'était la mienne. Je le pensais beaucoup plus jeune, c'est la chance de ceux qui ne blanchissent que très peu avec le temps.
De toute façon, je ne pouvais pas ignorer son passage dans cet Institut, il en faisait toujours référence, « Comme on disait à l'époque à Sciences Po, comme nous le disaient nos professeurs à Sciences Po, etc... ». Mais mieux encore, comme un ralliement de communauté, il employait très souvent deux expressions que nous ne pouvions ignorer, comme les francs-maçons qui font un geste et prononcent une phrase d'appel aux leurs. Ces deux expressions, nous nous en moquions car elles étaient désuètes, presque du siècle précédent, et étaient répétées dix fois dans chaque chapitre des polycopiés, « Mutatis mutandis » (ce qui devait être changé ayant été changé, alors...) et « Toute chose étant par ailleurs égale ».
Impossible de me souvenir de la majorité des camarades de promotion, quarante deux ans après. L'un d'entre eux, parmi les rares, m'a dit son souvenir et nous avions convenu que c'était bien lui.
Et c'est ainsi que, même s'il y a toujours un très léger doute (peu contradictoire avec l'analyse qui suit), je me souviens d'un jeune homme toujours souriant, vif et espiègle. Sans pourtant dire qu'il était de ceux qu'on remarque immédiatement et qui se démarquent par leur extravagance de paroles ou de comportement. Éric était un sourire, un perpétuel sourire que, d'ailleurs, je retrouve lorsqu'on veut bien séparer l'horreur des mots et le visage de ce personnage. Sans doute un très gentil garçon dont personne, absolument personne, ne pouvait se douter qu'il avait en lui les germes d'une monstruosité qui tourne le dos à l'humanité. Des germes de ceux des ligues fascistes des années trente ou d'un Charles Maurras dont il ne nie pas l'héritage des idées.
Je le tutoierai dans cet article pour deux raisons. La première est qu'il n'était pas d'usage de se vouvoyer à cet âge, entre camarades de promotion, pourquoi le ferais-je aujourd'hui ? La seconde raison est moins neutre car je souhaite le traiter comme l'un d'entre nous, seulement l'un d'entre nous, qui a pris un chemin sombre, celui qui mène aux ténèbres d'où l'on ne revient jamais. Éric, tu étais censé suivre l'exemple que nous ont donné nos prestigieux professeurs dont deux que je t'ai souvent entendu citer. La mort leur aura épargné la honte d'être cités en référence par une personne qui les aurait, à l'époque, horrifiés.
Éric, tu les fais retourner dans leur tombe
Nous avons eu George Vedel, grand constitutionnaliste, comme professeur de première année, celui par qui les fondamentaux de l'histoire constitutionnelle et politique bâtissent la trame solide de toute réflexion ultérieure de ceux qui sont passés dans cette institution. Il doit rougir de honte de te voir interpréter son enseignement d'une manière qui est totalement contraire aux objectifs de sa formation, celle à destination des futurs intellectuels humanistes qui rejettent tout extrémisme violent et vulgaire. Tu l'as tué une seconde fois, pourtant rien ne te prédestinait à rejoindre les horreurs de la pensée humaine détournée. Je ne me souviens plus qu'il y en eut comme toi dans cette grande école. Même les jeunes militants d'extrême droite, du GUD, paraîtraient aujourd'hui des modèles de vertu humaine en comparaison avec ton abominable discours. Et que dirait également le tombeau de Pierre Milza, professeur d'histoire, s'il venait à parler. Lui qui avait mis tellement de persuasion et de talent pour nous avertir de la terrible vague de fascisme qui se répandit en Europe, puis dans le monde, après la première guerre mondiale. Et nous, que dirions-nous, stupéfaits qu'un tel enseignement ait pu te mener vers les idées de la peste noire. Tu en étais certainement déjà infecté mais nous ne nous sommes rendu compte de rien. Comment un jeune camarade, à l'âge de la joie, de l'espoir et du rêve d'instruction, pouvait-il avoir un projet aussi exécrable ?
Avec Assia Djebar, tu as du étouffer
Si la chose n'était pas grave et ne se prêtait pas à la plaisanterie, je dirais que tu as du t'étouffer en apprenant la nomination de l'écrivaine Assia Djebar à l'Académie française, au siège du défunt.... George Vedel, notre grand professeur. Une Algérienne dans le prestigieux rôle de la sauvegarde de la langue française, c'était presque la crise cardiaque pour toi, non ? Assia, notre glorieuse aînée, comme je l'avais écrit dans un titre d'article, t'a prouvé que l'incompatibilité avec la culture française n'est pas une vérité et que c'est toi qui l'est avec tes idées immondes. C'est que tu n'avais rien compris aux enseignements et à l'éducation de l'humanisme et à la culture. Toutes les théories, concepts et développements historiques, tu les as arrangés à ta sauce. À celle qui pouvait dissimuler un profond malaise identitaire et psychologique.
La nation française, selon Zemmour
Eric a du lire les livres à l'envers, écouté les cours avec un traducteur automatique défectueux ou s'est tout simplement trompé de salles et de formation. Pour la licence en doctrine fasciste, ce n'était pas le bon endroit. C'est qu'Eric Zemmour traduit toutes les référence sur la nation française à sa convenance. Il a du oublier (ou fait exprès de l'oublier) ce célèbre discours d'Ernest Renan à la Sorbonne, en 1882, portant la définition que des générations de juristes, d'historiens et d'hommes politiques vont retenir comme définition la plus juste et la plus élaborée. Éric ne pouvait l'ignorer, à l'Institut d'Études Politiques. Ne pas connaître cette référence c'est comme si en médecine, un étudiant n'avait pas appris la place de la vessie dans le corps.
Et cette définition est à l'inverse absolu de ce que Zemmour déclare, à longueur de livres, d'articles et d'émissions de télévision ou de radio, absolument l'inverse. Il devrait d'ailleurs savoir que sans cet accord unanime de la définition d'Ernest Renan, une famille comme celle des Zemmour n'aurait jamais eu sa place en France. Et que dire, plus tard, avec la loi de 1905 qui l'a placé définitivement dans la citoyenneté, au regard de la religion familiale.
Vous écoutez ou vous lisez le discours de la nation de Zemmour et vous aurez l'inverse de ce que des générations d'intellectuels on bâtit, avec difficulté, combat et opiniâtreté. Et pourtant, avec culot, il s'en revendique.
Éric, tu t'es trompé de livres et de citations, ta définition est celle du national socialisme (la doctrine des nazis). Et puis, un Zemmour revendiquant la pureté de la lignée française, c'est comme un Kaddour revendiquant la descendance d'une Jeanne d'Arc. Il n'y a pas de pureté de la race, la race n'existe pas, il n'y a que des citoyens.
Ce n'est plus seulement dans une folle contradiction dans laquelle tu es, Éric, c'est une pièce pathétique et ridicule que tu joues. Un jour, bientôt, lorsque les lumières médiatiques s'éteindront, tu vivras le pire cauchemar de ta vie car les saltimbanques du fascisme, l'histoire a déjà donné et sait les remettre à leur place.
Éric et la vieille astuce de Sc. Po
Aujourd'hui, Eric est considéré comme un homme politique qui, enfin, maîtriserait les références historiques de la France. Dans le monde de ses supporters, il est adulé comme un intellectuel de grand talent et polémiste qui se repère toujours avec le passé, les grands hommes et les citations.
Il faut dire que ce public à la Donald Trump (pour la majorité des troupes) est aussi éloigné de la connaissance historique et culturelle de la France que je ne le suis de celle de la physique nucléaire. Quant aux vrais intellectuels qui le suivent et le supportent, ils ne sont pas dupes, c'est seulement qu'ils se servent de lui pour proférer des vulgarités que leur niveau d'éducation ne leur permet pas.
Attention, que le lecteur ne se méprenne pas, Éric Zemmour est certainement très intelligent et imprégné de l'histoire de France, cela ne fait aucun doute. Vu sa formation initiale et son parcours où l'écrit et les références sont indispensables, on ne pouvait en attendre moins de lui. Mais il faut gratter un peu plus pour trouver la supercherie, non pas de formation, elle est incontestable, mais de communication.
Nous n'étions pas dans la seule institution qui mettait cette méthode en avant mais elle était celle qui en faisait un socle d'apprentissage. Á un tel point qu'elle était caricaturée avec cette phrase moqueuse « Vous donnez n'importe quel sujet à un étudiant de Sc. Po, même sur la vie des paysans du Gatémala septentrional, pendant la période précolombienne, il vous en fera un exposé même s'il ne connaît rien au sujet ». En fait il y a un tout petit vrai mais, en même temps, un très grand malentendu. Ce qu'ils voulaient nous inculquer c'est la connaissance de quelques grandes références que nous devions connaître, car chacune trouvait sa place dans un développement argumentaire. C'est le boulot et la compétence qui devait faire le reste. Or Éric n'est pas historien, loin de là.
Il en est ainsi de Tocqueville, Max Weber, Machiavel et ainsi de suite, les références perpétuelles de Zemmour. C'est en fait une indispensable approche car cela permettait de fixer un sujet autour d'une référence solide, chaque sujet en ayant un, et pouvoir avoir ainsi une base qui permet de rechercher d'autres références. En fin de compte, ces fiches que nous confectionnons (il n'y avait ni Internet, ni Word ni clé USB) était l'équivalent d'une frise historique sur laquelle étaient marqués les principaux personnages, doctrines et dates. Rien de plus, mais rien d'aussi indispensable comme départ de réflexion.
Ainsi, Éric, nos professeurs n'étaient pas dupes et nous prévenaient que si ces connaissances étaient indispensables, ils ne pouvaient être sorties à tout paragraphe pour dissimuler le vide de connaissance et le manque de préparation.
Or, toi, face à un public équivalent à celui de Trump, ou à de vrais intellectuels que tu arranges pour dire ce qu'ils n'osent pas dire, tu uses et abuses de ces références, citations et noms de personnages historiques. Tu n'es pas un historien, seulement un maître de la communication avec une astuce pédagogique donnée par nos professeurs pour que nous ayons un point de départ. Cette astuce pour des jeunes étudiants est tellement caricaturale chez toi, pour berner ton public trumpiste, que je devine très souvent quelle référence tu vas utiliser. Et, bingo, cela ne rate que rarement, Philippe le Bel, Nicolas Fouquet, la bataille de Bouvines et ainsi de suite.
Je ne crois cependant jamais t'avoir entendu citer Hannah Arendt ou tellement peu que cela m'a échappé. C'est que tu n'oserais pas soutenir le regard de cette défunte grande dame, un reste de scrupule humain, car tu aurais tellement honte qu'un fils Zemmour puisse dire qu'Hitler a sauvé les juifs, ta plus épouvantable affirmation.
Et que dirait le général de Gaulle ?
Bien entendu, au premier plan des citations de Zemmour, le général de Gaulle, grand patriote qui ne peut que le conduire à des éloges constantes pour une France mythique, selon lui, celle qui se faisait respecter. Éric, tu ne peux pas faire cette immense erreur, avec ta formation, en cette question particulière de De Gaulle sinon avec l'objectif de manipulation et de contre-vérité. Mais il est vrai que, d'une part, tu connais le niveau abyssale de la plupart de tes supporters, celui de Donald Trump. D'autre part tu sais également que l'électorat de l'ancien RPR, les gaullistes, sont tentés de venir vers toi. Le mensonge ne les dérange pas.
Le général de Gaulle, dont tu prononces le nom cent fois par jour, était l'ennemi le plus grand de l'extrême droite dont tu es le représentant le plus zélé. Cette détestation est allée jusqu'à le condamner à mort et tenter de l'abattre au Petit Clamart.
J'étais très jeune mais j'avais déjà l'âge de lire les inscriptions sur les murs d'Oran, par l'OAS, et pas seulement, disant tout le mal qu'ils pensaient du général de Gaulle. Ton mouvement politique d'extrême droite a toujours condamné le général de Gaulle qui aurait été le traître, celui qui aurait livré la France au déclin, dans les années de décolonisation. Que tu le cites tellement pour légitimer ta position, cela fait de toi un héritier digne de Machiavel. Ton sourire, c'était donc un sourire de celui qui jurait de se venger de sa situation mal vécue. Mais pourquoi ? Personne n'avait émis le moindre doute sur ton attachement à ton pays ou sur tes compétences intellectuelles en raison du patronyme que tu portes. En conclusion , je te dirai que la famille Zemmour t'a donné le prénom d'Eric car c'était la contrepartie d'une assimilation rude et forcée. Les Zohra, Karim et Fatoumata ne te laisseront pas continuer à dire qu'il est anormal de porter des prénoms qui ne seraient pas français. Tes ascendants lointains ont tellement souffert, durant des siècles, de cette injustice, qu'il est honteux de te voir vautré dans cette doctrine immonde et de basses fosses. Les lumières s'éteindront, Éric, et lorsque la réalité te rattrapera, car tu as autant de chances d'être président que moi, reine de Saba, tu retrouveras les ténèbres silencieuses. Celles que tu as décidé qu'elles seraient ton monde.
Le 17 octobre 1961 est commémoré cette année alors que les relations algéro-françaises, suite à une maladresse du président français, sont très tendues. La veille, l'historien Benjamin Stora, invité par Jean-Pierre Elkabbach dans l'émission Europe 1, déclare : «Il faut que la France reconnaisse cette tragédie inexcusable.»
Après avoir déposé une gerbe de fleurs sur les berges de la Seine où furent jetés des Algériens, le président français fait plus que François Hollande qui avait regretté «une sanglante répression».
Il reconnaît officiellement dans un communiqué que des Algériens, manifestant pacifiquement ce jour, ont été sauvagement massacrés en ces termes : «Les crimes commis cette nuit sous l'autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République.» (1) Si la République française reconnaît que ce qui s'est passé le 17 octobre 1961 était un crime d'Etat, il faut aller jusqu'à identifier les véritables auteurs de ce crime. Nous verrons ultérieurement que le préfet de Paris n'avait pas agi seul. Les ordres venaient du sommet de l'Etat sinon comment expliquer l'absence de sanction contre ce préfet ni de la part du ministre de l'Intérieur, ni du Premier ministre, ni du président de la République de l'époque respectivement Roger Fray, Michel Debré et Charles de Gaulle.
Durant 132 ans, beaucoup de généraux qui avaient fait la guerre aux Algériens, comme le général de Gaulle, devaient être poursuivis pour crimes contre l'humanité et qualifiés de Grands Criminels comme les nazis, les fascistes et les sanguinaires dictateurs et colonisateurs. Ce général, alors président de la République, n'avait pas réagi aux massacres du 17 octobre 1961, quand des Algériens, manifestant pacifiquement dans les rues de Paris pour demander l'indépendance, furent tués par la police et furent jetés dans les eaux de la Seine. Ce jour, plus de 200 Algériens ont été massacrés, mais de Gaulle «avait voulu tirer le rideau sur cette affaire.» (2) Ce fut l'un des grands massacres de personnes, pourtant manifestant pacifiquement, de l'histoire contemporaine de l'Europe occidentale. Ce jour les Algériens sortaient dans la rue sans user de la violence, pour le droit à l'indépendance et contre le couvre-feu qui les visait particulièrement. Face à ce défilé pacifique «le préfet Maurice Papon, qui a reçu carte blanche des hautes autorités, dont de Gaulle, lance, avec 7 000 policiers, une répression sanglante. Il y aura 11 730 arrestations et beaucoup plus de 200 morts, noyés ou exécutés parmi les Algériens» (3) La France ne pouvait reconnaître ces crimes commis par sa police car les responsables de ce crime ont continué à exercer d'importantes fonctions dans l'Etat français. Maurice Papon, préfet de Paris, a été ministre jusqu'à 1981 et Roger Fray, ministre de l'Intérieur a été président du Conseil constitutionnel jusqu'à 1983
La France a toujours caché le visage brutal de De Gaulle qui avait toléré la torture et l'utilisation du napalm contre des populations civiles. II est présenté comme le décolonisateur et le libérateur de Paris oubliant l'effort considérable des alliés et la participation de milliers d'Africains dont 340 000 Algériens qui avaient contribué à cette libération. (4) Durant les événements du 13 mai 1958, Pierre Pflimlin, président du Conseil, déclarait dans un état de colère, après une rencontre avec de Gaulle le 27 mai 1958 : «De Gaulle m'a trompé, de Gaulle m'a dupé. C'est un mensonge effronté. Je vais lui infliger un démenti.» (5) Un démenti qui n'aura pas été fait car le président de la République René Coty s'y était opposé. Quand les militaires d'Algérie n'obéissaient pas à ce dernier, lorgnant le pouvoir et obsédé par le retour aux affaires publiques, de Gaulle piétinait la Constitution et soutint des militaires mutins contre un président du Conseil légitime, investi pour un mandat par une Assemblée nationale légitime, le lui demandait son visiteur à trois reprises. Seize années auparavant, il était pour l'usage de la violence excessive contre la population civile et il le faisait montrer d'une manière claire et directe. Quelques heures après les massacres du 8 mai 1945, il envoya un télégramme, daté 12 mai, au gouverneur général Chataigneau lui ordonnant de déclarer publiquement «La volonté de la France victorieuse de ne pas laisser porter aucune atteinte à la souveraineté française. Veuillez prendre toutes les mesures nécessaires pour réprimer tout agissement antifrançais» par «une minorité d'agitateurs » (6) À lire ce télégramme, nous voyons l'image de l'ensemble des Algériens musulmans acquis à l'occupation avec une minorité d'indépendantistes et suggérait au gouverneur général la répression par tous les moyens contre cette minorité.
Était-il atteint d'une cécité ou était-il mal informé pour parler d'une minorité d'agitateurs ? N'avait-il pas vu l'embrasement de plusieurs villes et villages où des milliers d'Algériens manifestaient pacifiquement en brandissant le drapeau algérien. Suivant les consignes de De Gaulle, l'armée française était intervenue pour réprimer cette tentative insurrectionnelle qui n'était autre que «Le premier acte de la révolution algérienne.»(7) Le traitement des manifestations avait montré, encore une fois, le vrai visage du colonialisme sanguinaire et impitoyable sous la conduite de De Gaulle. Le témoignage, en 1982, devant la caméra de René Vautier, de l'écrivain algérien Kateb Yacine, qui était en troisième classe à cette date à Sétif, est édifiant. Il déclarait : «C'est en 1945 que mon humanitarisme s'est confronté pour la première fois aux plus atroces des spectacles. J'avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l'impitoyable boucherie qui provoqua la mort de milliers de musulmans, je ne l'ai jamais oublié.»(8). Dans son roman Nedjma, le même Kateb, écrivait : «Les automitrailleuses, les automitrailleuses, les automitrailleuses, y en a qui tombent et d'autres courent parmi les arbres, y a pas de montagnes, pas de stratégie, on aurait pu couper les fils électriques, mais ils ont la radio et des armes américaines toutes neuves, révolution. Les gendarmes ont sorti leur side-car, je ne vois plus rien autour de moi.» (9) Le bilan était très lourd : 45 000 Algériens tués.
Les instructions du général de Gaulle ont été appliquées, pour non seulement faire couler le sang des Algériens mais pour les humilier encore plus. La répression achevée le 22 mai, «l'armée organise des cérémonies de soumission au cours desquelles les hommes algériens doivent se prosterner devant le drapeau français. On lance un ordre de garde-à-vous le drapeau est levé, la Marseillaise est chantée.»(10) Hitler n'avait pas agi avec les populations européennes en matière d'humiliation comme le fit de Gaulle avec les Algériens.
Il est indubitablement que de Gaulle était directement responsable de ces massacres, dont l'ampleur était énorme avec en plus un cachet nazi. Ses instructions étaient la couverture politique des agissements barbares de l'armée et des milices civiles. Ce jour, très meurtris certes, les Algériens avaient pris bonne note que la phase des revendications par des moyens politiques pacifiques était révolue car elle est improductive. Seule l'action armée mènera vers l'indépendance et la liberté. L'esprit malfaiteur était perceptible chez le dirigeant français avant les massacres du 8 mai. Répondant directement aux revendications algériennes exprimées dans l'AML, à la veille du débarquement d'août 1944 des alliés en Provence, de Gaulle adressait un message-directive au général Martin, Commandant le 19e corps d'armée en Algérie dans lequel il soulignait : «Il faut éviter que pendant que nous libérons l'Europe, l'Afrique du Nord nous glisse entre les doigts.» (11a) Il insistait sur le cas spécifique de l'Algérie en précisant : «L'Algérie, par ailleurs, ne doit pas ternir l'image d'une France à la souveraineté recouvrée.» (11b)
Dès sa nomination, l'organe d'information du FLN El Moudjahid rappelait que de Gaulle, alors président du Conseil en 1945 «n'avait pu empêcher Sétif et les fours crématoires d'Héliopolis.»(12)
Il avait utilisé l'aviation et la marine contre des douars. Le rapport de forces était trop déséquilibré. Des civils algériens sans armes face à une armée dotée de moyens terrestres, aériens et navals. Il avait sur la conscience 45 000 civils tués sur son ordre. Les massacres des civils désarmés à Sétif, à Guelma, à Kherrata et dans d'autres régions de l'Algérie restent indélébiles dans la mémoire des Algériens comme étant l'œuvre d'un dirigeant des criminels qui avaient agi sur ses instructions écrites. Malgré leur défaite, Hitler le naziste et Mussolini le fasciste avaient des émules en France, réunissant en même temps ces deux doctrines néfastes. Ils étaient : Charles de Gaulle, le chef du gouvernement, Yves Chataigneau, le gouverneur d'Algérie, André Tixier, le ministre de l'Intérieur, Lestrade Carbonnel, le préfet de Constantine, le général Raymond Duval, commandant l'intervention de l'armée, ordonnée par de Gaulle le 11 mai, le général Henri Martin, commandant la Subdivision territoriale de Constantine, André Achiary, le sous-préfet de Guelma, devenu chef de milice et le colonel Monniot. Le gouverneur d'Algérie a été désigné par de Gaulle dans ses mémoires comme l'homme de la répression de Sétif et le colonel Monniot déplaça, le 15 mai, son poste de commandement de Bône à Guelma pour mieux diriger les actions sanglantes.
Les manifestations avaient cessé depuis le 15 mai, mais la répression se poursuivait avec des moyens lourds. De Gaulle faisait la guerre totale à une population civile sans défense en employant l'aviation. Les bombardements aériens ont été «du 9 au 19 mai, douze bombardiers B-26 effectuèrent trente-neuf missions, dont quinze bombardements et lâchèrent plus de trente huit tonnes de bombes. Douze chasseurs bombardiers A-24 venus de Meknès et basés à Sétif depuis le 10 mai effectuèrent trente-sept vols à basse altitude et cinq bombardements au cours desquels ils envoyèrent trois tonnes de bombes. Le croiseur Duguay-Trouin fit feu à dix reprises dans la région de cap Aokas.» (13) Dans le rapport publié, en avril 2005, par la Ligue des Droits de l'Homme «Sur le mouvement insurrectionnel du 8 mai 1945.» établi par la commission présidée par général de gendarmerie Paul Tubert décrit l'armement des insurgés : Très insuffisant. Les armes emmenée d'ailleurs de l'extérieur sont rares, peut-être une centaine... Un quart à peine des insurgés avait un fusil de chasse.
La masse était armée de couteaux, rasoirs, sabres, massues, haches, etc. Tubert, membre du Comité central provisoire de la Ligue des Droits de l'Homme, a été désigné par le de Gaulle le 19 mai 1945, mais n'a pu se rendre, avec les autres membres de la commission à Sétif, que le 25 mai, quand tout y était terminé. La commission a dû interrompre sa mission sur ordre du gouvernement du général de Gaulle. Le lendemain, il fut rappelé à Alger par le gouverneur d'Algérie si bien qu'il n'a pu se rendre à Guelma où la milice d'Andria Achiary, un futur chef de l'OAS, continuait la répression. De Gaulle avait voulu sauver Andria Achiary, l'organisateur des milices. L'enquête menée par cette commission fit des constatations frappantes, relatives au nationalisme des petits Algériens qui l'affichaient dans les écoles.
Monsieur Macron si les policiers avaient agi sous l'autorité du préfet Papon, celui-ci était sous l'autorité du ministre de l'Intérieur qui lui-même était sous l'autorité du Premier ministre qui à son tour était sous l'autorité du président de la République. Le premier responsable de ces crimes du 17 octobre 1961 était de Gaulle.
(Voir annexe : intervention de Claude Boulet au Conseil municipal de Paris, le 27 octobre 1961)
Intervention de Claude Bourdet au Conseil municipal de Paris, le 27 octobre 1961
«Monsieur le Préfet de Police» Les silences de Monsieur Maurice Papon. Claude Bourdet
«J'en viens d'abord aux faits. Il n'est guère besoin de s'étendre. Parlerai-je de ces Algériens couchés sur le trottoir, baignant dans le sang, morts ou mourants, auxquels la Police interdisait qu'on porte secours ? Parlerai-je de cette femme enceinte, près de la place de la République, qu'un policier frappait sur le ventre ? Parlerai-je de ces cars que l'on vidait devant un commissariat du Quartier latin, en forçant les Algériens qui en sortaient à défiler sous une véritable haie d'honneur, sous des matraques qui s'abattaient sur eux à mesure qu'ils sortaient ? J'ai des témoignages de Français et des témoignages de journalistes étrangers. Parlerai-je de cet Algérien interpellé dans le métro et qui portait un enfant dans ses bras ? Comme il ne levait pas les bras assez vite, on l'a presque jeté à terre d'une paire de gifles. Ce n'est pas très grave, c'est simplement un enfant qui est marqué à vie !
Je veux seulement mentionner les faits les plus graves et poser des questions. Il s'agit de faits qui, s'ils sont vérifiés, ne peuvent pas s'expliquer par une réaction de violence dans le feu de l'action. Ce sont des faits qui méritent une investigation sérieuse, détaillée, impartiale, contradictoire.
D'abord, est-il vrai qu'au cours de cette journée, il n'y ait pas eu de blessés par balle au sein de la Police ? Est-il vrai que les cars radio de la Police aient annoncé au début de la manifestation dix morts parmi les forces de l'ordre, message nécessairement capté par l'ensemble des brigades... et qui devait donc exciter au plus haut point l'ensemble des policiers ? C'était peut-être une erreur, c'était peut-être un sabotage, il faudrait le savoir ; et peut-être, d'autre part, n'était-ce pas vrai. C'est pour cela que je veux une enquête.
De même, est-il vrai qu'un grand nombre des blessés ou des morts ont été atteints par des balles du même calibre que celui d'une grande manufacture qui fournit l'armement de la Police ? Qu'une grande partie de ces balles ont été tirées à bout portant ? Une enquête dans les hôpitaux peut donner ces renseignements. Il est clair que ce n'est pas n'importe quelle enquête et que ceux qui la feraient devraient être couverts par son caractère officiel et savoir qu'ils ne risqueraient rien en disant la vérité.
Et voici le plus grave : est-il vrai que dans la «cour d'isolement» de la Cité, une cinquantaine de manifestants, arrêtés apparemment dans les alentours du boulevard Saint-Michel, sont morts ? Et que sont devenus leurs corps ? Est-il vrai qu'il y a eu de nombreux corps retirés de la Seine ? Dans les milieux de presse, et pas seulement dans les milieux de la presse de gauche, dans les rédactions de la presse d'information, on parle de 150 corps retirés de la Seine entre Paris et Rouen.
C'est vrai ou ce n'est pas vrai ? Cela doit pouvoir se savoir. Une enquête auprès des services compétents doit permettre de le vérifier. Cela implique, ai-je dit, non pas une enquête policière ou administrative, c'est-à-dire une enquête de la Police sur elle-même, mais une enquête très large, avec la participation d'élus.
J'en viens maintenant au propos qui est pour moi l'essentiel : celui qui vous concerne directement, Monsieur le Préfet de Police. Mon projet n'est pas de clouer au pilori la Police parisienne, de prétendre qu'elle est composée de sauvages, encore qu'il y ait eu bon nombre d'actes de sauvagerie. Mon projet est d'expliquer pourquoi tant d'hommes, qui ne sont probablement ni meilleurs, ni pires qu'aucun de nous, ont agi comme ils l'ont fait. Ici je pense que, dans la mesure où vous admettrez partiellement ces faits, vous avez une explication. Elle a d'ailleurs été donnée tout à l'heure : elle réside dans les attentats algériens, dans les pertes que la Police a subies.
Il s'agit seulement d'expliquer, sur le plan subjectif, l'attitude de la Police, cette explication est, en partie, suffisante. Nous nous sommes inclinés assez souvent ici sur la mémoire des policiers tués en service commandé pour le savoir, mais cela n'explique pas tout. Et surtout, ces explications subjectives ne suffisent pas. Le policier individuel riposte lorsqu'il est attaqué, mais il faut voir les choses de plus loin. Ce qui se passe vient d'une certaine conception de la guerre à outrance menée contre le nationalisme algérien. Ici on peut me répondre : «Auriez-vous voulu que nous laissions l'ennemi agir librement chez nous ? Et même commettre des crimes impunément ?» Sur ce plan, la logique est inévitable : l'ennemi est l'ennemi ; il s'agit de le briser par tous les moyens, ou presque. Mais l'ennemi répond alors de la même façon, et on arrive là où nous sommes aujourd'hui. Il était impossible qu'il y ait une guerre à outrance en Algérie et qu'il ne se passe rien en France. Mais ce que je dis - et cela me semble vérifié pour tout ce qu'on a dit ici, à droite, sur la puissance du FLN en France, et sur la menace qu'il représente -, c'est qu'il aurait pu rendre la situation infiniment plus grave qu'il ne l'a rendue.
La guerre à outrance
Les dirigeants algériens ont agi non pas en vertu de sentiments d'humanité mais dans leur propre intérêt, parce qu'ils voulaient pouvoir organiser les Algériens en France, parce qu'ils voulaient «collecter» comme on l'a dit et cela, vous le savez bien, en général beaucoup plus par le consentement que par la terreur. Il y avait là aussi, probablement, l'influence d'un certain nombre de cadres algériens, en particulier de ces cadres syndicaux de l'UGTA, très enracinés dans le mouvement syndical français, très proches de la population métropolitaine, hostiles au terrorisme. Ce sont malheureusement eux, justement, parce qu'ils étaient connus, repérés, voyants, qui ont été les premiers arrêtés, souvent déportés en Algérie, et on ne sait pas malheureusement, vous le savez, ce que ceux-là sont devenus.
Vous répliquerez qu'il y a eu, dès le début de la guerre, des règlements de compte entre Algériens, des liquidations de dénonciateurs, etc., c'est-à-dire des crimes que la Police ne pouvait pas tolérer, quelle que fût sa politique. Oui, mais il y a, pour la Police, bien des façons d'agir et dans les premiers temps, on n'a pas vu se produire, du côté policier, les violences extrêmes qui sont venues ultérieurement. Ce que je dis, c'est qu'à un certain moment, on a estimé que cette action de la Police ne suffisait pas.
On a estimé qu'il fallait qu'à la guerre à outrance menée contre le FLN en Algérie corresponde la guerre à outrance menée contre le FLN en France. Le résultat a été une terrible aggravation de la répression, la recherche par tous les moyens du «renseignement», la terreur organisée contre tous les suspects, les camps de concentration, les sévices les plus inimaginables et la «chasse aux ratons».
Je dis, Monsieur le Préfet de Police, que vous-même avez particulièrement contribué à créer ainsi, au sein d'une population misérable, épouvantée, une situation où le réflexe de sécurité ne joue plus. Je dis que les consignes d'attentats contre la Police étaient bien plus faciles à donner dans un climat pareil de désespoir. Je dis que même si de telles consignes n'existaient pas, le désespoir et l'indignation suffisaient souvent à causer des attentats spontanés, en même temps qu'à encourager ceux qui, au sein du FLN, voulaient en organiser. Je dis qu'on a alimenté ainsi un enchaînement auquel on n'est pas capable de mettre fin.
Est-il vrai ?
Je pense, Monsieur le Préfet de Police, que vous avez agi dans toute cette affaire exactement comme ces chefs militaires qui considèrent que leur propre succès et leur propre mérite se mesurent à la violence des combats, à leur caractère meurtrier, à la dureté de la guerre. C'était la conception du général Nivelle au cours de l'offensive du Chemin des Dames, et vous savez que l'Histoire ne lui a pas été favorable. C'est cette conception qui a été la vôtre à Constantine et celle que vous avez voulu importer dans la région parisienne, avec les résultats que l'on sait. Maintenant, vous êtes pris à votre propre jeu et vous ne pouvez pas vous arrêter, même en ce moment, à une époque où la paix paraît possible. La terreur à laquelle la population algérienne est soumise n'a pas brisé la menace contre vos propres policiers, bien au contraire. J'espère me tromper, j'espère que vous n'aurez pas relancé, d'une manière encore pire, l'enchaînement du terrorisme et de la répression.
Car, enfin, il n'était pas condamnable, il était excellent que le FLN cherche, lui, à sortir de cet engrenage par des manifestations de rue, des manifestations dont un grand nombre de gens ont dit qu'elles étaient, à l'origine, pacifiques. Nous aurions dû comprendre, vous auriez dû comprendre, que c'était là l'exutoire qui permettrait au désespoir de ne pas se transformer en terrorisme. Au lieu de cela, vous avez contribué à créer une situation pire. Vous avez réussi, et peut-être certains s'en félicitent-ils, à dresser contre les Algériens, il faut le dire, une partie importante de la population parisienne qui ne comprend pas évidemment pourquoi ces Algériens manifestent. Elle n'est pas algérienne, cette population, elle ne vit pas dans les bidonvilles, sa sécurité de tous les instants n'est pas menacée par les harkis, etc. Alors, évidemment, «que viennent faire dans les rues ces Algériens ? Leur attitude est incompréhensible !»
Je dis, Messieurs les Préfets, mes chers collègues, que loin de chercher à réprimer l'agitation politique des Algériens, nous devons dans cette perspective de négociation, de paix, qui s'ouvre enfin, même si c'est trop tard - nous devons chercher à légaliser l'activité politique des Algériens en France. Il faut que leur action politique s'effectue au grand jour, avec des organisations légales, donc contrôlables, avec des journaux que l'on puisse lire. Nous devons leur laisser d'autres moyens que ceux du désespoir.
Monsieur le Préfet de Police, cela suppose que vous, vous changiez d'attitude. Ici je suis obligé de vous poser une question très grave. Je vous prie, non pas de m'en excuser, car vous ne m'en excuserez pas, mais de comprendre qu'il est difficile, pour un journaliste qui sait que son journal sera saisi, si quoi que ce soit déplaît un peu trop à la Police ou au gouvernement, d'écrire un article sur ce sujet. Mais quand ce journaliste est conseiller municipal, il a la possibilité de venir dire ces choses à la tribune et de les dire sans ambages.
Voici ma question : est-il vrai qu'au mois de septembre et d'octobre, parlant à des membres de la Police parisienne, vous ayez affirmé à plusieurs reprises que le ministre de la Justice avait été changé, que la Police était maintenant couverte, et que vous aviez l'appui du gouvernement ? Si c'était vrai, cela expliquerait, en grande partie, l'attitude de la Police au cours de ces derniers jours. Si ce n'est pas vrai, tant mieux. De toute façon, d'ici quelques années, d'ici quelques mois, quelques semaines peut-être, tout se saura, et on verra qui avait raison. Et si j'avais eu tort aujourd'hui, je serais le premier à m'en féliciter.»
- Extrait du livre»Mes batailles» de Claude Bourdet (Ed. In Fine, 1993) pages 161/167 et aussi paru dans la revue France-Observateur du 2 novembre 1961
-Même si Papon a été débouté de la plainte déposée contre lui, tous ces faits, tous ces massacres ont été complètement avérés au cours du procès, cependant aujourd'hui le gouvernement français ne les a toujours pas officiellement reconnus.
A voir aussi le documentaire : Mémoires sauvées du vent, qui fait un retour sur la répression de la manifestation du 17 octobre 1961, et la lente intégration des travailleurs algériens, des bidonvilles aux cités de relogement, avec les conséquences que l'on sait.
A partir d'archives, ce document relate les événements d'octobre 1961, du couvre-feu imposé aux «Français musulmans d'Algérie» par le préfet de police Maurice Papon, à la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 qui aurait fait près de 300 victimes selon les historiens, en passant par les rafles qui l'ont suivie et le retour forcé vers leurs «douars d'origine» des interpelés. Puis il s'attarde sur la condition des travailleurs algériens dans les bidonvilles de Nanterre, avec cet entretien mené par Monique Hervo qui y a séjourné, jusqu'à leur transfert sous l'impulsion du gouvernement de Jacques Chaban-Delmas vers des cités de relogement... avec les conséquences que l'on sait : la progressive ghettoïsation de ces quartiers. Dès les années 70, on n'hésite plus à parler dans les médias de «seuil de tolérance», de «cote d'alerte», de «Français de souche» qui désertent ces banlieues... Une mise à l'index qui trouvera son exutoire dans le vote populiste des années 80, jusqu'aux émeutes de 2005 qui, trente ans plus tard, démontrera à une France médusée la face cachée d'une politique de la ville réduite à sa plus simple expression. Racisme, discriminations, contrôles au faciès, bavures policières... la liste est longue des renoncements d'une République, qui n'a toujours pas soldé les séquelles de ses guerres coloniales.
Source : Autour du 17 octobre 1961, Rebeyllion. Info du 7 novembre 2003.
Référence :
1. France 24 du 17 octobre 2021.
2. Le Monde du 17 octobre 2011, Le 17 octobre 1961 ce massacre occulté de la mémoire collective.
2. Soren Seelow, Le Monde du 17 octobre 2011, Le 17 octobre 1961: « ces massacres a été occulté de la mémoire collective»
3. Les massacres du 17 octobre 1961 à Paris «Ici on noie les Algériens !» Reybellion.info du 17 octobre 2020.
4. Note de l'état-major des armées (EMA), mars 1940, Archives du SHAT, 9N22.
5. Raymond Tournoux, Le tourment et la fatalité. 1958-1974, Tout fini par se savoir. Plon, p 11 et 13.
6. De Gaulle et le problème algérien 1958 article Guy Pervillé.
7. Claire Arsenaul : le 8 mai 1945, à Sétif, le premier acte de la révolution algérienne. Rfi fr.
8. Illusions perdues. Le 8 mai 1945 à Sétif par Kateb Yacine, Algérie - hier.
9. Humanité du 28 octobre 2004.
10. L'Expresse du 17 août 2015, 1945, derniers secrets ; Sétif, le massacre occulté.
11. a et b - Charles-Robert Ageron livre, L'Algérie algérienne de Napoléon à de Gaulle, Paris, Sindbab 1980 pages 243.
12. El Moudjahid n° du 29 mai1958.
13. Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, Une subversion française dans l'Algérie coloniale, Arrêter les massacres 19-29 mai 1945, Dans Guelma (1945 Edition La Découverte (2009), p 172-182.
Historia : « Guerre d’Algérie. Paroles de soldats »
Deux millions d’appelés ont combattu en Algérie. À leur retour, la plupart se sont tus. Comment parler de leur expérience à leurs parents ou leurs grands-parents qui avaient déjà connu deux guerres mondiales ? Ou à des civils qui n’avaient pas pris la mesure de ce conflit ? Depuis une quinzaine d’années, encouragée par les historiens et des associations d’anciens combattants, leur parole se libère peu à peu. L’historien Tramor Quemeneur, ancien élève de Benjamin Stora, recueille depuis plus de vingt ans leurs témoignages. Historia en publie une sélection inédite, passée au filtre de la rigueur scientifique. Une immersion qui reflète toute la complexité de cette « guerre sans nom ».
« La guerre d’Algérie, guerre fratricide de populations cohabitant depuis plus de cent trente ans, guerre asymétrique opposant une armée conventionnelle à une autre pratiquant la guérilla, a donc constitué un conflit où tous les coups étaient permis, et tous les moyens utilisés. Est-ce à dire qu’il n’y a pas eu des traces d’humanité dans ce conflit ? » interroge Tramor Quemeneur. La réponse est précisément dans ce numéro entièrement consacré à la guerre d’Algérie et à ceux qui y ont participé.
Paroles de soldats en guerre d'Algérie
1Pour l’historien des médias, la guerre d’Algérie apparaît comme un cas d’école : véritable guerre, elle met en scène tous les arsenaux des propagandes croisées et des censures avouées ou occultes, mais, dans le même temps, elle se déroule sous un feu médiatique permanent, puisque la France de l’époque est une démocratie qui se doit de respecter les libertés fondamentales. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que l’on assiste à une guerre dévoilée, presque transparente, dont la publicité serait assurée, au moins en métropole, par une presse écrite régie par la loi du 29 juillet 1881, et donc très libre [1][1]Pour développer et nuancer ce propos, voir : Laurent Martin, «…. Bien sûr, il n’en fut pas ainsi : les gouvernements successifs, les différents corps constitués au premier rang desquels l’armée, entreprirent dès le début des « événements » d’Algérie de proposer aux médias, et à travers eux au public français, une version expurgée de la « pacification ». Comme toujours en temps de guerre, à côté des mensonges et des contrevérités amplement diffusés, une part importante du déroulement des « opérations » fut passée sous silence : la torture et plus généralement toutes les exactions commises par l’armée française furent mises sous le boisseau.
2Cependant, il n’est jamais facile de faire taire tout le monde, alors que près de deux millions de soldats sont allés « maintenir l’ordre » en Algérie et que de nombreux Français étaient prêts à écouter un message divergeant de la version officielle, à condition que quelques médias aventureux acceptent de les diffuser. Ainsi, les témoins étaient nombreux, même si bien peu d’entre eux étaient disposés à parler. Les services de l’armée et de la police contrôlaient étroitement les journalistes, photographes et cameramen afin qu’ils ne puissent pas accomplir leur travail d’investigation et de révélation. L’accès aux zones « sensibles » restait réservé à ceux qui avaient fait preuve de leur patriotisme à l’égard de la politique gouvernementale et de la cause de l’Algérie française. Pour franchir l’obstacle des multiples censures, il fallait donc que des témoins prennent la parole. Mais il fallait que ces témoins fussent au-dessus de tout soupçon : les victimes, particulièrement les « musulmans », étaient discréditées d’avance par les services officiels d’information, tandis que les civils ne pouvaient qu’être suspects d’arrière-pensées politiques. Restaient les militaires, ceux qui avaient vu les exactions, voire ceux qui avaient participé à certaines d’entre elles.
3Cinquante ans après les faits, les historiens s’accordent pour constater que nombreux furent les témoins d’actes répréhensibles de tous ordres, depuis les vexations et la brutalité inutile au cours des arrestations jusqu’aux tortures sadiques et à la barbarie organisée. Pourtant, les solidarités de corps, la loi du silence au sein de la « grande muette », la peur des représailles ou le patriotisme firent taire l’immense majorité des militaires, qu’ils fussent appelés du contingent ou soldats professionnels. La loi du silence s’est longtemps imposée sur l’action de l’armée française en Algérie ; à tel point, qu’un demi-siècle après le déclenchement de la guerre, le sujet peut encore mobiliser le public, et les médias qui cherchent à abreuver sa soif de connaissance.
4Il ne s’agit pas ici de traiter de l’ensemble de la question de la révélation durant la guerre d’Algérie, qui est maintenant bien connue ; il ne s’agit pas de retracer l’action, essentielle, de ceux qui ont lutté contre la torture et pour la paix en Algérie ; il s’agit seulement d’aborder le sujet de la parole de soldats dans les médias. Il faut enfin souligner que le panorama exposé ici est loin d’être exhaustif, mais qu’il vise à repérer de grandes étapes.
5Durant la guerre d’Algérie, comme dans toutes les guerres, les militaires sont encadrés et leurs activités sont présentées sous un jour favorable : héros pour quelques-uns, bons et serviables au service d’une noble cause pour la plupart, les soldats français s’opposent à des ennemis souvent cruels et lâches qui sont au service du mal ; telle est la version officielle. Dans les médias contrôlés par l’État, l’Agence France-Presse, la télévision et la radio, pour les journaux à grand tirage fidèles au gouvernement, à l’armée et à la nation, il s’agit de mettre en scène l’œuvre française, de rassurer la population métropolitaine et de la convaincre de la justesse des options prises. En effet, entre 400 000 et 500 000 hommes sont déployés en Algérie, pour l’essentiel afin de quadriller le territoire et de maintenir l’ordre, il faut donc rassurer les familles tout en montrant que les unités spécialisées, notamment les « paras », vont assurer la victoire française. Les études sur l’AFP, l’émission « Cinq Colonnes à la une » ou l’hebdomadaire Paris-Match décrivent toutes ces réalités [2][2]Barbara Vignaux, « L’Agence France-Presse en guerre d’Algérie… : des médias de masse tenus en tutelle par le gouvernement, une armée qui contrôle sa communication, particulièrement au niveau des images, des médias qui acceptent de jouer ce rôle de relais des pouvoirs civil et militaire. On assiste ainsi à une rhétorique de guerre manichéenne, qui vante la noblesse de l’action française, la fidélité des Français musulmans d’Algérie, tandis que l’ennemi, que l’on avilit à loisir, est en passe de perdre la guerre sous l’action des paras dont la victoire est annoncée. À la fin de la période, devant l’évolution de la situation, il apparaît nécessaire d’ajouter le thème de la paix, que l’armée doit imposer aux « ultras » de tous bords.
6Dans ce cadre général, les soldats du contingent n’ont qu’une place réduite, celle assignée par exemple au « sergent Robert » dans Cinq Colonnes à la une le 9 janvier 1959 : « le sergent Robert, en un emploi du temps exemplaire, enseigne le matin, se bat l’après-midi contre un ennemi invisible et retrouve le soir la sécurité du camp » (H. Eck, p. 99). Les grands quotidiens, France-Soir, Le Parisien libéré, Le Figaro, etc. relaient cette vulgate officielle. En revanche, quelques journaux commencent à manifester une voix discordante en donnant la parole aux soldats. Dès janvier 1955, L’Humanité, ouvre ses colonnes aux lettres des appelés : dans « Le coin du soldat » ils peuvent raconter leur vie quotidienne [3][3]Ludivine Bantigny, « Appelés et rappelés en guerre d’Algérie…, mais la mise en forme de la rédaction du quotidien transforme souvent le témoignage en texte politique. À partir d’août 1956, Le Canard enchaîné, publie une rubrique, « Carnets de route de l’ami Bidasse », tenue par Jean Clémentin, qui décrit le quotidien des appelés en Algérie [4][4]Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les fortunes de la vertu,….
Les témoignages
7Toutefois, la réalité de la situation coloniale et de la guerre plonge les soldats dans une cruelle alternative : se taire ou témoigner d’une vérité différente de la version officielle. Il faut souligner ici le poids des chrétiens, notamment des militants du scoutisme, de l’ACJF, de la JOC ou de la JAC : alors qu’ils accomplissent leur devoir de citoyens durant leur service militaire, ils se trouvent confrontés à une situation qui les révulse. Nombre d’entre eux entreprennent d’écrire des confessions, un carnet de route ou des lettres à des proches ; l’historien en découvre souvent à l’occasion d’entretiens avec des anciens d’Algérie [5][5]L’historien Jean-Charles Jauffret en cite plusieurs dans son…. La plupart de ces témoignages sont longtemps restés cachés, mais quelques-uns d’entre eux sortent au grand jour durant la guerre.
8Le 15 février 1957, Témoignage chrétien annonce qu’il publie son trente-huitième « Cahier du Témoignage chrétien » intitulé « Le dossier Jean Muller, de la pacification à la répression » ; il s’agit d’extraits de lettres écrites par un jeune appelé, Jean Muller, ancien chef scout et militant de l’AJCF, mort dans une embuscade en Algérie le 27 octobre 1956. Les lettres qu’il a adressées à ses amis révèlent à beaucoup de lecteurs l’emploi systématique de la torture en Algérie. Ainsi, après avoir décrit les divers procédés de torture employés couramment, Jean Muller écrit : « Nous sommes loin de la pacification pour laquelle nous avions été rappelés ; nous sommes désespérés de voir jusqu’à quel point peut s’abaisser la nature humaine et de voir des Français employer des procédés qui relèvent de la barbarie nazie. […] Au camp, nous avons créé un groupe de chrétiens (catholiques) et nous réfléchissons sur les événements qui nous préoccupent. Nous agissons dans la compagnie pour que soient affirmées la justice, la vérité, la charité fraternelle et que, dans toute la mesure du possible, elles soient appliquées. Il faut avouer que ce sont les chrétiens qui sont au noyau de cette affaire. Je te préviens que si tu veux faire respecter la justice ou être charitable envers les plus déshérités, envers les Arabes, on te cherchera des histoires ».
9C’est à partir de ce premier texte, qui vaut une saisie à L’Humanité qui en avait publié les bonnes feuilles, que commence la publication d’une série de témoignages. En mars, paraît une nouvelle brochure publiée par le Comité de résistance spirituelle, « Des rappelés témoignent », dont la préface est signée collectivement notamment par Jean-Marie Domenach, Henri-Irénée Marrou, Robert Barrat, André Philip, René Capitant, Paul Ricœur, René Rémond, le père Boudouresque et des prêtres de la Mission de France. Les manifestations de rappelés, soldats du contingent ayant terminé leur temps de service militaire mais rappelés quelques mois après pour faire face aux besoins de la « pacification », avaient été nombreuses en 1955-1956 ; mais comme elles se déroulaient avant leur départ, elles étaient considérées comme le fait de mauvais Français, manipulés par des militants communistes. En revanche, les témoignages de soldats rendus à la vie civile acquièrent une grande force. Quelques semaines plus tard, une publication de la librairie Plon, préfacée par Raoul Girardet, Ceux d’Algérie, lettres de rappelés, précédées d’un débat entre Jean-Yves Alquier, Roger Barberot, Jean-Claude Kerspern, Michel Massenet, Jacques Merlin, René Perdriau, lui répond en défendant l’honneur de l’armée. Cet épisode reflète la coupure de l’opinion française : les opposants à la guerre ou aux méthodes employées pour la faire se trouvent confrontés à ceux qui justifient l’armée au nom de la grandeur de la France et de sa mission. Au début de l’année 1957, la « bataille d’Alger », au cours de laquelle les paras du général Jacques Massu et du lieutenant-colonel Marcel Bigeard sont employés à des besognes de police et de basse police, accentue les clivages entre les partisans de l’efficacité (à court terme) et ceux qui prônent une répression plus soucieuse des hommes.
10Les témoignages de soldats deviennent alors des arguments de poids jetés dans la bataille. Cependant, la nouveauté provient d’officiers du contingent ou de carrière qui jettent leurs galons dans la balance. En mars 1957, Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui vient de passer six mois en Algérie, publie en feuilleton dans L’Express le livre Lieutenant en Algérie. Le 7 mars 1957, un héros de la France libre, le général de parachutistes Jacques Paris de Bollardière, qui commande dans l’Atlas blidéen, adresse au général Salan une lettre dans laquelle il demande à être relevé de ses fonctions, en réponse à la directive du général Massu qui prescrit une « accentuation de l’effort policier ». Le 27, L’Express, dont le directeur, Jean-Jacques Servan-Schreiber, a servi sous ses ordres, publie la lettre du général qui dénonce « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre, sous le prétexte fallacieux d’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à présent la grandeur de notre civilisation et de notre armée ». Le général est frappé de deux mois d’arrêts de forteresse, de même que le capitaine Pierre Dabezies qui s’est déclaré solidaire dans L’Express. La torture devient tellement présente dans le débat et au sein de l’armée que le général Pierre Billotte, ancien ministre de la Défense nationale et Compagnon de la Libération, se doit de rappeler dans la revue Preuves les règles de l’honneur militaire. Dans les mois qui suivent, Robert Bonnaud, de retour d’Algérie publie « La paix des Némentchas » dans la revue Esprit (avril 1957), tandis que Les Temps modernes, publient, en juillet 1957, « Jours kabyles » de Georges Mattéi.
11Cependant, après le retour du général de Gaulle au pouvoir, les témoignages se raréfient ; on peut encore citer Témoignage chrétien du 18 décembre 1959 dans lequel quatre officiers témoignent : « Quand des jeunes m’interrogent, dit un prêtre, je leur réponds : voilà ce qui se passe là-bas. À moins que tu ne te sentes une vocation particulière au martyre, c’est-à-dire au témoignage, il vaut mieux que tu te prépares de ton mieux à affronter le drame qui t’attend là-bas et qui te laissera inévitablement marqué ». Mais ce sont plutôt les intellectuels qui s’emparent du débat sur la guerre d’Algérie. La « Déclaration sur le droit à l’insoumission », généralement appelé « Manifeste des 121 », publiée le 4 septembre 1960, à laquelle répond le « Manifeste des intellectuels français » du 7 octobre 1960, situe le débat loin des réalités du contingent, même si, à la même époque, Jérôme Lindon publie le livre de Noël Favrelière, Le désert à l’aube (Minuit, 1960), le récit de ce soldat qui a déserté le 19 août 1956 pour sauver un prisonnier algérien menacé d’une exécution sommaire. Mais il s’agit alors de faire la paix au plus vite et de lutter contre l’OAS pour accélérer le processus. Il est d’ailleurs étonnant que les « soldats perdus » de l’OAS aient peu fait appel, ou seulement a posteriori, aux témoignages de militaires pour défendre leur cause [6][6]On peut citer : Lieutenant X, « Pourquoi nous avons perdu la…. Peut-être croyaient-ils qu’ils ne passionneraient pas les foules [7][7]Tramor Quemeneur, « La discipline jusque dans l’indiscipline,….
12Au final, collectivement, la génération des soldats de la guerre d’Algérie a choisi de se taire ; les témoignages directs durant la période de la guerre sont finalement des exceptions peu nombreuses. Ce silence collectif explique sans doute pourquoi la plaie a mis un temps considérable à se refermer et pourquoi, pour beaucoup d’entre eux, elle s’ouvre à nouveau régulièrement. C’est alors le cinéma et la télévision qui deviennent les moteurs des surgissements de mémoire.
Le réveil des mémoires
13Si la parole des soldats n’a pas complètement disparu après la guerre, elle est victime du même étouffement que l’histoire de la guerre elle-même. Quelques œuvres entretiennent le feu qui couve sous la cendre : Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier (1972), RAS d’Yves Boisset (1973), L’honneur d’un capitaine de Pierre Schoendoerffer (1981) ou Cher frangin de Gérard Mordillat (1987) [8][8]Pour un panorama plus complet, voir Guy Hennebelle (dir), La…. Du côté des livres, Yves Courrière fait parler nombre de soldats dans sa fresque en quatre tomes, La guerre d’Algérie, publiée de 1968 à 1971 par Fayard. Le général Jacques Massu suscite la polémique avec la publication de La vraie bataille d’Alger (Plon, 1971). À la télévision également, des émissions littéraires (Yves Courrière en 1969 à Clio, les livres et l’histoire), des documentaires (Quatrième mardi, trois émissions de Paul-Marie de la Gorce et Igor Barrère en 1972) ou des débats (Les Dossiers de l’écran) entretiennent la flamme du souvenir [9][9]Pour une recension beaucoup plus exhaustive, voir Béatrice…. Mais il faut attendre encore un peu pour que les mémoires se réveillent.
14À partir du milieu des années 80, la fin du monopole d’État sur la télévision, la multiplication des chaînes privées et la concurrence ont favorisé l’émergence d’une mémoire et d’une histoire télévisuelles. À la même époque, les historiens ont commencé à publier abondamment sur le sujet. Enfin, à partir des émeutes d’octobre 1988, l’Algérie connaît de profonds bouleversements, qui mènent à la guerre civile. La conjonction de ces trois phénomènes a suscité un volume considérable de littérature et d’images. En 1987, le 25e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie a donné lieu à de nombreuses publications, spécialement dans la presse. Il fut suivi, en décembre 1988, d’un important colloque organisé par l’Institut d’histoire du temps présent sur « La guerre d’Algérie et les Français ». En septembre 1990, la diffusion sur FR 3 d’une série documentaire en cinq volets du réalisateur anglais Peter Baty, La Guerre d’Algérie, a ouvert la voie à d’autres émissions. Antenne 2 a programmé Les Années algériennes, quatre volets signés Benjamin Stora, en septembre-octobre 1991.
15Mais c’est le film La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, sorti en salles en février 1992 et diffusé sur Canal Plus en mars 93, qui fait date. Dans ce film, quatre heures durant, des soldats français racontent leur guerre d’Algérie. Pour ces jeunes Français, l’Algérie c’est le traumatisme de la guerre et de la mort mais c’est également le choc de la misère de la population musulmane. La mort d’un camarade demeure ce qui soulève la plus forte émotion rétrospective. Les appelés racontent l’ordinaire de la guerre, avec les gardes, les marches, les embuscades, les accrochages ou les ratissages et, par-dessus tout, la peur permanente. Ils évoquent la grande fraternité des hommes des casernes, la vie du troufion sous la tente ou dans le djebel, la bière qui coule à flot, la « bouffe, toujours dégueulasse », la monotonie, l’ennui et les menus dérivatifs, la lecture (pour quelques-uns), les interminables parties de cartes, l’attente du courrier qui demeure le seul lien avec les parents, la fiancée ou l’épouse, l’absence de désir et de plaisirs. Ils expliquent le travail quotidien, celui de l’électricien qui répare le barrage à la frontière tunisienne, la construction d’écoles ou de maisons, les camps de regroupement où l’on parque les populations musulmanes, les soins aux Algériens dispensés par le médecin militaire. Et puis jaillissent quelques phrases, à la fois pudiques et terribles, sur les sévices, les viols, les vols, les brutalités, les meurtres, l’incendie des « mechtas », les représailles contre les civils, parce que l’ordinaire de la guerre d’Algérie c’était aussi cela. De retour au pays, ces hommes sont malades, anxieux, instables, brutalement vieillis par vingt-sept mois de guerre. Leurs nuits sont peuplées de cauchemars. Certes, pour la plupart d’entre eux, la vie finit par reprendre le dessus. Il reste le souvenir ému d’une aventure de jeunesse et celui, amer, d’avoir participé à une guerre inutile. Cependant, en dépit de la beauté et de la force des témoignages, comme souvent sur le petit écran, le film balance entre la psychanalyse sauvage, le « reality-show » et la leçon d’histoire. Ainsi, la télévision s’avère être un outil très puissant pour réveiller la mémoire et accompagner le travail de deuil collectif.
« L’emballement médiatique » de l’année 2000
1620 juin 2000, Le Monde publie un article de Florence Beaugé, qui a recueilli le témoignage de Louisette Ighilahriz [10][10]Florence Beaugé, « Torturée par l’armée française en Algérie, «…. Depuis 1999, Florence Beaugé, journaliste au service étranger du Monde connaît l’existence de Louisette Ighilahriz, cette algérienne militante de l’indépendance, torturée pendant trois mois – elle avait 20 ans – par des militaires français en 1957. La démarche de Florence Beaugé marque un tournant dans le traitement médiatique de la torture durant la guerre d’Algérie. Il ne s’agit plus de faire parler les tortionnaires pour les accuser, mais de faire parler les victimes pour qu’elles témoignent et qu’elles suscitent à leur tour la réaction des bourreaux. Le 22 juin 2000 [11][11]« Le général Massu exprime ses regrets pour la torture en…, Le Monde publie les interviews des généraux Marcel Bigeard et Jacques Massu. Le premier, mis en cause directement par Louisette rejette toutes les accusations après avoir insulté et menacé victime, journaliste et journal. Le second ne nie pas et exprime ses regrets. Après la parole des victimes vient celle des tortionnaires.
17L’Humanité s’empare de l’affaire et se lance dans la bataille ; le quotidien communiste, à 47 reprises entre juin et décembre 2000, évoque la question de la torture, sous la forme d’une, deux ou quatre pages ; il consacre trois une au sujet [12][12]L’Humanité des 22 juin 2000, 21 et 23 novembre 2000.. Le 31 octobre 2000, le quotidien publie « l’appel des 12 », signé par Henri Alleg, Josette Audin, Simone de Bollardière, Nicole Dreyfus, Noël Favrelière, Gisèle Halimi, Alban Liechti, Madeleine Rebérioux, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, appel qui proclame la nécessité du « devoir de mémoire » : « Des deux côtés de la Méditerranée, la mémoire française et la mémoire algérienne resteront hantées par les horreurs qui ont marqué la guerre d’Algérie tant que la vérité n’aura pas été dite et reconnue ». Les articles se succèdent parallèlement dans les colonnes du Monde et dans celles de L’Humanité.
18Début septembre, le directeur de la rédaction du Monde demande à Florence Beaugé de continuer sa quête de témoignages du côté des anciens militaires. Finalement après plusieurs semaines de démarches pressantes, Jacques Massu accepte de parler [13][13]Voir la une et « Torture en Algérie : l’aveu des généraux », «…. Le même jour, Le Monde publie également une interview du général Paul Aussaresses qui s’étend sur ses basses œuvres. Cet entretien marque un tournant dans le traitement médiatique du dossier. Quelques heures après la sortie du quotidien, cet officier de l’ombre, plus connu jadis sous le nom de commandant O, répétera calmement le récit des exécutions auxquelles il a procédé lui-même devant les caméras de Claude Sérillon sur France 2 et au micro de Jean-Pierre Elkabach sur Europe 1.
19Par un hasard de calendrier, l’université conforte les médias : les 23-24-25 novembre, lors du colloque en hommage à Charles-Robert Ageron qui se tient en Sorbonne, la question de la torture revient dans plusieurs communications. Le 25 novembre, France-Culture organise un débat avec plusieurs participants du colloque. La couverture médiatique s’amplifie fin novembre, avec la publication de sondages [14][14]Sondage CSA pour Amnesty International réalisé les 26-27….
20Les hebdos prennent alors le train en marche. Marianne propose à son tour le témoignage d’une femme torturée. La semaine suivante, huit pages du magazine sont consacrées aux atrocités de la guerre d’Algérie. Il est vrai que depuis quelques jours, la machine médiatique s’est emballée : L’Express publie, le 30 novembre, souvenirs et photos macabres du président de son directoire, Jacques Duquesne. Le 14 décembre 2000, Le Nouvel observateur publie également reportages et entretiens sur la question. La Cinquième et Serge Moati y consacrent un numéro de « Ripostes », France 3 diffuse un reportage sur les paras et donne la parole à Bigeard… L’emballement médiatique est alors à son comble. C’est dans ce contexte que, le 5 décembre 2000, Raphaëlle Branche soutient sa thèse de doctorat d’histoire [15][15]Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la guerre…. Dans l’amphi, plusieurs centaines de personnes l’écoutent, dont de nombreux journalistes.
21En mai 2001, la sortie du livre [16][16]Paul Aussaresses, Services spéciaux, Algérie, 1955-1957,… du général Aussaresses entraîne le dépôt de plaintes contre lui. Deux unes du Monde, « La France face à ses crimes » et « Comment juger nos crimes en Algérie ? » [17][17]Le Monde du 3 mai et du 6-7 mai 2001., ainsi qu’une double page de « bonnes feuilles » marquent l’événement. Le général Aussaresses est poursuivi pour « complicité d’apologie de crimes de guerre » ; l’audience a lieu en novembre 2001, il est condamné en janvier 2002 à 7 500 euros d’amende, la peine étant confirmée en appel en juin 2003. En mars 2002, la diffusion sur France 3 de L’ennemi intime, série d’entretiens réalisés par Patrick Rotman, clôt ce cycle de mémoire.
22Depuis quelques années, en effet, la question de la guerre d’Algérie a été refoulée, pour laisser la place à la question de l’insécurité, du vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, du port du voile et de la laïcité. Mais la guerre d’Algérie reviendra sur le devant de la scène médiatique à l’occasion, parce que la mémoire de cette triple guerre civile, entre Français et Algériens, entre Français et entre Algériens, n’est pas encore pacifiée, même si la plupart des tabous ont été levés. Reste que l’analyse de la guerre coloniale, de cette guerre de « races » et de religions, est en partie escamotée par ce travail médiatique de mémoire qui accorde une place prépondérante à la morale.
Pour développer et nuancer ce propos, voir : Laurent Martin, « Une censure qui n’ose pas dire son nom : la saisie des journaux pendant la guerre d’Algérie », Actes du colloque Censure et imprimé dans les pays francophones, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, mai 2002, à paraître.
Barbara Vignaux, « L’Agence France-Presse en guerre d’Algérie », xxe siècle, revue d’histoire, n° 83, juin-septembre 2004 ; Hélène Eck, « Cinq colonnes et l’Algérie, 1959-1962 », in Jean-Noël Jeanneney et Monique Sauvage (dir.), Télévision, nouvelle mémoire, Les magazines de grand reportage, Seuil-INA, 1982 ; Marie Chominot, « Le film de la guerre, les débuts de la guerre d’Algérie dans l’hebdomadaire illustré Paris-Match », in Mohammed Harbi et Benjamin Stora (dir.), La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004.
L’historien Jean-Charles Jauffret en cite plusieurs dans son article « Le mouvement des rappelés en 1955-1956 », in M. Harbi et B. Stora, op. cit. Voir également : Jean-Charles Jauffret (dir.), Soldats en Algérie, 1954-1962, expériences contrastées des hommes et du contingent, Autrement, 2000 ; Jean-Charles Jauffret (dir.), Des hommes et des femmes en guerre d’Algérie, Autrement, 2003.
On peut citer : Lieutenant X, « Pourquoi nous avons perdu la guerre d’Algérie » et l’interview du colonel Argoud dans La Nef, n° 7, juillet-septembre 1961. Mais cette absence relative résulte peut-être d’une lacune des travaux historiques.
Tramor Quemeneur, « La discipline jusque dans l’indiscipline, la désobéissance de militaires français en faveur de l’Algérie française », M. Harbi et B. Stora, op. cit.
Pour une recension beaucoup plus exhaustive, voir Béatrice Fleury-Vilatte, La mémoire télévisuelle de la guerre d’Algérie, 1962-1992, INA-L’Harmattan, 2000.
« Le général Massu exprime ses regrets pour la torture en Algérie », « La torture faisait partie d’une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses différemment », « Torture en Algérie : le remords du général Jacques Massu », En revanche le général Bigeard affirme : « Le témoignage de cette femme est un tissu de mensonges. Tout est faux, c’est une manœuvre », Le Monde du 22 juin 2000.
Voir la une et « Torture en Algérie : l’aveu des généraux », « Je me suis résolu à la torture… J’ai moi-même procédé à des exécutions sommaires… », Le Monde du 23 novembre 2000.
Sondage CSA pour Amnesty International réalisé les 26-27 septembre 2000, sur la torture en général ; sondage CSA pour L’Humanité, publié le 27 novembre 2000 et sondage BVA pour Le Monde réalisé les 24-25 novembre 2000, dont les résultats sont publiés dans Le Monde du 29 novembre 2000.
Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie. Les soldats, leurs chefs et les violences illégales, Thèse IEP Paris, sous la direction de Jean-François Sirinelli, 2000, 1210 p. Un version plus courte, Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 2001, Gallimard, 475 p.
Lamamra et Macron lors de sa visite à Alger en 2017. D. R.
La crise mémorielle franco-algérienne traduit en fait, par la permanence de son impasse, le déni inavoué de l’identité de l’Etat algérien par l’ancienne puissance coloniale. Une raison essentielle à cela est le fait que le nationalisme algérien, qui a donné naissance à l’Etat algérien dans sa forme contemporaine, en l’ayant doté d’une identité révolutionnaire, s’avère être une déconstruction du nationalisme français hérité de la Révolution de 1789 et de la pensée des Lumières qui a significativement contribué à son avènement. Reconnaître donc et respecter l’identité de l’Etat algérien par l’ancienne puissance coloniale, c’est accepter cette épreuve de déconstruction du nationalisme français dans le miroir de celui de l’ancien colonisé au risque de faire apparaître au grand jour ses contradictions devant le caractère criminel de la colonisation et de devoir affronter douloureusement l’effondrement de ses valeurs.
Par conséquent, vouloir dénouer volontairement cette crise pour l’ancien colonisateur par l’aveu du caractère criminel du fait colonial, c’est se renier soi-même, par la disqualification de l’identité de son propre Etat et les valeurs qui le fondent, qui sont en toute évidence au fondement du fait colonial tel qu’il s’est déroulé en Algérie, notamment par la perversion du principe des droits de l’Homme et du citoyen dans son acceptation universelle. De ce fait, les termes de la crise sont systématiquement ramenés par l’ancienne puissance coloniale à un différend dans l’interprétation et la qualification de singuliers épisodes meurtriers ayant jalonné la permanence des crimes coloniaux durant l’occupation coloniale pour mieux se disculper. Même si parfois l’ancien colonisateur accepte d’endosser la responsabilité de certains crimes coloniaux, c’est pour mieux les justifier par des circonstances impératives ou incontrôlées, telle la torture pour neutraliser les réseaux «terroristes» de la Bataille d’Alger ou encore le massacre d’Algériens en octobre 1961 à Paris, en l’imputant à une dérive policière commanditée par un néofasciste désavoué, en la personne du préfet Maurice Papon, pour rendre inopérant le qualificatif de crime d’Etat.
A chaque crime colonial correspond un contrepoint justificatif et déculpabilisant, minutieusement orchestré, pour préserver l’imaginaire des nationalistes coloniaux vantant la colonisation civilisatrice. Ainsi, les enfumades, les massacres de masse, notamment ceux de 1945 dans l’Est algérien et surtout le génocide perpétré au cours de la conquête, qui durera plusieurs décennies, les étouffoirs, les viols collectifs contre les femmes, le déracinement des populations par la confiscation de leur terre et leur expulsion vers des terres inhospitalières et improductives, le deuxième déracinement par leur regroupement dans des camps de concentration pendant la guerre de 1954 à 1962, etc. trouveront toujours singulièrement des justifications pour préserver cet imaginaire au fondement de l’empire civilisateur des peuples sauvages.
Mais la stratégie discursive de l’ancien colonisateur ne résiste pas à la volonté de l’ancien colonisé à vouloir circonscrire impérativement cette crise mémorielle dans le différend sur la qualification de la nature même du régime colonial, qui représente en soi ses temps forts et, par conséquent, la conduit vers l’impasse. A la colonisation positive, civilisatrice, invoquée par les termes du dialogue mémoriel de la part de l’ancien colonisateur, il lui est opposé le qualificatif criminel pour désigner le fait colonial par l’ancien colonisé.
Dans cette impasse se joue en définitive une confrontation pour la survie de deux nationalismes qui se renient réciproquement en reniant l’identité des Etats qui les caractérisent.
Pour l’ancien colonisateur, le nationalisme algérien, qui est perçu comme étant à l’origine de l’amputation de l’empire de ses colonies, qui s’est donné sournoisement pour objectif une mission civilisatrice des peuples sauvages pour mieux piller leurs richesses et les empêcher de devenir des nations souveraines et prospères, continue à ce jour d’assumer ce rôle de meneur dans la lutte contre le régime néocolonial, en menaçant la déconstruction du caractère sournois des valeurs qui fondent l’identité de son Etat et donc de son rayonnement et sa prospérité au détriment des peuples néocolonisés. Les dernières déclarations du président français, Emmanuel Macron, teintées d’amertume et de dépit, avaient tenté en vain de pousser «la société algérienne profonde» à renier l’identité de son Etat en le qualifiant de «système politico-militaire (…) qui fonde sa légitimité sur la rente mémorielle». Allant jusqu’à renier la préexistence même de l’Etat algérien en dehors de l’étendue de l’empire colonial.
Pour le nationalisme algérien, dont l’indépendance nationale est perçue comme une libération de l’emprise de l’empire colonial, l’identité dont il a doté son Etat s’inscrit dans la lutte même contre cette perversion des valeurs de l’identité de l’Etat colonial, à savoir la solidarité avec les peuples en lutte pour leur autodétermination et la non-ingérence dans les affaires internes des Etats souverains, du moins contribuer par une médiation impartiale pour résoudre les conflits violents afin de ramener la paix entre leurs membres. Cette valeur identitaire est étroitement associée à la lutte pour la souveraineté économique et la solidarité avec les peuples dont les richesses sont convoitées par les puissances néocoloniales. C’est à cette identité de l’Etat algérien que fait allusion le président Abdelmadjid Tebboune en conditionnant le retour à son poste de l’ambassade d’Algérie en France par la reconnaissance et le respect de l’Etat algérien par l’ancienne puissance coloniale.
C’est dire que dans l’absolu, l’impasse de la crise mémorielle franco-algérienne n’est autre que la poursuite du rapport de force néocolonial confronté à la résistance de la partie algérienne par la poursuite de la lutte anticoloniale.
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