Les corps et les esprits. Aussi, les appelés cherchaient à se détendre lorsqu'ils étaient à leur cantonnement. Celui-ci pouvait être sommaire - de simples tentes - ou « en dur ». Au cours de leurs moments de repos, plus ou moins fréquents selon les unités et les lieux dans lesquels les appelés se trouvent, ils en profitent pour prendre des photos des paysages, de leur cadre de vie, de leurs camarades et d'eux-mêmes. Quelques-uns - peu nombreux - possèdent des caméras 8 mm ou Super 8. Beaucoup se raccrochent au courrier pour donner des nouvelles à leurs proches : certains mentent sciemment (« Tout va bien »), d'autres donnent de nombreux détails pour décrire ce dont ils sont les témoins. Le courrier peut aussi annoncer de mauvaises nouvelles : une maladie ou un décès dans la famille, la rupture de fiançailles... Si l'on ajoute à cela la fatigue, l'isolement, la peur, la mort et les horreurs vues, le moral des appelés peut être durement atteint. Le « cafard » touche ainsi de nombreux soldats en Algérie. Cela peut amener certains hommes à boire plus que de raison. Heureusement, l'esprit de camaraderie aide à tenir, contribuant à ce que ce temps sous les drapeaux reste gravé dans les mémoires. Il n'empêche : la « perm », et plus encore la « quille » (la fin du service), reste un moment des plus attendus.
La boisson pour oublier la guerre
25 décembre 1958 « Noël. L'après-midi, avec toute la classe, on boit, on boit encore. Toujours. On en a marre, la boisson permet d'oublier. On va chez L., notre lieutenant. On fait de la casse. Avec lui arrive un officier parachutiste. Nous nous faisons "engueuler" mais nous évitons la punition de huit jours. Devant la maison du commandant, nous chantons L'Internationale. On termine au foyer, rentrons complètement "bourrés" à 2 heures du matin en hurlant : "La quille, bon Dieu !" »
> Lettre d'Albert Nallet. Affecté en Kabylie (1957-1959), ce soldat vit de multiples horreurs qu'il relate dans son journal intime. Il forme un groupe avec certains de ses camarades pour s'opposer à sa hiérarchie. L'alcool est là pour oublier les difficultés. Il a publié son témoignage aux éditions Aléas en 2009.
Le transistor et les amis
« En fait, j'étais trop nerveux pour aller bien sagement au lit, car je me retrouvai dans une chambre où, en compagnie de quelques gars, je semai la pagaille... On peut rigoler un peu. Il faut dire que j'étais déchaîné. Mais la fatigue vint et vers minuit on se couchait. Réveil à 7 heures et quart alors que partaient quelques gars pour une patrouille à la ferme d'El Djelida. Je restai ensuite debout, mais la matinée fut bien calme. Aucun fait important. Ce soir longue sieste jusqu'à 5 heures, sans doute étais-je un peu fatigué. Rien d'autre à signaler sûrement ce soir. La soirée se termine par mon quart de garde (il est près de minuit). J'ai écrit mes deux lettres habituelles et terminé en écoutant le bal à Luxembourg. Ce soir il est particulièrement bien. »
> Lettre de Pierre Genty. Parfois, batailles de polochon, jeux ou tout simplement parties de fous rires permettent de rompre le quotidien en laissant des souvenirs d'amitié indélébiles. Progressivement, grâce au transistor, la musique et les informations parviennent aux appelés, ce qui leur permet de conserver un lien avec la métropole.
Peu de livres et beaucoup d’ennui
« Bien chère maman, [...] Ce qui va me manquer, c'est de la lecture ; si tu pouvais m'abonner pour six mois à Historia, Sciences et Avenir et Le Figaro, cela me passerait le temps, car aucune distraction ici, vu qu'il n'y a pas de courant. Pas de cinéma, pas de lecture, il n'y a que deux postes de TSF à piles, pour tout le monde. Je me demande même ce que je vais pouvoir filmer, à part moi, le sable et les djebels, puis quelques nomades. [...] Je suis en train de me demander si je vais bronzer un peu, car si dans la journée il fait chaud, la nuit dernière j'avais froid, avec quatre couvertures, un tricot, mon pyjama et ma capote. J'espère pouvoir m'habituer au climat et au manque de distraction. Je souhaite que ta santé et celle de Bichou soient bonnes, et en attendant, reçois mes plus affectueux baisers. »
> Lettre de Bernard Henry, Aïn el Orak, le 13 octobre 1958.
Pourquoi moi, pourquoi pas eux ?
« Chers parents, je ne pars pas. Je ne serai pas demain chez nous à Saint-Étienne. Je suis né sous une mauvaise étoile, le destin est impitoyable [...]. Pourquoi moi et pourquoi pas eux ? J'ai vraiment pas de chance. Non seulement je suis incorporé direct en Algérie, mais je suis catapulté direct sur le plus haut, le plus froid la nuit, le plus bouillant le jour, le plus inhabitable des djebels algériens. Mais qu'est-ce que j'ai fait ? [...] Je sais bien que j'étais fiché. Quand j'ai passé le conseil de révision avant de partir [...], nu parmi d'autres hommes nus également, le colonel-médecin me regardant droit dans les yeux, alors que je n'osais regarder rien d'autre que le lustre en cristal accroché au plafond, m'a dit : "Oui, oui, on vous connaît, vous êtes un dissident socialiste avec Rocard et Savary, oui, oui, vous êtes pour la paix en Algérie." Et c'est pour ça qu'il m'a envoyé là-haut. Pour ça ! Ils me poursuivent encore ! Je ne vois pas d'autres raisons sinon il y a bien longtemps qu'ils m'auraient renvoyé à la maison. Papa, y a pas de justice. Le commandant a beau me dire : "Égalité, Fraternité, tous dans le même bain", c'est pas vrai. Denis, un copain, en dix mois, est parti quatre fois en permission de huit jours chacune. Pourquoi ? On se le demande. La permission, ici, c'est exceptionnel. On ne peut partir en permission qu'en cas de décès d'un très proche parent. »
Sur le terrain, les appelés sont surtout utilisés pour « quadriller » le territoire afin d'entraver les déplacements de l'Armée de libération nationale (ALN). Certains nomadisent pendant plusieurs jours, à la manière de l'ALN. Mais le plus souvent, les soldats effectuent des embuscades, de jour comme de nuit, dans leur secteur. En file indienne, ils sont alors attentifs au moindre bruit suspect. Aux marches sur les crêtes des djebels succèdent les attentes au fond des oueds, éprouvantes pour les nerfs. Les corps sont fatigués, les hommes se plaignent de la soif et de la faim : les rations sont insuffisantes et leur qualité, douteuse. La chasse mais aussi les vols permettent d'améliorer l'ordinaire. Les troupes participent à des opérations de ratissage, surtout pendant le plan Challe en 1959. Ils se lèvent avant le lever du soleil. Les colonnes de half-tracks s'ébranlent vers le théâtre d'opération. Le secteur est bouclé et les soldats le passent au peigne fin. Parfois, les armes se mettent à crépiter : les combattants de l'ALN, surpris, engagent le combat - dur, bref. D'autres fois, l'opération fait chou blanc : les moudjahidin, ayant aperçu au loin l'armée française, sont passés entre les mailles du filet.
Tirer ou ne pas tirer
« Je suis angoissé à l'idée d'avoir à me servir d'une arme, par crainte pour ma vie bien sûr, mais aussi par crainte de donner la mort et aussi parce que la poursuite de cette guerre par la France va à l'encontre de droits universels comme celui des peuples à disposer d'eux-mêmes. [...] L'arme personnelle qui m'a été attribuée est un vieux fusil Lebel (l'arme des combattants de 1914-1918 !). Il a attiré la curiosité des paras le jour où je suis allé à Miliana. C'est avec ce fusil au canon qui n'en finit pas que je monte la garde. Mais j'ai aussi été désigné comme serveur de la mitrailleuse d'un half-track. [...] C'est à ce titre en tout cas que je participe à des surveillances de points sensibles [...] et à des départs en urgence quand une patrouille est en difficulté. Heureusement ces cas-là sont peu fréquents et les maquisards, alertés par le bruit du véhicule, décrochent avant que nous arrivions. Je n'ai participé jusqu'à présent qu'à une opération importante dans le djebel Louh. [...] L'opération, heureusement, n'a pas été "payante". J'espère qu'à Dar-el-Beïda il n'y aura pas de sorties de ce genre. »
> Lettre de Bernard Bourdet, août 1961.
« Guerre imbécile et sans issue »
« Je note sur ce cahier tout ce que nous faisons. Je le fais pour que la population, mes copains, mes amis prennent plus tard connaissance du travail effectué par l'armée française en Algérie. Ceci afin que ne subsiste (sic) plus de malentendus, de mensonges qui font en sorte que "cette guerre imbécile et sans issue" se prolonge, toujours plus meurtrière. Comme tout homme conscient, épris de paix, de liberté et de justice, je ne cache rien en disant sincèrement la vérité. Ces pages sont aussi le drame de conscience d'un jeune qui aime la liberté, c'est-à-dire qui l'aime, non seulement pour lui mais aussi pour les autres, pour le peuple algérien. Je m'incline bien bas devant les courageux patriotes algériens qui combattent jusqu'au bout au fond d'un oued. Combien je hais l'armée, armée au service du régime le plus éhonté qui puisse exister : la domination colonialiste. L'armée française est au service de ces colonialistes, non au service du peuple français. »
> Albert Nallet, jeune ouvrier, s'est engagé en faveur des mouvements pour la paix en Algérie dès 1954. Il est pourtant appelé en Grande Kabylie du 3 mai 1957 au 6 août 1959. À la suite d'une terrible embuscade - où il est témoin de la mort de son lieutenant et de plusieurs de ses camarades -, il comprend qu'il aurait pu perdre la vie. Il décide alors de tenir, au jour le jour, son journal pour témoigner et dire la vérité.
« Prêt à resauter »
« Samedi matin, 24 février 1957, 4 h 45 [...]. Dans ma poitrine, mon coeur battait comme une forge cependant que, sous mon casque [...], mes tempes frappaient fort [...]. Dans ma tête, une foule de choses et d'images se pressaient confusément, à tel point que... j'en avais la tête vide. Pendant ce temps, l'avion faisait le tour et je contemplais avec effroi le vide [...]. Soudain, le largueur me cria : "En position !" [...] Il me sembla que mon coeur ne battait plus, que j'étais inconscient. Enfin, alors que hagard et haletant j'attendais, j'entendis le "Go" libérateur cependant que, en même temps, la main du largueur me tapait sur l'épaule. Sans hésiter, comme mû par un ressort, je m'élançai dans le vide. [...] À peine sorti, je fus pris dans le vent et le remous des hélices et, pauvre fétu de paille, je faisais dans l'atmosphère une chute libre [...]. Enfin, un choc. Je regardais ma coupole : elle était fort belle. [...] Rapidement rasséréné, je goûtais pleinement cette première descente. Je contemplais la mer, les vignes, les petits copains en l'air et ceux déjà à terre... en train de plier leurs pépins. Le temps était radieux et j'étais impressionné par le silence total régnant en l'air : pas un bruit ! Enfin, ce fut l'atterrissage [...]. À terre, heureux et prêt à remonter pour... resauter. »
> Lettre de Jean-Pierre Villaret, Zéralda, 24 février 1957.
Les « coups durs »
« Chère Aurore, [...] je vais te parler franchement, mais n'en parle pas à la famille, surtout pas à maman. Ma section est opérationnelle, et d'intervention. Cela signifie que nous sommes bons pour les "coups durs". [...] Notre travail consiste à faire des escortes de convois, des reconnaissances de pitons (collines) et des patrouilles, de jour comme de nuit, embuscades, etc. [...] Mon poste a déjà été harcelé à trois reprises, les 9, 12 13 novembre. Aucun dégât, ni blessé. "Ils" viennent le soir vers 21 heures, nous tirent dessus, et se "font la paire". Nous ripostons à coups de mortiers. Mais comme nous ne les voyons pas, nous ne tirons pas un seul coup de fusil. Nous avons ordre de tirer qu'à condition de les voir. Et comme "ils" ne sont pas "cons", nous ne les voyons pas. Mais sois tranquille, nous sommes bien protégés et très bien armés. »
> Lettre de Bernard Henry à sa tante Aurore, Aïn el Orak, 26 novembre 1958.
« Aujourd'hui mes parents ont 62 ans de mariage. Un mariage militant et solidaire puisque mon père alors jeune soldat en permission, venait d'effectuer deux ans de prisons pour son refus de faire la guerre d'Algérie, par lettre au chef de l'État. Pourtant il sera à nouveau déplacé en Algérie, après que je fus conçu lors d'une autre permission. Nouveau refus. Nouvelle condamnation. Il sera en prison lors de ma naissance. Photo prise il y a une semaine pour les 94 ans de ma maman auxquels je n'ai pu participer en rapport avec l'épidémie en cours. Qu'ils se portent tous les deux au mieux ! »
Nous leur souhaitons un bon anniversaire de mariage !
Alban Liechti, l'insoumis
C’était le 6 octobre 2013 lors de la commémoration en hommage aux victimes de l’OAS au cimetière du Père-Lachaise à Paris, de gauche à droite nous reconnaissons : (2e) Jean-Philippe Ould Aoudia (Marchand-Feraoun), Alban Liechti (ACCA), Gilles Manceron (LDH) et Georges Morin (Coup de Soleil)
Le documentaire « le Refus » retrace le combat anticolonial d’Alban Liechti qui refusa en juin 1956 de prendre les armes contre le peuple algérien. Alban Liechti fut incorporé dans l’armée le 5 mars 1956 comme jeune soldat du contingent. Lorsque son contingent est envoyé en Algérie à l’automne 1956, il écrit au président de la République qu’il refuse de faire la guerre au peuple algérien. Il sera condamné à la prison.
Après 4 années passées dans les prisons d’Algérie et de France, le 17 mars 1961, il est envoyé de force en Algérie dans un commando de Chasse d’un régiment de tirailleurs algériens. Dans le Djebel, de la région de Blida, il patrouille, tout en refusant de mettre les balles dans son arme. Son refus déterminé était celui d’un jeune qui reconnaissait au peuple algérien le droit à l’indépendance. Et ce n’est qu’avec la fin de la Guerre d’Algérie qu’il est libéré, le 8 mars 1962.
Quatre ans de prison et deux ans d'armée, le prix d'un refus, celui de participer à la répression colonialiste. Rencontre.
Début 1956, les premiers appelés partent pour l'Algérie. Quelques mois après les manifestations qui avaient ponctué le départ des rappelés (dans une ville comme Limoges, il fallut trois jours de charges de police pour dégager la gare et permettre le départ du train). Parmi les jeunes de vingt ans ainsi expédiés outre-Méditerranée, un certain Alban Liechti.
Né le 24 avril 1935, celui-ci est incorporé le 1er mars 1956 dans le cinquième régiment du génie, et, après ses quatre mois de classes, affecté en Algérie. Le 2 juillet, il cosigne avec une trentaine de soldats de son unité une pétition adressée au président du Conseil, le socialiste Guy Mollet, et appelant au cessez-le-feu. Le même jour, il rédige une lettre au président René Coty pour signifier son refus de prendre part à la guerre d'Algérie. Le 19 novembre, il est condamné à deux ans de prison par le tribunal militaire d'Alger. Il purge sa peine au centre pénitentiaire d'Alger, au centre de Berrouaghia, à la prison de Carcassonne (où il restera treize mois au régime cellulaire : pas de contact avec les autres détenus et interdiction aux gardiens de lui adresser la parole).
À sa première sortie de prison, Alban Liechti est affecté au troisième régiment de chasseurs alpins à Barcelonnette. Nouveau départ en Algérie le 3 mars 1959 ; nouveau refus de combattre et nouvelle lettre au président de la République, Charles de Gaulle. Deux ans de prison (Alger, les Baumettes, Casadianda en Corse). Mars 1961, troisième départ en Algérie. Après deux mois d'opérations durant lesquels il refuse de porter une arme chargée, il est affecté à l'administration et achèvera ses " obligations militaires " en février 1962.
Alban Liechti a aujourd'hui soixante-cinq ans (c'était en 2001) et une énergie à vivre visiblement intacte. Quel regard porte-t-il sur cette époque et comment analyse-t-il ses motivations ?
" J'avais des parents communistes, épris d'internationalisme et très anticolonialistes ", commence Alban Liechti. " J'avais participé avec eux à la campagne pour la libération d'Henri Martin, qui, soldat, avait refusé la guerre d'Indochine. Avec ces idées, je me refusais de tirer sur des gens en lutte pour leur droit à l'indépendance. Mon initiative a été individuelle, mais j'en avais parlé à mes parents, aux camarades du Parti, à Yolande qui deviendra ma femme. Je savais que, le moment venu, je serais soutenu "...
Durant cette " guerre sans nom ", pour reprendre le titre du film de Tavernier, ils furent une trentaine de soldats à choisir l'insoumission et son corollaire, la prison. Quelques dizaines d'autres désertèrent pour les mêmes motifs. Un nombre peu élevé, mais qu'Alban Liechti relie à d'autres formes de combat pour la paix en Algérie. " Chaque refus en nourrissait d'autres. Sur place, les refus de partir en opérations, la révolte contre la torture, le napalm, les corvées de bois " (terme désignant les exécutions sommaires camouflées en tentatives d'évasion). " En fait, chacun de ces refus contribuait à la convergence de toutes les actions pour la paix. Celles-ci furent de plus en plus nombreuses, jusqu'au combat d'une large partie du contingent contre les putschistes de l'OAS. "
Alban explique de cette façon son changement de comportement début 1961. " Je voulais alors témoigner sur la guerre elle-même, prévenant que je refusais de combattre. Et puis le contexte était devenu très différent : nous n'étions pas loin du putsch et de l'OAS. Tout un état d'esprit qui se radicalisait des deux côtés. "
Affecté à un régiment disciplinaire de tirailleurs algériens (à ne pas confondre avec les harkis, supplétifs volontaires des forces de répression françaises), Alban est, pendant deux mois, placé systématiquement en avant-garde des patrouilles. " Bien qu'ayant un fusil je n'ai jamais tiré un coup de feu. Il n'en reste pas moins que, pour les Algériens, je portais l'uniforme de l'armée française et qu'il n'était pas écrit sur mon front que je ne tirerais pas "... La solidarité des autres militaires de base et les dénonciations en France de cette ultime tentative pour le briser (ou le liquider ?) contraignent finalement la hiérarchie à le retirer de la zone d'opérations.
Lorsqu'on lui demande quel sens il donnait à son insoumission, Alban Liechti cite sa lettre de 1956 au président Coty : " C'est l'amitié entre Français et Algériens que je veux défendre. C'est aussi la Constitution française que je respecte puisqu'il est dit dans son préambule : "La République française n'entreprendra aucune guerre de conquête et n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple"... Et plus loin : "Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s'administrer et de gérer démocratiquement leurs propres affaires"... C'est pour ces deux raisons que je ne peux prendre les armes contre le peuple algérien en lutte pour son indépendance. "
Une autre citation pour conclure. Extraite de sa lettre au général de Gaulle de mars 1959 : " Dans les prisons d'Algérie, j'ai vu les victimes de la répression ; j'ai senti son arbitraire, sa sauvagerie, son inutilité. Malgré toutes les souffrances que cette guerre inflige aux Algériens, j'ai compris que des possibilités d'amitiés demeurent, surtout quand nous savons leur prouver la nôtre. "
censure
Sorti de la prison de Carcassonne, Alban Liechti met à profit sa (brève) liberté pour épouser Yolande Toublanc (avec qui il n'a cessé de correspondre les deux années précédentes), en octobre 1958. " Ce fut l'occasion d'une grande manifestation de solidarité du PCF ", se souvient-il. Le lendemain, l'Humanité est saisie par les autorités. Motif : avoir publié des photos du mariage...
Ma conclusion
Pour conclure cette histoire passionnante qui finit bien Vincent Lietchi interprète pour son papa et sa maman sans oublier tous ses nombreux amis dont je suis fier de faire partie "Refus d'obéissance".
Michel Dandelot
ALBAN LIETCHI
Voici le remarquable documentaire
“Le Refus” sorti le 7 juin 2020 qui raconte la plus extraordinaire histoire d’Alban Lietchi qui a refusé de prendre les armes contre le peuple algérien
Après la traversée (parfois éprouvante), les appelés pouvaient tomber sur des brochures montrant les exactions des fellaghas. Dès lors, c'était l'angoisse de la mort - et pis, des tortures - qui étreignait les appelés. Ils rejoignaient rapidement leurs unités. Le peu qui restaient à Alger pouvaient découvrir la ville européenne. Ce qui choquait ces jeunes gens fraîchement débarqués, c'était la différence de niveau de vie entre les Européens et les Algériens - non que les premiers fussent riches (en moyenne, ils l'étaient moins que les Métropolitains), mais que les seconds fussent aussi pauvres. Cette situation ne laissait pas les appelés indifférents. Certains, voyant des Algériens mendier, en tiraient l'impression d'une forme de « nonchalance », sans comprendre que le chômage touchait environ 1,5 million de personnes en 1955.
Une "terre de richesses et de mendiants"
« Chers parents, chère grand-mère, chère Colette, me voici donc sur cette terre algérienne, déchirée mais riche d'espoirs. La traversée sur le Kairouan, l'un des meilleurs paquebots de la ligne, s'est très bien effectuée [...]. Après 21 heures de mer, Alger nous est apparue au matin. [...] Alger, terre de richesses et de mendiants, avec des sentinelles sur les quais et à la gare. Nous avons pris le train ensuite pour Affreville [auj. Khemis Miliana, à l'ouest d'Alger]. C'était d'abord la plaine riche et abondante de la Mitidja : propriétés immenses d'orangers, et de vignes, un Midi français, mais à une échelle énorme. La plaine ensuite s'est étranglée et le pays est devenu moins abondant. À Affreville, c'était déjà la colline, plus aride, la terre plus sèche. Nous avons passé deux jours au PC à quelques kilomètres d'Affreville. Il y avait là un peloton d'intervention et de surveillance pour la propriété considérable d'un colon. Ce matin, une jeep est arrivée pour m'emmener au lieu où j'étais affecté : le 5e Bureau, c'est-à-dire relations avec la population, organisation de la population, aide, etc. [...] Le 4e escadron est à 15 ou 20 kilomètres du PC. Une piste accidentée, où je n'aurais jamais imaginé qu'une jeep puisse passer. Une végétation de plantes grasses et de cactus, une terre aride, presque rouge, des étendues vertes de blé pourtant. [...] Les villages sont très pauvres, misérables mechtas de pierres sèches et de terre entre lesquelles courent des enfants, pieds nus. Pays de légende pour un Européen des villes, pays misérable de soleil et de poussière. »
> Lettre de Bernard Bourdet, 10 mars 1961.Bernard Bourdet (1937-2016) est né à Poitiers. En mars 1961, cet instituteur, appelé du 28e régiment de dragons, est envoyé sur les contreforts de l'Ouarsenis, au sud-ouest d'Alger. Il décrit abondamment, dans son carnet, les conditions de vie des populations.
Un sergent amer
« Mais où sont-ils, ces Kabyles ? Ils sont dans la montagne, pour la plupart enfermés dans de petites bicoques par dizaine dans chaque pièce. Leur état de saleté est repoussant. Des enfants viennent mendier et je ne peux résister envers ces pauvres gosses en leur donnant à manger. La plupart parlent un peu le français et savent manger avec une fourchette. Ils ont l'air débrouillard, peut-être trop, car il faut s'en méfier. Les femmes, on n'en voit pas du tout. Ce sont, paraît-il, les agents des rebelles. Ce qui me frappe, ce sont encore les Européens qui ne nous disent pas bonjour, l'instituteur ne peut pas nous voir et, dans un débit de boissons tenu par un Français, c'est 20 francs plus cher que dans notre foyer ou dans le bistrot arabe. »
> Paul Fauchon est sergent en Kabylie, à Tizi Gheniff, un secteur où le FLN est bien implanté, du 19 juillet 1956 au 18 mars 1957.
Voici Notre-Dame-d'Afrique
26 novembre 1955 « Arrivée à Alger vers 7 h 30. Ville en collines : buildings, docks. Pas assez de soleil pour illuminer ce que l'on croyait être "Alger la Blanche". Cependant, la casbah se détache nettement : tache blanche à flanc de colline au milieu de quartiers européens plus sombres. Nous apercevons Notre-Dame-d'Afrique. À l'est, le soleil se lève derrière les splendides montagnes de Kabylie. »
28 novembre « Nous passons les trois quarts de la journée à attendre, à la gare. Enfin, nous montons dans des camions et nous atterrissons à quelques kilomètres de l'autre côté de Hamma, au pied d'une ferme. Les tentes sont montées à la tombée de la nuit. Par bonheur, le clair de lune sauve les retardataires. Nous couchons sur des paillasses à même la terre humide. Pas de lumière, cuisine faite aux roulantes de compagnie [...]. »
> Stanislas Hutin est un jeune séminariste lorsqu'il est envoyé en Algérie en 1956. Il tient un journal de bord dans lequel il décrit la guerre au quotidien.
Le pays ressemble tant à la France
« Chers tous, [...] le pays ressemble tant à la France : la belle Mitidja qui forme l'arrière-pays d'Alger. [...]. Alger, belle ville de type tellement européen. La première maison que j'ai vue est le Crédit lyonnais ! Pour nous rappeler qu'on est en Afrique, des palmiers, des cactus, une végétation déjà toute verte, des orangers dans la plaine de Boufarik, Blida, des citronniers. Et puis, des musulmans, beaucoup dans les villages à se traîner sur les places. Tous les hommes ont la chéchia, beaucoup le burnous, quelques femmes voilées, beaucoup de gosses. Et partout la misère, l'absence de vraie économie - à moins qu'un Européen ait une usine où ne s'emploient que des musulmans. Misère complète. [...]. Voilà mes premières impressions sur l'Algérie. [...] Priez pour les rapports entre les deux populations. Que les faits valent mieux que toutes les idées qu'on a ou tout ce qu'on lit sur cette Algérie. »
> Lettre de Bernard Gerland, Aguitoune, jeudi 14 janvier 1960. Bernard Gerland est né à Villefranche-sur-Saône en 1939. Il est instituteur lorsqu'il part en Algérie en janvier 1960. Il devient sous-officier dans une harka, près de Fondouk.
Étrange Algérien
« Sétif est une petite ville assez animée, mais où on se rend compte que l'on s'enfonce nettement vers l'intérieur. Les Arabes sont vautrés par terre et partout. Rares sont ceux que l'on voit travailler : leur position normale est soit accroupie, soit couchée, et ils passent leur temps à regarder autour d'eux, enroulés dans leur burnous ou, souvent, des haillons. Le regard de l'Arabe est quelque chose d'inouï ; il a un regard profond et plonge ce dernier dans tes yeux avec une telle intensité que tu es assez rapidement mal à l'aise, et qu'il est difficile de soutenir l'éclat de ces yeux noirs dardés sur toi, et à travers lesquels tu ne peux pas voir s'il y a de la haine, de l'indifférence ou même de l'amitié. En dehors de cela, quand ils travaillent, tu te rends compte que tu es surpris par la force de ces types qui, d'aspect malingre en général, transportent des tas de trucs sur leurs épaules. »
> Lettre de Jean-Pierre Villaret, Sétif, 1957. Jean-Pierre Villaret débarque le 8 janvier 1957 comme appelé dans le 1er régiment de hussards parachutistes, stationné dans le Nord-Constantinois.
Pour de nombreux appelés, partir au service militaire signifiait quitter, souvent pour la première fois, sa région natale... Pour certains, cela était synonyme de départ pour des contrées exotiques et d'aventure. Mais, au fur et à mesure que la population a pris conscience d'une situation de guerre, la perspective du départ s'est muée en crainte. Reviendra-t-on ? Retrouvera-t-on sa famille, sa fiancée ? Après un trajet le plus souvent en train, certains appelés arrivaient au camp de Rivesaltes, avant d'embarquer à Port-Vendres. Mais la majorité passait par Marseille, où les appelés restaient quelques jours au Dépôt des internés militaires, le camp de Sainte-Marthe. Puis c'était l'embarquement sur les quais de la Joliette, à bord du Ville d'Oran, du Sidi Bel Abbès ou de l'Athos II, par exemple. Certains faisaient le trajet en une nuit ; d'autres, en quarante heures. Selon la météo, les conditions de traversée variaient de très bonnes (sur le pont ou dans une cabine, pour les officiers et sous-officiers), à catastrophiques, la troupe étant alors reléguée à fond de cale.
L’angoisse d’un soldat
« Mon très cher frangin, [...] Je vais te raconter mon voyage. Je suis parti de Metz samedi dernier à 7 heures du soir, nous avons voyagé toute la nuit, [...] j'ai dormi dans un filet à bagages, dimanche matin on déboulait dans Marseille ; l'après-midi j'ai visité une partie de la ville avec des copains, j'étais plutôt déçu, car je m'attendais à mieux, la Canebière n'est pas si formidable que ça, par contre le Vieux-Port est pittoresque ; nous avons embarqué lundi matin, et les côtes de France ont disparu lentement à l'horizon, je quittais mon pays, quand reviendrai-je et surtout comment reviendrai-je ? »
> Lettre de Jacques Inrep à son frère, Batna, le 15 mai 1960. Jacques Inrep est né en 1939. Il quitte l'école à 16 ans et travaille comme agent administratif à la préfecture de l'Orne. Il est appelé au service militaire en mai 1959. Un an plus tard, après une altercation avec un gradé, il est muté en Algérie et embarque sur le Président Cazalet.
« Sur un petit cargo mixte... »
Vendredi 25 novembre 1955 « Départ en camion pour Port-Vendres. Papa m'y attend. Embarquement (tenue de combat, chargé comme des mulets) sur un petit cargo mixte, le Président de Cazalet. Appareillage vers 12 h 45. Mer très houleuse. Ciel bleu, temps merveilleux. Le bateau roule magnifiquement. Installation à fond de cale dans des chaises longues. Finalement, je trouve une couchette vide dans une cabine de sous-officier, chez Philippe [son compagnon de séminaire chez les jésuites]. »
> Journal de Stanislas Hutin.
La trilogie d’un appelé : ennui, abattement et promiscuité
« Nous sommes dans la région d'Avignon. Nous sommes dans deux wagons en bois ancien modèle, accrochés à un train de marchandises... qui s'arrête sur toutes les voies de garage pour laisser passer les autres trains. Nous ne sommes que 65, accompagnés d'un capitaine sympathique. Nous avons pris le train à la gare de Tolbiac. Les gars sont calmes, n'ont pas trop mauvais moral, pas de cris, de chahuts qui accompagnent d'habitude ces départs. Tout à l'heure nous avons croisé un train de gars qui revenaient de là-bas. Hier soir, nous étions consignés, mais nous sommes tout de même sortis prendre un café à Vincennes.
Le même jour, au soir « Nous sommes arrivés au camp Sainte-Marthe à Marseille. Nous sommes descendus du train dans une gare de marchandises [...]. Il ne faut pas qu'on nous remarque. Sainte-Marthe, c'est pire qu'à Mourmelon, il y a une multitude de gars de toutes les armes. Dans toutes les chambres - si on peut appeler ça des chambres -, il y a des écriteaux qui disent de dormir avec les portefeuilles. Ce sont des baraquements avec deux rangées de lits à trois étages. »
Jeudi 20 décembre « Nous partons vers 11 heures sur le El Djezair. Nous ne sommes que 120 militaires à embarquer. »
> Lettres de Jean Billard à sa fiancée.
Marseille, « centre d'accueil » peu accueillant
« Ce jour-là... Chers parents, voici "Alger la Blanche", mais le temps est couvert. Nous avons voyagé comme au temps des esclaves nègres, à fond de cale. Remarquez que j'aurais pu voyager en cabine. Des gars de la CGT (attention, ne pas confondre, il s'agissait de marins de la Compagnie générale transatlantique !) relaient leur cabine individuelle à 2500 francs la place et à six par cabine. Faites le compte ! [...] Pour entrer dans le bateau à Marseille, c'était un sacré spectacle. Un sergent te filait ton billet d'embarquement, trois mètres plus loin un employé de la CGT te le reprenait, c'était vachement organisé. J'aime autant vous dire que ça a plutôt dégueulé dans le bateau, on en glissait. Un souvenir de Marseille me revient à l'instant. Nous étions logés dans un "centre d'accueil", oui c'est le nom qu'ils donnent, un "centre d'accueil". Car en plus ils ont le culot de nous dire qu'ils nous accueillent. Donc nous étions logés dans ce centre d'accueil, et il pouvait accueillir environ quatre à cin mille bonhommes [...] »
> Lettre de Serge Pauthe. Serge Pauthe, acteur de théâtre, est né en 1939 à Paris. Toutes ses lettres commencent par la formule « Ce jour-là » et s'achèvent par des baisers adressés à ses parents et une caresse destinée à son chien, Zoulou. Il restera vingt-sept mois en Algérie. En 1993, il publie chez L'Harmattan ses courriers écrits de l'époque : Lettres aux parents : correspondance d'un appelé en Algérie.
La plupart des noms de lieux cités dans ces lettres est à retrouver sur la carte.
Pour l’historien des médias, la guerre d’Algérie apparaît comme un cas d’école : véritable guerre, elle met en scène tous les arsenaux des propagandes croisées et des censures avouées ou occultes, mais, dans le même temps, elle se déroule sous un feu médiatique permanent, puisque la France de l’époque est une démocratie qui se doit de respecter les libertés fondamentales. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que l’on assiste à une guerre dévoilée, presque transparente, dont la publicité serait assurée, au moins en métropole, par une presse écrite régie par la loi du 29 juillet 1881, et donc très libre [1][1]Pour développer et nuancer ce propos, voir : Laurent Martin, «…. Bien sûr, il n’en fut pas ainsi : les gouvernements successifs, les différents corps constitués au premier rang desquels l’armée, entreprirent dès le début des « événements » d’Algérie de proposer aux médias, et à travers eux au public français, une version expurgée de la « pacification ». Comme toujours en temps de guerre, à côté des mensonges et des contrevérités amplement diffusés, une part importante du déroulement des « opérations » fut passée sous silence : la torture et plus généralement toutes les exactions commises par l’armée française furent mises sous le boisseau.
2Cependant, il n’est jamais facile de faire taire tout le monde, alors que près de deux millions de soldats sont allés « maintenir l’ordre » en Algérie et que de nombreux Français étaient prêts à écouter un message divergeant de la version officielle, à condition que quelques médias aventureux acceptent de les diffuser. Ainsi, les témoins étaient nombreux, même si bien peu d’entre eux étaient disposés à parler. Les services de l’armée et de la police contrôlaient étroitement les journalistes, photographes et cameramen afin qu’ils ne puissent pas accomplir leur travail d’investigation et de révélation. L’accès aux zones « sensibles » restait réservé à ceux qui avaient fait preuve de leur patriotisme à l’égard de la politique gouvernementale et de la cause de l’Algérie française. Pour franchir l’obstacle des multiples censures, il fallait donc que des témoins prennent la parole. Mais il fallait que ces témoins fussent au-dessus de tout soupçon : les victimes, particulièrement les « musulmans », étaient discréditées d’avance par les services officiels d’information, tandis que les civils ne pouvaient qu’être suspects d’arrière-pensées politiques. Restaient les militaires, ceux qui avaient vu les exactions, voire ceux qui avaient participé à certaines d’entre elles.
3Cinquante ans après les faits, les historiens s’accordent pour constater que nombreux furent les témoins d’actes répréhensibles de tous ordres, depuis les vexations et la brutalité inutile au cours des arrestations jusqu’aux tortures sadiques et à la barbarie organisée. Pourtant, les solidarités de corps, la loi du silence au sein de la « grande muette », la peur des représailles ou le patriotisme firent taire l’immense majorité des militaires, qu’ils fussent appelés du contingent ou soldats professionnels. La loi du silence s’est longtemps imposée sur l’action de l’armée française en Algérie ; à tel point, qu’un demi-siècle après le déclenchement de la guerre, le sujet peut encore mobiliser le public, et les médias qui cherchent à abreuver sa soif de connaissance.
4Il ne s’agit pas ici de traiter de l’ensemble de la question de la révélation durant la guerre d’Algérie, qui est maintenant bien connue ; il ne s’agit pas de retracer l’action, essentielle, de ceux qui ont lutté contre la torture et pour la paix en Algérie ; il s’agit seulement d’aborder le sujet de la parole de soldats dans les médias. Il faut enfin souligner que le panorama exposé ici est loin d’être exhaustif, mais qu’il vise à repérer de grandes étapes.
5Durant la guerre d’Algérie, comme dans toutes les guerres, les militaires sont encadrés et leurs activités sont présentées sous un jour favorable : héros pour quelques-uns, bons et serviables au service d’une noble cause pour la plupart, les soldats français s’opposent à des ennemis souvent cruels et lâches qui sont au service du mal ; telle est la version officielle. Dans les médias contrôlés par l’État, l’Agence France-Presse, la télévision et la radio, pour les journaux à grand tirage fidèles au gouvernement, à l’armée et à la nation, il s’agit de mettre en scène l’œuvre française, de rassurer la population métropolitaine et de la convaincre de la justesse des options prises. En effet, entre 400 000 et 500 000 hommes sont déployés en Algérie, pour l’essentiel afin de quadriller le territoire et de maintenir l’ordre, il faut donc rassurer les familles tout en montrant que les unités spécialisées, notamment les « paras », vont assurer la victoire française. Les études sur l’AFP, l’émission « Cinq Colonnes à la une » ou l’hebdomadaire Paris-Match décrivent toutes ces réalités [2][2]Barbara Vignaux, « L’Agence France-Presse en guerre d’Algérie… : des médias de masse tenus en tutelle par le gouvernement, une armée qui contrôle sa communication, particulièrement au niveau des images, des médias qui acceptent de jouer ce rôle de relais des pouvoirs civil et militaire. On assiste ainsi à une rhétorique de guerre manichéenne, qui vante la noblesse de l’action française, la fidélité des Français musulmans d’Algérie, tandis que l’ennemi, que l’on avilit à loisir, est en passe de perdre la guerre sous l’action des paras dont la victoire est annoncée. À la fin de la période, devant l’évolution de la situation, il apparaît nécessaire d’ajouter le thème de la paix, que l’armée doit imposer aux « ultras » de tous bords.
6Dans ce cadre général, les soldats du contingent n’ont qu’une place réduite, celle assignée par exemple au « sergent Robert » dans Cinq Colonnes à la une le 9 janvier 1959 : « le sergent Robert, en un emploi du temps exemplaire, enseigne le matin, se bat l’après-midi contre un ennemi invisible et retrouve le soir la sécurité du camp » (H. Eck, p. 99). Les grands quotidiens, France-Soir, Le Parisien libéré, Le Figaro, etc. relaient cette vulgate officielle. En revanche, quelques journaux commencent à manifester une voix discordante en donnant la parole aux soldats. Dès janvier 1955, L’Humanité, ouvre ses colonnes aux lettres des appelés : dans « Le coin du soldat » ils peuvent raconter leur vie quotidienne [3][3]Ludivine Bantigny, « Appelés et rappelés en guerre d’Algérie…, mais la mise en forme de la rédaction du quotidien transforme souvent le témoignage en texte politique. À partir d’août 1956, Le Canard enchaîné, publie une rubrique, « Carnets de route de l’ami Bidasse », tenue par Jean Clémentin, qui décrit le quotidien des appelés en Algérie [4][4]Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les fortunes de la vertu,….
Les témoignages
7Toutefois, la réalité de la situation coloniale et de la guerre plonge les soldats dans une cruelle alternative : se taire ou témoigner d’une vérité différente de la version officielle. Il faut souligner ici le poids des chrétiens, notamment des militants du scoutisme, de l’ACJF, de la JOC ou de la JAC : alors qu’ils accomplissent leur devoir de citoyens durant leur service militaire, ils se trouvent confrontés à une situation qui les révulse. Nombre d’entre eux entreprennent d’écrire des confessions, un carnet de route ou des lettres à des proches ; l’historien en découvre souvent à l’occasion d’entretiens avec des anciens d’Algérie [5][5]L’historien Jean-Charles Jauffret en cite plusieurs dans son…. La plupart de ces témoignages sont longtemps restés cachés, mais quelques-uns d’entre eux sortent au grand jour durant la guerre.
8Le 15 février 1957, Témoignage chrétien annonce qu’il publie son trente-huitième « Cahier du Témoignage chrétien » intitulé « Le dossier Jean Muller, de la pacification à la répression » ; il s’agit d’extraits de lettres écrites par un jeune appelé, Jean Muller, ancien chef scout et militant de l’AJCF, mort dans une embuscade en Algérie le 27 octobre 1956. Les lettres qu’il a adressées à ses amis révèlent à beaucoup de lecteurs l’emploi systématique de la torture en Algérie. Ainsi, après avoir décrit les divers procédés de torture employés couramment, Jean Muller écrit : « Nous sommes loin de la pacification pour laquelle nous avions été rappelés ; nous sommes désespérés de voir jusqu’à quel point peut s’abaisser la nature humaine et de voir des Français employer des procédés qui relèvent de la barbarie nazie. […] Au camp, nous avons créé un groupe de chrétiens (catholiques) et nous réfléchissons sur les événements qui nous préoccupent. Nous agissons dans la compagnie pour que soient affirmées la justice, la vérité, la charité fraternelle et que, dans toute la mesure du possible, elles soient appliquées. Il faut avouer que ce sont les chrétiens qui sont au noyau de cette affaire. Je te préviens que si tu veux faire respecter la justice ou être charitable envers les plus déshérités, envers les Arabes, on te cherchera des histoires ».
9C’est à partir de ce premier texte, qui vaut une saisie à L’Humanité qui en avait publié les bonnes feuilles, que commence la publication d’une série de témoignages. En mars, paraît une nouvelle brochure publiée par le Comité de résistance spirituelle, « Des rappelés témoignent », dont la préface est signée collectivement notamment par Jean-Marie Domenach, Henri-Irénée Marrou, Robert Barrat, André Philip, René Capitant, Paul Ricœur, René Rémond, le père Boudouresque et des prêtres de la Mission de France. Les manifestations de rappelés, soldats du contingent ayant terminé leur temps de service militaire mais rappelés quelques mois après pour faire face aux besoins de la « pacification », avaient été nombreuses en 1955-1956 ; mais comme elles se déroulaient avant leur départ, elles étaient considérées comme le fait de mauvais Français, manipulés par des militants communistes. En revanche, les témoignages de soldats rendus à la vie civile acquièrent une grande force. Quelques semaines plus tard, une publication de la librairie Plon, préfacée par Raoul Girardet, Ceux d’Algérie, lettres de rappelés, précédées d’un débat entre Jean-Yves Alquier, Roger Barberot, Jean-Claude Kerspern, Michel Massenet, Jacques Merlin, René Perdriau, lui répond en défendant l’honneur de l’armée. Cet épisode reflète la coupure de l’opinion française : les opposants à la guerre ou aux méthodes employées pour la faire se trouvent confrontés à ceux qui justifient l’armée au nom de la grandeur de la France et de sa mission. Au début de l’année 1957, la « bataille d’Alger », au cours de laquelle les paras du général Jacques Massu et du lieutenant-colonel Marcel Bigeard sont employés à des besognes de police et de basse police, accentue les clivages entre les partisans de l’efficacité (à court terme) et ceux qui prônent une répression plus soucieuse des hommes.
10Les témoignages de soldats deviennent alors des arguments de poids jetés dans la bataille. Cependant, la nouveauté provient d’officiers du contingent ou de carrière qui jettent leurs galons dans la balance. En mars 1957, Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui vient de passer six mois en Algérie, publie en feuilleton dans L’Express le livre Lieutenant en Algérie. Le 7 mars 1957, un héros de la France libre, le général de parachutistes Jacques Paris de Bollardière, qui commande dans l’Atlas blidéen, adresse au général Salan une lettre dans laquelle il demande à être relevé de ses fonctions, en réponse à la directive du général Massu qui prescrit une « accentuation de l’effort policier ». Le 27, L’Express, dont le directeur, Jean-Jacques Servan-Schreiber, a servi sous ses ordres, publie la lettre du général qui dénonce « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre, sous le prétexte fallacieux d’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à présent la grandeur de notre civilisation et de notre armée ». Le général est frappé de deux mois d’arrêts de forteresse, de même que le capitaine Pierre Dabezies qui s’est déclaré solidaire dans L’Express. La torture devient tellement présente dans le débat et au sein de l’armée que le général Pierre Billotte, ancien ministre de la Défense nationale et Compagnon de la Libération, se doit de rappeler dans la revue Preuves les règles de l’honneur militaire. Dans les mois qui suivent, Robert Bonnaud, de retour d’Algérie publie « La paix des Némentchas » dans la revue Esprit (avril 1957), tandis que Les Temps modernes, publient, en juillet 1957, « Jours kabyles » de Georges Mattéi.
11Cependant, après le retour du général de Gaulle au pouvoir, les témoignages se raréfient ; on peut encore citer Témoignage chrétien du 18 décembre 1959 dans lequel quatre officiers témoignent : « Quand des jeunes m’interrogent, dit un prêtre, je leur réponds : voilà ce qui se passe là-bas. À moins que tu ne te sentes une vocation particulière au martyre, c’est-à-dire au témoignage, il vaut mieux que tu te prépares de ton mieux à affronter le drame qui t’attend là-bas et qui te laissera inévitablement marqué ». Mais ce sont plutôt les intellectuels qui s’emparent du débat sur la guerre d’Algérie. La « Déclaration sur le droit à l’insoumission », généralement appelé « Manifeste des 121 », publiée le 4 septembre 1960, à laquelle répond le « Manifeste des intellectuels français » du 7 octobre 1960, situe le débat loin des réalités du contingent, même si, à la même époque, Jérôme Lindon publie le livre de Noël Favrelière, Le désert à l’aube (Minuit, 1960), le récit de ce soldat qui a déserté le 19 août 1956 pour sauver un prisonnier algérien menacé d’une exécution sommaire. Mais il s’agit alors de faire la paix au plus vite et de lutter contre l’OAS pour accélérer le processus. Il est d’ailleurs étonnant que les « soldats perdus » de l’OAS aient peu fait appel, ou seulement a posteriori, aux témoignages de militaires pour défendre leur cause [6][6]On peut citer : Lieutenant X, « Pourquoi nous avons perdu la…. Peut-être croyaient-ils qu’ils ne passionneraient pas les foules [7][7]Tramor Quemeneur, « La discipline jusque dans l’indiscipline,….
12Au final, collectivement, la génération des soldats de la guerre d’Algérie a choisi de se taire ; les témoignages directs durant la période de la guerre sont finalement des exceptions peu nombreuses. Ce silence collectif explique sans doute pourquoi la plaie a mis un temps considérable à se refermer et pourquoi, pour beaucoup d’entre eux, elle s’ouvre à nouveau régulièrement. C’est alors le cinéma et la télévision qui deviennent les moteurs des surgissements de mémoire.
Le réveil des mémoires
13Si la parole des soldats n’a pas complètement disparu après la guerre, elle est victime du même étouffement que l’histoire de la guerre elle-même. Quelques œuvres entretiennent le feu qui couve sous la cendre : Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier (1972), RAS d’Yves Boisset (1973), L’honneur d’un capitaine de Pierre Schoendoerffer (1981) ou Cher frangin de Gérard Mordillat (1987) [8][8]Pour un panorama plus complet, voir Guy Hennebelle (dir), La…. Du côté des livres, Yves Courrière fait parler nombre de soldats dans sa fresque en quatre tomes, La guerre d’Algérie, publiée de 1968 à 1971 par Fayard. Le général Jacques Massu suscite la polémique avec la publication de La vraie bataille d’Alger (Plon, 1971). À la télévision également, des émissions littéraires (Yves Courrière en 1969 à Clio, les livres et l’histoire), des documentaires (Quatrième mardi, trois émissions de Paul-Marie de la Gorce et Igor Barrère en 1972) ou des débats (Les Dossiers de l’écran) entretiennent la flamme du souvenir [9][9]Pour une recension beaucoup plus exhaustive, voir Béatrice…. Mais il faut attendre encore un peu pour que les mémoires se réveillent.
14À partir du milieu des années 80, la fin du monopole d’État sur la télévision, la multiplication des chaînes privées et la concurrence ont favorisé l’émergence d’une mémoire et d’une histoire télévisuelles. À la même époque, les historiens ont commencé à publier abondamment sur le sujet. Enfin, à partir des émeutes d’octobre 1988, l’Algérie connaît de profonds bouleversements, qui mènent à la guerre civile. La conjonction de ces trois phénomènes a suscité un volume considérable de littérature et d’images. En 1987, le 25e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie a donné lieu à de nombreuses publications, spécialement dans la presse. Il fut suivi, en décembre 1988, d’un important colloque organisé par l’Institut d’histoire du temps présent sur « La guerre d’Algérie et les Français ». En septembre 1990, la diffusion sur FR 3 d’une série documentaire en cinq volets du réalisateur anglais Peter Baty, La Guerre d’Algérie, a ouvert la voie à d’autres émissions. Antenne 2 a programmé Les Années algériennes, quatre volets signés Benjamin Stora, en septembre-octobre 1991.
15Mais c’est le film La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, sorti en salles en février 1992 et diffusé sur Canal Plus en mars 93, qui fait date. Dans ce film, quatre heures durant, des soldats français racontent leur guerre d’Algérie. Pour ces jeunes Français, l’Algérie c’est le traumatisme de la guerre et de la mort mais c’est également le choc de la misère de la population musulmane. La mort d’un camarade demeure ce qui soulève la plus forte émotion rétrospective. Les appelés racontent l’ordinaire de la guerre, avec les gardes, les marches, les embuscades, les accrochages ou les ratissages et, par-dessus tout, la peur permanente. Ils évoquent la grande fraternité des hommes des casernes, la vie du troufion sous la tente ou dans le djebel, la bière qui coule à flot, la « bouffe, toujours dégueulasse », la monotonie, l’ennui et les menus dérivatifs, la lecture (pour quelques-uns), les interminables parties de cartes, l’attente du courrier qui demeure le seul lien avec les parents, la fiancée ou l’épouse, l’absence de désir et de plaisirs. Ils expliquent le travail quotidien, celui de l’électricien qui répare le barrage à la frontière tunisienne, la construction d’écoles ou de maisons, les camps de regroupement où l’on parque les populations musulmanes, les soins aux Algériens dispensés par le médecin militaire. Et puis jaillissent quelques phrases, à la fois pudiques et terribles, sur les sévices, les viols, les vols, les brutalités, les meurtres, l’incendie des « mechtas », les représailles contre les civils, parce que l’ordinaire de la guerre d’Algérie c’était aussi cela. De retour au pays, ces hommes sont malades, anxieux, instables, brutalement vieillis par vingt-sept mois de guerre. Leurs nuits sont peuplées de cauchemars. Certes, pour la plupart d’entre eux, la vie finit par reprendre le dessus. Il reste le souvenir ému d’une aventure de jeunesse et celui, amer, d’avoir participé à une guerre inutile. Cependant, en dépit de la beauté et de la force des témoignages, comme souvent sur le petit écran, le film balance entre la psychanalyse sauvage, le « reality-show » et la leçon d’histoire. Ainsi, la télévision s’avère être un outil très puissant pour réveiller la mémoire et accompagner le travail de deuil collectif.
« L’emballement médiatique » de l’année 2000
1620 juin 2000, Le Monde publie un article de Florence Beaugé, qui a recueilli le témoignage de Louisette Ighilahriz [10][10]Florence Beaugé, « Torturée par l’armée française en Algérie, «…. Depuis 1999, Florence Beaugé, journaliste au service étranger du Monde connaît l’existence de Louisette Ighilahriz, cette algérienne militante de l’indépendance, torturée pendant trois mois – elle avait 20 ans – par des militaires français en 1957. La démarche de Florence Beaugé marque un tournant dans le traitement médiatique de la torture durant la guerre d’Algérie. Il ne s’agit plus de faire parler les tortionnaires pour les accuser, mais de faire parler les victimes pour qu’elles témoignent et qu’elles suscitent à leur tour la réaction des bourreaux. Le 22 juin 2000 [11][11]« Le général Massu exprime ses regrets pour la torture en…, Le Monde publie les interviews des généraux Marcel Bigeard et Jacques Massu. Le premier, mis en cause directement par Louisette rejette toutes les accusations après avoir insulté et menacé victime, journaliste et journal. Le second ne nie pas et exprime ses regrets. Après la parole des victimes vient celle des tortionnaires.
17L’Humanité s’empare de l’affaire et se lance dans la bataille ; le quotidien communiste, à 47 reprises entre juin et décembre 2000, évoque la question de la torture, sous la forme d’une, deux ou quatre pages ; il consacre trois une au sujet [12][12]L’Humanité des 22 juin 2000, 21 et 23 novembre 2000.. Le 31 octobre 2000, le quotidien publie « l’appel des 12 », signé par Henri Alleg, Josette Audin, Simone de Bollardière, Nicole Dreyfus, Noël Favrelière, Gisèle Halimi, Alban Liechti, Madeleine Rebérioux, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, appel qui proclame la nécessité du « devoir de mémoire » : « Des deux côtés de la Méditerranée, la mémoire française et la mémoire algérienne resteront hantées par les horreurs qui ont marqué la guerre d’Algérie tant que la vérité n’aura pas été dite et reconnue ». Les articles se succèdent parallèlement dans les colonnes du Monde et dans celles de L’Humanité.
18Début septembre, le directeur de la rédaction du Monde demande à Florence Beaugé de continuer sa quête de témoignages du côté des anciens militaires. Finalement après plusieurs semaines de démarches pressantes, Jacques Massu accepte de parler [13][13]Voir la une et « Torture en Algérie : l’aveu des généraux », «…. Le même jour, Le Monde publie également une interview du général Paul Aussaresses qui s’étend sur ses basses œuvres. Cet entretien marque un tournant dans le traitement médiatique du dossier. Quelques heures après la sortie du quotidien, cet officier de l’ombre, plus connu jadis sous le nom de commandant O, répétera calmement le récit des exécutions auxquelles il a procédé lui-même devant les caméras de Claude Sérillon sur France 2 et au micro de Jean-Pierre Elkabach sur Europe 1.
19Par un hasard de calendrier, l’université conforte les médias : les 23-24-25 novembre, lors du colloque en hommage à Charles-Robert Ageron qui se tient en Sorbonne, la question de la torture revient dans plusieurs communications. Le 25 novembre, France-Culture organise un débat avec plusieurs participants du colloque. La couverture médiatique s’amplifie fin novembre, avec la publication de sondages [14][14]Sondage CSA pour Amnesty International réalisé les 26-27….
20Les hebdos prennent alors le train en marche. Marianne propose à son tour le témoignage d’une femme torturée. La semaine suivante, huit pages du magazine sont consacrées aux atrocités de la guerre d’Algérie. Il est vrai que depuis quelques jours, la machine médiatique s’est emballée : L’Express publie, le 30 novembre, souvenirs et photos macabres du président de son directoire, Jacques Duquesne. Le 14 décembre 2000, Le Nouvel observateur publie également reportages et entretiens sur la question. La Cinquième et Serge Moati y consacrent un numéro de « Ripostes », France 3 diffuse un reportage sur les paras et donne la parole à Bigeard… L’emballement médiatique est alors à son comble. C’est dans ce contexte que, le 5 décembre 2000, Raphaëlle Branche soutient sa thèse de doctorat d’histoire [15][15]Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la guerre…. Dans l’amphi, plusieurs centaines de personnes l’écoutent, dont de nombreux journalistes.
21En mai 2001, la sortie du livre [16][16]Paul Aussaresses, Services spéciaux, Algérie, 1955-1957,… du général Aussaresses entraîne le dépôt de plaintes contre lui. Deux unes du Monde, « La France face à ses crimes » et « Comment juger nos crimes en Algérie ? » [17][17]Le Monde du 3 mai et du 6-7 mai 2001., ainsi qu’une double page de « bonnes feuilles » marquent l’événement. Le général Aussaresses est poursuivi pour « complicité d’apologie de crimes de guerre » ; l’audience a lieu en novembre 2001, il est condamné en janvier 2002 à 7 500 euros d’amende, la peine étant confirmée en appel en juin 2003. En mars 2002, la diffusion sur France 3 de L’ennemi intime, série d’entretiens réalisés par Patrick Rotman, clôt ce cycle de mémoire.
22Depuis quelques années, en effet, la question de la guerre d’Algérie a été refoulée, pour laisser la place à la question de l’insécurité, du vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, du port du voile et de la laïcité. Mais la guerre d’Algérie reviendra sur le devant de la scène médiatique à l’occasion, parce que la mémoire de cette triple guerre civile, entre Français et Algériens, entre Français et entre Algériens, n’est pas encore pacifiée, même si la plupart des tabous ont été levés. Reste que l’analyse de la guerre coloniale, de cette guerre de « races » et de religions, est en partie escamotée par ce travail médiatique de mémoire qui accorde une place prépondérante à la morale.
Pour développer et nuancer ce propos, voir : Laurent Martin, « Une censure qui n’ose pas dire son nom : la saisie des journaux pendant la guerre d’Algérie », Actes du colloque Censure et imprimé dans les pays francophones, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, mai 2002, à paraître.
Barbara Vignaux, « L’Agence France-Presse en guerre d’Algérie », xxe siècle, revue d’histoire, n° 83, juin-septembre 2004 ; Hélène Eck, « Cinq colonnes et l’Algérie, 1959-1962 », in Jean-Noël Jeanneney et Monique Sauvage (dir.), Télévision, nouvelle mémoire, Les magazines de grand reportage, Seuil-INA, 1982 ; Marie Chominot, « Le film de la guerre, les débuts de la guerre d’Algérie dans l’hebdomadaire illustré Paris-Match », in Mohammed Harbi et Benjamin Stora (dir.), La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004.
L’historien Jean-Charles Jauffret en cite plusieurs dans son article « Le mouvement des rappelés en 1955-1956 », in M. Harbi et B. Stora, op. cit. Voir également : Jean-Charles Jauffret (dir.), Soldats en Algérie, 1954-1962, expériences contrastées des hommes et du contingent, Autrement, 2000 ; Jean-Charles Jauffret (dir.), Des hommes et des femmes en guerre d’Algérie, Autrement, 2003.
On peut citer : Lieutenant X, « Pourquoi nous avons perdu la guerre d’Algérie » et l’interview du colonel Argoud dans La Nef, n° 7, juillet-septembre 1961. Mais cette absence relative résulte peut-être d’une lacune des travaux historiques.
Tramor Quemeneur, « La discipline jusque dans l’indiscipline, la désobéissance de militaires français en faveur de l’Algérie française », M. Harbi et B. Stora, op. cit.
Pour une recension beaucoup plus exhaustive, voir Béatrice Fleury-Vilatte, La mémoire télévisuelle de la guerre d’Algérie, 1962-1992, INA-L’Harmattan, 2000.
« Le général Massu exprime ses regrets pour la torture en Algérie », « La torture faisait partie d’une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses différemment », « Torture en Algérie : le remords du général Jacques Massu », En revanche le général Bigeard affirme : « Le témoignage de cette femme est un tissu de mensonges. Tout est faux, c’est une manœuvre », Le Monde du 22 juin 2000.
Voir la une et « Torture en Algérie : l’aveu des généraux », « Je me suis résolu à la torture… J’ai moi-même procédé à des exécutions sommaires… », Le Monde du 23 novembre 2000.
Sondage CSA pour Amnesty International réalisé les 26-27 septembre 2000, sur la torture en général ; sondage CSA pour L’Humanité, publié le 27 novembre 2000 et sondage BVA pour Le Monde réalisé les 24-25 novembre 2000, dont les résultats sont publiés dans Le Monde du 29 novembre 2000.
Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie. Les soldats, leurs chefs et les violences illégales, Thèse IEP Paris, sous la direction de Jean-François Sirinelli, 2000, 1210 p. Un version plus courte, Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 2001, Gallimard, 475 p.
Pour ce numéro spécial sur la guerre d'Algérie, Benjamin Stora et Tramor Quemeneur, spécialistes de la « guerre sans nom », reviennent sur cette période cruelle, qui hante encore les mémoires de part et d'autre de la Méditerranée.
HISTORIA - Quelle est la situation lors du retour au pouvoir de De Gaulle en mai 1958 ?
BENJAMIN STORA - Du point de vue des Algériens, il y a un épuisement des maquis de l'intérieur. La direction politique du FLN hésite à négocier, tandis que les divisions internes se traduisent par l'assassinat d'Abane Ramdane [surnommé « l'architecte de la Révolution », il joua un rôle clé dans l'organisation de l'insurrection] en décembre 1957. Du côté français, les appelés, envoyés en Algérie depuis 1956, sont las de ce conflit qui ne dit pas son nom. Ce contexte nourrit une grande inquiétude dans la métropole, qui encourage l'opposition à la guerre d'Algérie. Les jeunes Français sont partis pour une cause qu'on n'arrive plus très bien à identifier. C'est dans ce cadre-là que je vois l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle : il soulève l'espoir d'arriver à une solution. La bataille d'Alger [janvier-octobre 1957], le bombardement du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef [base arrière du FLN], en février 1958, le cycle d'actions-représailles n'ont débouché sur aucun résultat tangible. Comme chez les conscrits, la lassitude des partis politiques, de droite comme de gauche, les amène à rechercher un homme providentiel. Situation exacerbée par une crise à gauche, où la SFIO se retrouve affaiblie par les scissions. Quant au PCF, premier parti de France, il s'enfonce dans la crise, touché par le départ ou l'exclusion de ses intellectuels.
Pendant ce temps, le monde change. Ces jeunes, c'est la génération rock and roll.
TRAMOR QUEMENEUR - Oui, mais la société française reste largement rurale. Pour certains de ces jeunes, le conflit leur permet de quitter, pour la première fois, leur province. On le voit aussi dans les lettres, c'est une société encore croyante, catholique, éventuellement communiste. En revanche, pour la frange étudiante, urbaine, oui, on commence à distinguer des bouleversements.
Dans quel état d'esprit ces jeunes Français découvrent-ils l'Algérie ?
B. S. - En 1958, la société est encore patriotique, pétrie par le souvenir des conquêtes napoléoniennes et des grandes figures nationalistes. La société française demeure traditionnelle, mais nourrit en même temps une grande foi dans le progrès. Le choc, pour les appelés arrivés en Algérie, c'est de constater que l'Algérie, ce n'est pas tout à fait la France. Ils le disent tous. Certains toponymes et bâtiments semblent familiers - l'allée des Platanes, la mairie, l'église, le monument aux morts - Mais, dès qu'ils s'éloignent d'Alger ou d'Oran, cette illusion se dissipe très vite.
Mais, en 1958, pensent-ils vraiment devoir faire la guerre ?
T. Q. - Oui, car le véritable tournant a eu lieu deux ans plus tôt, avec le choc de l'embuscade de Palestro. L'illusion d'un service militaire normal disparaît : les gamins prennent conscience que l'on meurt là-bas, et la peur gagne toute la société.
B. S. - Au fond, en 1956, ils ne savent pas grand-chose de l'Algérie. Deux ans plus tard, il y a moins de naïveté - même si, en 1958, l'opinion demeure sous-informée par les médias et si le courrier des appelés est censuré. La première affaire qui va sortir, c'est le dossier Müller, un témoignage accablant publié le15 février 1957 par Témoignage chrétien . C'est un choc. On y découvre les « corvées de bois », la torture, l'opposition des populations... D'autres récits, la même année - ceux de Robert Bonnaud et Georges Mattéi -, sont portés à la connaissance du public. J'ajoute qu'un autre tournant, en termes d'impact sur le public français, c'est, en 1958, la publication du livre d'Henri Alleg, La Question (1958). L'appareil communiste s'empare de l'ouvrage - qui sera rapidement interdit - et en fait un best-seller. Car jusque-là, la censure pesait lourdement sur la presse et le cinéma. La télévision, avec sa chaîne unique, et la radio sont totalement sous contrôle. Après 1958, Europe 1 et RTL - notamment avec le reporter Yves Courrière, son correspondant en Algérie - vont accroître leur audience en décrivant la situation sur le terrain.
Et les appelés, parlaient-ils, eux aussi, des réalités de la guerre ?
T. Q. - Les permissionnaires se livrent, mais leur témoignage demeure cantonné au cercle familial. Et encore... ils s'autocensurent pour ne pas inquiéter la famille. D'autre part, le poids de la tradition les écrase : le service militaire reste très ancré dans la société française, à droite comme à gauche, et demeure un rite de passage, surtout pour les grands-pères, qui ont connu la Première Guerre mondiale, et les parents, qui ont vécu la Seconde... Ces jeunes sont, grosso modo, dans le sens d'une continuité. Mais le choc, provoqué par le décalage entre ce qu'ils ont vécu et l'évolution de la société française est énorme. En permission, c'est donc, pour beaucoup, le silence. Puis ils retournent en Algérie avec un très grand sentiment d'incompréhension - qui naît donc avant même leur démobilisation. Il y a une accumulation de non-dits, dont ils ne peuvent ni ne veulent parler - de surcroît dans une société qui s'obstine à ne pas considérer le conflit comme une vraie guerre. Les appelés brandissent le slogan « La quille, bordel ! », ils veulent en finir avec cette guerre. D'où le triomphe du référendum sur l'autodétermination en Algérie, lancé, en 1961, par le général de Gaulle.
Les officiers étaient-ils dans un état d'esprit différent ?
T. Q. - Les officiers du contingent sont assez proches de leurs camarades. On en voit certains éviter d'appliquer des mauvais traitements à leurs prisonniers. D'autres officiers étaient « Algérie française » mais opposés à la torture, désireux de mener une guerre « propre ». Ils étaient nombreux, mais leur voix n'était pas audible au moment des événements.
B. S. - Chez les officiers supérieurs régnait l'idée d'un « Plus jamais Diên Biên Phu, on s'est fait avoir, on a été trahis ». Mais ils sont aussi persuadés que, pour l'emporter, il faut gagner le coeur des populations : une Algérie nouvelle passe par l'égalité.
La mémoire de l'Occupation imprègne-t-elle alors les appelés ?
T. Q. - Une minorité d'appelés fait l'analogie entre les maquisards algériens et les résistants français. Chez les officiers, certains sont devenus de farouches partisans du fascisme, avec des réseaux au sein de l'armée qui portent cette idéologie, qui ont drainé anciens collaborationnistes, poujadistes - et Le Pen. Il s'est opéré une renaissance d'une extrême droite qui était jusque-là complètement laminée.
Il est important aujourd'hui de mettre en lumière les témoignages des anciens d'appelés...
B. S. - Oui, d'autant que l'on parle peu des appelés, alors que l'on évoque beaucoup d'autres témoins du drame algérien, les pieds-noirs, les harkis...
T. Q. - La mémoire des appelés, ou des enfants d'appelés, a été effectivement peu sollicitée, alors que ces soldats forment une génération entière - de surcroît souvent traumatisée. Des films majeurs leur ont été consacrés, comme Avoir 20 ans dans les Aurès (1972), R.A.S. (1973) ou le récent L'Ennemi intime (2007) -, mais ils restent des exceptions. De même, en littérature, peu d'oeuvres sont consacrées au vécu des appelés - il y a certes le premier livre d'Alexis Jenni, L'Art français de la guerre (prix Goncourt 2011), mais qui concerne davantage la guerre d'Indochine que celle d'Algérie. Dans la bande dessinée, c'est surtout la parole des pieds-noirs ou des enfants de pieds-noirs qui est mise en scène. De bonnes pièces de théâtre sur les appelés du contingent ont été écrites, comme Les Culs de plomb, d'Hugo Paviot.
Les associations d'anciens appelés jouent-elles ce travail de mémoire ?
T. Q. - La FNACA [Fédération nationale des anciens combattants de Tunisie, d'Algérie, du Maroc], la plus importante, compte encore plus de 300 000 adhérents. Parmi eux, beaucoup ont le sentiment d'être incompris et nourrissent encore un profond sentiment d'aigreur et d'incompréhension : pensez que certains de leurs camarades sont rentrés au pays dans un cercueil, sans même être enterrés avec les honneurs militaires ou avec une représentation officielle. De plus, les survivants ont dû attendre 1974 pour obtenir une carte de combattant. Le Mémorial national de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, quai Branly, à Paris, date de 2002. C'est « leur » mémorial, même si tous les noms des tués durant le conflit ne sont pas répertoriés. Ce travail a été mal géré par la République : au niveau officiel, on compte plus de 23 000 morts, mais d'autres sources montent aujourd'hui à plus de 28 000.
Quels sont les rapports de la FNACA avec les organisations pied-noires ?
T. Q. - Un ressentiment à l'égard des pieds-noirs perdure chez beaucoup de ces anciens combattants. Une image qui revient chez eux, c'est le colon grand propriétaire, exploitant durement les Algériens et méprisant les appelés du contingent. D'autre part, l'appelé - qui se désignait « péquin de base » -, côtoyait parfois des pieds-noirs issus des classes supérieures, proches des officiers militants de l'Algérie française. Et on se retrouvait avec les officiers et les pieds-noirs d'un côté, les appelés du contingent de l'autre. Cette division demeure aujourd'hui ancrée dans les esprits.
Depuis quand travaillez-vous sur les témoignages d'anciens appelés ?
T. Q. - Cela fait vingt ans que j'accumule des documents émanant d'appelés opposés ou non à la guerre, de militaires de carrière, de pieds-noirs... À la fin des années 1990, quand j'ai commencé ma thèse [Une guerre sans « non » ? Insoumissions, refus d'obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d'Algérie, soutenue en 2007], j'ai commencé à enregistrer des témoignages oraux. Un certain nombre de personnes se livraient pour la première fois. Un sentiment général ressort, celui d'être incompris, de ne jamais avoir été entendu. Des gens sortaient ce qu'ils avaient sur le coeur, sans en avoir jamais fait part à leur entourage. Le sentiment traumatique n'est pas négligeable. Parler de la guerre réveillait des cauchemars. Pour certains, on sent bien que c'est resté l'obsession de leur vie.
Ces blessures psychiques ont-elles été ignorées par les autorités ?
T. Q. - Il n'y a eu aucune prise en charge psychologique - elle n'a été mise en place pour les militaires qu'à partir de la guerre du Viêt Nam. Les appelés masquaient ces blessures sous le terme de « cafard », qui cache de profondes déprimes. Par exemple, les suicides ont été complètement occultés dans les archives militaires. Les archives personnelles, lettres, journaux intimes sont ici fondamentales.
Comment appréhendez-vous ces témoignages forts, mais très personnels, de manière « critique », comme pour tout document historique ?
T. Q. - Les archives personnelles, qui complètent les sources officielles, sont faillibles, car un appelé qui écrit à ses parents ne va pas forcément tout dire. Certains vont tenir un journal intime où ils peuvent davantage se livrer. De plus, le témoignage oral, qui intervient plus d'un demi-siècle après les faits, va gommer - ou faire ressurgir - un certain nombre de faits.
Et qu'en est-il des sources officielles ?
T. Q. - J'ai travaillé sur des rapports d'interrogatoires où, vraisemblablement, la personne qui parle a été torturée. Il est alors extrêmement compliqué d'analyser les faits rapportés, dans la mesure où la personne cherche à mentir, à cacher des informations, voire à livrer des indications fausses. Il faut alors se pencher sur la production de cette archive, puis croiser les informations pour trier le vrai du faux. Dans les services de renseignements militaires, on se rend aussi compte qu'ils peuvent complètement se tromper, être en deçà de la vérité ou, au contraire, multiplier les élucubrations sur le passé militant de tel ou tel suspect. Prenons le « scandale des fiches » en Suisse. Pendant la guerre froide, les polices fédérales et cantonales suisses ont surveillé 90 000 personnes - soit un Suisse sur 20 et un étranger sur 3. Lorsque l'affaire a éclaté en 1989, un tiers des personnes ont demandé l'accès à leur dossier personnel - qui était tissé d'erreurs et de on-dit.
Donc, même des documents émanant de services très officiels peuvent se révéler complètement bidon. Autre exemple, le procès, en 1960, du réseau Jeanson [un groupe de soutien au FLN], qui pose la question de la désobéissance de la troupe. Le ministère des Armées avait demandé d'enquêter sur l'état d'esprit des troupes sur le terrain. On s'aperçoit que, au fur et à mesure que les informations remontaient vers Paris, elles étaient gommées ou déformées. Au final, les impressions émanant prétendument des hommes du rang ne reflétaient que les opinions des officiers ayant rédigé les rapports. Ces biais sont aussi présents dans les enquêtes menées sur l'état d'esprit des populations algérienne et européenne ; les officiers du renseignement, qu'ils soient partisans de l'Algérie française ou pas, retravaillaient les textes selon leurs convictions.
Des témoignages vous ont-ils permis de dégager de nouveaux axes de recherche ?
T. Q. - La guerre a, par exemple, été l'occasion pour de nombreux soldats de découvrir l'Algérie. Dans le livre que j'ai écrit avec Slimane Zeghidour [L'Algérie en couleurs, 1954-1962 : photographies d'appelés pendant la guerre, Les Arènes, 2012], on s'aperçoit que les appelés du contingent sont à l'origine d'un immense travail ethnographique sur l'Algérie. Je travaillais encore récemment sur le témoignage de Claude Cornu, mobilisé à 23 ans (lire p. 38-39). Il s'est retrouvé deux ans, de 1958 à 1960, dans un poste implanté au coeur des Aurès, l'un des endroits les plus dangereux du conflit.
Désireux de ne « jamais tuer », il va aller à la rencontre de la population algérienne et se lier d'amitié avec les villageois qui vivent près de sa base. Cornu ne veut pas participer à la guerre. Il va peindre et dessiner toutes les personnes qu'il rencontrera. Finalement, on a ici un témoignage d'humanité en plein coeur du conflit. Ces traces de bienveillance, voilà ce qui m'intéresse le plus...
Une nouvelle association, lancée en décembre dernier et à laquelle vous participez, tente d'établir un regard croisé sur ce conflit...
T. Q. - L'Espace national histoire et mémoires guerre d'Algérie réunit un public d'origines variées - témoins des deux camps, historiens, enseignants, artistes... - et promeut la recherche et la transmission d'une histoire objective. Cette nouvelle association n'entend pas se substituer aux autres, mais se donne pour vocation d'être un lieu de réflexion et d'échanges rassemblant les différentes mémoires de la guerre d'Algérie. En somme, fournir un portail par rapport à la guerre d'Algérie. Nous recueillons des témoignages, des archives, et rendons compte du travail de production historique, mémoriel et de ses débouchés dans le monde artistique. Le travail que j'avais mené avec Benjamin Stora [Algérie, 1954-1962 : lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre, Les Arènes, 2012] allait déjà un peu dans ce sens. Cet ouvrage d'historiens, mais à destination du grand public, avait touché beaucoup de monde. Croisant les regards, sans parti pris, il rendait compte, au travers d'archives et de témoignages, des trajectoires et des parcours individuels. Ce livre fédérait.
La parole se libère-t-elle aussi du côté algérien ?
T. Q. - Au même titre qu'en France, mais de manière différente. Beaucoup d'anciens moudjahidin écrivent leurs témoignages. Les maisons d'édition algériennes, très actives, ont permis de diffuser de nombreux récits d'anciens combattants. Par contre, les historiens algériens rencontrent encore des difficultés pour traiter cette masse de sources. Il y a aussi des problèmes de fonctionnement au sein de l'Université, mais on voit cependant émerger une école historique algérienne.
A-t-on encore beaucoup de choses à apprendre sur la guerre d'Algérie ?
T. Q. - Assurément. Il reste encore des masses d'archives et de thématiques à traiter. Je crois qu'il y a encore beaucoup de choses à dire - par exemple, sur la répression, avec l'usage des mines ou l'emploi du napalm... Une dimension nouvelle, monographique, apparaît : retracer « comment ça s'est passé à tel endroit » ; mettre au jour les interactions et les conflits qui se jouaient dans telle ou telle localité. Je me penche actuellement sur le travail du fils d'un sous-préfet alors en poste en Algérie qui, grâce aux archives de son père, est en train de retisser, dans un roman historique, le fils des événements. Car tout n'a pas été dit. L'histoire du conflit n'a ni livré tous ses secrets ni toutes ses polémiques... L'historien peut encore traiter la guerre d'Algérie de plusieurs manières : un axe de recherche à explorer est celui des temporalités : la guerre d'Algérie, c'est le temps court, huit ans. Mais c'est également une longue histoire, cent trente-deux ans d'occupation française, qui mérite d'être révisée - notamment la période de la conquête. Toute cette période de présence coloniale en Algérie est importante à traiter et ne nous a pas encore livré tous ses secrets...
Propos recueillis par Guillaume Malaurie et Éric Pincas daté avril 2018
En 1954, le service militaire, d’une durée de dix-huit mois, était un passage obligé – et ritualisé : « Bon pour le service, bon pour les filles », entendait-on à l’issue des « trois jours » de présélection. Le service s’inscrivait dans une continuité logique d’entrée dans l’âge adulte, avec la fin des études, les débuts dans la vie professionnelle puis la fondation d’une famille. Avant leur départ pour l’Algérie, les appelés effectuaient leurs classes pour apprendre à marcher au pas et se familiariser avec le maniement des armes. C’était là aussi que des amitiés se nouaient – et que l’on faisait l’apprentissage de la discipline, voire de l’arbitraire. Avec les besoins sans cesse grandissants de l’armée, les appelés ont été de plus en plus nombreux à effectuer leurs classes directement en Algérie.
Un tract précoce contre la guerre
« Nous sommes des soldats de tous contingents – appelés, maintenus, rappelés – qui devons partir incessamment pour l'Afrique du Nord. Croyants et incroyants, chrétiens et communistes, juifs et protestants, nous voulons nous recueillir pour la paix et la fraternité en Afrique du Nord. [...]. Notre conscience nous dit que cette guerre que nous avons à porter contre nos frères musulmans, et dont beaucoup sont morts pour défendre notre pays, est une guerre contraire à tous les principes chrétiens, à tous les principes de la Constitution française, au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, à toutes les valeurs dont notre pays s'enorgueillit justement. [...] Nous serions prêts, demain, à prendre les armes contre toute armée qui viendrait jouer ici le rôle que l'on veut nous faire jouer aujourd'hui en Afrique du Nord. Nous ne sommes pas des objecteurs de conscience, mais si nos bras tremblent en tirant sur nos frères musulmans, il faut que tous les Français le sachent, c'est parce que notre conscience se soulève. »
> Tract intitulé « Silence pour la paix. Ce que signifie la présence des rappelés à l'église Saint-Séverin ».Les 24 et 28 août 1955, quelques jours après le soulèvement du Nord-Constantinois, des décrets de rappel des jeunes gens ayant terminé leur service militaire, et de maintien sous les drapeaux de jeunes gens en train d'accomplir leur devoir national, sont passés.Ils concernent respectivement 62 000 et 180 000 personnes. Ces mesures impopulaires entraînent de nombreux incidents. Le mécontentement tient au fait de devoir faire une nouvelle période sous les drapeaux,mais des revendications anticolonialistes existent, comme dans ce document distribué le 29 septembre 1955.
« Tu te rends compte, un an presque sans revenir chez soi »
« Bien chère maman, Je suis sorti de l'infirmerie, ce matin. J'ai été me renseigner pour mon départ en "perme" ; je ne pars pas avant le 3 septembre, et en plus de cela je n'ai que 6 jours à prendre ; ces salauds-là, ils m'ont déduit les 2 jours que j'avais pris à Noël ; alors au lieu de 8 jours je n'en ai plus que 6 ; pour ma dernière "perme" cela va être très court. Ils auraient dû faire un petit effort. Je ne sais pas si tu te rends compte, un an (presque) sans revenir chez soi, et dans un bled perdu à "Tataouine", c'est presque un encouragement à devenir déserteur, ce truc-là. »
> Lettre de Bernard Henry à sa mère, août 1957. Employé parisien du Printemps, Bernard Henry est appelé au service militaire en 1957. D'abord affecté en Allemagne, après avoir été muté au 588e bataillon du train, le caporal Bernard Henry, né en 1937, est « chef de pièce » dans une compagnie opérationnelle. Il subira des attaques régulières qui le plongeront dans l'inquiétude.
La pagaille vue par un séminariste
« Je me présente à la caserne, à Rennes, le mardi matin, où je retrouve mes anciens copains de Madagascar. Nous attendons notre départ pour Rivesaltes. Je suis étonné du calme de ces soixante-dix "maintenus sous les drapeaux". [...] Le mercredi à 16 heures, nous embarquons dans les camions [...] pour la gare. Les types, en général, sont calmes, mais nous nous apercevons bientôt qu'il y a des flics à tous les carrefours, un panier à salade plein de CRS et une patrouille d'engagés en armes. Résultat : nous nous énervons et nous apostrophons les flics et les rempilés. [...] Les types gueulent tout ces fliqu'ils peuvent. Sur les wagons sont inscrits les cris préférés : "Les engagés au Maroc. La quille pour les rappelés" ; "Flics au Maroc, CRS dans l'Aurès", etc. On n'entendra plus que ces vociférations dans toutes les gares [...]. À Nantes, chahut monstre, occupation du buffet. Les types boivent, se saoulent, cassent les verres, renversent les chaises, interpellent les gendarmes et les gradés. À Toulouse, nous devons faire 200 mètres le long de la gare de triage pour retrouver la cantine. Un camion de CRS est stationné à côté, dès qu'ils nous aperçoivent, ils courent et remontent dans leur camion qui va se cacher derrière un hangar ! »
> Journal de Stanislas Hutin, novembre 1955 Stanislas Hutin est un jeune séminariste lorsqu'il est envoyé en Algérie en novembre 1955. Il vient d'accomplir treize mois de service militaire à Madagascar et apprend, lors de sa libération, qu'il est maintenu sous les drapeaux et affecté en Algérie. Il a publié son Journal de bord aux éditions GRHI en 2002.
Un départ, les larmes aux yeux
« Il est 16 heures, nous ne faisons rien, depuis ce matin, nous avons juste touché nos rations pour le voyage et notre armement ; j'ai une mitraillette, mais on ne sait pas si nous la garderons là-bas. La journée est monotone, nous attendons ce soir avec impatience. Ce matin, je suis parti vite car j'avais autant que toi envie de pleurer. Je suis arrivé à la caserne à Vincennes à 7 h 10. Le capitaine vient de faire un appel, nous partons ce soir vers 22 heures. »
> Lettre de Jean Billard à sa fiancée, mardi 18 décembre 1956. Jean Billard, né en 1935, a été incorporé le 9 mai 1956 puis affecté au 584e bataillon du train. À la mi-décembre 1956, il apprend son départ pour l'Algérie. Ses Lettres d'Algérie ont été publiées aux éditions Canope en 1998.
Poème de Stanislas Hutin
Je vais là-bas. J'y vais, la honte sur le dos. La honte qui a revêtu sur moi la couleur de bataille. J'y vais sans le vouloir. Attiré par la lumière d'un pays neuf pour moi, Honteux de ce que je porte sur moi, Fort de ce que je porte en moi. Ce qui est sur moi n'est pas de moi ; On me l'a posé sur le dos. Et si je ne l'avais pas accepté ? Je n'ai pas pu ne pas l'accepter. Et même, en suis-je sûr ? Je ne sais plus... Je pars pourtant, de l'amour plein l'âme. Je pars, la haine en bandoulière, La haine qui n'est pas de moi, qui n'est pas à moi : Ce fusil-mitrailleur ! Que Dieu fasse que jamais Cet engin ne crache contre la vie, À cause de moi.
« Y’en a qui sont fiers du général Bigeard et « ses crevettes » moi je suis admirateur du général Pâris de Bollardière… Eh oui chacun ses valeurs et ses héros » Parmi ceux qui sont fiers du général Bigeard il y a cette association d'anciens combattants :
Elle nous a été communiquée par Henri Pouillot qui est adhérent de cette fédération d’anciens combattants.
Voici ce qu’il écrit sur son site :
« Je viens, en reprenant le numéro de septembre de l’Ancien d’Algérie, de tomber sur l’encadré de la page 2 rendant un hommage à Bigeard. Ancien témoin de la Guerre d’Algérie, adhérent à la FNACA depuis environ 40 ans, je suis stupéfait de cet hommage. Présent à la Villa Susini à Alger de juin 1961 à mars 62, ce centre de torture qui m’a traumatisé à vie, je ne peux concevoir que la FNCA se déshonore de cette façon. »
Il complète d’un :
«Bigeard y est présenté comme "promoteur novateur des opérations héliportées"!!! C’est avec cette technique qu’il a effectivement innové en "larguant" les "crevettes Bigeard" (voir l’article précédent que j’ai publié à ce sujet "Hommages à Bigeard").
Par honnêteté intellectuelle je suis obligé de compléter mon site avec cette protestation. J’espère qu’elle ne restera pas lettre morte. J’y joindrai votre réponse dès que vous me l’aurez transmise. »
Nous ajoutons les explications données par Henri Pouillot concernant :
« Les Crevettes Bigeard
Elles resteront la sinistre image de cette époque qui perpétuera ce nom. Pour beaucoup, ce terme employé alors ne signifie rien, surtout qu’il ne figure dans aucun livre d’histoire de notre enseignement. Pourtant c’est en employant cette expression que Paul Teitgein interrogeait Massu, en 1957, sur les milliers de disparus pour lesquels il n’avait aucun rapport concernant leur "évaporation". Pour éliminer physiquement, en faisant disparaître les corps, Bigeard avait inventé cette technique : sceller les pieds du condamné (sans jugement, sinon le sien), vivant, dans un bloc de béton et le larguer de 200 ou 300 mètres d’altitude d’un avion ou d’un hélicoptère en pleine mer. Il avait perfectionné cette technique : au début les algériens étaient simplement largués dans les massifs montagneux, mais leurs corps étaient retrouvés. La seconde étape fut le largage en mer, mais quelques un sont parvenus à revenir à la nage sur la côte et échapper miraculeusement à la mort. C’est pourquoi il "fignola" le raffinement de sa cruauté en inventant le bloc de ciment. C’est cette technique enseignée par son ami le Général Aussaresses (et les officiers supérieurs instructeurs associés Lacheroy, Trinquier) qui a été appliquée en Argentine aux 30.000 disparus que pleuraient les folles de la Place de Mai ».
Je n’ai aucun compte à demander à la FNACA, je n’en suis pas membre et… comme vous le comprendrez aisément, je n’ai pas l’intention de le devenir !
Jacques CROS
Jacques de Bollardière, le général
qui refusa la torture
C’est dingue ça, le militaire le plus décoré de la Résistance a été le seul à avoir dénoncé la torture en Algérie, il a fait 2 mois de forteresse, a viré non-violent puis anti-nucléaire, et je n’avais JAMAIS entendu parler de lui !
On honore les résistants aux nazis, un petit peu moins à ceux contre Vichy (c’est compliqué etc.), mais il ne faut pas faire trop de pub aux militaires qui ont résisté à l’État tortionnaire (en Algérie ou ailleurs)….
Un héros, super connu il y a 50/60 ans :
et hop, rayé des mémoires !
Après le soldat inconnu, le général inconnu…
La fabrique du crétin, c’est un métier…
Seconde partie du billet sur la quasi-censure du documentaire de 1974 lui ayant été consacré… (dingue, sans Gazut, on n’aurait presque rien su sur lui…) Eh, devenez cinéastes les jeunes !
Le documentaire caché : le général non-violent
Eh bien comme les grandes chaînes ont caché ce documentaire pendant 60 ans, on va le montrer ici – et je vous encourage à en faire de même…
Il y a soixante ans, le général Jacques de Bollardière condamnait la pratique de la torture
Jacques de Bollardière est le seul officier supérieur à avoir condamné ouvertement la pratique de la torture pendant la guerre d’Algérie.
En 1957, il tente par tous les moyens de dénoncer “certains procédés” en vigueur dans la recherche du renseignement en Algérie. Sa prise de position publique lui vaut une sanction de soixante jours d’arrêt …
Un carrefour Bollardière à Paris
Paris a son carrefour Général-de-Bollardière. Il a été inauguré le jeudi 29 novembre 2007. Il est situé à l’angle de l’avenue de Suffren et de l’avenue de La Motte-Piquet, prés de l’École militaire. La décision avait été prise à l’unanimité du conseil municipal. La plaque porte une seule mention : « Compagnon de la Libération ». Ses titres de résistance sont en effet des plus glorieux, étant l’officier français le plus décoré par les alliés. Le nom de Bollardière, cependant, incarne encore l’honneur militaire, et l’honneur tout court, pour un autre théâtre d’opérations. Promis aux plus hautes fonctions, le général de Bollardière eut le courage de dénoncer la torture pendant la guerre d’Algérie, ce qui lui valut deux mois de forteresse. La présence de ceux, Algériens et Français, qui ont été de cette histoire, présence souhaitée par Simone de Bollardière, signifie que ce combat n’est pas oublié.
Jacques Pâris de Bollardière est né le 16 décembre 1907, à Châteaubriant. Il sort de Saint-Cyr en 1930. En 1939, il est lieutenant à la Légion Étrangère dans le Sud marocain ; il reçoit le baptême du feu à Narvick.
Résistant de la première heure, il rejoint l’Angleterre en juin 1940, et participe à tous les combats des F.F.L. avec la 13e Demi-brigade de la Légion Étrangère. En avril 1944, il commande la mission Citronnelle dans le maquis des Ardennes. Jacques de Bollardière a été le soldat le plus décoré de la France libre : grand officier de la Légion d’honneur, compagnon de la Libération, deux fois décoré du DSO (Distinguished Service Order ) …
Après un commandement en Indochine à la tête des troupes aéroportées, il est instructeur à l’École de Guerre. En 1956, il est muté en Algérie, et, en juillet de la même année, il est nommé général.
Jacques de Bollardière tente par tous les moyens de dénoncer “certains procédés” en vigueur dans la recherche du renseignement.
En mars 1957, il demande à être relevé de son commandement en Algérie – sa lettre à Salan lui demandant de le relever :
Au même moment, Jean-Jacques Servan-Schreiber, redevenu directeur de l’Express, est inculpé d’atteinte au moral de l’armée pour avoir publié plusieurs articles relatant son expérience algérienne et dénonçant l’attitude du gouvernement français. Il demande alors à son ancien chef, de Bollardière, de lui écrire une lettre de soutien ; celle-ci parut dans l’Express du 29 mars 1957 :
Le 21 mars 1957
Mon cher Servan-Schreiber,
Vous me demandez si j’estime que les articles publiés dans « L’Express », sous votre signature, sont de nature à porter atteinte au moral de l’Armée et à la déshonorer aux yeux de l’opinion publique.
Vous avez servi pendant six mois sous mes ordres en Algérie avec un souci évident de nous aider à dégager, par une vue sincère et objective des réalités, des règles d’action à la fois efficaces et dignes de notre Pays et de son Armée.
Je pense qu’il était hautement souhaitable qu’après avoir vécu notre action et partagé nos efforts, vous fassiez votre métier de journaliste en soulignant à l’opinion publique les aspects dramatiques de la guerre révolutionnaire à laquelle nous faisons face, et l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre Armée.
Je vous envoie l’assurance de mon estime …
Note Berruyer : Il y avait une vraie presse à l’époque…
Sa lettre fait grand bruit et lui vaut, le 15 avril, une sanction de soixante jours d’arrêt à la forteresse de la Courneuve. Après quoi il est mis à l’écart : nommé successivement en Afrique centrale (A.E.F.), puis en Allemagne.
Le putsch d’Alger d’avril 1961 l’amène, à 53 ans, à prendre une retraite prématurée : “le putsch militaire d’Alger me détermine à quitter une armée qui se dresse contre le pays. Il ne pouvait être question pour moi de devenir le complice d’une aventure totalitaire”.
Il s’occupe alors de formation professionnelle des adultes. Quelques années plus tard, il est l’un des fondateurs du Mouvement pour une Alternative non-violente, et publie en 1972 : Bataille d’Alger, bataille de l’homme.
Jacques de Bollardière s’est toujours référé à son éthique chrétienne, pour affirmer le devoir de chacun de respecter la dignité de l’autre. Il a écrit : “La guerre n’est qu’une dangereuse maladie d’une humanité infantile qui cherche douloureusement sa voie. La torture, ce dialogue dans l’horreur, n’est que l’envers affreux de la communication fraternelle. Elle dégrade celui qui l’inflige plus encore que celui qui la subit. Céder à la violence et à la torture, c’est, par impuissance à croire en l’homme, renoncer à construire un monde plus humain.”
Jacques de Bollardière est décédé en février 1986, mais sa veuve, Simone de Bollardière, est l’une des signataires de l’appel des douze : le 31 octobre 2000, douze personnes, dont Henri Alleg qui survécut à “la question” et Josette Audin veuve d’un jeune mathématicien qui succomba, ont demandé une condamnation publique de l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie.
L’inacceptable
« Vers le début de janvier 1957, tout s’accéléra soudain et devint menaçant. Une violente poussée de terrorisme plonge Alger et sa région dans la fièvre. Pour faire face à la situation on met en place une nouvelle organisation de commandement dans laquelle mon secteur se trouve englobé. Le général Massu, commandant la 10ème Division parachutiste, en est le chef. Les pouvoirs civils abandonnent entre ses mains la totalité des pouvoirs de police qu’il décentralise aussitôt jusqu’au dernier échelon de la hiérarchie dans la division parachutiste. […]
Des directives me parviennent, disant clairement de prendre comme premier critère l’efficacité et de faire passer en priorité les opérations policières avant toute pacification. Des femmes musulmanes atterrées, viennent m’informer en pleurant que leurs fils, leur mari, ont disparu dans la nuit, arrêtés sans explication par des soldats brutaux en tenue camouflée et béret de parachutistes. […]
Quelques heures plus tard, je reçois directement l’ordre de faire exécuter immédiatement par mes troupes une fouille de toutes les mosquées du secteur pour y chercher des dépôts d’armes. Je refuse d’exécuter cet ordre reçu dans des conditions irrégulières et que je juge scandaleuses ; j’estime de plus qu’une telle provocation risque de ruiner les efforts de plusieurs mois. Je demande alors à être reçu immédiatement par le général Massu.
J’entre dans son vaste bureau […] Je lui dis que ses directives sont en opposition absolue avec le respect de l’homme qui fait le fondement même de ma vie et que je me refuse à en assumer la responsabilité.
Je ne peux accepter son système qui conduira pratiquement à conférer aux parachutistes, jusqu’au dernier échelon, le droit de vie et de mort sur chaque homme et chaque femme, français ou musulman, dans la région d’Alger…
J’affirme que s’il accepte le principe scandaleux de l’application d’une torture, naïvement considérée comme limitée et contrôlée, il va briser les vannes qui contiennent encore difficilement les instincts les plus vils et laisser déferler un flot de boue et de sang…
Je lui demande ce que signifierait pour lui une victoire pour laquelle nous aurions touché le fond de la pire détresse, de la plus désespérante défaite, celle de l’homme qui renonce à être humain.
Massu m’oppose avec son assurance monolithique les notions d’efficacité immédiate, de protection à n’importe quel prix de vies innocentes et menacées. Pour lui, la rapidité dans l’action doit passer par-dessus tous les principes et tous les scrupules. Il maintient formellement l’esprit de ses directives, et confirme son choix, pour le moment, de la priorité absolue à ce qu’il appelle des opérations de police.
Je lui dis qu’il va compromettre pour toujours, au bénéfice de la haine, l’avenir de la communauté française en Algérie et que pour moi la vie n’aurait plus de sens si je me pliais à ses vues. Je le quitte brusquement.
En sortant de chez lui, j’envoie au général commandant en chef une lettre lui demandant de me remettre sans délai en France à la disposition du secrétaire d’État à la Guerre.
Un faible espoir m’anime encore. Le général Massu n’est pas au niveau de commandement où se conçoit une politique et où se décide l’emploi des forces armées.
Je demande l’audience du Général commandant en chef et du ministre résidant . Je leur parle d’homme à homme et sors de leur bureau tragiquement déçu. J’ai le coeur serré d’angoisse en pensant à l’Algérie, à l’Armée et à la France. Un choix conscient et monstrueux a été fait. J’en ai acquis l’affreuse certitude.
Le lendemain, je prends un avion pour Nantes où m’attend ma famille. »
Reportage. Portrait du général Jacques PARIS DE BOLLARDIERE, qui refusa d’appliquer la torture pendant la guerre d’Algérie. Des associations se battent pour qu’un film suisse qui lui a été consacré, réalisé en 1974 et intitulé “Le général de Bollardière et la torture”, soit diffusé en France. Le commentaire sur images d’illustration et extraits du film alterne avec les interviews de sa veuve Simone PARIS DE BOLLARDIERE, et d’André GAZUT, réalisateur du film. Images d’archive INA Institut National de l’Audiovisuel
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