Cette année 2021 marque le soixantième anniversaire du massacre parisien du 17 octobre 1961. Dans « Ici on noya les Algériens » (Le passager clandestin), l’historien Fabrice Riceputi rend hommage au combat de Jean-Luc Einaudi pour le sortir de l’oubli. Extraits du texte que j’ai écrit pour soutenir ce livre salutaire.
« Sous le pont Saint-Michel coule le sang » : chaque fois que je franchis la Seine à cet endroit de Paris, que dominent la Préfecture de police et le vieux Palais de justice, j’improvise cette rengaine, dérivée du vers qui ouvre Le Pont Mirabeau, le célèbre poème de Guillaume Apollinaire. Apposée sur l’un des parapets, une plaque discrète témoigne désormais de cette tragédie, moins visible que les grandes lettres noires peintes à l’époque par des militants solidaires de la cause anticolonialiste algérienne, dont une photographie anonyme garde le souvenir : « Ici on noie les Algériens ».
La date du 17 octobre 1961 fait partie de notre histoire, et nous devons la regarder en face. C’est à Paris qu’une manifestation pacifique de travailleurs alors français – « Français musulmans d’Algérie », selon la dénomination officielle –, venus protester avec leurs familles contre le couvre-feu raciste qui les visait, eux et eux seuls, fut sauvagement réprimée par la police de la capitale, sur ordre de son chef, le préfet Maurice Papon. Une Saint-Barthélemy coloniale dont les historiens évaluent aujourd’hui les victimes à près de 300 morts, sans compter de nombreux blessés et des milliers d’interpellés, souvent expulsés vers des camps d’internement en Algérie. […]
À travers la figure exemplaire de Jean-Luc Einaudi, ce livre de Fabrice Riceputi (Ici on noya les Algériens, aux éditions Le passager clandestin, 18 euros) rend hommage à celles et ceux, historien·nes et militant·es, militant·es devenus historien·nes, qui ne se sont pas tus et qui ont choisi de parler. Et de parler clair et franc. Car, dans cette longue bataille mémorielle qui se poursuit encore, il ne s’agit pas seulement d’entendre l’appel à la vérité de l’histoire mais d’être au rendez-vous, aujourd’hui même, d’un passé plein d’à présent.
Le 17 octobre 1961 est une date française aussi bien qu’algérienne. Cette manifestation est certes un des jalons de la conquête de son indépendance, si chèrement payée, par le peuple algérien : organisée par la Fédération de France du FLN, le Front de libération nationale qui menait la lutte pour l’indépendance, elle entendait consolider le rapport de force face à un pouvoir gaulliste qui, tout en engageant des pourparlers de paix, voulait affaiblir et diviser son interlocuteur indépendantiste. Mais elle est aussi un moment essentiel de notre propre histoire nationale, de ces moments dont le souvenir fonde, pour l’avenir, une mémoire éveillée, empreinte de lucidité et de fraternité.
Le 17 octobre 1961 est d’abord une manifestation légitime contre une décision administrative sans précédent depuis le régime de Vichy : un couvre-feu raciste, fondé sur des critères ethniques. Le 5 octobre 1961, le préfet de police de la Seine, Maurice Papon (dont on découvrira plus tard le rôle dans la déportation des Juifs à la préfecture de Gironde, en tant que membre de l’administration française collaborant avec les nazis), impose, au prétexte de la lutte contre les indépendantistes algériens assimilés à des « terroristes », un couvre-feu visant les « Français musulmans d’Algérie ». Ils doivent s’abstenir de circuler de 20 h 30 à 5 h 30 du matin, et les débits de boissons qu’ils tiennent ou qu’ils fréquentent doivent fermer chaque jour à 19 heures.
Le 17 octobre 1961 est ensuite une manifestation du peuple travailleur de la région parisienne, d’ouvriers et d’employés accompagnés de leurs familles, venus souvent des bidonvilles, notamment celui de Nanterre, immense, où cette main-d’œuvre industrielle était en quelque sorte parquée. Ce soir-là, c’est une partie de la classe ouvrière française, dont les cohortes ont toujours été renouvelées par l’immigration, qui défilait pacifiquement sur les boulevards de la capitale, avec cette joie d’avoir su braver l’interdit, la honte et l’humiliation. Avec surtout une grande dignité, celle de ceux qui n’ont d’autre richesse que leur travail, portée jusque dans l’habillement soigné des manifestants. D’ailleurs, le couvre-feu de Maurice Papon prévoyait une seule exception, celle des ouvriers travaillant en trois-huit, contraints d’embaucher en pleine nuit, qui devaient produire une attestation pour pouvoir circuler.
Le 17 octobre 1961 est enfin la plus terrible répression policière d’une manifestation pacifique dans l’histoire moderne de notre République. Les consignes des organisateurs étaient strictes, au point de se traduire par des fouilles préalables des manifestants : pas de violences, pas d’armes, pas même de simples canifs. La violence qui s’est abattue sur les manifestants, parfois même avant qu’ils ne se constituent en cortèges, dès leur interpellation sur la base d’un tri ethnique à la sortie du métro, fut d’une férocité inimaginable. Il n’y eut pas seulement les dizaines de disparus – frappés à mort, jetés à la Seine, tués par balles –, mais aussi onze mille arrestations, et une foultitude d’hommes parqués plusieurs jours durant, sans aucune assistance, dans l’enceinte du Palais des sports de la Porte de Versailles. […]
Quelques mois plus tard, le 8 février 1962, cette violence s’abattait de nouveau, au métro Charonne, sur une manifestation non violente pour la paix en Algérie dont le Parti communiste et la CGT furent les initiateurs. Or l’immense émotion soulevée par les neuf morts de Charonne a longtemps fait écran au souvenir des dizaines de victimes du 17 octobre 1961. Comme si les seconds faisaient partie de notre histoire française, tandis que les premiers étaient assignés à la seule cause algérienne. Suivant pas à pas la route arpentée par Jean-Luc Einaudi, Fabrice Riceputi déploie avec autant de pédagogie que de rigueur historiennes tous les enjeux politiques de cette occultation. Et nous fait comprendre pourquoi le combat mené pour y mettre fin dépasse le seul événement lui-même et recouvre l’actualité persistante, en France, du passé colonial.
« La bataille d’Einaudi », titre initial de son livre dans sa première édition de 2015, fut celle d’un homme et d’un militant emblématique d’une génération venue au souci du monde et des autres à travers la solidarité avec les peuples opprimés et les minorités dominées. Rendre visible le 17 octobre 1961, c’était obliger la France et sa République à affronter et à assumer une vérité douloureuse qui bat au cœur de la part algérienne de notre histoire et de notre peuple. Tel fut le sens de l’appel lancé en 2011, pour son cinquantenaire, par Mediapart, réclamant la reconnaissance officielle de ce massacre colonialiste et raciste commis sur ordre de l’autorité gouvernementale par des policiers de la République française. En voici le texte :
« Il y a cinquante ans, le préfet de Police de la Seine, Maurice Papon, avec l’accord du gouvernement, imposa un couvre-feu visant exclusivement tous les Français musulmans d’Algérie.
« Ce couvre-feu raciste entraîna une réaction pacifique des Algériens, sous la forme d’une manifestation dans les rues de Paris. Au soir du mardi 17 octobre 1961, ils furent près de trente mille, hommes, femmes et enfants, à défiler pacifiquement sur les grandes artères de la capitale pour revendiquer le droit à l’égalité et défendre l’indépendance de l’Algérie.
« La répression policière de cette protestation non violente est une des pages les plus sombres de notre histoire. Longtemps dissimulée à l’opinion et désormais établie par les historiens, elle fut féroce : onze mille arrestations, des dizaines d’assassinats, dont de nombreux manifestants noyés dans la Seine, tués par balles, frappés à mort.
« Le temps est venu d’une reconnaissance officielle de cette tragédie dont la mémoire est aussi bien française qu’algérienne. Les victimes oubliées du 17 octobre 1961 travaillaient, habitaient et vivaient en France. Nous leur devons cette justice élémentaire, celle du souvenir.
« Reconnaître les crimes du 17 octobre 1961, c’est aussi ouvrir les pages d’une histoire apaisée entre les deux rives de la Méditerranée. En 2012, l’Algérie fêtera cinquante ans d’une indépendance qui fut aussi une déchirure française. A l’orée de cette commémoration, seule la vérité est gage de réconciliation.
« Ni vengeance, ni repentance, mais justice de la vérité et réconciliation des peuples : c’est ainsi que nous construirons une nouvelle fraternité franco-algérienne. »
Dix ans ont passé qui prouvent que nous ne sommes pas au bout de nos peines et que, plus que jamais, nous devons poursuivre « la bataille d’Einaudi » ainsi que l’explique Fabrice Riceputi dans un dernier chapitre inédit. Aujourd’hui, alors que paraît cette nouvelle édition, les nombreux signataires de l’appel lancé par Mediapart seraient officiellement voués aux gémonies et cloués au pilori, symboles du « séparatisme », supposés « islamo-gauchistes » et incarnation de « l’anti-France ».
Que de régression en une décennie quand l’on compare la grande diversité des signatures de cet appel de 2011, soutenu à l’époque par toutes les forces politiques de la gauche française, à l’actuel climat idéologique, aussi politiquement nauséabond, que médiatiquement dominant ! La chasse aux sorcières décoloniales est officiellement ouverte à l’Université par un pouvoir macronien qui, avec le soutien de l’intelligentsia néoconservatrice, fait la courte échelle à l’extrême droite tandis qu’au Parlement, les député·s socialistes s’abstiennent (en première lecture) sur un projet de loi qui, pourtant, porte atteinte à nos libertés fondamentales au prétexte de la lutte contre un « séparatisme » imaginaire visant, en réalité, toute dissidence, toute radicalité, toute audace émancipatrice.
Trop tôt disparu, trois ans après, le 22 mars 2014, Jean-Luc Einaudi figurait évidemment au nombre des signataires de cet appel de Mediapart. C’est peu dire qu’il y avait toute sa place. Vingt ans auparavant, lors du trentième anniversaire du massacre, la parution en octobre 1991 de son livre, La bataille de Paris au Seuil, avait radicalement modifié le rapport de force dans l’affrontement entre le déni officiel et l’exigence de vérité.
Non pas qu’Einaudi fut le premier ou le seul, bien au contraire. Il y avait eu, dès novembre 1961, Ratonnades à Paris de Paulette Péju, aux éditions François Maspero, immédiatement saisi par la police – Paulette Péju dont Gilles Manceron exhumera, en 2011, un manuscrit inédit, co-écrit avec son compagnon Marcel Péju, Le 17 octobre des Algériens. En 1983, le roman Meurtres pour mémoire, paru dans la « Série noire » de Gallimard, propulsait le massacre dans l’imaginaire national en même temps qu’il imposait un jeune écrivain, Didier Daeninckx.
En 1985, six ans avant La bataille de Paris, Michel Levine publiait, chez Ramsay, Les ratonnades d’octobre avec ce sous-titre : Un meurtre collectif à Paris en 1961. Enfin, en octobre 1991, en même temps que paraissait le livre de Jean-Luc Einaudi, l’association « Au nom de la mémoire » animée par Mehdi Lalaoui, éditait Le silence du fleuve sous la signature d’Anne Tristan, dont le texte poignant était accompagné d’une exhaustive recherche iconographique des preuves photographiques, notamment de l’indomptable reporter Elie Kagan, portant témoignage de la violence de la répression.
Mais ce n’est pas parce que la vérité était connue, établie par des témoins, illustrée par des écrivains, racontée par des associations, qu’elle était audible et, encore moins, entendue. L’événement Einaudi, c’est d’avoir mis fin à cette surdité dominante. Et de l’avoir fait grâce à un travail de recherche d’une ampleur alors inégalée, dont Riceputi raconte la genèse. Avec une infinie modestie devant l’ampleur de la tâche, doublée du fier sentiment d’accomplir une mission décisive, cet éducateur de métier s’est fait historien en forçant absences et silences. Absences des témoins survivants du massacre qu’il alla patiemment retrouver puis longuement écouter en Algérie même, mettant en œuvre une pratique sensible de l’histoire orale qui donnait corps et chair à l’événement. Silences des archives, verrouillées et cadenassées, qu’il réussit à percer avec l’aide de deux archivistes révoltés par l’imposition de la raison d’État à la vérité historique, lesquels payèrent le tribut de leur audace, tels des lanceurs d’alerte en avance sur leurs institutions.
Ce faisant, Jean-Luc Einaudi est de ceux qui ont sauvé une génération, celle des engagements de 1968 et d’après. Militant communiste oppositionnel, ayant rejoint autour de Jacques Jurquet (1922-2020) la dissidence du Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF), il aurait pu, comme certaines figures notables de cette époque où « le fond de l’air était rouge », pour reprendre une formule du cinéaste Chris Marker, jeter ses idéaux aux orties des illusions dès lors qu’au tournant des années 1980, ils n’étaient plus portés par le vent favorable des mobilisations populaires et des contestations juvéniles. Ce fut tout l’inverse : refusant les tentations du reniement et du carriérisme, il transforma son militantisme partisan en engagement vital. De l’un à l’autre, il conserva la pratique de l’enquête de terrain, c’est-à-dire le souci de la parole des premiers concernés, la méfiance pour les généralisations abstraites et la recherche entêtée de la vérité des faits.
Resté éducateur pour la jeunesse, Einaudi se fit ainsi historien des obscurs et des sans-grade, dans le sillage de l’histoire du mouvement social théorisée et pratiquée par Jean Maitron, l’inventeur du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Car La bataille de Paris, prolongé en 2001 chez Fayard par une nouvelle enquête, Octobre 1961, un massacre à Paris, n’est qu’un titre parmi de nombreux autres d’une œuvre foisonnante où des investigations historiques inédites côtoient des portraits humains originaux. Tous ces travaux sont comme un pont jeté entre les deux rives de la Méditerranée, liant indissolublement les luttes émancipatrices en France et en Algérie. Einaudi donne ainsi vie aux causes communes partagées par des hommes et des femmes pour qui l’égalité n’était pas un mot abstrait mais une histoire vécue.
Son œuvre rend hommage à la part de lumière du communisme dans sa version internationaliste, de fraternisation des peuples sans hiérarchie d’origine, de culture ou de condition. Commencée en 1986 avec Fernand Iveton, martyr du Parti communiste algérien, guillotiné sous un gouvernement socialiste dont François Mitterrand était ministre de la justice, elle se poursuivit en 1991 par une enquête sur un centre de torture, à Constantine, la ferme Améziane, dont les responsables n’ont jamais été inquiétés : deux livres publiés chez L’Harmattan. Puis vint l’événement de La bataille de Paris, complété en 2009 par Scènes de la guerre d’Algérie en France, au Cherche Midi, et suivi d’autres enquêtes, non seulement sur la guerre d’Algérie avec Le dossier Younsi, aux Éditions Tirésias, dévoilement du procès secret et des aveux d’un chef du FLN en France – son dernier livre, paru en 2013 –, mais aussi sur cette jeunesse reléguée qu’il avait choisi d’accompagner professionnellement – Les mineurs délinquants, chez Fayard en 1995, et Traces, en 2006, aux Éditions du Sextant, plongée dans les registres d’écrou d’une maison de redressement sous l’Occupation.
Mais, de tous les livres d’Einaudi, ceux qui m’émeuvent plus particulièrement sont ses biographies des héros ordinaires de cette résistance farouche à l’injustice. Certes des hommes, tels Maurice Laban, Algérien communiste, internationaliste et, donc, indépendantiste (Le Cherche Midi, 1999) ; Georges Mattéi, franc-tireur, passeur de frontières et fabricant de faux papiers (Éditions du Sextant, 2004) ; ou Georges Arnold, ce prêtre du Prado dont la foi chrétienne fut d’entière révolte (Desclée de Brouwer, 2007). Mais aussi, et surtout, deux femmes dont les destins ont croisé la quête de Jean-Luc Einaudi. Et, sans doute, l’ont inspiré.
Un rêve algérien (PUF, 2001), sous-titré Histoire de Lisette Vincent, un femme d’Algérie, et Baya, d’Alger à Marseille (Non Lieu, 2011), biographie de la compagne de son camarade Jaques Jurquet qui fut une pionnière du féminisme en Algérie sous la bannière du Parti communiste algérien, sont des récits jumeaux. Deux femmes engagées contre toutes les dominations, de classe ou de sexe, d’origine, de genre ou de race, sans en excepter aucune, sans hiérarchiser, trier ou relativiser. Deux hautes figures qui, au-delà de leurs proches, seraient plongées dans l’oubli sans ces portraits sensibles et généreux d’Einaudi. Deux belles personnes qui, grâce aux recherches de l’éducateur historien, se sont enfin retrouvées à la fin de leurs vies après avoir été camarades durant leur militantisme algérien.
Au-delà du 17 octobre 1961, le récit de Fabrice Riceputi donne à voir cet humanisme concret, tout en actes et tissé de précautions, dont sont empreints les travaux de Jean-Luc Einaudi. À l’image de sa vie même, celle d’un homme de conviction qui ne faisait pas carrière, habité par le salut des autres plutôt que par le souci de soi. S’il réussit si bien à nous le communiquer, c’est sans doute parce que Riceputi, qui fut aussi militant dans sa jeunesse, est de la même trempe. Professeur d’histoire en collège, il est ainsi l’artisan d’un exceptionnel tombeau numérique qui offre une sépulture virtuelle aux milliers de disparu·e·s de la guerre d’Algérie. Le site 1000autres.org recueille, rassemble et recoupe récits, témoignages, documents sur celles et ceux qui furent « enlevés, détenus clandestinement, torturés et parfois assassinés par l’armée française ».
Pour l’heure, un seul lieu de mémoire porte officiellement témoignage dans notre Hexagone des crimes commis par la France pendant la guerre d’Algérie : c’est le cénotaphe de Maurice Audin, tombe sans corps au cimetière parisien du Père-Lachaise du jeune mathématicien communiste algérois mort sous la torture en 1957. Aussi bienvenue soit-elle, la reconnaissance tardive de son assassinat par l’armée française, à mots encore retenus par François Hollande en 2014, plus explicites sous Emmanuel Macron en 2018, ne suffit pas à rendre justice à la longue cohorte des supplicié·e·s. Il manque toujours, à l’instar du discours prononcé en 1995 par Jacques Chirac à Paris sur l’emplacement du Vél d’Hiv pour reconnaître la participation de l’État français de Vichy à la destruction des Juifs d’Europe, une parole officielle ayant le courage, au nom de la République française, de proclamer l’injustice foncière du colonialisme et de présenter à la face du monde les excuses de l’État français pour les crimes commis contre d’autres peuples.
Jean-Luc Einaudi a dévoué sa vie à l’exigence de cette parole salvatrice qui, loin de diviser et fracturer, nous apaiserait et nous libérerait, à la fois consolatrice et réconciliatrice. Tant que le placard à mémoires blessées et meurtries restera verrouillé, tant qu’un passé non révolu continuera de nécroser le présent, bref tant que la question coloniale ne sera pas soldée, la diversité de notre peuple léguée par sa longue histoire coloniale continuera d’être humiliée et bafouée tandis que ses causes communes démocratiques et sociales se heurteront à un mur de diabolisation et de stigmatisation. Car colonialisme et racisme ont indéfectiblement partie liée : nul combat abouti contre le second, ses discriminations ordinaires et son idéologie meurtrière, si le premier est encore louangé ou honoré. […]
Antifascisme, antiracisme et anticolonialisme marchent de concert. Qu’ils divergent, qu’ils soient dissociés ou opposés, et la brèche par laquelle s’engouffreront les idéologies inégalitaires ne cessera de s’agrandir. Tel est le message que nous ont légué celles et ceux qui ont soutenu le droit du peuple algérien à être libre de sa destinée, à ne plus être infériorisé et discriminé, à revendiquer cette égalité en dignité et en droit que proclament des principes universels et qu’ont nié les dominations coloniales. Ce fut le sens de la vie et de l’œuvre de Jean-Luc Einaudi, toute de passion décoloniale dressée face à la citadelle certes branlante mais toujours debout des préjugés et des privilèges où se complaisent tenants des civilisations, nations, cultures, origines, naissances, etc., supérieures à d’autres.
À rebours des inutiles guerres des mémoires et des fratricides concurrences des victimes, l’énoncé de la vérité sur le passé permet de se reconnaître dans le présent et de se découvrir pour le futur. C’est cet usage collectif du passé qu’avaient su inventer, avec Nelson Mandela et Desmond Tutu, les militants du combat contre l’apartheid en Afrique du Sud, au lendemain de la chute du régime raciste. L’épilogue de la Constitution provisoire de l’Afrique du Sud de 1993 utilise un mot des langues bantoues, ubuntu, qui désigne « la qualité inhérente au fait d’être une personne avec d’autres personnes ».
C’est, en d’autres termes, un appel à la relation, par-dessus les drames et les blessures, que ce premier texte constitutionnel traduisait ainsi : « L’adoption de cette Constitution pose la fondation solide sur laquelle le peuple d’Afrique du Sud transcendera les divisions et les luttes du passé qui ont engendré de graves violations des droits de l’homme, la transgression des principes d’humanité au cours de conflits violents, et un héritage de haine, de peur, de culpabilité et de vengeance. Nous pouvons maintenant y faire face, sur la base d’un besoin de compréhension et non de vengeance, d’un besoin de réparation et non de représailles, d’un besoin d’ubuntu et non de victimisation. »
L’histoire algérienne de la France, qui touche directement des millions de Français, leurs proches et leurs descendances – parce qu’ils en viennent, parce qu’ils en sont issus, parce qu’ils y ont participé, parce qu’ils en ont été témoins ou acteurs, etc. –, attend encore son ubuntu. Mais ce geste à venir concerne aussi, plus largement, notre rapport collectif au long passé d’empire colonial de la France, dont 1962 marque la fin bien que nos outre-mers d’aujourd’hui, des Antilles à la Nouvelle-Calédonie, en soulignent encore la persistance. Il nous revient de réinventer cette relation d’humanité mutuelle où se refonde durablement la politique des peuples, en lieu et place des intérêts à courte vue des gouvernants.
« Il n’est pas interdit, écrivait en 2004 l’historien Maurice Olender en introduction à un numéro de sa revue Le genre humain autour de la commission Vérité et Réconciliation sud-africaine, de s’inspirer de cette forme d’humanité mutuelle qui fait que ce qui blesse l’un atteint l’autre, que ce qui panse l’un guérit l’autre, que ce qui autorise la mémoire et l’oubli des uns et des autres ouvre l’avenir à des projets politiques communs. » Tel serait le sens de cette nouvelle fraternité franco-algérienne à laquelle Jean-Luc Einaudi a dévoué sa vie, dans l’idée d’une pratique sensible de la politique, d’intuition de la relation et d’écoute de l’autre.
Faisant l’histoire de l’occultation du 17 octobre 1961, Gilles Manceron, préfacier de la première édition de ce livre, raconte qu’au soir du 8 février 1962, à la prison de la Santé, un Français emprisonné pour son soutien au FLN, entendit soudain un silence de plomb, alors que circulait la nouvelle des morts de Charonne. Puis, poursuit ce témoin, « d’un seul coup, on a entendu, avec l’accent algérien, monter la Marseillaise, le “Allons enfants de la patrie”. Je vous assure qu’on était tous là à se tenir la main, et là une émotion... qui rejaillit encore aujourd’hui. C’était leur hommage aux morts de Charonne, qui étaient contre la guerre d’Algérie... et qui étaient aussi leurs morts ».
Comme ceux de Charonne le sont pour les Algériens, les morts du 17 octobre 1961 sont, eux aussi, les nôtres. Pourtant, rappelait Anne Tristan, en clôture de son Silence du fleuve, le souvenir de Charonne servit longtemps à les occulter : « Les funérailles fleuves de février glissent dans les rues de Paris, effaçant des esprits les méandres glauques de la Seine. Les victimes du 17 se noient cette fois dans la mémoire des Français. Depuis, ce silence qui sépare l’humanité n’a pas été comblé. »
Car il n’est d’autre séparatisme que l’oubli des autres, et plus particulièrement des opprimés, exploités et dominés. D’autre séparatisme que l’indifférence à leur sort, le refus de l’entraide, la haine de la fraternité. Contre ce déni d’humanité où se ruine notre propre condition d’être humain, l’anticolonialisme dresse un humanisme radical, sans frontières d’origine ni privilèges de naissance ni préjugés d’apparence. Et c’est bien pourquoi sa force subversive est intacte, au point de susciter une grande peur des bien-pensants acharnés à la discréditer et à la calomnier.
Soldat de la France Libre qui, par le détour la cause algérienne, devint le chantre des Damnés de la terre, le Martiniquais Frantz Fanon leur avait répondu par anticipation, dès 1952, avec cette injonction qu’aurait pu énoncer Jean-Luc Einaudi tant toute sa vie, il y fut fidèle : « Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme où qu’il se trouve. »
Oui, où qu’il se trouve. D’où qu’il vienne. Quel qu’il soit. […]
Edwy Plenel
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