Le 15 octobre 1917, au fort de Vincennes, est fusillée la plus célèbre espionne de la Première Guerre mondiale. Mata Hari a-t-elle été victime d'une justice militaire expéditive ? Cent ans après, son ombre n'en finit pas de hanter la fiction.
 

En malais, Mata Hari signifie « ŒOeil du jour », mais en français de la Belle Époque cela voudrait plutôt dire « sensualité ». Le Paris d'alors est celui des grands excentriques, Pierre Loti ou Sarah Bernhardt. Avidement, les Parisiens sont en quête de plaisirs nouveaux et exotiques - comme ceux qu'on leur promet en ce soir de l'automne 1905, au musée de M. Guimet. Pour la première fois en Europe, la danseuse Mata Hari va présenter un florilège des danses de l'Indonésie - danses lascives, à ce qu'il paraît... Que sait-on de cette grande artiste ? Pas grand-chose, sinon qu'elle serait la fille d'un prêtre bouddhiste et d'une princesse javanaise.

La lumière meurt tandis que retentissent des notes aigrelettes. Quatre figurantes prennent sur scène des poses rituelles ; puis la danseuse apparaît, sublime. Elle se déhanche bientôt de la manière la plus suggestive et, un à un, fait tomber les voiles qui recouvraient ses formes généreuses. Dans l'ombre, ministres, académiciens, industriels retiennent leur souffle. Ils n'ont encore rien vu ! La chorégraphie gagne en audace, en sensualité ; à la fin Mata Hari se retrouve quasi nue devant eux ; elle s'affale alors au pied d'une statue du dieu Shiva - tonnerre d'applaudissements.

Que diraient les sommités un rien congestionnées si on leur apprenait qu'en vérité cette Mata Hari s'appelle Margharetha Zelle ; que cette Javanaise est néerlandaise ; que cette princesse, née en 1876, est la fille d'un commerçant ruiné ; que cette danseuse sacrée vend régulièrement ses charmes au plus offrant ? Sans doute la plupart se contenteraient-ils de hausser les épaules... Margharetha - alias Mata Hari - revient saluer, s'enivrer de vivats ; Paris est à ses pieds !

Depuis l'enfance, Margharetha - Griete pour ses proches - s'est fabriqué un univers de rêves, éloigné de celui, tout gris, de sa ville natale de Leeuwarden. Tristes Pays-Bas... L'on menait une vie si terne dans la boutique où ses parents vendaient bonnets et casquettes. Griete a peu connu sa mère, tôt disparue ; quant à son père, acculé à la faillite, il s'est vu déchoir de l'autorité parentale ; la toute jeune fille tomba alors sous la tutelle d'un oncle, à La Haye. C'est à l'internat qu'elle se mit à piéger ses amies dans ses mensonges - ses amies et bientôt les hommes...

À 16 ans, la plantureuse jeune fille a séduit le directeur de la pension ; il n'a pas fallu quinze jours pour que le pauvre homme vienne à perdre la tête, mais également sa place ! Quant à Griete, congédiée, elle a nourri dès lors une idée fixe : se trouver un mari. Dans un journal de La Haye, elle a découpé une annonce matrimoniale et s'est mis en tête d'y répondre. Sa lettre a fait merveille - à moins que ce ne soit la photo qui l'accompagnait... Le destinataire a souhaité rencontrer sa promise. Griete s'est fait offrir le billet de train pour voler vers ce McLoan qui aurait pu être son père ; l'homme l'a déçue, sans doute par ses allures de brute. Seulement il possédait l'atout qui, aux yeux de Griete, devait tout racheter : un rutilant uniforme d'officier colonial !

L'Orient, enfin

Et c'est ainsi que Margharetha Zelle, mariée et bientôt mère de famille, finit par s'embarquer pour les Indes néerlandaises - autant dire : pour cet Orient sensuel d'où allait revenir Mata Hari. En Indonésie, elle demeura juste assez longtemps pour perdre un fils en bas âge et donner le jour à une petite fille. Sa vie conjugale fut un enfer : McLoan se révéla irascible, violent et surtout jaloux - non sans quelques raisons... L'officier jouait aisément de la cravache, quand ce n'était pas du pistolet. À force d'esclandres, il fit l'objet de sanctions disciplinaires ; sa hiérarchie le déclassa puis obtint son renvoi à Amsterdam. Divorce prononcé dans la foulée : Griete obtenait 100 florins de pension et la garde de sa fille ; mais le fait est qu'elle ne verrait jamais ni l'une ni l'autre... L'essentiel était ailleurs : adieu, Griete Zelle ; et que vive Mata Hari !

Le Tout-Paris veut maintenant voir celle qui a triomphé au musée Guimet. C'est la gloire. Certains admirateurs, gardant volontiers sa main dans la leur, vont jusqu'à l'appeler « Altesse »... Mata Hari aurait pu n'être que le canular de la semaine ; elle devient le mythe de l'année, de la décennie peut-être. Paris ouvre à Mata Hari les portes de cette Europe des princes et des banquiers qui s'étourdit dans les plaisirs. Berlin, Vienne, Madrid accueillent cette artiste qui, sous couvert de folklore oriental, vient d'inventer le strip-tease ! Mais si les capitales s'enflamment vite, elles sont aussi les premières à se lasser. Au tournant des années 1910, l'étoile de la danseuse commence à pâlir. Les cabarets ont repéré le filon, engagé des artistes, sinon plus authentiques, du moins plus délurées encore ! La pseudo-Indonésienne, pour maintenir son train de vie, en est réduite à se donner à divers protecteurs...

Les années passent, mais sans entamer l'étonnant pouvoir de séduction de l'hétaïre exotique. C'est qu'au fond d'elle-même Mata Hari est restée la même ; elle est toujours cette petite Griete qui rêvait tout haut et possédait l'art d'attirer les autres dans ses rêves... Cependant, les temps changent. Mata Hari ne voit pas, ne veut pas voir, que partout en Europe on affûte les couteaux : la course à la guerre éloigne déjà la Belle Époque. Ce qui était possible en 1900 ne le sera bientôt plu

Patriotisme champenois

Août 1914 la surprend à Berlin, où elle avait l'espoir de se refaire. Or, guerre ou paix, la cocotte se dit qu'à tout prendre, s'il faut choisir un camp, mieux vaut celui du champagne, des champs de course et des grands parfumeurs ; le caviar a meilleur goût, tout de même, sur les bords de la Seine. Au printemps de 1916, c'est donc à Paris qu'elle s'installe. Au Grand Hôtel. Papillonnant comme jamais dans des salons où se presse une foule d'attachés militaires, grassement soldés pour la plupart. Mata Hari approche, séduit, écarte, minaude - elle fait son métier. Chez elle, pourtant, le plaisir paraît l'emporter sur l'intérêt : ainsi repère-t-elle le jeune Vadim Maslov, joli Russe aux yeux clairs. Nuits torrides, journées enivrantes de la passion... Ce garçon lui rappelle ce qu'elle-même était à 20 ans : il est tout à la fois sensuel, dépensier, sincère et volage... Mata Hari est éprise, follement, et envisage de l'épouser dès que la guerre sera finie.

Une courtisane amoureuse, hélas, est une courtisane en danger ; en se montrant fidèle à Maslov, elle sait qu'elle court à la ruine. Or, dans le Paris devenu morose de la Grande Guerre, l'ancienne danseuse étouffe. Elle se tient au courant des opérations, déplore le départ de Vadim pour le front, lui écrit trois lettres par jour lorsque, blessé à l'oeil, il est envoyé à l'hôpital militaire de Vittel. Comment résisterait-elle à l'envie de lui rendre visite ? Un tel voyage réclamant quelques sauf-conduits, la belle entreprend de faire le tour de ses relations. En vain. Alors, elle emploie les grands moyens et se présente en personne au deuxième bureau - celui du contre-espionnage -, boulevard Saint-Germain. Dans la chaleur accablante de ce mois d'août 1916, le capitaine Ladoux la reçoit en connaissance ; n'a-t-il pas servi d'ordonnance à un ministre qui était au mieux avec la « divine Mata Hari » ? Il se garde bien de lui dire que les services la surveillent comme le lait sur le feu... C'est sur la tournure prise par l'entretien que, plus tard, divergeront les témoignages des deux protagonistes.

Selon l'officier, Mata Hari aurait proposé ses bons offices au contre-espionnage français. Selon la visiteuse, c'est Ladoux lui-même qui aurait fait le premier pas. Il est permis de douter de cette seconde version : aux yeux du professionnel, cette postulante devait passer pour une apatride germanophile, une femme légère aux relations suspectes... Quoi qu'il en soit, dès le lendemain, alors qu'elle vient chercher son laissez-passer, Mata Hari revoit Ladoux et s'estime tacitement agréée ; elle a même fixé ses honoraires : un million de francs pour le cas où elle apporterait une information d'importance !

Septembre. Elle est à Vittel, au chevet du beau Maslov, visiblement embarrassé... « C'est ta mère ? » lui ont demandé des camarades sans pitié. Mata Hari s'en moque ; elle est tout à son rêve ; d'ailleurs, ce n'est pas l'ancienne danseuse malaise qui fait murmurer Vittel, c'est une comtesse française avec château en Touraine - c'est au-dessus de sa volonté : elle ment comme elle respire.

Prise entre deux feux

La seule chose qu'elle prenne au sérieux, c'est sa passion pour le jeune convalescent. Mais on ne vit pas d'amour et d'eau fraîche... Sitôt de retour à Paris, on la revoit chez Ladoux, qui prend ses distances : il a reçu les rapports du correspondant de Vittel, d'où il ressort que la dame, sous un faux nom, n'a cessé de fréquenter divers officiers alliés... Le capitaine la prévient : « Vous êtes suspecte d'espionnage au profit des Allemands. Vous devriez regagner les Pays-Bas. » Son interlocutrice hausse les épaules : retourner aux Pays-Bas ? Et pourquoi pas redevenir Margharetha Zelle ? L'ancienne danseuse proclame son amour de la France, son envie de la servir, son aversion pour tout ce qui est germanique... Ladoux demeure dubitatif. « Fort bien, conclut-il cependant, dans ce cas, il faudra travailler pour nous. »

Début de l'engrenage. Une mission d'essai doit la conduire à Bruxelles - mais via l'Espagne, le Portugal, l'Angleterre et la Hollande ! La belle est arraisonnée en mer par les Anglais, renvoyée en Espagne pour plus de sûreté. Et c'est à Madrid qu'elle s'insinue dans les bonnes grâces de l'attaché militaire du Reich. Qui lui aurait confié un important renseignement à propos d'un débarquement secret d'officiers allemands au Maroc - information qu'elle s'empresse de communiquer à Paris et que Ladoux fait suivre en haut lieu. Après tout, cette Mata Hari pourrait se révéler utile...

Mais à quelque temps de là parvient sur son bureau la traduction d'un câble chiffré par les Allemands - câble intercepté, comme tant d'autres, par l'antenne de la tour Eiffel. « Attaché militaire Madrid à état-major Berlin. L'agent H 21, de la section de centralisation des renseignements de Cologne, est arrivé ici. Elle a feint d'accepter les offres du SR français et d'accomplir un voyage d'essai en Belgique pour le compte de ce service. » Suivent des précisions qui ne laissent aucun doute sur l'identité de « H 21 » ; à tel point même qu'on ne pourra, plus tard, s'empêcher de trouver un tel document trop précis pour être honnête. Deux autres câbles sont interceptés dans les jours qui suivent, le dernier faisant allusion à un voyage imminent de « H 21 » à Paris.

Or, justement, le 4 janvier 1917, un rapport signale la présence à Paris de l'ex-danseuse ! Pour les autorités françaises, cela sonne comme une authentification de la dépêche allemande. Avant de procéder à une arrestation, la hiérarchie de Ladoux choisit d'attendre dans l'espoir de voir paraître des complices. De son côté, l'espionne est à mille lieues de flairer le péril. La preuve : elle vient de rendre une troisième visite au capitaine Ladoux ! L'accueil est glacial, ce qui l'inquiète enfin - mais que faire ? Fuir, et donner raison à ceux qui la croient coupable ? Rester, et attendre une arrestation ?

Le matin du 13 février, un commissaire de police, suivi de cinq inspecteurs, traverse le hall de l'Élysée Palace, 103, avenue des Champs-Élysées. Il est porteur d'un mandat d'arrêt au nom de « Marguerite Zelle ». Le commissaire tambourine sans ménagements : « Entrez, si ça ne vous dérange pas de pénétrer la chambre à coucher d'une dame. » Stupéfaits, les policiers voient l'ancienne danseuse sortir nue de sa salle de bains ! Dérisoire bravade d'une courtisane aux abois... Le jour même, elle est inculpée d'« espionnage et complicité d'intelligence avec l'ennemi, dans le but de favoriser ses entreprises ».

La vérité nue, enfin...

Le climat est terrible : cette année 1917 est celle de toutes les peurs et de tous les excès ; sur le front, l'on fusille alors des gamins de 20 ans pour un manquement au règlement... Lorsque s'ouvre enfin le procès, en juillet, l'inculpée se défend bec et ongles. Jusqu'à la déposition de Maslov. Jusqu'à ce que l'être aimé - le seul qu'elle ait aimé d'un tel amour - la traite d'« aventurière » et lui refuse sa caution.

Griete s'effondre. C'en est fini des mensonges : oui, en mai 1916, le consul d'Allemagne à Amsterdam lui a offert 20 000 francs dans l'espoir d'obtenir des renseignements sur la France. Elle s'en est abstenue, mais les services allemands ne l'ont pas moins intégrée à leur nomenclature. L'accusateur public saute sur l'occasion : « Et c'est parce que vous étiez l'agent H 21 que l'attaché militaire à Madrid allait accepter de vous parler et de vous faire des confidences. Et vous, en retour, qu'avez-vous bien pu lui donner comme renseignements ? » Griete s'offusque : elle avait déjà quitté la France depuis des semaines ; elle ne pouvait pas livrer de renseignements récents ou précis. Elle s'est contentée de fournir des informations ordinaires, glanées çà et là dans la presse... Personne ne pourra jamais prouver que Mata Hari ait livré aux Allemands un seul renseignement valable. En d'autres temps, on aurait prononcé un non-lieu. Pas en 1917 ; pas devant un tribunal militaire... L'accusation réclame la peine de mort, consentie à l'écrasante majorité de six voix sur sept. Debout, Margharetha Zelle écoute le verdict sans broncher. Pâle, elle esquisse un pauvre sourire : pour une fois qu'elle disait la vérité...

À l'aube du 15 octobre, on vient la chercher dans sa cellule. Son avocat lui conseille à voix basse d'invoquer une grossesse, histoire de gagner du temps. Seulement elle ne veut plus mentir. Elle aperçoit une religieuse de la prison, qui pleure : « Ne pleurez pas, petite soeur Léonide... Vous allez venir un peu avec moi, vous allez m'accompagner, si vous voulez. » Et c'est la main dans celle de cette nonne que la condamnée est conduite au fort de Vincennes. À l'arrivée, elle se tient droit, contrairement au pasteur qui manque de défaillir. Elle s'approche du lieu de son exécution. Son avocat - qui, jadis, fut son amant - l'embrasse avec effusion. Les gendarmes la poussent doucement jusqu'au poteau ; elle refuse de se faire bander les yeux. « En joue ! » Elle fait au revoir de la main, en direction de soeur Léonide. « Feu ! » Mata Hari tombe à genoux, aux portes de cette capitale qui, douze ans plus tôt, l'avait acclamée.

 

 

Franck Ferrand 
octobre 2017

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