À travers les aventures de ce personnage exceptionnel, le photographe et journaliste plonge dans trois décennies de l’histoire française et maghrébine. Il explique.
David Hur
« La France de manière générale a les plus grandes difficultés pour regarder son histoire en face. » Plus qu’un constat partagé par les créatifs et les historiens, cette embûche structurelle du récit national non officiel français est un des nombreux barrages que se sent le droit de déborder tout auteur ou artiste travaillant sur l’histoire récente de France. C’est l’un des défis du premier roman de David Hury, également journaliste et photographe, qui livre dans Mustapha s’en va-t-en guerre (à paraître le 16 septembre chez Riveneuve) un récit haletant, un thriller rythmé, qui épouse l’histoire politique de la France et de ses ex-colonies du Maghreb sur trois décennies.
On sent chez David Hury, ancien correspondant de presse à Beyrouth, où il a vécu pendant 18 ans, photographe, conseiller éditorial et auteur, son aisance pour se balader d’époque en époque, d'un pays à un autre, des oasis du sud du Maroc à Londres, puis en Normandie ou à Paris.
Mais cette apparente aisance n’a été possible, notamment, que grâce à deux ans de travail sur les archives de la police, de l’armée ; deux ans à chercher les derniers témoins de l’époque pour les interviewer et recréer le parcours peu commun de Mustapha, alias Gustave, alias Mimoun…
Car, oui, effectivement, la vie de Mustapha, ce Marocain qui commence une vie paisible dans son oasis de Figuig, est un véritable roman. L’enfant découvre assez tôt les tensions que crée la présence française au royaume du sultan du Maroc et sent le paradoxe entre dépossession et discours paternaliste des « lumières » de la France… Une France qu’il découvrira ensuite, déroutée et vaincue, en 1939 et pour laquelle il s’engage à Londres auprès de De Gaulle afin d'affronter l’Occupation, les collabos, le sadisme des policiers sous les ordres de la Gestapo… On suivra ensuite Mustapha-Gustave-Mimoun dans d’autres combats, lorsque la police de Papon va traquer impitoyablement les réseaux FLN : Quelque chose d’immonde survit aux soubresauts de l’Histoire de France, cette vassalité du répressif aux forces du Mal. On ne peut en dire plus pour ne pas dévoiler la mécanique du suspense qui tend le roman comme une corde d’arc pour projeter avec une telle force dans nos imaginaires l’histoire incroyable de Mustapha. Entretien.
Le Point Afrique : Le personnage principal de votre roman, Mustapha, Marocain engagé dans la Résistance puis dans l’appui aux nationalistes algériens, serait donc un personnage réel : comment l’avez-vous connu ou découvert ?
David Hury : Mustapha a bel et bien existé, oui. Je l’ai connu pendant mon enfance, c’était un personnage dans ma famille éloignée que tout le monde appelait Gustave. Je n’ai découvert sa véritable identité qu’en 2015. Quand je me suis réinstallé en France après 18 ans passés à Beyrouth, j’ai mis le nez dans les archives familiales en Normandie, dans le village où habitait ma famille côté paternel. Parmi tous les personnages sortis d’une autre époque, il y avait ce mystérieux Gustave, dont certains des enfants habitent encore le village voisin. J’ai gratté un peu, creusé beaucoup, et l’évidence s’est imposée à moi : Mustapha – alias Gustave – avait tout d’un personnage de roman. Une destinée hors du commun, avec ses multiples zones obscures. J’ai posé beaucoup de questions autour de moi, on m’a raconté son arrivée en Normandie en 1941, parachuté par les services de renseignements de la France libre, puis les caches d’armes des militants FLN dans son hôtel de la rue Mouffetard à Paris… L’enquête a commencé comme ça, j’ai voulu faire le lien entre les deux facettes.
Vous avez effectué deux ans de recherches dans les archives de la police et de l’armée, interviewé des témoins de l’époque : qu’avez-vous découvert de plus sur ce personnage ? Aviez-vous accès à toutes les archives sans encombre ?
Pour l’écriture de Mustapha s’en va-t-en guerre, j’ai construit un véritable puzzle avec plusieurs sources : des interviews de gens qui l’ont connu, des interviews d’historiens, de géographes… et bien sûr les archives de l’armée, de la police et des journaux. Comme dans n’importe quelle enquête journalistique, on mélange « sources ouvertes » et « sources humaines ». Les archives papier de l’armée et de la police ont été très précieuses. Sur le passé de résistant de Mustapha, on peut facilement trouver des infos, il suffit de savoir où chercher. Pareil pour la police, mais dans les deux cas, il faut que les faits soient prescrits pour y avoir accès. Dans la masse de documents, j’ai découvert une partie de son passé que certains qualifieraient d’héroïque, et ses vices aussi. C’était passionnant ! Avec toujours cette pincée de suspense au moment d’ouvrir les dossiers : on ne sait jamais sur quoi on va tomber. Et il y a parfois des trésors.
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Qu’avez-vous vous-même appris sur cette période du déclin de « l’empire colonial » ?
Beaucoup, beaucoup, beaucoup de choses ! Je vais être franc, mes connaissances étaient très limitées. Je me suis donc beaucoup documenté, j’ai acheté des livres des années 1920-1930 pour voir comment les gens écrivaient ou relataient la chose coloniale. Pendant l’écriture, je me suis forcé à me placer dans la position de chacun de mes personnages, dans leur psychologie, dans leur époque. La colonisation, comme l’antisémitisme dans les années 1930, était une chose tout à fait admise dans la société française. C’est pour cette raison que j’ai voulu écrire un chapitre – complètement fictionnel – concernant l’Exposition coloniale de juillet 1931. Cette monumentale mise en scène glorifiait un empire français censé durer éternellement alors qu’il était en train de s’effondrer. Mais les forces contraires, souhaitant à tout prix maintenir l’empire – jusqu’à la ripolinade en Union française après la Seconde Guerre mondiale –, étaient puissantes. De Gaulle lui-même – auquel Mustapha était très attaché – considérait que l’empire était essentiel pour redonner sa place de grande puissance au sortir de la guerre. La mentalité de l’époque est très intéressante à décortiquer. Et je la vois perdurer encore aujourd’hui, même si la forme a un peu changé.
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Le personnage réel n’a révélé à ses proches son incroyable histoire qu’à la fin de sa vie : comment ont-ils reçu votre livre ?
Un accueil prudent, de la part de ses enfants en tout cas. D’abord, parce que ce n’est pas une biographie, j’ai inventé des éléments ou personnages, pour créer des liens là où il n’y en avait pas, même si je me suis appuyé sur un maximum de faits réels. Cela a pu les désorienter, car je me suis approprié l’histoire de leur père, en mélangeant, par exemple, plusieurs versions pour une même anecdote, puisque j’avais plusieurs sources. L’une de ses filles m’a posé mille questions pour savoir ce qui était vrai, ce qui était inventé. Le plus intéressant à mes yeux, c’est la réaction des nombreux petits-enfants et arrière-petits-enfants. Ils ont un appétit différent, ils veulent se reconnecter à leur ancêtre. J’ai toujours aimé être un vecteur de transmission, cela me va très bien.
Finalement, est-ce que seule la littérature peut éclairer les pans obscurs de l’histoire et ses facettes les plus honteuses ?
La littérature, le cinéma grand public, la bande dessinée… La France de manière générale a les plus grandes difficultés pour regarder son histoire en face. Cette année, on a glorifié Napoléon et on n’a presque pas parlé de la Commune, c’est grotesque ! La guerre d’Algérie, les différentes facettes de la colonisation de l’Afrique du Nord – l’un des sujets du roman – ou l’héritage de Vichy après la Seconde Guerre mondiale, on en parle encore que trop peu. À commencer par l’école. Et ça, ça doit changer. À mes yeux, même s’il fait 600 pages, mon roman permet d’aborder plusieurs époques dont il faudrait solder intelligemment l’héritage, et il est susceptible d’intéresser la plus jeune génération. À commencer par celle des descendants des peuples colonisés.
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Quelle est la marge de liberté que peut se permettre un auteur qui travaille sur des biographies réelles, des personnages ayant existé ?
Je tiens à préciser un point important : Mustapha s’en va-t-en guerre n’est pas une biographie, mais un roman inspiré de faits réels. Une fois ce choix fait, le travail a pu commencer : je me suis servi de toutes les informations vérifiées et recoupées sur mes personnages, puis j’ai reconstruit l’environnement historique de chaque période abordée grâce aux archives des journaux, pour planter le « décor ». Là où j’avais des trous, ou bien là où je devais faire des choix de narration, j’ai laissé mon imagination prendre le relais. C’était une expérience passionnante.
Dans vos déclarations, vous faites souvent un parallèle, sinon un lien quasi direct, entre l’histoire de la lutte anticoloniale et la situation au Liban où vous avez travaillé comme journaliste durant près de dix-huit ans…
Mustapha s’en va-t-en guerre, c’est le récit d’une quête de liberté : Mustapha s’est engagé dans la Résistance pour libérer la France de l’occupation allemande, puis en faveur du FLN à Paris pour aider, à son niveau, à libérer l’Algérie de l’occupation française. Cette quête de liberté est toujours d’actualité, et le sera encore très longtemps, je crois, aux quatre coins du globe. Le cas du Liban est particulier pour moi, ce pays est ma deuxième patrie, et ça me crève le cœur de le voir occupé depuis la fin de la guerre en 1990. Le peuple libanais n’est pas souverain, il y a eu les occupations israélienne, syrienne, aujourd’hui iranienne, directement ou par proxy interposé. L’histoire ne fait que se répéter, l’appétit des puissants est insatiable. Le Liban est aujourd’hui plongé dans un cercle infernal, rongé par plusieurs cancers métastasés. J’aimerais voir un jour ce pays pleinement souverain, c’est tout ce que je souhaite à son peuple.
Qu’est-ce qui vous a décidé à plonger dans l’écriture d’un roman après vos expériences d’ouvrages moins classiques, comme le roman graphique (Pentes douces) ou encore ce livre hybride entre illustrations et court texte qu’est Beyrouth sur écoute ?
Mustapha s’en va-t-en guerre est mon septième livre, mais mon premier roman au sens classique du terme, en format rectangulaire avec du texte uniquement. Précédemment, je mélangeais texte et image, ce sont les deux domaines qui me passionnent, et j’aime les faire se parler. Quand l’histoire de Mustapha s’est imposée à moi en 2015-2016, je me suis dit qu’un roman « traditionnel » serait un bon exercice, l’idée me plaisait de me frotter à un genre différent. Le style d’écriture est même très différent de ce que j’avais publié auparavant.
Pourriez-vous nous en dire un peu plus concernant le spin-off à Mustapha s’en va-t-en guerre que vous préparez ?
Mustapha s’en va-t-en guerre aura une sorte de suite, ou de spin-off : une histoire dérivée, mettant en scène des personnages secondaires de ce roman, et qui deviendront les personnages principaux d’un prochain roman. L’action se déroulera principalement dans les deux villages normands évoqués dans le roman, entre 1896 et 1947. Là aussi, le travail documentaire est monumental, j’ai commencé par faire un immense tableau Excel avec tous les personnages : les maires, les curés, les instituteurs, les commerçants, les habitants sur une cinquantaine d’années… et ce tableau est loin d’être achevé ! J’ai commencé à accumuler de la matière et à enquêter sur certains des protagonistes, c’est un travail de fourmi, mais cela me permettra de construire mon récit. Il s’agira d’une histoire familiale un peu sombre, celle d’une trahison, que j’évoque d’ailleurs au détour d’une phrase dans l’un des dialogues de Mustapha s’en va-t-en guerre.
Par notre correspondant à Alger, Adlène Mehddi le
https://www.lepoint.fr/afrique/david-hury-mustapha-s-en-va-t-en-guerre-le-recit-d-une-quete-de-liberte-14-09-2021-2443028_3826.php
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