Des manifestants algériens appréhendés à Puteaux, à l’ouest de Paris, pendant la guerre d’Algérie, lors de la manifestation pacifique organisée à Paris le 17 octobre 1961 par la Fédération de France du FLN pour protester contre le couvre-feu imposé aux Français musulmans d’Algérie par le préfet de police Maurice Papon (AFP)
Dans son dernier ouvrage, l’historien Fabrice Riceputi revient sur la répression féroce à Paris d’une manifestation d’Algériens.
Il aura fallu toute la force de conviction d’un homme, Jean-Luc Einaudi, alors éducateur frotté à l’extrême gauche, pour que la lumière soit faite sur cette part volontairement enténébrée de l’histoire française. L’histoire d’une manifestation de ceux qu’on appelait alors les Français musulmans d’Algérie (FMA), lesquels par milliers vinrent protester pacifiquement contre le couvre-feu qui leur était imposé depuis le 5 octobre 1961.
La police, alors sous les ordres de Maurice Papon, se livra à une répression sauvage, dans un Paris indifférent. Des « noyés par balle » furent repêchés dans une Seine rougie, des corps désarticulés témoignant d’une violence officielle.
Le mensonge qui suivit fut tout autant officiel, le bilan s’établissant à « deux morts ». En réalité, celui-ci est bien supérieur et s’il reste indéterminé, il se situerait plutôt entre 150 et 200 décès.
Les historiens britanniques Jim House et Neil McMaster estiment que le 17 octobre n’est qu’un pic de mortalité dans une terreur d’État en métropole qui démarre en août et court jusqu’en novembre. Le chiffre de 300 morts, avancé à l’époque notamment par le Front de libération nationale (FLN), correspond au nombre de victimes de toute cette période et pas seulement à la date du 17 octobre.
L’effacement de cette histoire aurait pu être total sans la ténacité d’Einaudi. C’est cette bataille mémorielle que raconte Fabrice Riceputi dans son nouveau livre paru ce 2 septembre, Ici on noya les Algériens : la bataille de Jean-Luc Einaudi pour faire reconnaître le massacre policier et raciste du 17 octobre 1961.
Middle East Eye : Vous montrez que le 17 octobre 61 a été soit occulté des mémoires, soit rangé derrière « l’autre » manifestation réprimée au métro Charonne, le 8 février 1962. Neuf personnes furent tuées par les force de l’ordre lors de cette manifestation interdite contre l’Organisation de l’armée secrète (OAS) hostile à l’indépendance et contre la guerre d’Algérie. Pourquoi ?
Fabrice Riceputi : Cela tient essentiellement au rapport qu’entretenait une certaine gauche française, celle qu’on a pu qualifier de « gauche respectueuse », avec le FLN. La SFIO [Section française de l’Internationale ouvrière] d’abord, compromise jusqu’au cou dans la répression coloniale sous la direction [du président du Conseil de 56 à 57] Guy Mollet.
Le Parti communiste français (PCF), quant à lui, avait en 61 des rapports très tendus avec la Fédération de France du FLN. Le PCF s’est converti très tard à l’indépendance algérienne, ne réclamant longtemps que la « paix en Algérie ».
Les Algériens ont donc manifesté contre le couvre-feu sans l’appui de cette gauche française dont ils se méfiaient. Seuls le PSU [Parti socialiste unifié] et l’extrême gauche, ultra-minoritaires, manifestèrent ensuite pour protester contre ce massacre.
C’est dans la répression meurtrière de la manifestation anti-OAS de Charonne que la gauche anti-guerre d’Algérie reconnut ses martyrs. Les obsèques des neuf morts de Charonne, tous français, furent l’une des manifestations les plus massives de l’histoire.
Une seule allusion aux morts algériens du 17 octobre fut faite ce jour-là à la tribune, par un syndicaliste de la CFTC [Confédération française des travailleurs chrétiens]. Nous étions pourtant quatre mois après. Il n’y eut pas d’acte commémoratif fondateur qui aurait pu inscrire le pogrom anti-algérien du 17 octobre dans la mémoire collective.
Puis pendant longtemps, parmi des dirigeants politiques tous liés à cette affaire, il y eut un consensus tacite pour ne pas en parler.
MEE : Et pour la droite ? Vous expliquez que la gestion sécuritaire de ce qu’on appelait les Français musulmans d’Algérie a été l’occasion pour Michel Debré, alors Premier ministre de Charles de Gaulle, de manifester son opposition à l’indépendance algérienne, voire de saboter les efforts dans ce but...
FR : L’historien Pierre Vidal-Naquet a dit que la répression du 17 octobre restait pour lui une énigme politique. Ce massacre intervient au moment où l’indépendance algérienne [qui a lieu le 5 juillet 1962] n’est plus qu’une question de date et de modalités. Mais le pouvoir gaulliste est divisé.
De Gaulle aurait qualifié cette répression d’« inadmissible mais secondaire ». Au-delà du cynisme de cette phrase, le 17 octobre n’est effectivement pas un tournant dans l’histoire de la guerre d’Algérie. Il est en revanche un événement majeur dans celle de l’immigration, de ses propres luttes contre le racisme et les violences policières
De Gaulle, après avoir mené les quatre pires années de répression contre l’indépendance algérienne, s’est résolu à négocier avec le FLN. Mais le Premier ministre Debré est l’homme des ultras de l’Algérie française, opposé à l’indépendance. La répression féroce du 17 octobre s’inscrit probablement dans une volonté de perturber le processus en cours, alors que les négociations avec le FLN sont suspendues. Papon était en lien direct avec Matignon et non l’Élysée.
De Gaulle aurait qualifié cette répression d’« inadmissible mais secondaire ». Au-delà du cynisme de cette phrase, le 17 octobre n’est effectivement pas un tournant dans l’histoire de la guerre d’Algérie. Il est en revanche un événement majeur dans celle de l’immigration, de ses propres luttes contre le racisme et les violences policières.
MEE : Mais cela s’est passé en plein Paris...
FR : Oui, cela s’est produit à l’heure où les restaurant se remplissent et où les gens vont au cinéma. Devant des milliers de témoins potentiels, dans une indifférence quasi générale. La société française est alors profondément travaillée par le racisme colonial, les Algériens y sont des gibiers de police et la vie de ces indigènes immigrés ne compte guère.
Dès avant la guerre d’indépendance algérienne [1954-1962], la police tue des manifestants algériens et l’impunité lui est garantie, tant par sa hiérarchie que par la justice et aussi par la presse, qui diffuse une version officielle mensongère.
Pourtant, dans les premiers jours qui suivent les événements d’octobre 61, il y a des réactions, surtout à la gauche de la gauche. La revue de Jean-Paul Sartre, Les Temps modernes, publie une protestation d’intellectuels. La presse à grand tirage reprend la version officielle – seulement deux morts algériens dans une manifestation « violente ».
Mais très vite sont posées des questions gênantes, mettant en doute cette version, même dans Le Figaro. Cela durera quelques semaines, mais le gouvernement fait saisir certaines publications et empêche l’ouverture d’une commission parlementaire d’enquête en ouvrant une instruction judiciaire. La justice est saisie de certaines morts suspectes, mais ne fait rien, jusqu’à l’amnistie de mars 1962 qui stoppe toute instruction judiciaire contre les militaires et fonctionnaires français ayant pris part à la répression de l’indépendance algérienne.
De plus, si nul n’a cru à la version officielle, le bilan humain véritable restera incertain car comme dans toute répression de type colonial, les corps ne sont jamais vraiment dénombrables et restent souvent anonymes, les familles, souvent restées en Algérie, n’ayant pas accès à la presse. Certains ont été jetés à la Seine et dans les canaux, d’autres enterrés à la sauvette, d’autres encore « renvoyés dans leur douar d’origine », c’est-à-dire dans des camps où ils ont pu parfois disparaître.
MEE : Et côté algérien ? Comment le 17 octobre 61 a-t-il été considéré ?
FR : Cet événement n’a été intégré que très tardivement à l’histoire officielle de la lutte pour l’indépendance. La raison tient au fait qu’à l’indépendance, la Fédération de France du FLN a été marginalisée, ses membres étant devenus des opposants au pouvoir algérien. Au sein des familles concernées, les pères ont rarement raconté la façon dont ils avaient été traités par le pays où leurs enfants allaient vivre.
MEE : Maurice Papon est alors préfet de police de Paris... le même Papon qui avait collaboré avec l’Allemagne nazie sous le régime de Vichy.
FR : Aussitôt après avoir réussi à faire oublier son passé vichyste, Papon est devenu un « pacificateur » colonial de premier plan. Avant d’être nommé préfet de police de Paris, il avait fait ses armes d’abord au Maroc, puis en Algérie, à Constantine, de 1949 à 1958.
Il estime dans ses Mémoires qu’il a fait à Paris en octobre 1961 ce que [le général] Massu avait fait à Alger durant la prétendue « Bataille d’Alger » [il avait reçu les pleins pouvoirs pour mettre fin à l’insurrection indépendantiste], assumant parfaitement une militarisation du maintien de l’ordre dans une manifestation qu’on sait absolument pacifique mais qui est présentée par lui comme menaçant la sûreté de l’État, du simple fait du « fanatisme » caractérisant les Algériens.
Rassemblement en souvenir des Algériens tués par la police le 17 octobre 1961, à Paris (AFP)
Et il y a une continuité des méthodes policières avec l’époque de l’occupation. Par exemple, il fait rafler des centaines d’Algériens en août 1958 – le mot « rafle » est alors d’usage courant dans la police – et les fait enfermer au Vel d’Hiv [utilisé en juillet 1942 par les autorités françaises pour enfermer plus de 13 000 juifs], sans que cela ne provoque beaucoup de remous. Le 17 octobre 1961, ce sont près de 12000 manifestants (sur 20 000 ou 30 000 selon la police) qu’il fait cueillir dans Paris et enfermer à Vincennes ou au Palais des Sports de la porte de Versailles, le Vel D’Hiv n’existant plus.
MEE : Au cœur de votre livre, Jean-Luc Einaudi, celui qui documentera ce massacre. Sa personnalité s’oppose à la figure toute puissante du fonctionnaire Papon. Qui était-il ?
FR : L’historien algérien Mohammed Harbi l’a qualifié de « héros moral ». Cet homme, alors éducateur, a fait un travail colossal et pas seulement sur le 17 octobre 61.
Éducateur à la PJJ [Protection judiciaire de la jeunesse], il le fait à ses propres frais, sur son temps libre. Il n’est pas historien de formation. Or il a été un véritable pionnier dans l’historiographie de la guerre d’Algérie, notamment par son travail de collecte de témoignages.
L’historien et écrivain Jean-Luc Einaudi à Paris, le 6 février 2005 (AFP)
Son parcours intellectuel illustre l’idée que le retour du 17 octobre dans la mémoire collective est un effet indirect de Mai 1968. Enfant durant la guerre d’Algérie, il devient militant dans un parti marxiste-léniniste, qu’il quitte en 1982.
Les prolongements de son engagement sont, d’une part, de devenir éducateur auprès des jeunes des quartiers populaires et, d’autre part, de s’attaquer aux tabous de cette époque, notamment avec l’affaire Fernand Iveton, dont il est à ce jour le seul historien, la torture en Algérie avec la ferme Ameziane et enfin le 17 octobre.
MEE : Vous montrez qu’on lui refusera constamment l’accès aux archives officielles mais que deux archivistes réfractaires l’aideront malgré tout. Pourquoi ces refus officiels ?
FR : Pour accéder aux archives dont le délai de non-communicabilité n’était pas encore expiré, il fallait demander des dérogations. Or celles-ci n’étaient accordées qu’aux historiens reconnus comme tels et qui en outre avaient montré « patte blanche » dans leurs travaux. S’agissant de faire l’histoire de crimes dissimulés par l’État, le recours aux témoins s’imposait aussi comme une nécessité pour approcher de la vérité.
Deux archivistes, Brigitte Lainé et Philippe Grand, aideront effectivement Einaudi.
J’ai pu les interviewer longuement. Pour avoir dit en 1999 devant la justice, face à Papon, que les archives judiciaires dont l’accès était refusé à Einaudi prouvaient l’existence d’un massacre le 17 octobre 1961, ils ont vécu six années d’une véritable persécution professionnelle aux archives de Paris. L’institution des Archives de France n’a jamais exprimé de regrets sur le traitement infligé à ses deux fonctionnaires.
MEE : L’accès aux archives n’est-il pas facilité désormais ?
FR : Au contraire. Le ministère des Armées vient d’obtenir que les services de renseignement puissent, à leur guise, interdire l’accès à certaines archives publiques, même si elles ont plus de 50 ans.
La recherche sur des pans entiers de l’histoire contemporaine se trouve gravement empêchée par cette décision. Elle a provoqué un tollé chez les historiens et archivistes, qui soulignent à raison qu’elle intervient sous une présidence qui ne cesse de prôner « la transparence ».
Le combat mené actuellement par l’Association des archivistes français en faveur de la liberté d’accès aux archives publiques, remise en cause par le gouvernement Macron, montre toutefois que les archivistes ne se considèrent plus comme les gardiens de la raison d’État.
MEE : Vous écrivez que « l’aphasie a succédé à l’amnésie ». Cette aphasie peut-elle cesser et la parole peut-elle se faire sur d’autres massacres ?
FR : Le massacre du 17 octobre est colonial mais il se produit en métropole. Paradoxalement, il est plus facile à la République française de reconnaître les massacres qui se sont passés dans les colonies, même de bien plus grande ampleur que celui d’octobre 61, car précisément ce dernier s’est passé en métropole, en plein Paris, sous de Gaulle, et a été perpétré par une police supposément républicaine, à l’encontre de manifestants entièrement pacifiques. C’est ce qui rend cet événement indicible, inavouable par le sommet de la République.
Soixante ans plus tard, cette histoire est un gros clou rouillé dans la voûte plantaire de la République française. Dans le rapport commandé par le président français Emmanuel Macron à Benjamin Stora [sur la colonisation et la guerre d’Algérie], toute la bataille autour de la redécouverte de cet événement, dans laquelle Stora a pourtant joué un rôle important en tant qu’historien, n’est pas rappelée. Mettant en cause la République et sa police, elle sent sans doute encore le souffre.
Le rapport préconise néanmoins un geste symbolique du chef de l’État sur le 17 octobre. Nous verrons bien, mais je doute fort qu’il y ait, le 17 octobre 2021, une reconnaissance pleine et entière de cet événement, car je vois mal Emmanuel Macron en campagne électorale indisposer les syndicats de policiers et autres prétendus défenseurs de l’« honneur » de la police, qui s’indignent depuis les années 1990 que l’on puisse songer à une telle reconnaissance. Sans parler du fait qu’il risquerait ainsi d’alimenter ceux qu’il stigmatise depuis quelques temps comme « séparatistes » ou « islamogauchistes ».
MEE : Comment jugez-vous justement les positions d’Emmanuel Macron par rapport à tous ces enjeux mémoriels, notamment algériens ?
FR : Emmanuel Macron a fait campagne en 2017 sur l’idée qu’il serait le premier président quasiment décolonial de France. Il a déclaré à Alger que la colonisation avait été un « crime contre l’humanité ». Quatre ans après, il s’inscrit dans une gestion clientéliste, cédant par exemple au lobby sécuritaire sur la question des archives. On peut aussi noter que le rapport Stora est rendu au moment où son gouvernement conspue les études « décoloniales » universitaires.
Emmanuel Macron a fait campagne en 2017 sur l’idée qu’il serait le premier président quasiment décolonial de France. […] Quatre ans après, il s’inscrit dans une gestion clientéliste, cédant par exemple au lobby sécuritaire.
Mais je pense que la société française est très en avance sur ces questions par rapport à ses « élites » politiques et médiatiques. Le véritable printemps décolonial de 2020, avec la « génération Adama » et le mouvement des « déboulonneurs de statues » visant à décolonialiser l’espace public, l’a montré. C’est là une vague mondiale comparable au mouvement féministe Me Too.
MEE : Pour conclure, vous rappelez que Pierre Vidal-Naquet avait qualifié le 17 octobre 1961 d’événement matrice. En quoi et de quoi est-il la matrice ?
FR : Plus précisément, lorsqu’on lui demanda ce qu’il restait du 17 octobre, l’historien déclara que de cet événement matrice allait rester le mot « ratonnade ». Dans cette matrice, on peut voir l’origine d’un véritable système français d’impunité des crimes racistes d’État.
Ce système s’est perpétué. Après la guerre d’Algérie, les années 70 et 80 furent des années de crimes racistes impunis en France. C’est contre ce système d’impunité que s’éleva la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983.
Bien sûr, l’intensité meurtrière n’a plus rien à voir avec celle de l’ère coloniale. Et ce système d’impunité est entré en crise, avec le « copwatching » qui rend publiques les violences policières racistes et que certains voudraient interdire. Mais c’est bien toujours contre lui que s’est élevée à nouveau en 2020 encore la « génération Adama ».
SOURCE : https://www.middleeasteye.net/fr/entretiens/france-algerie-massacre-manifestants-paris-17-octobre-61-histoire-guerre-independance-riceputi
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