ENTRETIEN. La réalisatrice du documentaire « Leur Algérie » questionne le silence intime et la séparation de ses grands-parents, immigrés de la première génération.
Pour Lina Soualem, 29 ans, il y avait urgence à filmer « Mémé » et « Pépé ». Après 62 ans de mariage et une longue vie d’exil à Thiers, ville industrielle située dans le centre de la France, la grand-mère Aïcha et le grand-père Mabrouk, ancien ouvrier-polisseur de la coutellerie, ont décidé de se séparer. C’est l’étonnement pour la petite fille d’alors, mais surtout beaucoup d’interrogations. Pour mieux comprendre leur trajectoire de vie et leur histoire, la réalisatrice pose un regard tendre sur ses grands-parents, en rythmant son film d’images d’archives familiales tournées par Zinedine Soualem, son père, mais aussi des images historiques. En partant de la petite histoire, elle brosse le portrait de toute une génération de sacrifiés. Entretien.
Lina Soualem : Dans le cadre de ma licence d’histoire, je me suis spécialisée dans l’histoire des sociétés arabes et contemporaines et j’ai eu la chance d’effectuer un voyage en Algérie en 2011, à 21 ans. J’ai découvert le pays de mes grands-parents, dont je ne connaissais rien. En découvrant Alger, Sétif, Constantine, ou encore Oran, j’ai commencé à me sentir en décalage par rapport à ce que je voyais du pays et ce que ma famille m’avait raconté, à savoir pas grand-chose. Je pouvais à peine mentionner le nom du village, Laouamer, d’où étaient originaires mes grands-parents, ce qu’ils faisaient là-bas, quelle était leur classe sociale. Plus j’avançais dans mes études d’Histoire, moins je connaissais leur histoire à eux. Ces questionnements sont restés dans un coin de ma tête. Quand mon père m’a appelée pour m’apprendre la séparation de mes grands-parents, ces questions ont ressurgi, notamment celle du poids du silence qui m’est devenu insupportable.
Qu’aviez-vous besoin d’apprendre et de comprendre de leur histoire et de la vôtre en faisant le film ?
J’avais envie de comprendre comment mes grands-parents avaient été affectés par la colonisation, par le massacre de Sétif en 1945, par la guerre. Je voulais des réponses très concrètes. Je voulais qu’ils me racontent comment ils s’étaient rencontrés. Mais surtout, je voulais savoir pourquoi ils n’avaient jamais parlé de tout ça. J’ai fini par comprendre que je ne pouvais pas avoir toutes mes réponses, car ce silence raconte aussi quelque chose. Il traduit la douleur du déracinement et de l’exil. Cette douleur est indicible et donc très difficile à raconter. Tout se passe dans l’émotion, les gestes et le peu de paroles que mes grands-parents livrent. J’ai aussi changé mon processus en arrêtant de leur poser des questions directes. Je les ai emmenés dans des lieux, leur ai montré des photos pour réactiver leur mémoire. Ce dont j’étais convaincue depuis le départ, c’est que je savais que l’intime et le politique étaient imbriqués.
Un couple d’immigrés algériens de la première génération qui se sépare, c’est rare. Qu’est-ce que cela traduit selon vous ?
La séparation de mes grands-parents ne relève pas que de l’intime. Elle est la conséquence d’une suite de séparations qu’ils ont vécues. La première étant la séparation avec la terre natale, avec les parents… Ces déchirements n’ont fait que se répéter tout au long de leur vie.
Tout ce qu’a connu mon grand-père dans sa vie a fini par disparaître. Ces vieux travailleurs algériens de Thiers qui l’ont entouré sont soit décédés, soit repartis au pays. Toutes les usines dans lesquelles il a travaillé sont abandonnées et n’existent plus. Ce que j’ai trouvé très violent, c’est l’absence de mémoire dans les lieux de mémoire de Thiers. Raison pour laquelle j’ai amené mon grand-père à la coutellerie. Le seul lieu où il y aurait pu avoir une trace de sa vie en tant qu’ouvrier ne fait pas mention des travailleurs algériens. En l’absence d’images et d’histoire, mon grand-père est comme dépossédé de son existence. On sait que ces travailleurs ont eu des problèmes de santé, des cancers des poumons, ou sont devenus sourds à cause du bruit dans ces usines. Cela m’a désolée de ne pas pouvoir connecter mon grand-père à cette histoire. À travers le film, j’ai essayé de faire ce travail de réparation pour lui et pour tous les travailleurs de cette industrie.
Votre père, qui n’a jamais mis les pieds en Algérie, dit avoir grandi dans le mythe du retour et se sentir foncièrement algérien. Votre grand-mère raconte se sentir algérienne pendant la colonie française. Qu’est-ce que cela dit de la complexité identitaire ?
Que la complexité pour définir ces populations, souvent stigmatisées, manque justement. On parle d’exilés, d’immigrés, de réfugiés, de musulmans de France, toujours d’un groupe de personnes homogènes à histoire unique dépourvues de sensibilité, de complexité et même de contradictions. Le parcours des Algériens est contradictoire en soi. Au moment de la colonisation française, ils sont venus travailler en France, dans le pays qui les a colonisés. Et beaucoup d’entre eux, au moment de l’indépendance, ne sont pas rentrés. Ils sont restés dans le pays contre lequel ils s’étaient battus. Il y a donc quelque chose de paradoxal dans ce parcours qui peut sans doute expliquer la difficulté à transmettre cette histoire.
Mon père ne m’avait jamais dit qu’il avait grandi dans le mythe du retour avant le film ni qu’il avait obtenu la nationalité française à l’âge de 28 ans seulement. Pour moi, il était français depuis la naissance, comme moi. Idem pour mes grands-parents. Je pensais qu’ils avaient le passeport français et non qu’ils avaient une carte de séjour après 60 ans de vie en France. C’est assez fou de réaliser tout cela. Il a d’ailleurs été longtemps interdit aux Algériens de vivre leur identité algérienne. À l’époque coloniale, on parlait d’eux comme des indigènes ou des Français musulmans. Ils étaient sujets de la France. Lorsque l’on m’entend poser des questions à ma grand-mère, on comprend qu’elle a été dépossédée de son histoire. C’est une conséquence de la colonisation. Malgré tout, elle se sent algérienne. En faisant le film, j’ai accepté la complexité de notre identité et j’ai voulu la valoriser.
La génération que vous dépeignez tend à disparaître. Ce film est-il aussi un devoir de mémoire en son honneur ?
Pendant toute la réalisation du film, la crainte de la disparition de mes grands-parents m’a envahie. S’ils avaient disparu sans transmettre leur mémoire, je l’aurais très mal vécu. J’ai ressenti cette urgence à capturer leur mémoire parce que ces mémoires-là ne sont pas écrites et sont transmises dans l’oralité. Mais même cette transmission-là se perd. Mon grand-père nous a quittés à la fin du tournage. Ce film, c’était maintenant ou jamais.
Lors d’une projection, ma grand-mère m’a confié que, grâce au film, elle serait toujours vivante ainsi que sa mémoire pour les générations à venir. Cette histoire va au-delà de la mémoire d’une grand-mère. Il est question de la mémoire de toute une génération de femmes algériennes qui sont arrivées dans les années 1950-1960 en France, qui n’ont rien choisi et qui n’ont pas pu s’exprimer. Ces hommes et ces femmes-là nous ont élevés et nous ont permis de devenir cette troisième génération. C’est tellement précieux.
* « Leur Algérie », de Lina Soualem, en salle le 13 octobre en France. Et prochainement en Tunisie.
Publié le
Propos recueillis par Eva Sauphie
https://www.lepoint.fr/afrique/lina-soualem-leur-algerie-traduit-la-douleur-du-deracinement-25-09-2021-2444710_3826.php
.
Les commentaires récents