« Ben Laden et la France ». L’organisation Al-Qaida au Maghreb islamique est issue du djihadisme algérien. A partir de 2007, son union avec la « maison mère » va orienter les attaques du groupe terroriste contre l’ancienne puissance coloniale au Sahel, où vont se multiplier les prises d’otages.
Le 25 juillet 2010 au soir, la chaîne d’information qatarie Al-Jazira diffuse un communiqué annonçant l’exécution de l’otage français Michel Germaneau, 78 ans, détenu par Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et enlevé au Niger un peu plus de trois mois plus tôt.
L’organisation djihadiste fait porter par la France la responsabilité du meurtre, présenté comme un acte de représailles après un raid militaire franco-mauritanien destiné à libérer l’otage. « Sarkozy n’a pas seulement échoué à libérer son compatriote dans cette opération manquée, il a sans aucun doute ouvert l’une des portes de l’enfer pour lui, son peuple et sa nation », déclare, dans la vidéo, Abdelmalek Droukdel, l’émir d’AQMI, aussi connu sous le nom de guerre d’Abou Moussab Abdelwadoud. Selon des sources maliennes, M. Germaneau, qui travaillait comme humanitaire, aurait été décapité. Paris pense que l’otage était déjà mort, faute de médicaments pour traiter son insuffisance cardiaque.
AQMI, l’alliée d’Al-Qaida qui voue une haine tenace à la France
Comme si les problèmes internes du monde arabe ne suffisaient pas, il semble que nous ayons besoin de plus de crises et de tensions entre les États régionaux. Le gouvernement algérien a décidé de rompre ses relations diplomatiques avec le Maroc et a justifié sa décision en invoquant les actions « hostiles » de ce dernier sur le territoire algérien. L’Algérie accuse le Maroc d’allumer des feux dans certaines régions algériennes et d’espionner les fonctionnaires algériens à l’aide du logiciel espion Pegasus, affirmant que cela fait partie d’un diabolique complot maroco-sioniste visant à déstabiliser l’Algérie en soutenant deux mouvements séparatistes.
En fait, la crise entre les deux pays ne date pas d’aujourd’hui. Elle remonte à plusieurs décennies. En 1976, par exemple, les relations entre les pays voisins ont également été coupées sur ordre du monarque marocain de l’époque.
Le conflit frontalier a commencé après l’indépendance de l’Algérie en 1962, lorsque des combats ont éclaté dans ce qu’on a appelé la guerre des sables. À l’époque, l’armée algérienne était soutenue par l’Égypte. Le président égyptien de l’époque, Gamal Abdel Nasser, se considérait comme le parrain de toutes les révolutions arabes et soutenait la révolution algérienne avec des fonds et des armes. Il était hostile à toutes les monarchies arabes, qu’il décrivait comme obsolètes et partisanes de l’impérialisme mondial.
Cette hostilité entre l’Algérie et le Maroc a perduré jusqu’à la signature, en 1988, d’un accord de normalisation des relations sous médiation saoudienne. Cet accord n’a toutefois pas fait disparaître les tensions. À un moment donné, le consul du Maroc dans l’ouest de l’Algérie a décrit ce pays comme « un pays ennemi ».
L’ambassadeur du Maroc auprès des Nations unies, Omar Hilale, profite d’une réunion des pays non alignés à la mi-juillet pour appeler à l’indépendance du peuple kabyle en Algérie. Le gouvernement d’Alger a convoqué son ambassadeur à Rabat pour consultation, une démarche diplomatique habituelle dans les conflits entre pays. L’ambassadeur n’est toujours pas rentré à Rabat.
Il est certain que l’appel du Maroc à l’indépendance du peuple kabyle était une tentative de règlement de comptes politique avec l’Algérie, en réponse au soutien de cette dernière au Front Polisario et à la reconnaissance de la République arabe sahraouie, que Rabat considère comme un territoire marocain.
La question du Sahara occidental est l’un des plus longs conflits politiques et humanitaires du monde actuel. Le territoire est riche en ressources naturelles et a été une colonie espagnole de 1884 à 1976, après quoi le Maroc et le Front Polisario, soutenu par l’Algérie, se sont affrontés pour le droit à la souveraineté.
Le Maroc veut s’étendre dans le désert riche en phosphates, accroître son influence et s’ériger à la tête de la région. L’Algérie, quant à elle, veut limiter l’influence marocaine et estime qu’elle est bien qualifiée pour être le leader régional. C’est pourquoi Alger a encouragé le Front Polisario à déclarer une République arabe sahraouie indépendante, a persuadé de nombreux pays de la reconnaître et a soutenu la présence du Polisario dans l’ancêtre de l’Union africaine, l’Organisation de l’unité africaine. Son adhésion ayant été acceptée, le Maroc s’est retiré. Le Sahara occidental reste une question complexe et épineuse pour ses voisins.
L’ancien président américain Donald Trump a utilisé ce territoire comme monnaie d’échange pour amener le Maroc à normaliser ses relations avec Israël, en échange de quoi Washington a reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Le royaume a de toute façon longtemps entretenu des liens étroits avec Israël ; sous le roi Hassan II, il y a eu des décennies de liens sécuritaires qui ont été niés par les deux parties. Le dissident marocain Mahdi Ben Barka a demandé à des officiers de renseignement sionistes de l’aider à assassiner Hassan, mais ceux-ci ont informé le monarque marocain et l’ont aidé à retrouver Barka à Paris. Ce dernier a été torturé à mort, et son corps n’a jamais été retrouvé.
Le roi Hassan a récompensé les Israéliens pour leur soutien en autorisant les Juifs marocains à émigrer et en approuvant l’établissement d’un bureau du Mossad dans le pays. En retour, l’État d’occupation a fourni des armes et une formation à l’armée marocaine. Israël a également fourni au pays d’Afrique du Nord des technologies de surveillance et a supervisé la restructuration de l’agence de renseignement marocaine.
L’aspect le plus dangereux des actions du roi Hassan est qu’il a transmis à Israël des détails sur les capacités militaires des États arabes glanés lors d’un sommet à Casablanca en 1966. Des agents du Mossad étaient prêts à écouter le sommet et à enregistrer eux-mêmes les débats, mais Hassan avait apparemment peur d’être démasqué et a donc accepté de le faire lui-même. En 2016, le chef retraité des services de renseignements militaires israéliens, Shlomo Gazit, a déclaré que « ces enregistrements étaient une réussite miraculeuse et donnaient à l’armée l’espoir de gagner la guerre contre l’Égypte. »
Compte tenu des grands services que le roi Hassan avait rendus aux sionistes, il était naturel qu’il devienne un canal de communication entre Israël et le monde arabe. Des réunions secrètes entre des responsables israéliens et égyptiens ont eu lieu au Maroc avant la signature de l’accord de paix de Camp David. En outre, on dit que c’est Israël qui a convaincu les États-Unis d’accorder une aide militaire au Royaume. Ces relations se sont poursuivies sous le fils de Hassan, le roi Mohammed VI, qui a demandé l’aide d’Israël pour amener les États-Unis à reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental.
Ceci est un bref résumé des relations secrètes entre l’entité sioniste et le Maroc, qui ont eu lieu sous le règne du roi Hassan II et se sont poursuivies sous l’ère de son fils le roi Mohammed VI, qui a demandé aux sionistes de l’aider à persuader les États-Unis de reconnaître la souveraineté de son pays sur le Sahara occidental. Le chef de la communauté juive du Maroc, Serge Bargudo, a joué le rôle de médiateur du roi et a rencontré des dirigeants juifs américains et des responsables sionistes pour y parvenir. Aujourd’hui, tous ces liens sont révélés au grand jour.
Les observateurs des récents événements entre l’Algérie et le Maroc n’auraient pas été surpris par la décision de l’Algérie de couper les liens avec Rabat. Le peuple algérien souffre sous le régime, et la décision du gouvernement aurait été prise pour détourner l’attention des problèmes nationaux.
Le Maroc n’est pas innocent dans tout cela. Lorsque le ministre israélien des Affaires étrangères, Yair Lapid, s’est rendu à Rabat le mois dernier, il a exprimé l’inquiétude de l’entité sioniste quant au rôle de l’Algérie dans la région et à son rapprochement significatif avec l’Iran.
La situation entre l’Algérie et le Maroc résume la position des Arabes dans leur ensemble. Nous sommes plus enclins à nous disputer entre nous et à chercher le soutien de nos ennemis mutuels dans ce processus, plutôt que de travailler ensemble pour affronter ces ennemis.
Comment racketter un empire entier, une grande puissance et lui soutirer d’énormes sommes d’argent avant de le faire fuir de la jungle indomptée ? Comme pour un personne : par le biais lent de ses croyances et mythes fondateurs. Aller dans le sens de ses désirs, les exciter, les rendre plausibles et réalisables, puis soutenir la conviction qu’il faut une petite participation à l’effort de la réalisation. Une participation de plus en plus grande, jusqu’à ce que le désir de lucidité soit impossible à envisager, douloureux et refusé par le pourvoyeur. On sait tous que l’espoir rend fou les joueurs addicts et les entraîne dans la surenchère contre l’abîme. Le lien à l’actualité ? En Afghanistan, les langues se délient sur la faramineuse facture financière pour “civiliser” un morceau de désert parsemé de mines et d’adversités : les journalistes arrondissent à 1 000 milliards de dollars en deux décennies. Une fable astronomique, un total composé de chiffres et de l’infini, une échelle entre galaxies. De quoi se payer un continent, une conquête de Mars, une invention contre la gravité ou même la semi-immortalité..., etc.
Mais quelles ont été les croyances de l’empire occidental qui l’ont mené au compromis avec la réalité lunaire de ce pays, à la faiblesse, puis au pari affolé et enfin au déni et à la débâcle ? En voici quelques-unes : la démocratie, la possibilité d’exporter la civilisation par conteneurs, l’illusion de la puissance, l’universalisme. L’Occident voulait croire en lui-même, encore plus, en croyant pouvoir rééditer la civilisation, et donc ses croyances ailleurs, sur le rocher du moment zéro, dans un désert absolu. La civilisation ayant besoin de céder (et nourrir) à l’universalisme pour ne pas perdre foi. Et l’empire le paya. Selon des comptes rendus médiatiques, depuis une décennie et plus, des voix alertaient inutilement sur la corruption titanesque qui siphonnait l’aide “civilisatrice” en Afghanistan mais en vain. La lucidité se heurtait, d’un côté, à la vanité du prêcheur et, de l’autre, à la ruse du “partenaire”, du guide indigène, sa méfiance ou, surtout, son profond rejet de la greffe. Des analystes désignent cet effet par l’expression le “Wishful thinking” (posture consistant à prendre ses désirs pour la réalité), lu dans un autre article. L’envie de croire, d’y croire et de payer les factures de l’effet spécial mental.
En d’autres termes ? On ne pouvait pas aller si loin pour revenir les mains vides et les cercueils pleins. Mais surtout, on ne voulait pas déchiffrer le sens réel de cette corruption colossale : plus qu’une envie de richesse facile pour des clients locaux, c’est le symptôme d’un refus profond, d’un rejet du projet, d’un rire sous cape d’une mentalité presque collective. Lire le compte-rendu Les brouillards de la guerre d’Anne Nivat, la journaliste canadienne sur le “front”, permet de tirer mille conclusions : même militarisée à l’extrême, la mission civilisatrice semble encore avoir des airs naïfs d’un touriste trop idiot et trop riche. Ce qui se jouait en Afghanistan, selon certaines conclusions, n’était pas la cupidité contre la naïveté d’ailleurs, mais deux univers dont l’un était une embuscade, une stratégie d’escamotage, une patience infinie devant la corne d’abondance.
On est tenté de croire qu’il ne s’agit même plus de corruption car celle-ci suppose de greffer le prix d’une chose qui existe. Là, il s’agit de racket pur, d’une dîme sur la présence, d’un cachet pour jouer le jeu. C’était un saignement. Et, au fond, de tous les acteurs de ce désert sanguinaire, peut-être seuls les talibans étaient “sincères” : ils voulaient le pays à leur image et non pas donner l’image d’un pays selon les désirs de l’empire.
Le pays, encore si inconnu, malgré les effets de loupe et de serre des médias, est difficile à comprendre et à extraire aux clichés, mais il illustre parfaitement le lien qui prévaut depuis des millénaires entre un empire et ses périphéries clientes ou récalcitrantes : d’un côté, la conversion d’une désir de puissance en désir de “civilisation”, de “romanisation”, de l’autre, un discours de jérémiades et de suppliques et de quémandeurs qui ont conclu que jouer aux convertis de la civilisation est plus rentable que l’effort de construire la civilisation chez soi. Une telle pratique (au-delà des bonnes volontés) est coutumière de l’histoire et des noces entre nations.
À une échelle plus réduite, loin des 1 000 milliards armés ou parachutés en Afghanistan, dans les pays du “Sud”, des pans entiers d’élites autochtones rêvent de recycler ce lien et de l’investir autour des ambassades des puissances, services culturels et autres antennes de fondations et d’ONG. Les donneurs d’ordres et financiers de l’argent occidental le savent, mais ont-ils d’autres choix pour entretenir le canal du dialogue et la fréquentabilité et l’espoir de voir les territoires de la marge se convertir à la civilisation ? Que faire d’autre, sinon payer ou guerroyer ? Un véritable engineering est même développé par des “militants pour la démocratie”, des journalistes, des experts “internationaux”, des “artistes” et des correspondants d’ONG pour vivre de cette “ceinture”, faire vivre leurs proches et descendants. On le sait tous.
Ceux qui payent et ceux qui jouent le jeu de ce versant rentier de la démocratisation. Bien sûr, il reste toujours quelque chose qui aide à croire qu’on va vers un monde meilleur, un effet qui aide à faire émerger des générations et des vocations dans les pays en difficulté, quelque chose qui percole au-delà des faux passeurs et des préleveurs sur cette aide à la civilisation, quelque chose qui donne des fruit, malgré la tendance à l’exil vers l’Occident de ceux qui ont bénéficié de son argent pour aider à recréer la “civilisation” en terres arides, et tout cela permet de garder espoir. Mais parfois, le coût est au-delà des bénéfices et les détournements prennent le dessus sur les buts. Alors, d’autres débâcles seront là à vivre et qui feront désespérer. Dix mille petites chutes de dix mille petits Kaboul ont été, et seront, vécues ça et là.
Des débâcles militaires, culturelles, économiques, de coopérations, d’aide internationales et de dopages de figurants locaux. Parce qu’on a cru trop naïvement, parce qu’on a cru que l’argent soulève des montagnes comme des manteaux légers, parce qu’on a confondu clients et convaincus, parce qu’on a fermé les yeux sur le racket au nom de l’adhésion, parce qu’on a cru aux croyances et parce qu’il le faut. C’est ainsi.
Des dialogues sanglants entre empires et barbaries, culpabilités et victimaires, histoires et héritages, fixeurs et prêcheurs, sang et sueurs, cupidité et arnaques, prêcheurs et saints. Une dialogue à moitié sourd, à moitié aveugle, mais profondément nécessaire entre la “civilisation” sous forme de projection freudienne, et la ruse ou la foi du guide indigène, les deux sous le parasol d’un projet de démocratisation naïve. Nécessaire malgré les échecs et les tarifs ? Oui. Car si le “Wishful thinking” est parfois indépassable ; son contraire, “la lucidité complète, c’est le néant”, écrivait Cioran le magnifique.
Devra-t-on toujours nous adosser aux sacro-saints méfaits de la colonisation pour justifier nos carences et nos insuffisances ? Nos arguments ne s'arrêtent qu'à l'étalage d'une fierté serinée et abus verbal, d'avoir recouvré une souveraineté sauf qu'elle ne recèle aucune perspective d'un prolongement actif vers un progrès conséquent. A notre image, de nombreux pays semblent s'être décidés à se garer dans une aire d'attente, sinon ils empruntent avec une inconscience affirmée les tangentes tortueuses d'une existence miséreuse et terriblement malheureuse. D'autres, peu nombreux certes, ayant souffert le martyre dans leurs corps et dans leurs âmes, au cours du parcours de leurs Histoires, ont trouvé les ressorts nécessaires pour se mettre au diapason d'un monde qui évolue.
Certains malgré leur pauvreté et leur manque de ressources naturelles ont pu démontrer leur génie. Le Vietnam, la Malaisie et Singapour sont des exemples d'une hardiesse humaine qui a su mettre le cap sur un futur prometteur et bienheureux. Leurs recettes pour concrétiser leurs démarches n'ont reposé ni sur le legs de capacités industrielles connues, ni sur la disponibilité de savants et de grands chercheurs avérés. Le travail, l'effort et l'humilité ont été les seules armes pour nouer avec le mieux-être et la sérénité. Leur force a été de s'éloigner de la litanie des pleurs sur des plaies historiques quand bien même encore béantes et des fanfaronnades non rémunérées. Avec une évidence prenante, le menu de leurs nourritures nationales est d'une simplicité mordante. L'anoblissement de la sueur, la discipline et la culture de l'intelligence ont été leurs uniques atouts.
Le Camerounais, le Togolais, le Béninois ou l'Algérien ne sont pas plus bêtes ni plus intelligents que le Suisse, le Belge, le Français ou le Finlandais. Mieux et en diverses circonstances ces Africains ont pu démontrer un génie inné. Pourtant circonscrits dans de bloquants périmètres réduits, ils n'ont pas eu besoin de fruits des richesses minières ni de générosités bancaires pour étaler leur savoir-faire et des trouvailles inouïes.
Bien sûr, il sera toujours question de bonnes et de mauvaises gouvernances, mais il sera toujours affirmé qu'un pays est immanquablement à l'image de ses hommes et de sa population.
par Abdou BENABBOU
2021 / 09 / 02
http://www.lequotidien-oran.com/?news=5304921
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Cette année 2021 marque le soixantième anniversaire du massacre parisien du 17 octobre 1961. Dans « Ici on noya les Algériens » (Le passager clandestin), l’historien Fabrice Riceputi rend hommage au combat de Jean-Luc Einaudi pour le sortir de l’oubli. Extraits du texte que j’ai écrit pour soutenir ce livre salutaire.
« Sous le pont Saint-Michel coule le sang » : chaque fois que je franchis la Seine à cet endroit de Paris, que dominent la Préfecture de police et le vieux Palais de justice, j’improvise cette rengaine, dérivée du vers qui ouvre LePont Mirabeau, le célèbre poème de Guillaume Apollinaire. Apposée sur l’un des parapets, une plaque discrète témoigne désormais de cette tragédie, moins visible que les grandes lettres noires peintes à l’époque par des militants solidaires de la cause anticolonialiste algérienne, dont une photographie anonyme garde le souvenir : « Ici on noie les Algériens ».
La date du 17 octobre 1961 fait partie de notre histoire, et nous devons la regarder en face. C’est à Paris qu’une manifestation pacifique de travailleurs alors français – « Français musulmans d’Algérie », selon la dénomination officielle –, venus protester avec leurs familles contre le couvre-feu raciste qui les visait, eux et eux seuls, fut sauvagement réprimée par la police de la capitale, sur ordre de son chef, le préfet Maurice Papon. Une Saint-Barthélemy coloniale dont les historiens évaluent aujourd’hui les victimes à près de 300 morts, sans compter de nombreux blessés et des milliers d’interpellés, souvent expulsés vers des camps d’internement en Algérie. […]
À travers la figure exemplaire de Jean-Luc Einaudi, ce livre de Fabrice Riceputi (Ici on noya lesAlgériens, aux éditions Le passager clandestin, 18 euros) rend hommage à celles et ceux, historien·nes et militant·es, militant·es devenus historien·nes, qui ne se sont pas tus et qui ont choisi de parler. Et de parler clair et franc. Car, dans cette longue bataille mémorielle qui se poursuit encore, il ne s’agit pas seulement d’entendre l’appel à la vérité de l’histoire mais d’être au rendez-vous, aujourd’hui même, d’un passé plein d’à présent.
Le 17 octobre 1961 est une date française aussi bien qu’algérienne. Cette manifestation est certes un des jalons de la conquête de son indépendance, si chèrement payée, par le peuple algérien : organisée par la Fédération de France du FLN, le Front de libération nationale qui menait la lutte pour l’indépendance, elle entendait consolider le rapport de force face à un pouvoir gaulliste qui, tout en engageant des pourparlers de paix, voulait affaiblir et diviser son interlocuteur indépendantiste. Mais elle est aussi un moment essentiel de notre propre histoire nationale, de ces moments dont le souvenir fonde, pour l’avenir, une mémoire éveillée, empreinte de lucidité et de fraternité.
Le 17 octobre 1961 est d’abord une manifestation légitime contre une décision administrative sans précédent depuis le régime de Vichy : un couvre-feu raciste, fondé sur des critères ethniques. Le 5 octobre 1961, le préfet de police de la Seine, Maurice Papon (dont on découvrira plus tard le rôle dans la déportation des Juifs à la préfecture de Gironde, en tant que membre de l’administration française collaborant avec les nazis), impose, au prétexte de la lutte contre les indépendantistes algériens assimilés à des « terroristes », un couvre-feu visant les « Français musulmans d’Algérie ». Ils doivent s’abstenir de circuler de 20 h 30 à 5 h 30 du matin, et les débits de boissons qu’ils tiennent ou qu’ils fréquentent doivent fermer chaque jour à 19 heures.
Le 17 octobre 1961 est ensuite une manifestation du peuple travailleur de la région parisienne, d’ouvriers et d’employés accompagnés de leurs familles, venus souvent des bidonvilles, notamment celui de Nanterre, immense, où cette main-d’œuvre industrielle était en quelque sorte parquée. Ce soir-là, c’est une partie de la classe ouvrière française, dont les cohortes ont toujours été renouvelées par l’immigration, qui défilait pacifiquement sur les boulevards de la capitale, avec cette joie d’avoir su braver l’interdit, la honte et l’humiliation. Avec surtout une grande dignité, celle de ceux qui n’ont d’autre richesse que leur travail, portée jusque dans l’habillement soigné des manifestants. D’ailleurs, le couvre-feu de Maurice Papon prévoyait une seule exception, celle des ouvriers travaillant en trois-huit, contraints d’embaucher en pleine nuit, qui devaient produire une attestation pour pouvoir circuler.
Le 17 octobre 1961 est enfin la plus terrible répression policière d’une manifestation pacifique dans l’histoire moderne de notre République. Les consignes des organisateurs étaient strictes, au point de se traduire par des fouilles préalables des manifestants : pas de violences, pas d’armes, pas même de simples canifs. La violence qui s’est abattue sur les manifestants, parfois même avant qu’ils ne se constituent en cortèges, dès leur interpellation sur la base d’un tri ethnique à la sortie du métro, fut d’une férocité inimaginable. Il n’y eut pas seulement les dizaines de disparus – frappés à mort, jetés à la Seine, tués par balles –, mais aussi onze mille arrestations, et une foultitude d’hommes parqués plusieurs jours durant, sans aucune assistance, dans l’enceinte du Palais des sports de la Porte de Versailles. […]
Quelques mois plus tard, le 8 février 1962, cette violence s’abattait de nouveau, au métro Charonne, sur une manifestation non violente pour la paix en Algérie dont le Parti communiste et la CGT furent les initiateurs. Or l’immense émotion soulevée par les neuf morts de Charonne a longtemps fait écran au souvenir des dizaines de victimes du 17 octobre 1961. Comme si les seconds faisaient partie de notre histoire française, tandis que les premiers étaient assignés à la seule cause algérienne. Suivant pas à pas la route arpentée par Jean-Luc Einaudi, Fabrice Riceputi déploie avec autant de pédagogie que de rigueur historiennes tous les enjeux politiques de cette occultation. Et nous fait comprendre pourquoi le combat mené pour y mettre fin dépasse le seul événement lui-même et recouvre l’actualité persistante, en France, du passé colonial.
« La bataille d’Einaudi », titre initial de son livre dans sa première édition de 2015, fut celle d’un homme et d’un militant emblématique d’une génération venue au souci du monde et des autres à travers la solidarité avec les peuples opprimés et les minorités dominées. Rendre visible le 17 octobre 1961, c’était obliger la France et sa République à affronter et à assumer une vérité douloureuse qui bat au cœur de la part algérienne de notre histoire et de notre peuple. Tel fut le sens de l’appel lancé en 2011, pour son cinquantenaire, par Mediapart, réclamant la reconnaissance officielle de ce massacre colonialiste et raciste commis sur ordre de l’autorité gouvernementale par des policiers de la République française. En voici le texte :
« Il y a cinquante ans, le préfet de Police de la Seine, Maurice Papon, avec l’accord du gouvernement, imposa un couvre-feu visant exclusivement tous les Français musulmans d’Algérie.
« Ce couvre-feu raciste entraîna une réaction pacifique des Algériens, sous la forme d’une manifestation dans les rues de Paris. Au soir du mardi 17 octobre 1961, ils furent près de trente mille, hommes, femmes et enfants, à défiler pacifiquement sur les grandes artères de la capitale pour revendiquer le droit à l’égalité et défendre l’indépendance de l’Algérie.
« La répression policière de cette protestation non violente est une des pages les plus sombres de notre histoire. Longtemps dissimulée à l’opinion et désormais établie par les historiens, elle fut féroce : onze mille arrestations, des dizaines d’assassinats, dont de nombreux manifestants noyés dans la Seine, tués par balles, frappés à mort.
« Le temps est venu d’une reconnaissance officielle de cette tragédie dont la mémoire est aussi bien française qu’algérienne. Les victimes oubliées du 17 octobre 1961 travaillaient, habitaient et vivaient en France. Nous leur devons cette justice élémentaire, celle du souvenir.
« Reconnaître les crimes du 17 octobre 1961, c’est aussi ouvrir les pages d’une histoire apaisée entre les deux rives de la Méditerranée. En 2012, l’Algérie fêtera cinquante ans d’une indépendance qui fut aussi une déchirure française. A l’orée de cette commémoration, seule la vérité est gage de réconciliation.
« Ni vengeance, ni repentance, mais justice de la vérité et réconciliation des peuples : c’est ainsi que nous construirons une nouvelle fraternité franco-algérienne. »
Dix ans ont passé qui prouvent que nous ne sommes pas au bout de nos peines et que, plus que jamais, nous devons poursuivre « la bataille d’Einaudi » ainsi que l’explique Fabrice Riceputi dans un dernier chapitre inédit. Aujourd’hui, alors que paraît cette nouvelle édition, les nombreux signataires de l’appel lancé par Mediapart seraient officiellement voués aux gémonies et cloués au pilori, symboles du « séparatisme », supposés « islamo-gauchistes » et incarnation de « l’anti-France ».
Que de régression en une décennie quand l’on compare la grande diversité des signatures de cet appel de 2011, soutenu à l’époque par toutes les forces politiques de la gauche française, à l’actuel climat idéologique, aussi politiquement nauséabond, que médiatiquement dominant ! La chasse aux sorcières décoloniales est officiellement ouverte à l’Université par un pouvoir macronien qui, avec le soutien de l’intelligentsia néoconservatrice, fait la courte échelle à l’extrême droite tandis qu’au Parlement, les député·s socialistes s’abstiennent (en première lecture) sur un projet de loi qui, pourtant, porte atteinte à nos libertés fondamentales au prétexte de la lutte contre un « séparatisme » imaginaire visant, en réalité, toute dissidence, toute radicalité, toute audace émancipatrice.
Trop tôt disparu, trois ans après, le 22 mars 2014, Jean-Luc Einaudi figurait évidemment au nombre des signataires de cet appel de Mediapart. C’est peu dire qu’il y avait toute sa place. Vingt ans auparavant, lors du trentième anniversaire du massacre, la parution en octobre 1991 de son livre, La bataille de Paris au Seuil, avait radicalement modifié le rapport de force dans l’affrontement entre le déni officiel et l’exigence de vérité.
Non pas qu’Einaudi fut le premier ou le seul, bien au contraire. Il y avait eu, dès novembre 1961, Ratonnades à Paris de Paulette Péju, aux éditions François Maspero, immédiatement saisi par la police – Paulette Péju dont Gilles Manceron exhumera, en 2011, un manuscrit inédit, co-écrit avec son compagnon Marcel Péju, Le 17 octobre des Algériens. En 1983, le roman Meurtres pour mémoire, paru dans la « Série noire » de Gallimard, propulsait le massacre dans l’imaginaire national en même temps qu’il imposait un jeune écrivain, Didier Daeninckx.
En 1985, six ans avant La bataille de Paris, Michel Levine publiait, chez Ramsay, Les ratonnades d’octobre avec ce sous-titre : Un meurtre collectif à Paris en 1961. Enfin, en octobre 1991, en même temps que paraissait le livre de Jean-Luc Einaudi, l’association « Au nom de la mémoire » animée par Mehdi Lalaoui, éditait Le silence du fleuve sous la signature d’Anne Tristan, dont le texte poignant était accompagné d’une exhaustive recherche iconographique des preuves photographiques, notamment de l’indomptable reporter Elie Kagan, portant témoignage de la violence de la répression.
Mais ce n’est pas parce que la vérité était connue, établie par des témoins, illustrée par des écrivains, racontée par des associations, qu’elle était audible et, encore moins, entendue. L’événement Einaudi, c’est d’avoir mis fin à cette surdité dominante. Et de l’avoir fait grâce à un travail de recherche d’une ampleur alors inégalée, dont Riceputi raconte la genèse. Avec une infinie modestie devant l’ampleur de la tâche, doublée du fier sentiment d’accomplir une mission décisive, cet éducateur de métier s’est fait historien en forçant absences et silences. Absences des témoins survivants du massacre qu’il alla patiemment retrouver puis longuement écouter en Algérie même, mettant en œuvre une pratique sensible de l’histoire orale qui donnait corps et chair à l’événement. Silences des archives, verrouillées et cadenassées, qu’il réussit à percer avec l’aide de deux archivistes révoltés par l’imposition de la raison d’État à la vérité historique, lesquels payèrent le tribut de leur audace, tels des lanceurs d’alerte en avance sur leurs institutions.
Ce faisant, Jean-Luc Einaudi est de ceux qui ont sauvé une génération, celle des engagements de 1968 et d’après. Militant communiste oppositionnel, ayant rejoint autour de Jacques Jurquet (1922-2020) la dissidence du Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF), il aurait pu, comme certaines figures notables de cette époque où « le fond de l’air était rouge », pour reprendre une formule du cinéaste Chris Marker, jeter ses idéaux aux orties des illusions dès lors qu’au tournant des années 1980, ils n’étaient plus portés par le vent favorable des mobilisations populaires et des contestations juvéniles. Ce fut tout l’inverse : refusant les tentations du reniement et du carriérisme, il transforma son militantisme partisan en engagement vital. De l’un à l’autre, il conserva la pratique de l’enquête de terrain, c’est-à-dire le souci de la parole des premiers concernés, la méfiance pour les généralisations abstraites et la recherche entêtée de la vérité des faits.
Resté éducateur pour la jeunesse, Einaudi se fit ainsi historien des obscurs et des sans-grade, dans le sillage de l’histoire du mouvement social théorisée et pratiquée par Jean Maitron, l’inventeur du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Car La bataille de Paris, prolongé en 2001 chez Fayard par une nouvelle enquête, Octobre 1961, un massacre à Paris, n’est qu’un titre parmi de nombreux autres d’une œuvre foisonnante où des investigations historiques inédites côtoient des portraits humains originaux. Tous ces travaux sont comme un pont jeté entre les deux rives de la Méditerranée, liant indissolublement les luttes émancipatrices en France et en Algérie. Einaudi donne ainsi vie aux causes communes partagées par des hommes et des femmes pour qui l’égalité n’était pas un mot abstrait mais une histoire vécue.
Son œuvre rend hommage à la part de lumière du communisme dans sa version internationaliste, de fraternisation des peuples sans hiérarchie d’origine, de culture ou de condition. Commencée en 1986 avec Fernand Iveton, martyr du Parti communiste algérien, guillotiné sous un gouvernement socialiste dont François Mitterrand était ministre de la justice, elle se poursuivit en 1991 par une enquête sur un centre de torture, à Constantine, la ferme Améziane, dont les responsables n’ont jamais été inquiétés : deux livres publiés chez L’Harmattan. Puis vint l’événement de La bataille de Paris, complété en 2009 par Scènes de la guerre d’Algérie en France, au Cherche Midi, et suivi d’autres enquêtes, non seulement sur la guerre d’Algérie avec Le dossier Younsi, aux Éditions Tirésias, dévoilement du procès secret et des aveux d’un chef du FLN en France – son dernier livre, paru en 2013 –, mais aussi sur cette jeunesse reléguée qu’il avait choisi d’accompagner professionnellement – Les mineurs délinquants, chez Fayard en 1995, et Traces, en 2006, aux Éditions du Sextant, plongée dans les registres d’écrou d’une maison de redressement sous l’Occupation.
Mais, de tous les livres d’Einaudi, ceux qui m’émeuvent plus particulièrement sont ses biographies des héros ordinaires de cette résistance farouche à l’injustice. Certes des hommes, tels Maurice Laban, Algérien communiste, internationaliste et, donc, indépendantiste (Le Cherche Midi, 1999) ; Georges Mattéi, franc-tireur, passeur de frontières et fabricant de faux papiers (Éditions du Sextant, 2004) ; ou Georges Arnold, ce prêtre du Prado dont la foi chrétienne fut d’entière révolte (Desclée de Brouwer, 2007). Mais aussi, et surtout, deux femmes dont les destins ont croisé la quête de Jean-Luc Einaudi. Et, sans doute, l’ont inspiré.
Un rêve algérien (PUF, 2001), sous-titré Histoire de Lisette Vincent, un femme d’Algérie, et Baya, d’Alger à Marseille (Non Lieu, 2011), biographie de la compagne de son camarade Jaques Jurquet qui fut une pionnière du féminisme en Algérie sous la bannière du Parti communiste algérien, sont des récits jumeaux. Deux femmes engagées contre toutes les dominations, de classe ou de sexe, d’origine, de genre ou de race, sans en excepter aucune, sans hiérarchiser, trier ou relativiser. Deux hautes figures qui, au-delà de leurs proches, seraient plongées dans l’oubli sans ces portraits sensibles et généreux d’Einaudi. Deux belles personnes qui, grâce aux recherches de l’éducateur historien, se sont enfin retrouvées à la fin de leurs vies après avoir été camarades durant leur militantisme algérien.
Au-delà du 17 octobre 1961, le récit de Fabrice Riceputi donne à voir cet humanisme concret, tout en actes et tissé de précautions, dont sont empreints les travaux de Jean-Luc Einaudi. À l’image de sa vie même, celle d’un homme de conviction qui ne faisait pas carrière, habité par le salut des autres plutôt que par le souci de soi. S’il réussit si bien à nous le communiquer, c’est sans doute parce que Riceputi, qui fut aussi militant dans sa jeunesse, est de la même trempe. Professeur d’histoire en collège, il est ainsi l’artisan d’un exceptionnel tombeau numérique qui offre une sépulture virtuelle aux milliers de disparu·e·s de la guerre d’Algérie. Le site 1000autres.org recueille, rassemble et recoupe récits, témoignages, documents sur celles et ceux qui furent « enlevés, détenus clandestinement, torturés et parfois assassinés par l’armée française ».
Pour l’heure, un seul lieu de mémoire porte officiellement témoignage dans notre Hexagone des crimes commis par la France pendant la guerre d’Algérie : c’est le cénotaphe de Maurice Audin, tombe sans corps au cimetière parisien du Père-Lachaise du jeune mathématicien communiste algérois mort sous la torture en 1957. Aussi bienvenue soit-elle, la reconnaissance tardive de son assassinat par l’armée française, à mots encore retenus par François Hollande en 2014, plus explicites sous Emmanuel Macron en 2018, ne suffit pas à rendre justice à la longue cohorte des supplicié·e·s. Il manque toujours, à l’instar du discours prononcé en 1995 par Jacques Chirac à Paris sur l’emplacement du Vél d’Hiv pour reconnaître la participation de l’État français de Vichy à la destruction des Juifs d’Europe, une parole officielle ayant le courage, au nom de la République française, de proclamer l’injustice foncière du colonialisme et de présenter à la face du monde les excuses de l’État français pour les crimes commis contre d’autres peuples.
Jean-Luc Einaudi a dévoué sa vie à l’exigence de cette parole salvatrice qui, loin de diviser et fracturer, nous apaiserait et nous libérerait, à la fois consolatrice et réconciliatrice. Tant que le placard à mémoires blessées et meurtries restera verrouillé, tant qu’un passé non révolu continuera de nécroser le présent, bref tant que la question coloniale ne sera pas soldée, la diversité de notre peuple léguée par sa longue histoire coloniale continuera d’être humiliée et bafouée tandis que ses causes communes démocratiques et sociales se heurteront à un mur de diabolisation et de stigmatisation. Car colonialisme et racisme ont indéfectiblement partie liée : nul combat abouti contre le second, ses discriminations ordinaires et son idéologie meurtrière, si le premier est encore louangé ou honoré. […]
Antifascisme, antiracisme et anticolonialisme marchent de concert. Qu’ils divergent, qu’ils soient dissociés ou opposés, et la brèche par laquelle s’engouffreront les idéologies inégalitaires ne cessera de s’agrandir. Tel est le message que nous ont légué celles et ceux qui ont soutenu le droit du peuple algérien à être libre de sa destinée, à ne plus être infériorisé et discriminé, à revendiquer cette égalité en dignité et en droit que proclament des principes universels et qu’ont nié les dominations coloniales. Ce fut le sens de la vie et de l’œuvre de Jean-Luc Einaudi, toute de passion décoloniale dressée face à la citadelle certes branlante mais toujours debout des préjugés et des privilèges où se complaisent tenants des civilisations, nations, cultures, origines, naissances, etc., supérieures à d’autres.
À rebours des inutiles guerres des mémoires et des fratricides concurrences des victimes, l’énoncé de la vérité sur le passé permet de se reconnaître dans le présent et de se découvrir pour le futur. C’est cet usage collectif du passé qu’avaient su inventer, avec Nelson Mandela et Desmond Tutu, les militants du combat contre l’apartheid en Afrique du Sud, au lendemain de la chute du régime raciste. L’épilogue de la Constitution provisoire de l’Afrique du Sud de 1993 utilise un mot des langues bantoues, ubuntu, qui désigne « la qualité inhérente au fait d’être une personne avec d’autres personnes ».
C’est, en d’autres termes, un appel à la relation, par-dessus les drames et les blessures, que ce premier texte constitutionnel traduisait ainsi : « L’adoption de cette Constitution pose la fondation solide sur laquelle le peuple d’Afrique du Sud transcendera les divisions et les luttes du passé qui ont engendré de graves violations des droits de l’homme, la transgression des principes d’humanité au cours de conflits violents, et un héritage de haine, de peur, de culpabilité et de vengeance. Nous pouvons maintenant y faire face, sur la base d’un besoin de compréhension et non de vengeance, d’un besoin de réparation et non de représailles, d’un besoin d’ubuntu et non de victimisation. »
L’histoire algérienne de la France, qui touche directement des millions de Français, leurs proches et leurs descendances – parce qu’ils en viennent, parce qu’ils en sont issus, parce qu’ils y ont participé, parce qu’ils en ont été témoins ou acteurs, etc. –, attend encore son ubuntu. Mais ce geste à venir concerne aussi, plus largement, notre rapport collectif au long passé d’empire colonial de la France, dont 1962 marque la fin bien que nos outre-mers d’aujourd’hui, des Antilles à la Nouvelle-Calédonie, en soulignent encore la persistance. Il nous revient de réinventer cette relation d’humanité mutuelle où se refonde durablement la politique des peuples, en lieu et place des intérêts à courte vue des gouvernants.
« Il n’est pas interdit, écrivait en 2004 l’historien Maurice Olender en introduction à un numéro de sa revue Le genre humain autour de la commission Vérité et Réconciliation sud-africaine, de s’inspirer de cette forme d’humanité mutuelle qui fait que ce qui blesse l’un atteint l’autre, que ce qui panse l’un guérit l’autre, que ce qui autorise la mémoire et l’oubli des uns et des autres ouvre l’avenir à des projets politiques communs. » Tel serait le sens de cette nouvelle fraternité franco-algérienne à laquelle Jean-Luc Einaudi a dévoué sa vie, dans l’idée d’une pratique sensible de la politique, d’intuition de la relation et d’écoute de l’autre.
Faisant l’histoire de l’occultation du 17 octobre 1961, Gilles Manceron, préfacier de la première édition de ce livre, raconte qu’au soir du 8 février 1962, à la prison de la Santé, un Français emprisonné pour son soutien au FLN, entendit soudain un silence de plomb, alors que circulait la nouvelle des morts de Charonne. Puis, poursuit ce témoin, « d’un seul coup, on a entendu, avec l’accent algérien, monter la Marseillaise, le “Allons enfants de la patrie”. Je vous assure qu’on était tous là à se tenir la main, et là une émotion... qui rejaillit encore aujourd’hui. C’était leur hommage aux morts de Charonne, qui étaient contre la guerre d’Algérie... et qui étaient aussi leurs morts ».
Comme ceux de Charonne le sont pour les Algériens, les morts du 17 octobre 1961 sont, eux aussi, les nôtres. Pourtant, rappelait Anne Tristan, en clôture de son Silence du fleuve, le souvenir de Charonne servit longtemps à les occulter : « Les funérailles fleuves de février glissent dans les rues de Paris, effaçant des esprits les méandres glauques de la Seine. Les victimes du 17 se noient cette fois dans la mémoire des Français. Depuis, ce silence qui sépare l’humanité n’a pas été comblé. »
Car il n’est d’autre séparatisme que l’oubli des autres, et plus particulièrement des opprimés, exploités et dominés. D’autre séparatisme que l’indifférence à leur sort, le refus de l’entraide, la haine de la fraternité. Contre ce déni d’humanité où se ruine notre propre condition d’être humain, l’anticolonialisme dresse un humanisme radical, sans frontières d’origine ni privilèges de naissance ni préjugés d’apparence. Et c’est bien pourquoi sa force subversive est intacte, au point de susciter une grande peur des bien-pensants acharnés à la discréditer et à la calomnier.
Soldat de la France Libre qui, par le détour la cause algérienne, devint le chantre des Damnés de la terre, le Martiniquais Frantz Fanon leur avait répondu par anticipation, dès 1952, avec cette injonction qu’aurait pu énoncer Jean-Luc Einaudi tant toute sa vie, il y fut fidèle : « Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme où qu’il se trouve. »
Oui, où qu’il se trouve. D’où qu’il vienne. Quel qu’il soit. […]
Trois voix brisées qui nous surprennent Plus proches que jamais Fanon, Amirouche, Feraoun Trois source vives qui n’ont pas vu La lumière du jour Et qui faisaient entendre Le murmure angoissé Des luttes souterraines Fanon, Amirouche, Feraoun Eux qui avaient appris A lire dans les ténèbres Et qui les yeux fermés N’ont pas cessé d’écrire Portant à bout de bras Leurs œuvres et leurs racines Mourir ainsi c’est vivre Guerre et cancer du sang Lente ou violente chacun sa mort Et c’est toujours la même Pour ceux qui ont appris A lire dans les ténèbres, Et qui les yeux fermés N’ont pas cessé d’écrire Mourir ainsi c’est vivre.
KATEB YACINE
Le sang Reprend racine Oui Nous avions tout oublié Mais notre terre En enfance tombée Sa vieille ardeur se rallume
Et même fusillés Les hommes s’arrachent la terre Et même fusillés Ils tirent la terre à eux Comme une couverture Et bientôt les vivants n’auront plus où dormir
Et sous la couverture Aux grands trous étoilés Il y a tant de morts Tenant les arbres par la racine Le cœur entre les dents
Il y a tant de morts Crachant la terre par la poitrine Pour si peu de poussière Qui nous monte à la gorge Avec ce vent de feu N’ enterrez pas l’ancêtre Tant de fois abattu Laissez-le renouer la trame de son massacre Pareille au javelot tremblant Qui le transperce Nous ramenons à notre gorge La longue escorte des assassins. .
1999. la France a enfin requalifié les “événements” d’Algérie en “guerre”. Florence Dosse, face au silence de son propre père, a voulu se confronter à ce passé. Elle regroupe ici des témoignages d’appelés, de leurs épouses et de leurs enfants. On s’aperçoit alors que ces non-dits s’expliquent non seulement par ce qu’ils ont vécu pendant ces jours sombres, mais aussi par la manière dont la société française a accueilli, puis digéré ce moment peu glorieux de son histoire. Ainsi, les épouses, à quelques exceptions près, ont vu partir leurs maris sans prendre conscience qu’ils partaient non pas pour faire leur service et pacifier une colonie en rébellion mais pour une guerre et son cortège d’atrocités. Quant au retour des appelés, même si certains sont revenus traumatisés, il se fit sans questions, ni interrogations mais plutôt dans l’urgence de commencer enfin leur vie de famille. Le silence s’est alors installé dans l’intimité des familles et la mémoire collective ne s’est réveillée qu’au moment des commémorations. Il a alors fallu que cette guerre soit insérée dans les programmes scolaires pour que les enfants de ces appelés se rendent compte de ce qu’avaient vécu leurs pères et aussi de ce silence dont ils avaient hérité. Ce livre peut être alors une belle occasion pour chacun de ces acteurs d’amorcer enfin, et avant qu’il ne soit trop tard, le dialogue et peut-être d’apaiser ce passé encore sensible et douloureux.
Les héritiers du silence
Enfants d’appelés d’Algérie
Par Florence Dosse
Le silence des morts et des vivants …........... Livre d'une fille d'appelé née peu après la fin de la guerre, c'est son premier ouvrage et c'est une réussite de mon point de vue. Essai divisé en trois parties : La parole des appelés sur la guerre aujourd'hui. Les femmes : témoins et relais du silence. Transmission dans les familles : une mémoire seconde, le silence interprété. De l'embuscade de Palestro qui coutât la vie à 20 soldats français aux barricades et attentats de l'OAS, l'auteur nous explique le cheminement de ses recherches. Pourquoi cette chape de plomb qui a contraint, volontairement ou pas, le contingent présent en Algérie à se taire ? Ces jeunes garçons devaient faire leur service militaire, c'était la loi et une étape obligée dans la vie d'un homme. Ici, ce qui n'était qu'une corvée se transformera pour beaucoup en drame. Envoyés pour « maintenir l'ordre » rôle normalement dévolu à la police et à la gendarmerie, ils se retrouvent bras armés d'une guerre coloniale qui ne dit pas son nom ! Et qui pour eux n'a aucun sens ! Il faut un cynisme certain pour faire croire à un jeune français que l'Algérie c'est la France ! Le paysage est différent, ni la langue, ni la religion des autochtones ne sont les mêmes ! Pour sauvegarder cette idée, pendant certaines périodes, 450000 soldats seront présents dont 80% d'appelés en Algérie. L'auteur appuie où cela fait mal : la torture et les viols, les exécutions sommaires, les exactions, les vengeances et représailles, engrenage de plus en plus violent....quel fut le rôle exact des militaires du contingent ? Comment la métropole considéra leur rôle, leur malaise devant les anciens combattants, ceux des « Vrais » guerres, qui eux furent des vainqueurs ? La difficulté de se réhabituer à la vie civile, à la famille, l'amertume pour ne pas dire la rancœur de certains qui comparaient (à tort ou à raison) leur sort avec celui des rapatriés pour qui ils avaient peu d'estime. Une certaine honte aussi, me semble-t-il, contribua à ce repli sur soi-même....cette guerre n'avait rien de glorieuse, la France métropolitaine n'était en aucun cas menacée, l'opinion publique était dans le meilleur des cas indifférente et le plus souvent hostile à la défense de cette province française qui, quoi que l'on puisse y faire, sera indépendante un jour ou l'autre ! Un personnage m'a marqué car il représente pratiquement à lui tout seul ce que l'on peut nommer une victime collatérale de cette guerre. Jean habite dans le Limousin, il travaille ; son salaire permet d’arrondir les fins de mois dans la ferme de ses parents qu'il aide également le soir. Leur vie est simple, mais Jean part en Algérie. Sans son salaire et ses coups de mains, leur situation financière se détériore ; à son retour la ferme est vendue et ses parents ont commencé une nouvelle vie et lui n'a plus ni bien, ni amis...combien seront dans ce cas de figure ? Les témoignages en particulier ceux de Sabine et d'Anne sont très éloquents ; elles tentent de comprendre, puis d'expliquer le mutisme de leurs pères respectifs. Un excellent ouvrage très complet et qui aborde dans sa globalité (où du moins, essaie avec un certain succès) le problème des grands oubliés de la guerre d'Algérie, les appelés et ceux qui auront encore moins de chance, les rappelés (les morts de Palestro) qui en avaient fini avec leur temps sous les drapeaux, s'étaient mariés, avaient un travail et des enfants et devaient partir en Algérie pour défendre qui ou quoi ! Une question taraudera la famille : « Mon époux (ou père, ou grand-père) a-t-il tué ? » Le silence était très certainement la meilleure réponse ou du moins une des options les plus fréquentes. Extraits : - Me voir et me nommer « fille d'appelé » a nécessité une prise de conscience lente, insidieuse, progressive. - Dans les premières années de la guerre, les jeunes soldats étaient essentiellement des paysans et des ouvriers. - Les appelés ont été pris dans la contradiction d'un vocabulaire en décalage complet avec le vécu. Officiellement, on les a envoyé maintenir l'ordre, politiquement, on ne parlait pas de guerre alors qu'ils en vivaient une ; et, quoiqu'ils aient vu ou fait, on ne parlait pas des exactions vues ou commises puisqu'elles étaient officiellement interdites, bien que couramment pratiquées. - Le silence a donc commencé sur place : l'armée les faisait taire et leurs proches restés en métropole ne savaient pas vraiment ce qu'ils vivaient. - C'était bien « leur » guerre qu'ils sont prêts à raconter, et non la guerre dans son ensemble : pour beaucoup d'entre eux, ils la connaissaient d'ailleurs assez mal. - Les appelés ont pu contribuer à l'installation du silence dans leur propre famille ou au sein même de leur génération. - « On voyait toutes ces choses absolument horribles de gens abîmés pour la vie, massacrés et blessés, etc. Et vous vous retrouvez à Saint-Germain, la veille du Jour de l'An, avec des gens qui se marrent, qui rigolent. Il y a un décalage fantastique et ce n'est pas tolérable. » - Les familles des appelés ne furent guère envahies par de lancinants récits d'anciens combattants. - Force est de reconnaître que, la transmission s'étant peu opérée, un grand flou prévaut.
En conclusion Rémy Serres lui, n’hésite pas à parler, il est vrai que les appelés et rappelés n'ont pas tous vécu la même guerre d'algérie... rappelez-vous…
À Béziers, contre la « Nostalgérie »
voici le remarquable témoignage de Rémy Serres
ancien appelé de la guerre sans nom
Face à cette NOSTALGÉRIE dont l’extrême-droite exploite la mémoire douloureuse, voici le bouleversant récit d’un ancien appelé de la guerre sans nom, un des deux millions de petits soldats qui eurent vingt ans dans les Aurès.
Prenez le temps de partager ce témoignage pour la réconciliation et la fraternisation.
Merci à Rémi Serres, merci aux amis de Béziers !
Par micheldandelot1 dans Accueil le 1 Septembre 2021 à 08:13
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