Lamamra et Macron lors de sa visite à Alger en 2017. D. R.
La crise mémorielle franco-algérienne traduit en fait, par la permanence de son impasse, le déni inavoué de l’identité de l’Etat algérien par l’ancienne puissance coloniale. Une raison essentielle à cela est le fait que le nationalisme algérien, qui a donné naissance à l’Etat algérien dans sa forme contemporaine, en l’ayant doté d’une identité révolutionnaire, s’avère être une déconstruction du nationalisme français hérité de la Révolution de 1789 et de la pensée des Lumières qui a significativement contribué à son avènement. Reconnaître donc et respecter l’identité de l’Etat algérien par l’ancienne puissance coloniale, c’est accepter cette épreuve de déconstruction du nationalisme français dans le miroir de celui de l’ancien colonisé au risque de faire apparaître au grand jour ses contradictions devant le caractère criminel de la colonisation et de devoir affronter douloureusement l’effondrement de ses valeurs.
Par conséquent, vouloir dénouer volontairement cette crise pour l’ancien colonisateur par l’aveu du caractère criminel du fait colonial, c’est se renier soi-même, par la disqualification de l’identité de son propre Etat et les valeurs qui le fondent, qui sont en toute évidence au fondement du fait colonial tel qu’il s’est déroulé en Algérie, notamment par la perversion du principe des droits de l’Homme et du citoyen dans son acceptation universelle. De ce fait, les termes de la crise sont systématiquement ramenés par l’ancienne puissance coloniale à un différend dans l’interprétation et la qualification de singuliers épisodes meurtriers ayant jalonné la permanence des crimes coloniaux durant l’occupation coloniale pour mieux se disculper. Même si parfois l’ancien colonisateur accepte d’endosser la responsabilité de certains crimes coloniaux, c’est pour mieux les justifier par des circonstances impératives ou incontrôlées, telle la torture pour neutraliser les réseaux «terroristes» de la Bataille d’Alger ou encore le massacre d’Algériens en octobre 1961 à Paris, en l’imputant à une dérive policière commanditée par un néofasciste désavoué, en la personne du préfet Maurice Papon, pour rendre inopérant le qualificatif de crime d’Etat.
A chaque crime colonial correspond un contrepoint justificatif et déculpabilisant, minutieusement orchestré, pour préserver l’imaginaire des nationalistes coloniaux vantant la colonisation civilisatrice. Ainsi, les enfumades, les massacres de masse, notamment ceux de 1945 dans l’Est algérien et surtout le génocide perpétré au cours de la conquête, qui durera plusieurs décennies, les étouffoirs, les viols collectifs contre les femmes, le déracinement des populations par la confiscation de leur terre et leur expulsion vers des terres inhospitalières et improductives, le deuxième déracinement par leur regroupement dans des camps de concentration pendant la guerre de 1954 à 1962, etc. trouveront toujours singulièrement des justifications pour préserver cet imaginaire au fondement de l’empire civilisateur des peuples sauvages.
Mais la stratégie discursive de l’ancien colonisateur ne résiste pas à la volonté de l’ancien colonisé à vouloir circonscrire impérativement cette crise mémorielle dans le différend sur la qualification de la nature même du régime colonial, qui représente en soi ses temps forts et, par conséquent, la conduit vers l’impasse. A la colonisation positive, civilisatrice, invoquée par les termes du dialogue mémoriel de la part de l’ancien colonisateur, il lui est opposé le qualificatif criminel pour désigner le fait colonial par l’ancien colonisé.
Dans cette impasse se joue en définitive une confrontation pour la survie de deux nationalismes qui se renient réciproquement en reniant l’identité des Etats qui les caractérisent.
Pour l’ancien colonisateur, le nationalisme algérien, qui est perçu comme étant à l’origine de l’amputation de l’empire de ses colonies, qui s’est donné sournoisement pour objectif une mission civilisatrice des peuples sauvages pour mieux piller leurs richesses et les empêcher de devenir des nations souveraines et prospères, continue à ce jour d’assumer ce rôle de meneur dans la lutte contre le régime néocolonial, en menaçant la déconstruction du caractère sournois des valeurs qui fondent l’identité de son Etat et donc de son rayonnement et sa prospérité au détriment des peuples néocolonisés. Les dernières déclarations du président français, Emmanuel Macron, teintées d’amertume et de dépit, avaient tenté en vain de pousser «la société algérienne profonde» à renier l’identité de son Etat en le qualifiant de «système politico-militaire (…) qui fonde sa légitimité sur la rente mémorielle». Allant jusqu’à renier la préexistence même de l’Etat algérien en dehors de l’étendue de l’empire colonial.
Pour le nationalisme algérien, dont l’indépendance nationale est perçue comme une libération de l’emprise de l’empire colonial, l’identité dont il a doté son Etat s’inscrit dans la lutte même contre cette perversion des valeurs de l’identité de l’Etat colonial, à savoir la solidarité avec les peuples en lutte pour leur autodétermination et la non-ingérence dans les affaires internes des Etats souverains, du moins contribuer par une médiation impartiale pour résoudre les conflits violents afin de ramener la paix entre leurs membres. Cette valeur identitaire est étroitement associée à la lutte pour la souveraineté économique et la solidarité avec les peuples dont les richesses sont convoitées par les puissances néocoloniales. C’est à cette identité de l’Etat algérien que fait allusion le président Abdelmadjid Tebboune en conditionnant le retour à son poste de l’ambassade d’Algérie en France par la reconnaissance et le respect de l’Etat algérien par l’ancienne puissance coloniale.
C’est dire que dans l’absolu, l’impasse de la crise mémorielle franco-algérienne n’est autre que la poursuite du rapport de force néocolonial confronté à la résistance de la partie algérienne par la poursuite de la lutte anticoloniale.
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