Les circuits de randonnées et les séjours en bivouac organisés dans les franges sahariennes du Maroc sont fréquemment l’occasion d’échanges sexuels entre les touristes occidentales et leurs guides, issus de tribus bédouines sahraouies sédentarisées depuis les années 1970. Ces échanges ne sauraient être analysés en simples termes de « tourisme sexuel ». Ni tarifés, ni même rétribués, on les voit se construire en liaisons plus ou moins pérennes. Une plongée monographique « en tribu » montre des logiques transactionnelles dont la complexité tient en échec l’hypothèse d’un rapport de type prostitutionnel. Émancipation plus que transgression, économie de razzia plus que de prostitution, esthétique de fantasia plus que de débauche, la séduction et la capitalisation de femmes étrangères se trouvent le lieu d’une rationalité économique et lignagère partagée autour de la réaffirmation d’un ethos bédouin.
Vallée Du Draa. Maroc. La route goudronnée qui fend la province en suivant le cours de l’oued depuis Agdz jusqu’à Mhamîd, dernière oasis avant la frontière algérienne, est jalonnée de casbahs et de villages fortifiés en terre. Elle est bordée de palmiers-dattiers à l’ombre desquels sont cultivés de l’orge, du blé, un peu de légumes et du henné. Au-delà, les steppes montagneuses et les plateaux présahariens sont des terres stériles à vocation pastorale. En surimpression de cette carte postale, la répétition des années sèches, la fermeture des frontières, le déclin du transport caravanier et de l’élevage chamelier provoquent un exode rural constant et la ruine progressive des économies agraires et pastorales. Le tourisme est désormais la seule ressource conséquente de la région. Les jeunes générations issues des tribus bédouines sédentarisées dans les années 1970, au lieu de s’enrôler dans l’armée comme leurs aînés, cherchent à être recrutées comme chameliers, cuisiniers, chauffeurs ou mieux, guides de circuits, dans l’espoir de parvenir un jour à monter leur propre agence, en association avec un partenaire européen qui leur assurera des rémunérations décentes et une clientèle assez régulière le temps de la saison touristique, d’octobre à mai. À l’occasion des circuits et des séjours en bivouac, ces guides ont fréquemment des échanges sexuels avec leurs clientes, d’origine occidentale. Ces échanges ne sont ni prémédités par les touristes, ni tarifés, ni strictement occasionnels : on les voit se construire en liaisons plus ou moins pérennes. Étant tout de même le lieu d’une circulation très calculée de biens et de services, doit-on y voir une relation de type prostitutionnel ? Des situations analogues ont été étudiées dans d’autres régions du monde, qui posent à la recherche académique des problèmes de définitions, de conceptualisations et de théorisations : tourisme sexuel ou tourisme d’idylle ? Une série d’enquêtes conduites à Zagora depuis 1994, auprès d’un groupe issu de la tribu saharienne et arabophone des Nwaji, montre des logiques transactionnelles dont la complexité tient en échec les hypothèses postcoloniales d’une réactivation univoque des inégalités de classe et de race. Les motivations des guides, plurielles, contradictoires, ambivalentes, ne sont pas plus strictement sexuelles ou sentimentales qu’exclusivement économiques ou vénales. Fugue sociale plus que transgression, quête de défis plus que subordination, leur sexualité avec des étrangères sert des stratégies aussi bien collectives qu’individuelles et la réactualisation d’une idéologie bédouine qui est finalement garante de l’ordre social du lignage.
Ni old ladies ni beach boys
2Mes enquêtes se sont concentrées, au sud de la vallée du Draa, sur un groupe de guides de randonnées chamelières issus des Nwaji. Au titre de « tribu de confédération ‘Arîb », ils sont recensés sur les listes électorales en vue d’un hypothétique référendum sur le Sahara occidental et donc rangés parmi les Sahraouis. En raison de la répétition des années sèches et de la fermeture des frontières, ils ne sont déjà plus nomades depuis la fin des années 1970. Sédentarisés à la périphérie de Zagora dans une ferme en pisé construite par les militaires français sous protectorat (1912-1956), ils tirent l’essentiel de leurs revenus de pensions militaires, de petites cultures et d’élevages vivriers autour de la maison, et de menus commerces le plus souvent non monétaires (Cauvin Verner, 2007).
- 1 Expression utilisée par les cadets pour dire qu’ils assaillent les touristes fraichement débarqués. (...)
- 2 Les « faux guides » exercent depuis les années 1970. Main d’œuvre non qualifiée et ambulante, ils r (...)
3À la tête de ce groupe, un patriarche né vers 1930, et successivement, à la manière de tant d’autres « vrais » nomades, berger, méhariste pour l’armée française, mineur, commerçant, puis soldat pour l’armée marocaine jusqu’à sa retraite, en 1975. De sa dernière épouse, précédemment mariée et divorcée, il a eu huit enfants, cinq garçons et trois filles, nés entre 1965 et 1990 qui, tous, vivent sous le toit familial aux côtés encore de la mère et des sœurs divorcées de l’épouse, des nièces et des neveux orphelins, des serviteurs issus des familles d’anciens esclaves ou de tribus berbères tributaires, des jardiniers harratines, et quantité d’autres personnes en visites occasionnelles, de plusieurs heures ou de plusieurs jours. Pendant que les fillettes sont occupées aux tâches domestiques, les garçonnets gardent les chèvres. Les adolescents s’emploient à sauter sur les touristes « comme des mouches »1 dès qu’ils arrivent en ville pour leur proposer de les guider dans la palmeraie en échange d’un pourboire, d’un repas, d’une boisson alcoolisée, d’une commission sur du hachich, d’un cadeau ou d’une adresse en Europe. Ils sont ce qu’on appelle au Maroc des « faux-guides »2, sortes de clandestins de l’économie de tourisme arpentant les rues et les abords des hôtels à l’affût d’un étranger susceptible de devenir un « ami » et de procurer n’importe quoi qui puisse ressembler à un « avantage » de nature extrêmement variable. Au début des années 1990, la guerre civile en Algérie a détourné une partie de la clientèle internationale vers le Maroc. Profitant de cette manne, les cadets parviennent à se professionnaliser. En association avec un petit voyagiste français, Croq’Nature, ils créent dans le centre-ville de Zagora une agence de randonnées et transforment leur maison en gîte d’étape. Les groupes s’enchainent à un rythme continu. Ils doivent engager d’autres guides, qu’ils ne recrutent que parmi les Nwaji, laissant aux anciens esclaves et aux tributaires berbères la tâche subalterne du soin des dromadaires. Le gîte familial n’y suffisant bientôt plus, ils achètent cent kilomètres plus au sud, à Oulad Driss, un lopin de palmeraie qu’ils aménagent en bivouac permanant d’où effectuer des circuits.
4Ces cadets auprès desquels j’ai conduit mon enquête ont aujourd’hui entre vingt et quarante-cinq ans. Ils exercent tous la profession de guide. Sauf cas exceptionnel, ils ne vivent pas en situation matrimoniale : ce sont des célibataires que l’on continue d’appeler drari, « enfants ». Bien que la plupart n’aient fréquenté que l’école coranique et ne sachent ni lire ni écrire, ils maîtrisent parfaitement le français. Plus ils sont âgés, plus ils sont compétents pour diriger une excursion. Leurs clientes sont majoritairement des Françaises, dénommées en arabe nasraniyat, « chrétiennes ». Lorsqu’ils couchent avec elles, ils les désignent aussi sous le nom de « copines ». Personne n’ignore que les guides courtisent assidûment les touristes étrangères. Pourtant, on ne vient pas à utiliser à leur sujet le terme de bezness, mot-valise francarabe vulgarisé par un film de Nouri Bouzid pour désigner, en Tunisie, ceux qui font de la « baise » un « business » (Bouzid, 1992).
- 3 Rent a Dread : « louer un Rasta ». Dradlocks : nattes des coiffures des Rastafariens, souvent appel (...)
5Dans beaucoup d’endroits du monde, on a vu s’inventer des termes spécifiques pour identifier de tels groupes : Beach Boys et Sanky Pankys en République dominicaine, Jineteros à Cuba, Kamakia, « harpons de pêche » en Grèce, Kuta Cowboys et Pemburu-Bule, « chasseurs de Blanches », à Bali, Marlboro Men en Jordanie et Gringa Hunters en Équateur (Claude, 2009). À la Jamaïque, le slogan Rent a Dread ! 3 se trouve même diffusé sur des tee-shirts et des cartes postales (Pruitt et LaFont, 1995). Rien d’équivalent au Maroc. Un des cadets du groupe auprès duquel j’enquête, celui qui est le plus libre en paroles et d’ailleurs maintenu à la marge des circuits en raison de sa consommation régulière d’alcool et de hachich, m’a indiqué qu’on utilisait parfois à leur sujet le terme de zallal, terme grossier qui veut dire « queutard », avec l’idée sous-jacente d’une pathologie. Chacun sait qu’il ne doit pas confier ni sa femme ni sa fille à un individu de ce type : il serait incapable de se maîtriser.
- 4 Aucun échange avec une touriste d’origine africaine ne m’a jamais été signalé. Je n’ai jamais été l (...)
6Leurs « copines », quoique souvent un peu plus âgées qu’eux, ne sont pas pour autant des grand-mères : la plupart sont encore en âge de procréer même si, localement, la quarantaine est déjà considérée comme un âge avancé. Elles ne sont pas forcément ni disgracieuses ni célibataires, mais beaucoup ont choisi de venir randonner « au désert » pour surmonter une période de crise affective. Elles ont souvent poursuivi des études supérieures. Parmi les femmes de moins de quarante ans auprès desquelles j’ai été amenée à enquêter, on trouve par exemple une psychologue, une maquettiste, une paysagiste, une infirmière, deux danseuses, toutes françaises, et une professeur d’université, américaine, deux étudiantes, australienne et israélienne, et une Japonaise, sans profession. On trouve parmi les femmes de plus de quarante ans, une dentiste, une retraitée, une professeur de secondaire et une animatrice socioculturelle hollandaise. Des échanges avec de nombreuses Allemandes et des jeunes Marocaines de Casablanca venues randonner « au désert », comme des Occidentales, m’ont été rapportés4.
- 5 La plupart des guides ne sachant ni lire ni écrire, ils requièrent l’aide d’un étranger de passage. (...)
7Sauf cas exceptionnels, les premiers rapports sexuels ont lieu au cours d’une randonnée. Il reste très difficile d’en évaluer la fréquence : si les guides en ont le plus souvent l’initiative, ils ne courtisent pas systématiquement une touriste à chaque circuit. Les aventures avec des femmes aguicheuses (qui manifestement, comme j’ai pu le voir, cherchent à les séduire) sont plutôt dissimulées aux yeux du groupe – et probablement à ceux de l’ethnologue – et justiciables d’un certain mépris : – « Elles viennent toutes pour profiter de l’amour ! Mais pour qui elles se prennent !... ». L’autre situation, plus visible pour ne pas dire exhibée, est celle d’une véritable entreprise de séduction, lente et patiente, où l’échange sexuel peut ne se produire qu’à la toute fin du séjour et se poursuivre dans le temps, grâce à des échanges téléphoniques et épistolaires5 qui motiveront le retour de la touriste. À plus ou moins long terme, des procédures sont lancées pour que le guide vienne la rejoindre, le temps des vacances d’été où l’on voit chuter la fréquentation touristique au Sahara. Au bout de quelques mois, la demande vient du guide lui-même : – « Il faut faire pousser une racine ». Si la partenaire en est d’accord, la naissance d’un enfant scellera un avenir commun : le guide cherchera à émigrer. Dans le cas où cette émigration est définitive, elle conduit paradoxalement à une dévalorisation du statut : ne sachant ni lire ni écrire, le ci-devant « seigneur du désert » est contraint d’accepter un emploi non qualifié et peu rémunéré, et se voit privé de toute occasion d’aventure sexuelle avec une autre femme. Dans le cas où cette émigration est temporaire, le sujet passe la moitié de l’année auprès de sa copine et de ses enfants et, le reste du temps, il revient à Zagora pour y exercer le métier de guide. Il maintient ainsi la possibilité d’échanges sexuels avec d’autres femmes. Moins fréquent, le cas d’une émigration de la partenaire, qui implique souvent qu’elle puisse investir un pécule dans un projet de maison d’hôtes ou d’agence de circuits. Je n’étudierai pas ici la poursuite de ces échanges sexuels en situation d’émigration de l’un ou l’autre des partenaires. Je me limiterai à l’exposé des matériaux recueillis à la marge de mes enquêtes sur l’économie générale du tourisme dans cette région. Grâce au caractère assez réduit de l’échantillon, une analyse qualitative des stratégies plus ou moins conscientes et réfléchies des guides permet de dessiner un type de relations affectives et économiques originale dont je chercherai à définir la forme.
Approches et conceptualisations
8Sur ces échanges sexuels, j’ai déjà produit plusieurs travaux, plutôt interactionnistes, comme la plupart des autres enquêtes conduites sur des situations analogues dans d’autres régions du monde (Cauvin Verner, 2007, 2009b et 2010). Je veux ici travailler aussi exclusivement que possible du point de vue du groupe dont sont issus les guides. Autrement dit, plus qu’une anthropologie de la déviance, de la marginalité et des rapports de pouvoir avec l’Occident, je souhaite produire l’anthropologie sociale d’un groupe. Pourquoi ?
9Ce type d’échanges entre des indigènes masculins et des touristes féminins, s’ils n’ont pas encore fourni une abondante littérature scientifique, intéressent nombre de chercheurs en sciences sociales – particulièrement anglo-saxons. Une des toutes premières enquêtes a été conduite par Erik Cohen en 1971 auprès de jeunes commerçants palestiniens de Jérusalem – enquête reprise et discutée par Glenn Bowman en 1990. Outre la petite étude réalisée en Tunisie par Joseph Lévy, Stéphanie Laporte et Mansour el Fekri (2001), ce sont là, à ma connaissance, les seuls travaux portant sur le monde arabe. Le plus gros des enquêtes a été conduit sur le continent latino-américain et asiatique : à la Barbade (Karch & Dann, 1981), en Jamaïque (Pruitt & LaFont, 1995, Herold, Garcia et DeMoya, 2001, Sanchez-Taylor, 2001 et 2006, Albuquerque, 1998), en Équateur (Meisch, 1995), en Thaïlande (Cohen, 1982 et 1986, Formoso, 2001, Malam, 2003, Phillips & Dann, 1998, Phillips, 2002, Roux, 2009a et b), en Indonésie (Dahles & Bras, 1999) et au Sénégal (Salomon, 2009). Dans toutes ces enquêtes, plutôt interactionnistes, les séducteurs de touristes ne sont pas originaires du lieu où ils travaillent. Ils n’y sont pas responsables de leurs actes et, libres d’en partir quand ils le souhaitent ; ils cumulent à la faveur de mobilités successives plusieurs identités et scénarios de vie. Leur sexualité y est étudiée du point de vue de son (extra)territorialité, de type carnavalesque. À la « scène », espace de créativité, est opposé un backstage, espace de contraintes (Malam, 2003).
10La situation que j’ai étudiée au Sahara marocain n’est pas comparable. Les séducteurs de touristes vivent en tribu, dans la ville qui les a vus grandir depuis l’enfance. Si le premier échange sexuel se produit dans le désert, à l’occasion d’un circuit de randonnée ou d’un séjour prolongé dans un bivouac où les normes sont renégociées, il se reproduit ensuite au sein de leurs unités domestiques car, lorsque la copine revient, ils la contraignent à accepter leur hospitalité, alors même qu’elle aurait peut-être préféré séjourner dans un hôtel confortable de Zagora. Ces échanges ne s’inscrivent pas davantage dans un simple rapport d’opposition binaire entre pays développés/en développement, ici/ailleurs, soi/les autres, Occident/non Occident, First World/Thirld World (Sanchez Taylor, 2001). Les touristes saoudiens en séjour au Maroc fréquentent des prostituées qu’ils font parfois venir en Arabie Saoudite et qui sont alors elles-mêmes des touristes. Les Marocains en déplacement dans une ville qui n’est pas leur lieu de résidence et où ils sont anonymes recherchent fréquemment la compagnie d’une prostituée, familière ou inconnue. Les touristes d’affaires occidentaux réclament les services d’escort girls tout aussi occidentales qu’eux et aussi bien migrantes. Les uns et les autres surfent sur Internet sans que cela soit identifié comme relevant d’un « tourisme sexuel ». Comme l’écrit Oppermann, si le touriste sexuel voyage dans l’intention d’échanges sexuels tarifés avec un ou une indigène qu’il rencontre pour la première fois et dont il obtient une gratification sur une période courte, il n’existe tout simplement pas (Oppermann, 1999). Par ailleurs, aucune société locale, même dans le Tiers-Monde, n’est parfaitement homogène et composée de seuls autochtones. À Zagora, zone frontalière marginalisée depuis des décennies par l’État marocain et dépréciée par les citadins, on trouve des sédentaires et des pasteurs-nomades ; des berbérophones et des arabophones ; des harratines et des descendants d’esclaves. Composite, cette société n’a pas attendu les touristes pour procéder à des hybridations.
- 6 À partir du cas thaïlandais, Cohen pose des questions très pertinentes : Est-ce que le tourisme pro (...)
11« Qui baise l’autre ? » La question se pose évidemment, de savoir comment la sexualité renégocie les rapports de pouvoir entre hommes/femmes, visiteur/visité, patron/client, riche/pauvre, aîné/cadet, chrétien/musulman, citadin/rural, Européen/Maghrébin. Mais mes précédentes enquêtes montrent que ces rapports de pouvoir sont si discontinus que le chercheur ne peut y apporter que des élucidations contradictoires. Entre autres achoppements, cette question, non résolue de savoir si la sexualité avec un ou une touriste est d’ordre vénal. Comme le montrent les enquêtes de Cohen en Thaïlande, les logiques de compensations matérielles et/ou affectives de la sexualité avec des étrangers sont si complexes qu’il est impossible de définir une frontière tangible entre l’émotionnel et le mercenaire (Cohen, 1982)6. Restent les arguments moraux : un article de Sébastien Roux fait le point sur les analyses indignées de « la sexualité commerciale dans le tourisme » comme forme exacerbée de marchandisation où l’individu, nié, exploité, réduit à sa seule consommation, se verrait ravalé à la condition d’esclave sexuel (Roux, 2009a). Le tourisme sexuel indispose même les anthropologues :
« Autre exemple extrême : le tourisme sexuel sous toutes ses formes, du plus anodin petit arrangement entre amis à la pédophilie, en passant par les prostitués des deux sexes, les gigolos et les beach boys. C’est un phénomène qui affecte aujourd’hui le Kenya, la Gambie, le Sénégal et aussi les Antilles. » (Colleyn et Devillez, 2009, p. 589).
- 7 « Gambie, charter pour l’amour », reportage de Sylvie Chabas et Seddik Chettab, diffusé sur France (...)
- 8 Lagrange prend pour exemple la trame du roman d’Al-Tayyib Sâlih, Saison de la migration vers le Nor (...)
12Outre le film de fiction réalisé en 2006 par Laurent Cantet à Haïti, Vers le Sud, adapté d’une nouvelle de Dany Laferrière (1997), deux reportages télévisuels ont été récemment produits sur la sexualité des touristes féminins, l’un réalisé en Gambie, l’autre au Sénégal7. Ces aventures sont-elles spécifiquement postmodernes et postcoloniales ? Dès les années 1920, les amours illégitimes de « la Française au désert » sont traitées au théâtre et au cinéma (Frondaie, 1922 ; Fitzmaurice, 1926 ; Hugon, 1930). Un thé au Sahara de Paul Bowles, adapté en 1990 par Bernardo Bertolucci, paraît aux États-Unis dès 1949. Pourtant, jusqu’à ce jour, l’anthropologie et la sociologie sur les sociétés d’Afrique du Nord et du Sahara négligent de s’y intéresser. Le récent ouvrage Islam d’interdits, Islam de jouissance (Lagrange, 2008) n’y consacre qu’un tout petit paragraphe où se rejoue la passion Occident/Orient, colons/colonisés, traitres/patriotes8. Dans tous les travaux produits sur la sexualité au Maghreb, l’Occident, par essence colonisateur, est désigné comme le responsable de la modernité et de la dégénérescence sociale qui affecteraient la société traditionnelle. Son intrusion nécessairement violente serait à l’origine de l’individualisme croissant « qui porterait atteinte aux anciens modes de sociabilité et remettrait en question la cohésion de la famille, source et support de toute la structure communautaire » (Soum-Pouyalet, 2007, p. 45-49). Le propos de cet article sera tout au contraire de démontrer que la sexualité avec les étrangères n’enferme pas dans une problématique de domination postcoloniale (le casque colonial troqué pour le short à fleurs), non plus que dans celle d’une montée de l’individualisme contre le collectif. Les séducteurs de touristes auprès desquels j’ai enquêté vivent en tribu, attachés comme ils disent « les uns aux autres comme une chaine de bicyclette ». Ils ne sont pas les victimes des utopies occidentales d’une authenticité préindustrielle (Meisch, 2005) mais des acteurs en mesure d’écrire le scénario de leur propre histoire, laquelle histoire n’est pas la réplique d’une séquence coloniale plus diverse qu’on ne le laisse entendre : pendant la pacification du Sahara, on voit les Nwaji tour à tour se rallier ou se rebeller, défier l’autorité des Français comme celle du sultan, selon leurs intérêts du moment.
- 9 Sur ces inégalités raciales en situation de tourisme sexuel, cf. Phillips (2002), Sanchez-Taylor (2 (...)
- 10 Cohen, étudiant la correspondance entre touristes et Thaïlandaises, en vient aux mêmes conclusions (...)
13Même si ces échanges sexuels font apparaître de manière particulièrement saillante les articulations genre-race-classe, je ne suis pas convaincue qu’il soit pertinent de les penser exclusivement en ces termes9. Il n’est pas démontré qu’ils soient si différents d’une sexualité « ordinaire », toujours un tant soit peu transactionnelle (Tabet, 1987). Si les touristes sont instrumentalisées, ce n’est pas – ou pas seulement – parce qu’elles sont des femmes, ontologiquement faibles du fait qu’elles sont « pénétrées ». C’est plutôt qu’elles sont des touristes, aisément manipulables dans une société locale dont elles ignorent le fonctionnement, les codes, la langue10.
- 11 « Prostitution is not the right concept to characterise these relationships, love is not the right (...)
14Enfin, un dernier débat occupe de manière significative le petit nombre de chercheurs penchés sur ces échanges, qui est de savoir s’ils relèvent d’un tourisme sexuel, équivalent au tourisme sexuel masculin, ou bien plutôt d’un tourisme d’idylle, spécifiquement féminin. Les partisans d’un tourisme d’idylle (Pruitt et LaFont 1995, Dahles et Bras 1999, Meisch 1995, Davidson 1998, Herold, Garcia et DeMoya 2001) évaluent que, contrairement aux touristes masculins, les touristes féminins seraient à la recherche d’une aventure sentimentale plus que sexuelle. Ses détracteurs (Albuquerque 1998, Sanchez-Taylor 2001 et 2006) y voient une regrettable essentialisation des identités de genre : aux hommes la sexualité prédatrice, aux femmes les sentiments, l’innocence et la vulnérabilité alors que, comme le démontrent beaucoup d’enquêtes sur la prostitution féminine en Thaïlande ou en Jamaïque, les touristes masculins tout autant que les touristes féminins s’impliquent émotionnellement dans ces échanges. Ils ne se considèrent pas comme les clients d’une prostituée qui, elle-même, se définit plutôt comme une girlfriend. Cependant, même les détracteurs du romance tourism admettent que, en effet, les violences physiques ou psychologiques sont moindres dans le cas d’une prostitution hétérosexuelle masculine, si informelle (sans bordels, sans structuration d’un marché, sans lois qui visent à la contrôler et donc sans répression) qu’elle en est rarement tarifée. Ceux qui ne tranchent pas dans ce débat théorique font état d’un dilemme irrésolu. Tout en reconnaissant l’aspect transactionnel de ces échanges, ils récusent leur aspect prostitutionnel11. Pour faire face à ces modèles contraires construits sur un antagonisme entre amour et argent, ils proposent de réfléchir à cette sexualité en termes d’entreprenariat (Dahles and Bras 1999, Phillips 2002) : les guides, nécessairement multifonctionnels et très flexibles en raison du caractère informel des activités touristiques locales, seraient prêts à saisir toutes les chances et à courir tous les risques pour échapper à leur marginalité et se construire une vie meilleure. Certains autres avancent l’hypothèse d’un « companionship tourism » permettant de rendre compte d’un continuum entre sexe et sentiments (Herold, Garcia et DeMoya, 2001).
15Je ne trancherai pas dans ces débats car, comme il a été démontré en Jamaïque à l’appui d’enquêtes statistiques (Sanchez Taylor 2001), les touristes ne constituent pas un groupe homogène, à mon sens pas plus que les indigènes susceptibles de les courtiser. Le milieu, les circonstances historiques et bien sûr la personnalité forgée au contact de l’Autre, me paraissent si déterminants que je ne me risquerais pas à comparer, par exemple, un guide de randonnée de Zagora issu des tribus bédouines, à un commerçant de la place Jema’a el Fna de Marrakech. Les rapports sociaux et familiaux n’y sont pas identiques et, de fait, la sexualité avec les étrangères n’y construit pas ni la même relation sociale, ni la même identité individuelle. Je pense ainsi me garder de toute essentialisation : toutes les normes sont susceptibles d’être négociées pour, ne pas être dans la transgression tout étant dans l’émancipation. Telle est l’hypothèse de cet article : ces échanges ne seraient pas transgressifs mais favoriseraient une émancipation individuelle conforme à l’idéologie du groupe. Amour et argent ne seraient pas antagonistes. Le cas étudié à Zagora s’inscrit absolument dans un rapport de clientèle : les guides nwaji ne séduisent que des clientes. En s’efforçant de les rendre amoureuses, non seulement ils confortent les normes et valeurs des sociétés bédouines préférant voir les femmes maintenues dans une situation de dépendance mais ils parviennent à renverser les termes de la relation : ce sont les touristes qui, au sens métaphorique, se trouvent localement considérées comme des prostituées.
Redéfinir l’observation participante
16Décidant presque malgré de moi de faire du tourisme un objet d’étude (Cauvin Verner 2007), dès le premier circuit de randonnée auquel je participais j’étais prise à témoin d’échanges sexuels entre plusieurs touristes et leurs accompagnateurs. Au cours des huit circuits suivants auxquels je devais me joindre, j’assistais encore à des tentatives de séduction mais qui devaient rester infructueuses. En revanche, à chacun de mes séjours dans la maison familiale de Zagora ou au bivouac d’Oulad Driss, j’étais prise à parti d’une ou de plusieurs liaisons construites lors d’un précédent séjour. Contrairement à beaucoup d’autres enquêtes (Salomon, 2009 ; Sanchez Taylor, 2001), je n’ai jamais travaillé avec des questionnaires ni même conduit de véritables entretiens. Mes enquêtés étaient aussi mes hôtes : je ne pouvais prendre le risque de paraître ainsi indélicate. Il m’a longtemps semblé qu’à aborder ces questions avec eux, ils m’auraient cru à la recherche d’une aventure. Sur le terrain de la sexualité comme sur celui de la politique, je choisissais de rester prudente, me contentant d’observer et de recueillir les témoignages spontanés – puisque nous vivions sous le même toit. J’ai plutôt été le témoin des relations investies de sentiments, ou jouées comme telles à l’occasion de séjours répétés. Si je n’ai pas cherché à recueillir des discours, je me suis en revanche beaucoup appuyée sur mes carnets de terrain où je consigne assez scrupuleusement dialogues et situations. Maintes fois, il m’est apparu qu’il n’y avait pas de concordances entre les récits des acteurs et les situations telles qu’elles s’étaient déroulées sous mes yeux. Un sens se dégageait de ces décalages, qui me confortaient dans l’idée que les discours ne prenaient toute leur valeur que s’ils étaient confrontés à des faits. Mensonges, omissions, idéalisations ou dénigrements en disaient plus long que les réponses à maints questionnaires.
17Après la soutenance de ma thèse, en 2005, qui consacre un chapitre à la sexualité avec les étrangères, j’ai commencé à être sollicitée pour produire d’autres articles sur le sujet, qui devenait plus présent dans la recherche académique française. J’ai conduit alors des entretiens avec des touristes ayant entretenu des liaisons de un à trois ans avec des guides de ma connaissance. Certaines m’étaient familières, d’autres m’étaient inconnues, qui avaient pris contact avec moi après la publication de ma thèse pour me confier, sans que je leur demande, leur expérience. Ces entretiens ont alors été conduits en France.
18Au mois de mai 2009, j’ai effectué un nouveau séjour de terrain pendant lequel j’avais en tête de conduire des entretiens avec les cadets et les femmes du groupe, afin d’examiner la façon dont ils pouvaient construire un propos au sujet de ces échanges sexuels. Mais il se trouve que j’y étais conviée pour un tout autre motif : le mariage de la fille aînée, âgée de presque trente-cinq ans et dont plus personne n’espérait qu’elle soit demandée en mariage. Je n’eus donc guère le loisir de conduire des entretiens avec les femmes, occupées à d’autres conversations grivoises, comme il est de bon ton d’en tenir à l’occasion des mariages. À titre d’exemple, ce dialogue où je suis prise à parti, rapporté dans mon carnet :
Première femme, parlant d’une épouse divorcée assise à côté de moi : – « Elle veut que tu lui trouves un mari de la France… Tout son corps, de haut jusqu’en bas… La bouche du haut et la bouche du bas… L’homme, c’est le dessert de la femme ! ».
Deuxième femme : – « Un ingénieur, un médecin, un capitaine, un pilote… qui présente beau… ».
- 12 Les reproches concernant ce chapitre sur la sexualité ne m’ont jamais été adressés directement mais (...)
19Comme à chacun de mes séjours, j’étais confrontée à trois systèmes relationnels différents susceptibles de se combiner sans jamais se superposer : eux (les membres du groupe tribal) entre eux ; eux avec les touristes ; eux avec moi. Les cadets étaient plus disponibles que les femmes pour répondre à mes questions mais, très vite, je devais m’apercevoir qu’il me suffisait d’observer ce qui se déroulait sous mes yeux et dont, cette fois, je devais être la cible : dès ma descente de l’autocar en provenance de Marrakech, où je réside depuis 2000, un cadet venu gentiment me chercher tentait de me prendre dans ses bras et de m’embrasser avec un empressement inhabituel. J’en fus d’autant plus surprise que, selon les rumeurs qui m’en avaient été rapportées, le chapitre de mon ouvrage relatif à la sexualité avec les étrangères avait fait grand bruit à Zagora (Cauvin Verner, 2007)12. J’imaginais plutôt qu’ils chercheraient à me tenir distance. Or, pendant tout mon séjour, je devais être prise à témoin des péripéties de leur cour auprès d’autres étrangères de passage.
- 13 En 1994, j’étais âgée de vingt-neuf ans. J’en ai aujourd’hui quarante-cinq et me trouve davantage c (...)
20Dans un de ses articles sur le tourisme sexuel en Thaïlande, Cohen (1982, p. 409) dit avoir conduit une observation participante, pratique canonique de l’ethnographie. Phillips (2002, p. 42) fait état d’une observation « semi participante ». On se demande ce que cela signifie : le chercheur s’engage-t-il dans un échange sexuel et à quel titre ? Touriste ? Ethnologue ? Étranger tout simplement ? Peu de chercheurs rendent compte de leurs éventuelles aventures érotiques et sentimentales sur le terrain, bien que certains d’entre eux aient manifestement épousé un ou une « indigène » – faisaient-ils du tourisme sexuel ? J’avoue m’être demandée, pendant ce séjour du mois de mai 2009, si je ne jouais pas une sorte de double jeu : en quête d’informations, n’étais-je pas disposée à laisser croire qu’on pouvait me séduire, comme n’importe quelle autre touriste ? Était-il opportun que je sois une femme pour recueillir les témoignages des touristes ? Cela nuisait-il à la poursuite d’entretiens avec les guides ? Selon une enquête comparative conduite en Jamaïque auprès de prostitués des deux sexes, les touristes féminins répugneraient à se confier à des enquêteurs masculins (Herold, Garcia et deMoya, 2001) et, de fait, l’hypothèse d’un tourisme d’idylle est formulée par des chercheurs majoritairement féminins. Mais l’identité de l’ethnologue ne tient pas seulement à son identité de genre. Pendant des années, mon statut de femme mariée et mère de deux garçons tout aussi familiers du groupe que je l’étais moi-même m’assura parmi eux une sorte de distinction. Il m’est arrivé d’être courtisée : que l’on s’assoit près de moi, que l’on me serre la main à chaque connivence de la conversation et qu’on cherche à la retenir, même que des mains se glissent sous une couverture pour chercher la mienne, ou qu’à l’occasion d’un bivouac on vienne se coucher près de moi pour me toucher les cheveux. Mais mon statut ne rendait pas nécessaire de conclure une aventure sexuelle avec moi : j’étais adoptée, en arabe dkhila, « entrée » – adoption concrétisée par une debiha (égorgement sacrificiel) que j’effectuais en 1995 au sanctuaire de Sidi Naji, le saint fondateur éponyme des Nwaji. Les femmes ne m’appellent pas nasraniya, « chrétienne », qui est le nom donné aux autres touristes. Elles réprimandent le visiteur occasionnel qui en ferait l’impair. On me traite à la fois en invitée (diaf) et en fille de la maison (Corinne) – il est d’ailleurs remarquable qu’on ne m’ait jamais donné de prénom musulman. Quelques cadets ont pris l’habitude de m’appeler aussi hajja, titre donné aux vieilles femmes qui ont fait le pèlerinage à La Mecque – ce qui ne les empêche pas de me courtiser13.
- 14 Le patriarche, de son vivant, interdisait que l’on me fit payer le prix habituel d’un circuit. La n (...)
21Si j’étais donc une étrangère parmi d’autres, je n’étais pas pour autant une étrangère comme les autres. Une relation d’hospitalité et de réciprocité respectueuses s’était instituée sans qu’il ait été besoin de me séduire. À chacune de mes visites, j’étais chargée de cadeaux pour les femmes – surtout des coupons de tissus. Il m’est arrivé de régler la note des cadets dans les bars d’hôtels de Zagora, et j’ai toujours payé la location des dromadaires lorsque je devais participer à un circuit14. Mais il y avait de la réciprocité entre nous. Le patriarche, les aînés et les cadets m’ont également souvent rendu visite, à Paris ou à Marrakech, et chaque fois apporté de petits présents. J’étais donc prise dans les obligations de la parenté, tout en ne l’étant pas : on me laissait aller sans opprobre seule et à la nuit tombée dans les bars d’hôtel de la ville pourtant perçus comme sortes de bordels par les femmes du groupe. Alors peut-être l’ethnologue construit-il une relation spécifique, du point de vue des identités de genre. Même dans les sociétés musulmanes, réputées très ségréguées, un chercheur masculin peut être admis dans des assemblées de femmes qui s’amuseront, par exemple, à le travestir (Berliner, 2008). Un chercheur féminin peut partager des sociabilités masculines, d’autant que son érudition la virilise. L’ethnologue serait donc en mesure de construire une identité hybride qui, sans être complètement asexuée, jouerait d’une alternance entre le féminin et le masculin, deux pôles entre lesquelles se déploierait toute une gamme d’identités sexuelles intermédiaires, acceptées et reconnues.
Causalités
22Le tourisme sexuel est fréquemment étudié du point de vue de ses intentions ou de ses motivations : si l’échange est souhaité, prémédité et a fortiori rétribué, même sous forme de petits cadeaux de la vie courante, c’est du tourisme sexuel. Ces logiques transactionnelles, certes réelles, échouent pourtant à rendre compte d’une relation qui n’est pas plus strictement sexuelle qu’exclusivement économique. Les explications causales clôturent ici le sens de la pratique à partir d’une interprétation utilitariste. Elles en masquent l’épaisseur. Je ne referai pas les démonstrations effectuées dans des publications antérieures qui détaillent la nature de ces transactions (Cauvin Verner, 2005 et 2009b). La question que je veux poser est la suivante : les acteurs sont-ils le jouet de motivations conscientes, susceptibles d’être objectivées ? Autrement dit, n’agissent-ils que par stratégies, individuelles, économiques, vénales même ?
23Lors de mon séjour à Zagora en mai 2009, j’ai pu observer le comportement de l’un des cadets du groupe. Mokhtar est âgé de trente-cinq ans. Il est guide depuis l’âge de ses dix-sept ans. Il ne sait ni lire ni écrire mais il parle parfaitement bien le français. Il a courtisé beaucoup de touristes et il a eu beaucoup de copines. Depuis six ans, il est investi dans une relation durable avec une Française âgée de quelques années de plus, qui lui a donné deux filles. La reconnaissance de la paternité et l’occupation temporaire d’un emploi non qualifié en région parisienne pendant plus d’un an lui ont permis d’obtenir une carte de séjour en France, où il réside environ la moitié de l’année sans travailler. Le reste du temps, il revient à Zagora pour y exercer le métier de guide et de commerçant. Il continue de courtiser des étrangères. Lorsque j’arrive à Zagora au mois de mai, il me courtise, sans succès. Le lendemain, il accueille dans la maison familiale une touriste belge d’environ quarante-cinq ans qui vient pour la deuxième ou troisième fois. Elle est habituellement accompagnée de son mari et de ses enfants mais elle a depuis divorcé. Il l’invite à dormir avec lui sur la terrasse, à l’écart des regards indiscrets. Malgré ses insistantes propositions, elle se refuse. Il tente encore le lendemain : nouvel échec. Il part alors pour deux jours au bivouac d’Oulad Driss, vide de touristes en cette période de l’année, pour y organiser la venue de prostituées locales. Puis il y fait venir, depuis la France, et pour seulement deux autres jours, une ancienne cliente de randonnées avec laquelle il s’est lié les mois précédents. Il remonte ensuite vers Ouarzazate, accompagné de la touriste, pour prendre l’avion qui le ramènera le soir même à Paris auprès de la mère de ses filles.
24Mokhtar ne recherche pas de profit économique : il gagne de l’argent comme guide et son commerce lui rapporte des bénéfices toute l’année. Sa copine, salariée et très correctement rétribuée, pourvoit au gros des dépenses. Tout au plus suggère-t-il à ses copines venues lui rendre visite à Zagora qu’elles apportent une ou deux bouteilles d’alcool achetées à Ouarzazate, Zagora n’étant pas toujours bien approvisionnée et surtout beaucoup plus chère. Bien qu’il ait les moyens de s’offrir de l’alcool à n’importe quel prix, il ne néglige pas la possibilité d’une « bonne affaire » – d’autant qu’en dépit de ses promesses, il ne rembourse pas toujours les frais engagés. Mais, en contrepartie, il n’est pas tenu de facturer le séjour d’une de ses copines au bivouac d’Oulad Driss : il est un des frères cadets à la tête de l’agence crée à Zagora en 1996. Ses cousins, en revanche, bien que nwaji et guides comme lui, ne peuvent se permettre de ne pas facturer le séjour d’une copine, ni même de se rendre disponibles à l’occasion de sa venue. Prenons un exemple : à l’occasion d’un circuit, un cousin, Mohammed, se lie à une touriste, Valérie. Ils restent en contact téléphonique. Ils s’envoient des textos. Mohammed insiste pour que Valérie revienne séjourner à Zagora. Un mois plus tard, elle est de retour. Ils ont convenu de partir en randonnée quelques jours. Mais un des frères à la tête de l’agence, par exemple Mokhtar, décide de l’envoyer en circuit avec un autre groupe, pendant qu’il se charge d’organiser le séjour de Valérie. Il s’arrange pour qu’elle loue un 4x4, qui lui sera facturé, au même titre que ses nuitées et repas au bivouac d’Oulad Driss, et pour qu’elle effectue des achats dans un bazar de Zagora où il percevra une commission. Il tente même de la séduire.
25On voit donc se dessiner des hiérarchies internes vécues de manière très contraignante. Seuls des Nwâjî peuvent être employés comme guides et donc a priori seuls des Nwâjî peuvent prétendre séduire une étrangère. Sont totalement exclus de la cour aux étrangères tous les déclassés : chameliers issus des anciens esclaves, jardiniers ou commerçants harratines. Ces hiérarchies se redoublent à l’intérieur même du groupe, entre frères-patrons et cousins-clients. Alors que les cousins en appellent à l’aide économique, intellectuelle ou même morale d’une touriste, qui leur permettra de s’émanciper de la fratrie dominante, par exemple en créant une entreprise concurrente, ou en émigrant, « Mokhtar et ses frères », qui n’ont nullement besoin de l’aide économique de leurs copines, bloquent toute possibilité de mobilité sociale de leurs dépendants en détournant la touriste et en lui gâchant son séjour, tarifé à un coût supérieur à ce qu’elle imaginait. Rivalités entre Mokhtar et ses frères enfin, pour définir lequel d’entre eux doit percevoir une commission sur les achats d’une touriste : celui qui couche avec elle ? Ou celui qui est parvenu à la conduire chez un bazariste ? On voit ici se reproduire une économie de chapardage caractéristique des sociétés bédouines.
26Mais revenons au cas de Mokhtar. Il ne courtise pas des étrangères dans un but strictement économique – aucune des étrangères qu’il tente de séduire au mois de mai 2009 ne paye pour son séjour. Y trouve-t-il une gratification sociale ? Les citadins de Zagora ont une perception ambivalente des échanges sexuels avec les étrangères. D’un côté ils y voient un dévergondage préjudiciable aux mœurs des honnêtes gens, de l’autre le moyen d’une promotion sociale qu’ils envient. Mokhtar a déjà un visa pour la France, où il réside la moitié de l’année et où il est le père de deux enfants. Son émancipation est réalisée. La gratification sexuelle n’y suffit pas davantage : certes il a échoué avec deux touristes mais après avoir passé deux jours avec des prostituées de Zagora, il fait venir une copine auprès de laquelle passer deux jours encore avant de retrouver la mère de ses enfants en France.
Érotismes
27Mon enquête ne confirme pas un certain nombre d’idées communément admises sur la sexualité interraciale. En référence aux travaux d’Appadurai classant les flux culturels globaux en cinq paysages construits par l’imagination, Denise Brennan, dans son enquête sur le tourisme sexuel masculin en République dominicaine, propose la notion de sexscape – paysage d’érotisation de l’altérité promue par l’industrie touristique, où la consommation de sexe est tarifée et réactive des inégalités de race, de genre, de classe, de nationalité et de mobilité (Brennan, 2004, p. 16). Les touristes et les guides auprès desquels j’ai enquêté à Zagora projettent les uns sur les autres un certain nombre de stéréotypes : d’un côté le nomade démuni et analphabète mais orgueilleux, romantique, inaliénable, ontologiquement mobile jusqu’à incarner une sorte de contre-culture, sensuel et très ardent ; de l’autre la femme occidentale riche, indépendante, éduquée, moderne et désinhibée. Faut-il pour autant en conclure à une « racialisation » des échanges sexuels ?
- 15 Témoignage d’une touriste française de quarante ans, danseuse.
28La plupart des randonneuses sont très sensibles à une esthétique de l’« Homme bleu » vulgarisée dans de nombreuses publications et campagnes publicitaires occidentales. Les guides exploitent cette imagerie. Dès qu’un client potentiel se présente, ils s’habillent de cotonnades bleues et ils se coiffent d’un chèche. Il ne leur viendrait pas à l’idée de diriger un circuit habillés à l’occidentale. Ils sont particulièrement attentifs à leur gandoura : qualité et métrage du tissu, abondance de broderies, originalité de la couleur. Ils complètent parfois leur panoplie de bijoux sahariens, maquillent leurs yeux de khôl, portent les cheveux longs, voilent leur visage comme il n’est pas coutume de le faire dans cette région du Sahara en dehors de quelques occasions rituelles. Ils exagèrent ainsi une ethnicité qui leur permet de ressembler aux Touareg des magazines. Les Nwaji ne sont pas des Touareg : ils sont arabophones et identifiés comme Sahraouis par l’État marocain. La plupart des touristes sont toutefois persuadés se trouver en contact avec des Touareg et sont un peu déçus d’apprendre que leurs accompagnateurs n’en sont pas. En conséquence, les guides tout autant que leurs sœurs de même génération ont appris à se dire Touareg – l’ethnonyme, passé dans le langage commun, leur permet de définir une matrice d’identification avec une communauté imaginaire de « nomades du Sahara » (Cauvin Verner, 2009a). Plus prosaïquement, ils vont proposer « un bon massage touareg » à une touriste qu’ils courtisent – alors qu’ils ne savent pas masser et n’en ont pas le goût. Ce ne sont pas des Apollons : la plupart sont petits et chétifs. Les touristes les jugent pourtant raisonnablement séduisants et, questionnées sur la perception de leur exotisme, répondent : « Quand on aime un homme, c’est avec son paysage »15. Ce paysage, au Sahara, est érotisé : les dunes de sable sont fréquemment comparées aux courbes d’un corps féminin ; les perceptions sensorielles sont amplifiées en frémissements, caresses, morsures ou vertiges. Les conditions mêmes du déplacement dans cet espace, sans aucun confort et sans repères, prédisposent vraisemblablement, tout autant que l’exotisme des guides, à un échange sexuel vécu au même titre que la randonnée comme une performance (Cauvin Verner, 2009b). De fait, lorsque les guides séjournent en Europe, même accoutrés en nomades du désert, ils ne parviennent à séduire aucune des femmes qu’ils courtisent.
- 16 Une minorité de touristes utilise des préservatifs. Elles ne s’en sont pas munis avant le départ, l (...)
29Désinhibition sexuelle ? Les touristes sont étonnamment prudes pour évoquer la dimension sexuelle de la relation, à laquelle elles préfèrent donner un caractère sentimental. Lorsqu’elles évoquent une étreinte, c’est pour y démontrer l’attachement de leur amant. Elles dénient toute satisfaction particulière, déplorant même, mais sans animosité, des étreintes trop brèves et dépourvues de caresses, quoiqu’ardemment répétées – « Une boite de préservatifs n’aurait pas suffi pour passer la nuit », déclare l’une d’elles pour justifier de n’en avoir pas utilisé16. Souvent, elles dépeignent un amant inexpérimenté, qu’elles ont tendance à infantiliser, surtout s’il est plus jeune. De leur côté, les guides nwaji ne considèrent pas particulièrement les touristes occidentales comme des beautés. Ils ne sont pas sensibles à la couleur de leurs cheveux ou de leurs yeux. Ils plaisantent sur la sensualité de la femme grosse, comme tout un chacun au Maroc où l’embonpoint est prisé. D’une femme qui a de grosses fesses, les plus jeunes des cadets disent : – « Son mari, il en a de la chance ! ». Mais ils courtisent aussi bien des femmes maigres. Ils prêtent en revanche une grande attention à la qualité des regards qu’ils aiment sympathiques, bienveillants, soutenus. Selon les critères locaux, ils sont surtout séduits par la blancheur et la finesse de la peau. Au Maroc, la beauté de la paysanne, de la bédouine et de l’ancienne esclave est dépréciée en raison d’une peau brune et épaisse. Selon les mêmes critères locaux, ils aiment les cheveux raides et soyeux, plutôt que secs et crépus. Leur type idéal, disent-ils, est celui de l’Espagnole ou de la Marocaine du Nord : très brune, la peau très blanche et les cheveux lisses. Les touristes qu’ils courtisent ne sont pas parmi les plus jolies, ni surtout les plus jeunes de leur clientèle. Les Européennes de vingt ans, peu nombreuses au demeurant, sont moins disposées à accepter leurs avances et à s’engager dans une relation. Peut-être aussi leur apparaissent-elles moins riches, moins généreuses et moins vulnérables. Ils font indifféremment la cour à des femmes mariées ou à des célibataires. L’essentiel, disent-ils, c’est de varier les partenaires, « de ne pas toujours manger le même tajine… ». De temps à autre, ils produisent des discours raciaux, en s’opposant en tant que Noirs à des Blanches – alors que les Nwaji ne sont pas noirs de peau. Mais l’altérité fondamentale reste celle de la distinction entre Musulmans et Chrétiens.
30À l’occasion d’une assemblée générale du voyagiste Croq’Nature, un guide Touareg du Mali m’a prise à parti : « Les Françaises viennent toutes au désert pour trouver un mari ! Elles pensent qu’elles sont belles !... Mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’une femme française ? ! Elles ne savent pas garder les chèvres !... ». D’une femme qu’ils convoitent, ils ne disent pas qu’elle est belle mais qu’elle est « gentille ». S’ils apprécient que les touristes « acceptent de faire l’amour dehors (dans les dunes), nues, et même en plein jour », ils estiment les femmes marocaines bien plus dévergondées. Jamais je ne les ai entendu commenter leurs échanges sexuels avec une étrangère, ni pour en faire l’éloge, ni pour s’en plaindre. Et jamais je n’ai osé les questionner.
31La plupart imaginent que les touristes non accompagnées sont en manque d’hommes et, parce qu’elles ne vivent pas sous la contrainte des normes islamiques, absolument libres de coucher avec n’importe qui. À Zagora, beaucoup de femmes sont divorcées et non remariées. Les hommes disent à leur sujet qu’« elles ont faim ». Elles peuvent entretenir des relations extraconjugales avec un homme mais ces relations sont toujours susceptibles d’être surveillées, dénoncées et punies. Au mois de mai, un cadet me disait de l’une de ses cousines, la quarantaine comme lui, divorcée, à qui il reprochait de se mêler de ses affaires sentimentalo-sexuelles : « Je connais un homme qui l’a longtemps baisée et maintenant, elle n’a plus la figure de me regarder ! ».
- 17 Une première épouse est choisie par les parents. L’homme et la femme sont tenus au devoir conjugal (...)
32L’afflux permanent et toujours renouvelé de touristes disposées à des aventures sexuelles permet de soulager la sexualité des célibataires, de retarder le mariage, de pratiquer une sexualité détachée d’une visée reproductrice. Cela ne prête pas à conséquence car ce sont des nasraniyat, des « chrétiennes », plus « libres » encore que ne le sont les prostituées locales, que l’on choisit sans avoir à les rétribuer17, qui entretiennent l’illusion d’une vie de couple sur le modèle occidental, et qui assurent même une revalorisation du statut, voire une promotion sociale. La sexualité avec les étrangères n’enferme décidément pas dans une problématique postcoloniale. Elle est à penser dans le cadre de structuration de marchés économiques, de défis sociaux et de compétitions symboliques.
Le meilleur, c’est le plus difficile
- 18 Ma kayn mouchkil : « Pas de problèmes », ponctue chaque fin de dialogue avec un touriste et ne manq (...)
- 19 Lors du premier campement d’un circuit, les guides questionnent chaque randonneur sur son activité (...)
33Pendant mon séjour du mois de mai, l’un des cadets du groupe ne cessait de me répéter avec malice dans les yeux, car la remarque m’était évidemment adressée : « Le meilleur, c’est le plus difficile ». Une séduction est une mise en scène, variable selon les sociétés, les individus, les situations. D’une destination touristique à l’autre, on observe cependant des similarités. Comme en Jamaïque (Pruitt et LaFont, 1995) ou à la Barbade (Karch et Dann, 1981), ce sont plutôt les guides qui courtisent les femmes. Ils ne les choisissent pas au hasard : ils évaluent assez vite sur lesquelles ils produisent une impression favorable et, selon les témoignages des copines, il se produirait une attirance réciproque dès l’échange du premier regard. Ce sont des virtuoses des percussions (gumbri ou derbouka). Ils savent danser. Ils connaissent et apprécient les répertoires musicaux pop, soul ou surtout reggae qui leur servent à développer une « ma-kayn-mouchkil- attitude » (« pas de problèmes » attitude) équivalente au « don’t-worry-be-happy-attitude » décrit en Indonésie par Dahles and Bras (1999, p. 281)18. Ils mobilisent toujours à peu près les mêmes techniques de séduction. Dès la première nuit du circuit, ils construisent le dispositif d’une cour galante auprès d’une touriste dont ils ne modifieront pas le choix, quand bien même elle repousserait leurs avances. Ils commencent par marquer leur intérêt par quelques flatteries (vanter sa sympathie) et attentions particulières (l’aider à monter sur un dromadaire ou à porter son sac, lui donner un surnom flatteur)19. Ils cherchent à causer avec elle en se montrant très attentifs à ses pensées. Ils cherchent à établir une relation de confiance et, pour ce faire, montrent qu’ils sont en possession des codes sociaux liés à l’égalité des sexes, la sophistication vestimentaire, les manières de table ou d’hygiène, l’expression orale et l’humour. Dès ce premier soir, ils se montrent parfois tendres et affectueux : ils la prennent par l’épaule, lui serrent la main à tout instant comme gage d’une complicité naissante. Au moment jugé opportun, ils lui proposent d’aller converser à l’écart du groupe pour contempler le ciel étoilé – un échange sexuel se produit alors, auquel les touristes déclarent ne pas avoir la tentation de résister, comme si elles ne s’appartenaient plus. Le cours des choses semblant relever d’une nécessité intérieure, l’issue est dédaignée. Ce qui se joue, c’est le sens de la vie.
34Pour vaincre les réticences des touristes, qui souvent disent qu’elles « ne sont pas venues pour ça », ils se vantent de leurs précédents succès, de façon à banaliser ce qui pourrait être assimilé à une débauche. Ils ne leur font pas de déclarations d’amour mais s’efforcent de leur faire croire qu’ils ne pensent plus qu’à elles. Ils cherchent à éveiller leur désir, et peuvent se montrer très empressés : les prendre de force dans leurs bras pour les embrasser, les retenir assises auprès d’eux… Les touristes éprouvent dans cette insistance qui n’est pas loin du corps-à-corps lorsqu’elles y opposent une résistance, une sensualité qui les prédispose ultérieurement à céder à leurs avances. Encore faut-il distinguer les situations : en randonnée, les guides cherchent à produire une impression favorable. S’ils courtisent une touriste en ville, dans un bar d’hôtel – ce qui n’est pas des plus fréquents – ils vont plutôt chercher à se faire remarquer, en parlant fort, en buvant beaucoup et ostensiblement, pour montrer qu’ils ont de l’argent. Ils vont même parfois chercher querelle, par exemple en accusant la femme d’être raciste. S’il y a une importante différence d’âge, ils vont chercher à la minimiser. Si la touriste est disgracieuse, ils vont la rassurer en indiquant que seule compte sa « mentalité ». L’essentiel de la séduction passe donc par la parole, comme il est d’usage dans les sociétés bédouines, qui n’ignorent pas la passion, déclinée en « commerce galant » lors de « devisées nocturnes » (Casajus, 2007). Parce qu’il est interdit de se toucher, voire même de s’asseoir à côté l’un de l’autre, le simple fait de « converser entre deux personnes de sexe opposés est lié dans la pensée et le vocabulaire à l’acte d’aimer » et investi d’une grande sensualité (Fortier, 2004, p. 242).
- 20 Dans beaucoup des villes touristiques du Maghreb, les hommes interpellent les étrangères sous ce no (...)
35Ces hommes se féminisent-ils pour autant ? Les touristes indiquent qu’elles se sentent comme des proies lorsqu’elles sont reçues dans la maison familiale de Zagora. Les guides y créent un double effet de désir et d’attente : après leur avoir fait une cour extrêmement pressante pendant la soirée, ils s’absentent toute la journée du lendemain. Il y aurait donc dans cette cour galante quelque chose de la chasse qu’exprime bien ce goût « du plus difficile » et que l’on trouve formulé dans le répertoire musical de la tribu : les chansons d’amour, pour parler de la femme désirée, évoquent l’image d’une gazelle poursuivie par un chasseur20.
36Pourquoi attendre le dernier jour de la randonnée pour conclure un échange sexuel avec une touriste qui y était parfois disposée dès le premier soir ? Pourquoi prendre la peine d’une cour galante qui n’était peut-être pas nécessaire ? Il s’agit de ne pas perdre la face : l’attente permet d’évaluer ses chances et de s’épargner les risques d’une déconvenue. Il s’agit aussi, comme dans les razzias, de prendre son ennemi par surprise, au moment où il s’y attend le moins, après une parade qui n’est pas sans rappeler l’esthétique de la fantasia. Lorsqu’un de mes informateurs me déclare : « Pour nous, le meilleur, c’est le plus difficile », et que je le questionne en plaisantant : – Bhal al Baroud ? (« comme le jeu de poudre ? »), il me répond en riant : – « Oui ! ».
37Les guides évaluent assez bien que, la plupart du temps, les touristes ne céderaient pas à leurs avances simplement pour satisfaire une pulsion sexuelle. Ils cherchent donc à créer une intimité émotionnelle sans laquelle l’échange sexuel ne construirait pas le thème romantique nécessaire à la poursuite, même virtuelle, de la relation – thème d’autant plus facile à construire que s’est popularisée en Occident toute une imagerie romantique des Touareg et des Bédouins. Probablement évaluent-ils aussi qu’être l’ami avant d’être l’amant permet d’écarter tout soupçon de prostitution. Lorsqu’ils sont courtisés par des femmes qu’ils n’ont pas choisi, ils s’en offusquent et protestent d’être considérés comme des objets sexuels : – « Elles viennent toutes pour profiter de l’amour ». Ils dédaignent leurs avances. Contrairement à la situation exposée au Sénégal par Salomon (2009), aucune obligation sociale de virilité ne les pousse à s’impliquer dans n’importe quel échange sexuel avec une étrangère. En différant cet échange jusqu’au dernier soir de la randonnée, ils écartent aussi le risque de décevoir leur partenaire ou de la lasser. La séparation survient le lendemain, brutale et sans appel, qui va créer un état de trouble émotionnel, de manque et d’incertitude favorable à la poursuite de la relation. Leur cour galante assure une capitalisation de femmes, car il n’y a que de la poursuite d’une relation au-delà du temps du séjour qu’ils peuvent escompter un réel profit : une invitation à venir séjourner à l’étranger tous frais payés, l’obtention d’un visa, des cadeaux, des séjours renouvelés de la touriste, une « bonne publicité » à l’étranger, etc.
- 21 Le bordel de Zagora a fermé ces dernières années. Restent les maisons et surtout les téléphones por (...)
38On voit donc se cumuler ici plusieurs logiques qui, toutes, expriment une quête de défi qui est une des valeurs centrales des sociétés bédouines. Logiques de compétition : je capture davantage et plus vite que mon frère ou que mon cousin. Logiques de rivalités : la copine de mon frère ou de mon cousin est laide, vieille, peu sympathique et peu généreuse mais je vais essayer de la lui ravir. Logiques d’exclusion et de reproduction des hiérarchies sociales : les chameliers et les anciens esclaves ne sont pas autorisés à courtiser les étrangères. Logiques de capitalisation : ce ne sont pas tant les dons matériels qui sont capitalisés que les femmes elles-mêmes, de sorte qu’il y en ait toujours une de disponible, susceptible d’écrire, de téléphoner, de revenir ou d’inviter. Il s’agit de constituer et de maintenir une « réserve » de femmes. Logiques cumulatives et alternatives : être lié à une étrangère n’interdit pas de se lier à d’autres étrangères, simultanément ou, le plus souvent, alternativement, ni de fréquenter des prostituées21, ni même de se marier. La multiplicité des copines permet une rotation permanente de femmes dépendantes, de sorte « qu’on en ait toujours une sous la main ». Logiques de défis : « le meilleur, c’est le plus difficile ». Logiques de revalorisation identitaire : ce n’est pas que les guides aspirent à devenir Blancs (Karch & Dann, 1981). Ils disent ou ils écrivent à leurs copines : « Je suis ton petit Sahraoui ». Comme cela a été observé en Thaïlande (Malam, 2003), ils expriment là un complexe physique : être chétifs, maigres, au lieu de costauds, gros et baraqués comme le sont les touristes ou les Marocains des classes supérieures. Complexe identitaire également : dépréciés dans l’imagerie nationale comme des « Bédouins » (‘aroubiya), ils trouvent dans la fréquentation intime des étrangères la possibilité de construire une ethnicité revalorisée et reconnue sur la scène internationale (Cauvin Verner, 2009a). Logiques de circulation : on peut s’approprier une copine délaissée par un cousin ou un frère. Logiques d’émancipation : fréquenter des étrangères autorise une sorte de fugue sociale temporaire, propice aux innovations.
L’hypothèse de la fugue sociale au lieu de la transgression
39En ville, les séducteurs de touristes paradent au bras des étrangères mais leur vantardise est tempérée. Il suffit qu’ils se montrent en compagnie d’une femme pour que tout le monde suppose qu’ils entretiennent une liaison avec elles. Promiscuité hétérosexuelle équivaut à sexualité. Il n’y a donc pas matière à en faire un sujet de conversations. Assez paradoxalement, c’est auprès des touristes qu’ils tiennent les propos les plus provocateurs, en déclarant avoir conquis beaucoup de femmes, des jeunes et des jolies comme des laides et des vieilles, parfois même en cachette de leur mari. Au sein du groupe, entre Nwaji, ils restent discrets. Ils n’évoquent pas leurs relations devant les aînés et les femmes, bien que ceux-ci ne manquent pas d’observer lequel est en charge de l’emploi du temps d’une touriste et donc son amant potentiel. Selon les témoignages recueillis, pour vaincre les réticences des étrangères, les séducteurs leur disent fréquemment : – « Ca va rester entre nous… ». Ce qui veut dire que, tout en volant un butin à la barbe de tout le monde, tout en laissant supposer qu’on le possède, on peut toujours dénier le lien sexuel puisque situation touristique équivaut à promiscuité hétérosexuelle. En conséquence, ces liaisons sont-elles transgressives ?
- 22 Le mujûn est une notion qui peut désigner un comportement mais qui est surtout liée au discursif : (...)
40On ne manque pas de littérature sur les normes islamiques, qui établit infailliblement que « pour l’orthodoxie sunnite, l’activité sexuelle est inséparable de l’institution du nikah, du mariage, surtout à une époque où les phénomènes de l’esclavage et du concubinat ont disparu de la vie sociale. Tout coït extra ou pré conjugal est considéré comme zina, c’est-à-dire comme une grande turpitude morale. » (Dialmy, 1988, p. 53). La sexualité avec les touristes présente incontestablement un caractère de débauche, d’autant qu’à la séduction sont presque toujours associés les plaisirs de l’ivresse (consommation ostentatoire de tabac et d’alcool), et des discours de dénonciation sociale défiant l’islam (mujûn)22 : – « Nous, on ne fait pas Ramadan ». Il y a quelque chose d’effronté et d’insolent à tenir de tels propos mais les échanges sexuels avec les étrangères restent solidement normés. Seuls des guides, issus des tribus bédouines, séduisent activement. Ces guides ne séduisent que des clientes – ils ne s’aventurent pas, ou très rarement, à tenter leur chance avec la cliente d’un hôtel ou d’un concurrent. Les échanges sexuels ne se produisent pas n’importe où : pour séduire une fille, les guides l’emmènent dans le désert, assimilé à un khla, un « vide » qui, du moins pour les citadins, est une sorte d’outfield de la vie sociale. Pour se ménager de l’intimité quand on est en groupe, il n’y a qu’à s’éloigner un peu du campement. Pendant les séjours dans le camping-bivouac d’Oulad Driss, les couples se retrouvent dans les petites chambres en dur où loge le personnel, à l’écart des tentes des autres touristes, ou bien dans le hammam lorsqu’il n’y a pas trop d’affluence. Dans la maison familiale transformée en gîte, ils font semblant d’occuper deux chambres différentes. Si leur liaison dure depuis quelques temps et qu’il est manifeste que la touriste revient visiter son amant, les femmes et le patriarche leur assignent une pièce à l’écart de l’habitation principale, au fond des jardins.
41En ce cas, peut-on dire de cette sexualité qu’elle présente des aspects antisociaux ? Lorsque j’ai séjourné auprès du groupe au mois de mai 2009, un mariage était célébré en même temps que les cadets cherchaient à séduire les étrangères accueillies sous le même toit. Les deux évènements ne se produisaient pas exactement au même endroit de la maisonnée : le mariage se déroulait dans la partie droite réservée à la vie sociale du groupe ; les touristes étaient reçues dans la partie gauche, aménagée en gîte d’accueil spécifique depuis plusieurs années. Toutefois, faute de place, c’est dans la cour de cette aile gauche que venaient dormir les hommes âgés de la tribu. N’étant pas de la maison, ils n’étaient pas en droit de s’insurger contre des débauches dont mieux valait faire semblant de n’être pas le témoin. Les cadets restaient prudents : tout le jeu était de parvenir, sous des prétextes divers (fumer une cigarette, converser), à faire monter la touriste convoitée sur la terrasse, dans le noir et loin des regards, et de l’y retenir, une couche étant prévue à cet effet.
- 23 La société bédouine reconnaît la passion pour l’amante comme l’a démontré Lila Abu-Lughod à partir (...)
42Dans la société bédouine, défier le système, acquérir de l’autonomie par rapport au groupe, c’est le moyen de redéfinir son statut par un gain de prestige. En séduisant des étrangères, les guides actualisent leurs qualités viriles et montrent qu’ils sont capables d’initiative personnelle. Acquérant une mobilité économique et sociale à laquelle tout un chacun aspire, ils défient leur dépendance au groupe tribal, ainsi que leurs rivaux potentiels. Ce qui pourrait perturber l’ordre social, c’est qu’ils montrent qu’ils sont amoureux d’une touriste car ils feraient alors un aveu de faiblesse. Il n’est pas exclu qu’ils soient amoureux, tant l’étrangère cristallise rêves et espoirs d’une vie meilleure. Mais ils font en sorte que ça ne se voit pas, en ne cessant jamais de séduire d’autres touristes, en embrassant leurs copines publiquement dans la rue, en les prenant à l’arrière de leur mobylette, donnant ainsi à voir une relation qui n’aurait d’autre caractère que sexuel, en s’absentant lorsqu’une de leurs copines revient les visiter ou en ne lui accordant que très peu de temps – ils disent ne pas supporter d’une femme qu’elle « reste à côté d’eux » et jugent en conséquence que « les femmes françaises sont chiantes ». Ils restent maîtres de la gestion de son séjour en contrôlant ses déplacements, ses fréquentations et ses dépenses. Même si la touriste n’a pas cédé à leurs avances, ils s’arrangeront pour faire croire à l’entourage et à la ville entière qu’elle leur appartient. Ils ne montrent d’implication émotionnelle que dans l’intimité, car de cette implication émotionnelle, feinte ou réelle, dépend la poursuite de la relation. Pendant ce mois de mai, une touriste âgée de cinquante cinq ans délaissée par son amant qu’elle était revenue visiter posa la question suivante à l’un des cadets : – « Est-ce que vous êtes amoureux ? ». Celui-ci lui répondit : – « Oui, parfois on n’arrive plus à dormir la nuit… On pense à la gazelle ». Le désir d’une femme est pensé comme une passion23.
- 24 Un cas s’est produit, d’agression sexuelle d’une touriste. Mais le guide incriminé était un parango (...)
- 25 Un musulman peut épouser une chrétienne ou une juive, une musulmane ne peut épouser qu’un musulman. (...)
43Ce qui pourrait perturber l’ordre social, ce serait de montrer de la jalousie : les guides renonceraient alors à la maîtrise de soi spécifique du masculin, pour adopter une situation de dépendance typique du féminin. Or ils ne montrent qu’indifférence. Ce serait aussi de recourir à la violence, car pour avoir de la valeur, la soumission des femmes doit être librement consentie24. Ce serait enfin d’épouser les touristes25, car cela reviendrait à légitimer une émotion qui ne dérive pas des relations de parenté et qui pourrait disperser la puissance économique du lignage. Or, contrairement au Sénégal (Salomon 2009), les guides n’épousent que leur cousine parallèle patrilatérale, bint al ‘amm, conformément aux injonctions de leurs parents. Le principe idéologique dominant de l’organisation sociale ne se trouve donc pas menacé.
- 26 Dans la société bédouine, la maturité qui implique sagesse, raison et sens des responsabilités n’es (...)
44J’ai longtemps pensé que si les cadets ne se mariaient pas, c’est parce qu’ils avaient des aventures avec les étrangères. Mais la plupart d’entre eux, les années passant, ont fini par épouser leur cousine et ont alors cessé de courtiser les touristes. Les séducteurs ne sont donc jamais, ou très rarement, des adultères. Ce sont des cadets célibataires26 ou, plus exceptionnellement, des hommes très rapidement divorcés. Non seulement leur désir est pensable mais il est admis que la satisfaction de ce désir, qui plus est avec des étrangères hors du contrôle social de la communauté, au lieu de créer du désordre leur permet de rétablir un contrôle sur eux-mêmes.
- 27 Beaucoup de touristes, de retour de vacances, se plaignent auprès du voyagiste d’avoir été importun (...)
45L’émigration peut-elle conduire à la dispersion du groupe agnatique ? Des enquêtes menées sur quinze ans montrent que ces émigrations sont le plus souvent temporaires. Les hommes finissent par revenir, même lorsqu’ils ont élevé des enfants à l’étranger, et prendre femme au sein de la tribu. J’y ajouterai trois remarques : on ne part jamais que pour soi, on part aussi pour les autres. Partir, voyager, et prendre femme là où l’on est (polygamie différée dans le temps), est une constante des sociétés bédouines. Si cette sexualité n’était pas reconnue par l’ensemble de la société, les séducteurs seraient en prison. Or la société est étonnamment indulgente à leur endroit, même dans les cas extrêmes d’agression sexuelle, qui relèvent de la justice étatique lorsqu’il y a plainte – ce qui n’est pas toujours le cas27. En ces affaires comme en d’autres, l’ordre patriarcal, la pureté lignagère et l’honneur familial priment sur la stricte observance du droit musulman – ici d’autant plus que les étrangères sont exclues d’un ordre social fondé sur la séparation des sexes.
What’s prostitution got to do with it?
46Denise Brennan, s’inspirant d’un titre fameux de la chanteuse afro-américaine Tina Turner interroge au sujet du tourisme sexuel : What’s love got to do with it ? Je voudrais ici retourner la question : What’s prostitution got to do with it ? La vulgate sociologique nous dit que des touristes masculins qui couchent avec des femmes indigènes, c’est du tourisme sexuel : les femmes indigènes se prostituent. Mais des hommes indigènes qui couchent avec des femmes touristes, est-ce encore du tourisme sexuel ? Les hommes se prostituent-ils ? Une enquête comparative conduite en Jamaïque auprès de beach boys et de prostituées montre des situations qui ne sont pas symétriques : les beach boys savent parler plusieurs langues ; ils exercent un métier pour lequel ils sont rémunérés et qui leur permet de travailler avec les touristes de multiples façons ; ils affichent sans honte cette sexualité à leur famille ; ils n’ont pas d’autres clientes que les touristes ; ils en escomptent l’acquisition de biens matériels (repas, vêtements, bijoux, mobylette) mais surtout la possibilité de démarrer un petit business, de voyager, peut-être même de partir vivre à l’étranger. En revanche, les prostituées ne parlent que leur langue maternelle ; leurs prestations sexuelles sont leur seule source de revenus ; elles dissimulent leurs liaisons à leur famille et sont stigmatisées par la société locale ; elles ont d’autres clients que les touristes ; elles en escomptent surtout de l’argent car elles n’imaginent pas pourvoir se marier et émigrer (Herold, Garcia et DeMoya, 2001). Une autre enquête, conduite cette fois en Thaïlande, fait état d’une situation toute différente : les prostituées ne commercialisent pas forcément leurs prestations. Leur rémunération peut être laissée à la générosité du client et le cadeau s’avérer d’une valeur supérieure au tarif. Elles ont le choix de leur partenaire et de leurs prestations. Elles peuvent s’impliquer émotionnellement et s’investir dans une relation durable. Elles ne se considèrent pas comme des prostituées : elles ne font que « travailler avec les touristes » (Cohen 1982). On voit bien toute la complexité de ce type d’échanges, non identiques d’une société à une autre.
47En France, au xixe siècle, les critères susceptibles de définir l’activité prostitutionnelle, qui sont l’habitude et la notoriété, la vénalité, de sorte que la prostitution soit un métier fournissant l’essentiel des ressources, l’absence de choix du client et l’absence de plaisir, du fait de la multiplicité de la clientèle, excluent les femmes galantes, les filles entretenues et les prostituées intermittentes, ouvrières ou femmes de la petite bourgeoisie tentées par la consommation de luxe (Corbin, 1982, p. 191). Les séducteurs de touristes au Sahara marocain ne répondent à aucun de ces critères : l’habitude et la notoriété leur font défaut – on ne les désigne pas autrement que zallal, « queutards ». Ils n’en tirent pas de revenu. Ils ont du plaisir et choisissent leur partenaire. Pas plus que les Thaïlandaises, ils ne se considèrent comme des prostitués. Il n’est pas question de considérer que seuls seraient des prostitués les femmes, les homosexuels et les enfants. Mais nous pensons devoir tenir compte des identifications produites par les acteurs. Il n’est pas davantage question de considérer que, parce que la relation serait nourrie de sentiments, elle ne relèverait pas de la prostitution. L’implication émotionnelle des guides peut être feinte comme elle peut être réelle – ils ne voient pas pourquoi leur « amour » devrait être désintéressé. Seul l’imbécile ou le faible ne saisirait pas sa chance pour faire des affaires et briller socialement. Après le départ d’une copine, ils doivent créer une intimité à distance susceptible de motiver son retour. Jusqu’à la généralisation des téléphones portables, ils s’efforçaient de répondre à leurs lettres. Ils ne recouraient pas à un écrivain public, comme en Thaïlande (Cohen, 1986), mais sollicitaient l’aide d’un touriste familier. Lorsque j’ai été chargée de la rédaction de ce courrier sentimental, qui requérait un travail d’interprétation plus que de traduction, il me revenait de trouver les mots opportuns autour de quelques idées simples : s’assurer de la santé de la copine et de ses proches, comme il est d’usage au Maroc ; évoquer les moments d’intimité sexuelle dans les paysages désertiques, vraisemblablement en réponse aux courriers des copines qui, au lieu de déclarer leur passion, disent leur nostalgie du désert et des conditions de vie ; s’enquérir d’une prochaine visite et la solliciter : – « Quand est-ce que tu reviens ? ». Nous n’étions pas toujours seuls. Il est arrivé que les courriers de la copine passent de main en main et que j’ai à les lire publiquement – ce qui ne manquait pas de provoquer l’hilarité générale. J’y ai toujours vu davantage de gêne (certaines expressions sentimentales ne leur étaient pas familières), que de mépris.
- 28 De ces entrepreneurs, Phillips et Dann donnent la définition suivante : « An individual drawn from (...)
48Puisque pour séduire ils ne doivent pas apparaître comme des gigolos, aucune négociation d’aucune sorte ne précède ni ne suit les étreintes jusqu’au moment du départ. L’échange sexuel doit plutôt créer une sorte de dette d’amitié, faite de dons consentis librement. Certains chercheurs radicalisent le propos, en ne voyant là qu’une forme d’entreprenariat (Dahles and Bras, 1999 ; Phillips, 2002). Les guides m’apparaissent en effet comme des petits entrepreneurs à tout crin28, hustlers très débrouillards et très actifs à devenir leurs propres patrons quitte à en passer par le harcèlement des touristes et diverses arnaques.
- 29 Sont jugés contraignants : la jalousie d’une femme ; ses exigences en termes de disponibilités, par (...)
49Le groupe tribal auprès duquel j’ai enquêté est parvenu en moins de dix ans à reconstituer un troupeau de dromadaires ; il a acheté plusieurs terrains sur lesquels il a fait construire des maisons ; il a augmenté ses lopins de jardins dans les palmeraies ; il possède même aujourd’hui une agence immobilière et se vante de ne plus avoir besoin d’encadrer des groupes de touristes. Des petits entrepreneurs, mais mâtinés de libertins – ce qui n’apparaît pas dans les autres études sur le tourisme sexuel. Le libertin, indique le dictionnaire Petit Robert, est un affranchi qui s’adonne sans retenue aux plaisirs charnels. Coquet, vif, rusé, il se poste à l’affût des femmes et, très entreprenant, s’avère redoutable pour leur vertu. Bourreau des cœurs, il n’aime rien tant que le plaisir de la joute, de la compétition et de la victoire. Les guides se montrent sentimentaux pour pouvoir coucher avec une touriste. Après l’avoir flattée et adulée pour qu’elle « tombe amoureuse », ils s’absentent lorsqu’elle revient en visite, se montrent infidèles, ou même rompent la relation parce qu’ils la jugent trop contraignante29. Du coup, on observe un curieux renversement des termes de la relation : du point de vue de la société locale, les touristes incarnent un tel envers sociologique qu’elles en deviennent métaphoriquement comparables à des prostituées.
50Le terme même de prostitution renvoie tantôt au commerce réel des corps, tantôt aux pratiques sexuelles que ce terme sert métaphoriquement à stigmatiser. Il figure alors l’immoralité (Dupont, 2003). Les guides ne disent pas des touristes qu’elles sont des qahba, des « putes » mais, de fait, la société locale les y assimile : elles sont célibataires, mobiles et autonomes financièrement, ou supposées telles. Étant dans la mixité, on les présume disposées à une sexualité extraconjugale, l’homme n’étant pas reconnu apte au contrôle de ses pulsions sexuelles. Elles ne dissimulent pas leur attachement sexuel ou sentimental : elles appellent leur copain par son prénom, lui témoignent publiquement de l’affection, manifestent même en certains cas de la jalousie, attitude localement honnie en ce qu’elle témoigne d’un désir excessif. Elles ne dissimulent pas leur corps, leurs cheveux et leur visage et montrent une intrépidité toute masculine à s’aventurer dans le désert, dans le cadre d’un circuit qui est le lieu d’une promiscuité inhabituelle. Comme les courtisanes, elles se donnent à qui leur plaît sans pour autant se vendre. Elles copulent sans engendrer, et même alors qu’elles sont ménopausées. Tout en elles exprime impudeur, démesure, intempérance, excès.
- 30 Chez les Nwaji, on ne marie pas une fille avant ses quinze ou ses seize ans. Les harratines, cultiv (...)
- 31 Contrairement aux beach boys jamaïcains, les guides de Zagora ne pratiquent pas de sexe buccal. Ils (...)
51Les femmes âgées de plus de quarante ans sont nombreuses, parmi la clientèle du voyagiste Croq’Nature. Au regard de la société locale, elles se trouvent exclues du cercle des personnes désirables et du marché matrimonial, qui valorise les toutes jeunes femmes30. Mais elles sont souvent plus réceptives aux attentions des guides et elles disposent d’une plus grande aisance matérielle. Fréquemment divorcées, ou même retraitées, elles sont plus disponibles pour venir séjourner à Zagora, éventuellement même y résider. On n’en fait pas des victimes. Bien au contraire, on les pense à la frontière de la vénalité. Il arrive souvent aux guides de déclarer, lorsqu’ils sont las de l’afflux de touristes, que les étrangères « viennent toutes pour profiter ». Ils y entendent qu’elles viennent profiter de leur disponibilité sexuelle, qu’ils ont tendance à surévaluer. Ils sont en effet persuadés d’être de très bons amants. Lorsque leur cour galante leur a déjà permis quelques privautés (caresser la touriste, l’embrasser), ils se vantent : – « Je vais te faire un très bon coup, quelque chose qui va rester entre nous, que tu ne vas jamais oublier ». On observe le même phénomène en Jamaïque : les beach boys sont très sûrs de leurs compétences à faire jouir une touriste mieux que nul autre et sont plus inquiets du plaisir qu’ils donnent que de celui qu’ils reçoivent (Herold, Garcia et deMoya, 2001)31. Les guides de Zagora considèrent également que les copines « profitent » de leur hospitalité, de leurs chameaux, de leurs compétences à les guider dans le désert et à leur faire découvrir la « vraie vie nomade » ou même de leurs réseaux, lorsqu’elles projettent de créer un commerce d’artisanat ou une maison d’hôtes. On est donc pris dans une logique de relations où chacun suspecte l’autre de vénalité.
52La société ne se soucie que de l’immoralité des personnes susceptibles d’être honorables. On ne craint pas de ces touristes qu’elles contaminent les épouses vertueuses. Elles ne sont que de passage, interchangeables, et hors du contrôle social – encore que bénéficiant de l’hospitalité d’un groupe, elles se trouvent placées sous sa responsabilité. Ce groupe lui suggèrera de ne pas enfreindre les règles, pour ne pas avoir à réparer de torts, sans pouvoir exercer de réelle autorité. En revanche, il est tout à fait significatif de voir que, dans le cas où comparait devant le tribunal un couple illicite formé d’une Française propriétaire d’une maison d’hôtes à Zagora et d’un de ses employés marocains, c’est la femme qui est accusée de prostitution – l’accusation, inadaptée à la situation puisque cette femme est l’employeur de son amant.
Une rationalité économique et lignagère partagée
- 32 Les touristes dépensent quand même encore de l’argent pour acquérir des vêtements, des souvenirs, é (...)
53Vénalité des cadets en quête de réussite ? Ou rationalité économique et lignagère partagée par l’ensemble du groupe tribal ? Reprenons la logique transactionnelle de ces échanges : les guides ne courtisent que des clientes, qui ont déjà payé leur séjour auprès d’un voyagiste. Ils ne sauraient donc vraiment escompter de l’argent en échange de leur disponibilité sexuelle32. Les transactions monétaires sont limitées par les termes stricts du contrat. Ils s’efforcent donc de mettre en place une relation de dons et de contre-dons qui, par définition, sera exponentielle et non limitée par les termes d’aucun contrat. À l’occasion de leur premier séjour, les copines ne font pas vraiment de cadeaux, ni ne donnent, ni même ne prêtent de l’argent mais elles donnent quelque chose d’infiniment plus précieux : leur adresse et leur téléphone, qui permettront de transformer un échange sexuel en liaison. Lorsque, pressées par les sollicitations de leur amant, elles reviennent à Zagora ou à Oulad Driss, elles escomptent ne pas payer leur séjour – c’est du moins ce que leur amant leur a laissé entendre. En échange de cette hospitalité, elles ont donc prévu de gratifier leurs hôtes de cadeaux. À leurs amants, elles rapportent des vêtements au dernier cri de la mode occidentale, des parfums de marque, des cartouches de cigarettes, des bouteilles d’alcool… Ce ne sont pas des cadeaux très couteux mais ils assurent un gain de prestige auprès des frères, des cousins et des concurrents. En effet, le guide qui réussit à faire revenir une cliente est reconnu comme une sorte de leader sur le marché des prestations touristiques locales. Paraître dans l’arène sociale des guides et des commerçants de Zagora habillé de vêtements qu’on ne trouve peut-être même pas dans les grandes villes du Nord du Maroc permet de construire une image de « big man ». Offrir à l’entourage, amis et ennemis, des cigarettes et du whisky (coûteux et rare à Zagora), entretient l’image d’une prodigalité qui est l’apanage des puissants, et donc un charisme hors du commun. Les copines donnent surtout ce que l’argent ne suffirait à obtenir : l’élargissement de la clientèle car elles vantent la destination à leurs parents et amis ; la constitution d’un carnet d’adresses et, à terme, de réseaux ; des invitations à venir séjourner en Europe, qui permettront de perfectionner le travail de médiation culturelle d’un « bon guide » ; la paternité d’un enfant européen, qui favorisera l’obtention d’une carte de séjour permettant de s’émanciper du groupe tribal, de diversifier ses activités économiques et ses sociabilités, voire même de s’engager politiquement dans la reconnaissance internationale d’une identité essentialisée de « nomades du Sahara » (Cauvin Verner, 2009a). Les copines offrent enfin leur corps sans en escompter aucune compensation matérielle alors que, dans cette société locale comme dans beaucoup d’autres, il est impossible d’entreprendre une femme, future épouse ou maîtresse, sans avoir les moyens de lui offrir des cadeaux et de subvenir à une partie de ses besoins. Avec les touristes, l’argent ne compte pas. Le capital de séduction tient au fait qu’ils soient démunis et marginalisés apparaissant dès lors comme d’invincibles rebelles à la société de consommation moderne.
54Bien sûr, la quête de profit monétaire ne se dissout pas totalement dans cette économie symbolique. Lorsque l’amant est un dépendant, la touriste devra payer son séjour à Oulad Driss et l’un des frères tentera peut-être de ruiner leur relation affective, en ordonnant à son cousin d’accompagner un autre groupe, en prenant en charge l’organisation du séjour de l’étrangère, en lui surfacturant la location d’un 4x4 qui n’était pas indispensable à ses déplacements, et aussi bien en essayant de la courtiser. Ce chapardage est trop familier aux sociétés bédouines pour que personne ne s’en offusque. La prodigalité est le privilège de « Mokhtar et ses frères », qui ne sauraient être défiés sur le terrain de l’hospitalité. Lorsque pour échapper à l’autorité de la fratrie dominante, un cousin propose à sa copine de voyager dans une autre ville du Maroc (généralement Essaouira, très prisée en raison de son climat balnéaire frais toute l’année et des sociabilités en réseaux que les guides de Zagora y entretiennent chaque été), c’est à la « copine » de pourvoir à toutes les dépenses. Mais l’amant n’en tire de profit que symbolique : se vanter d’avoir voyagé et d’avoir pris des vacances, comme un touriste.
- 33 Peut-être observe-t-on une sorte de compétition à la désinhibition sexuelle. À l’occasion des noces (...)
- 34 Comme dans toutes les autres situations touristiques, les touristes, féminins ou masculins, doutent (...)
55Il ne s’agit donc pas tant de soutirer de l’argent aux touristes que de convertir, par le biais de l’affectif, un contrat impersonnel en une économie sociale de dons contre-dons assujettie aux normes et valeurs du groupe tribal. C’est pourquoi les guides insistent tellement pour que leur copine, lorsqu’elle revient à Zagora, ne séjourne pas à l’hôtel mais dans leur unité domestique où elles seront, sinon vraiment adoptées, intégrées dans un ordre social où elles seront maintenues en situation de dépendance. Il ne s’agit pas seulement de prendre la touriste à témoin de la précarité de leurs conditions de vie pour « la mettre en face de ses responsabilités financières » (Salomon, 2009, p. 166). Il s’agit aussi de faire jouer l’hospitalité pour bâtir des liens susceptibles, comme ceux de la parenté, de créer des obligations de soutien et d’entente qui ne s’exprimeront pas en termes de dettes mais de reconnaissances. En effet, si les dons sont escomptés, espérés, jamais ils ne sont exigés – il ne doit pas apparaître que l’homme est entretenu et, de fait, les amants de la fratrie dominante demandent très rarement à leur copine de leur rapporter des cadeaux qu’en certains cas ils s’engagent à rembourser. Ce sont plutôt les femmes du groupe – mère, tantes, sœurs, cousines ou nièces des guides – qui formulent les demandes de cadeaux les plus onéreux : des coupons de tissus dans lesquels confectionner de riches caftans citadins ; des appareils électroménagers ; des baladeurs ; ou même des poussettes pour les enfants qu’elles n’utiliseront pourtant pas. Elles disent au sujet des cadets qu’« ils ne font ça que pour l’argent ». C’est une façon de jeter un voile pudique sur le caractère sexuel de la relation – d’autant qu’elles ne voudraient pas admettre qu’on puisse leur préférer des étrangères33. C’est aussi une façon de dénier leur propre vénalité. Leurs demandes ne paraissent pas incongrues34 car, en l’absence de l’amant parti toute la journée pour, conformément aux usages locaux, s’occuper de ses affaires en ville, ce sont bien elles qui prennent soin de la copine, veillent à ses repas et à ses divertissements. Elles ne parlent pas, ou très peu, le français. Elles ne sont donc pas en mesure, comme les guides, d’objectiver leur culture mais, acceptant de partager leur quotidien, de se rendre disponibles pour faire la cuisine, aller cueillir des légumes dans le jardin, dessiner au henné sur les mains de l’étrangère, elles lui offrent ce que maint programme touristique ne parvient à satisfaire : le goût de l’authentique. La copine se sent redevable et, au fil des jours, de réels liens d’affection se tissent. À chaque nouveau séjour, elle se voit suggérée des dépenses de plus en plus onéreuses qui tendront à prouver que cette affection n’est pas illusoire. Sans être vraiment adoptée – on continuera de la dénommer nasraniya, « chrétienne » – une identification au groupe se réalise, temporaire, artificielle, mais qui engage un rapport analogue à celui de la parenté, fait d’obligations de soutien qui n’entrent pas dans une économie comptable. Soustraites au marché touristique pour être accaparées au sein des unités domestiques, les copines constituent donc une réserve de richesse dont chacun se sent en droit de profiter.
- 35 Cf. Abu-Lughod (2008, p. 123) : « Pour acquérir leur statut social, les individus doivent accorder (...)
56Un rapport sexuel est-il nécessaire pour mettre en place cette relation : donner, recevoir, rendre ? Des liens affectifs sont parfois noués avec des touristes par exemple un peu âgés, ou sans enfants, tout à fait disposées à « adopter » un indigène démuni qu’ils font venir en France en pourvoyant à toutes ses dépenses. Mais le cas ne se produit qu’avec des dépendants : chameliers nwaji au bas de la hiérarchie ou harratines employés comme seconds dans le bivouac d’Oulad Driss car seuls des déclassés peuvent être adoptés. Les frères à la tête de l’agence ne peuvent, eux, qu’adopter, pour créer de la dépendance35. En capturant leurs copines dans leur unité domestique, non seulement ils réactualisent les normes de genre qui organisent la vie sociale du groupe mais ils reproduisent aussi ses hiérarchies statutaires. Tout en maintenant les inégalités à l’intérieur, ils construisent vers l’extérieur – entre eux et les touristes, entre eux et les notables de Zagora – des relations plus égalitaires.
57Les Nwaji ne se définissent pas à partir de leur mode de vie : ce n’est pas parce qu’ils travaillent pour des touristes qu’ils ont cessé d’être des Bédouins. Seule compte leur généalogie, qui les rattache à la descendance du prophète, et leur ordre tribal, fondé sur le degré de proximité des agnats. Les échanges sexuels avec les étrangères ne désarçonnent pas ces principes idéologiques puisque les cadets ne les épousent pas. Ils permettent au contraire de redonner de la vigueur à l’idéal de solidarité lignagère : les femmes savent que la subsistance de leur groupe dépend de la diversification de ses sources de revenus – diversification qui, si elle ne rend plus nécessaire des alliances avec d’autres lignages, est susceptible de renforcer l’agnation. Elles savent que leur subsistance dépend d’une division du travail qui permet, au gré des spécialisations de chacun, de sécuriser l’avenir. Elles savent la nécessité des échanges monétaires et des contacts avec des non-parents. Elles savent enfin qu’en permettant aux cadets d’entrer en possession de visas, de cartes de séjours et de voitures, elles seront en mesure d’opposer à leurs rivaux potentiels une force égale ou supérieure. Même l’émigration, temporaire, ne conduit pas à la dispersion du groupe agnatique.
Conclusion
58L’enquête conduite à Zagora montre que les échanges sexuels entre les touristes et leurs guides ne sauraient être analysés en simples termes de « tourisme sexuel », plus utiles à une qualification experte ou militante que pertinents pour le champ académique. Des relations se construisent dans le temps, avec l’ensemble d’un groupe voire d’une société en cas d’émigration, qui requièrent un investissement où la sexualité n’est pas dissociable des autres aspects de la vie individuelle et collective. Dans toute sexualité se joue un rapport de domination, réel ou symbolique, sérieux ou joué mais, ici comme ailleurs, il est constamment renégocié. « Le pouvoir », écrit Foucault, « ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée » (Foucault, 1976, p. 123). Ni maîtres ni esclaves, les guides ne sont ni dans le simple calcul d’un intérêt économique, ni dans la seule satisfaction d’une pulsion sexuelle. Parvenant à rendre la touriste amoureuse, ils trouvent le moyen de s’affranchir de toute dépendance et de revernir l’image de leur virilité, de leur bravoure et de leur compétence dans le secteur touristique. Ils se forgent une personnalité sociale de « big man » car dans cette conquête et capitalisation de femmes, chacun dans le groupe patriarcal étendu reconnaît paradoxalement des valeurs d’honneur. À l’échelle plus large, régionale ou nationale, ils y trouvent le moyen de résister à la marginalisation assignée aux anciennes populations bédouines et de se reconstruire une dignité. Les touristes ne sont pas davantage des victimes car il leur appartient de décider, ou non, de la poursuite des échanges. Mais leur engagement affectif finit par les placer dans une situation de dépendance : à elles l’obligation de revenir ou de faire venir, de pourvoir aux dépenses, d’offrir des cadeaux, en échange de l’hospitalité dont elles bénéficient à Zagora. Les femmes et les aînés du groupe qui les accueillent au sein de leurs unités domestiques ne manquent pas de profiter de ces échanges, qu’ils investissent de rationalité économique et lignagère. Si, comme l’écrit Lagrange, « l’enjeu qui se pose aux cultures musulmanes au cours du xxe siècle est de parvenir à désexualiser la rencontre entre hommes et femmes, selon le modèle européen découvert au cours du siècle précédent et qui est désormais offert en permanence dans l’espace cosmopolite des métropoles » (Lagrange, 2008, p. 171), l’enjeu serait ici, sexualisant la rencontre avec les touristes, de maintenir le patriarcat. Cette sexualité représente une forme de contestation des normes islamiques mais elle ne crée pas de désordre sociologique. Maintenant la passion où elle doit se trouver, dans l’extraconjugal, elle n’ébranle pas le cadre normatif des relations hétérosexuelles. Émancipation plus que transgression, économie de razzia plus que de prostitution, esthétique de fantasia plus que de débauche, elle se trouve le lieu possible d’une réaffirmation d’un ethos bédouin.
بيبليوغرافيا
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حواشي
1 Expression utilisée par les cadets pour dire qu’ils assaillent les touristes fraichement débarqués. Cf. Cauvin Verner (2001).
2 Les « faux guides » exercent depuis les années 1970. Main d’œuvre non qualifiée et ambulante, ils rabattent des clients potentiels vers des « bazars » où ils touchent des commissions sur les ventes – parfois jusqu’à 30 %. Ils peuvent également bénéficier d’avantages en nature (mobylettes, cigarettes ou même boissons alcoolisées). On les dit « faux » parce qu’ils ne détiennent pas la précieuse plaque minéralogique délivrée par le ministère du Tourisme. Une brigade de police spécialisée est chargée d’interdire leur activité en leur imposant amendes et parfois peines d’emprisonnement, surtout dans les grands centres urbains de Fès et de Marrakech où touristes et locaux les perçoivent comme des parasites.
3 Rent a Dread : « louer un Rasta ». Dradlocks : nattes des coiffures des Rastafariens, souvent appelés « Rastas ».
4 Aucun échange avec une touriste d’origine africaine ne m’a jamais été signalé. Je n’ai jamais été le témoin de relations homosexuelles.
5 La plupart des guides ne sachant ni lire ni écrire, ils requièrent l’aide d’un étranger de passage. Comme Erik Cohen en Thaïlande (Cohen, 1986), j’ai été souvent chargée de la rédaction de ce « courrier du cœur ».
6 À partir du cas thaïlandais, Cohen pose des questions très pertinentes : Est-ce que le tourisme provoque la prostitution ? Est-ce que la prostitution se modifie face à la demande touristique ? Quelle est l’importance de la consommation touristique par rapport à la consommation locale ? Des prostituées sont-elles spécialisées et comment sont-elles recrutées ?
7 « Gambie, charter pour l’amour », reportage de Sylvie Chabas et Seddik Chettab, diffusé sur France 2 en 2008 dans l’émission Envoyé spécial. « Femmes : le boom du tourisme de l’amour », reportage de Sophie Le Gall diffusé dans le magazine 66 mn sur M6 en 2009.
8 Lagrange prend pour exemple la trame du roman d’Al-Tayyib Sâlih, Saison de la migration vers le Nord : un jeune Soudanais humilié par la colonisation part conquérir des femmes en Angleterre ; il les rend amoureuses au point de les pousser au suicide ; mais lorsqu’il revient au Soudan, il ne peut se réadapter et meurt noyé.
9 Sur ces inégalités raciales en situation de tourisme sexuel, cf. Phillips (2002), Sanchez-Taylor (2001 et 2006), Brennan (2004). Un appel à contributions a été lancé par S. Roux et B. Réau pour le n° 5 de Genre, Sexualité et Société (« Désir(s) d’ailleurs » – à paraître au printemps 2011), qui veut réfléchir à la construction sociale et historique du couple érotisme/exotisme ; aux rencontres et interactions sexuelles entre populations inégalement dotées ; à la racialisation des fantasmes et l’articulation entre différents rapports de domination ; à la mondialisation des sexualités et à la définition normative des conduites acceptables.
10 Cohen, étudiant la correspondance entre touristes et Thaïlandaises, en vient aux mêmes conclusions : les Thaïlandaises exploitent davantage les touristes qu’elles n’en sont les victimes (Cohen, 1986).
11 « Prostitution is not the right concept to characterise these relationships, love is not the right concept either » (Dahles et Bras, 1999, p. 287).
12 Les reproches concernant ce chapitre sur la sexualité ne m’ont jamais été adressés directement mais transmis comme une rumeur par d’autres touristes, ou par le voyagiste avec lequel s’est associé ce groupe de Nwâjî. Ils n’émanent que des cadets impliqués dans ces échanges. Il me faut cependant préciser qu’aucun de ces cadets n’a lu ma thèse. Ils se sont donc probablement eux-mêmes forgé une opinion sur une rumeur. Lorsque je séjourne au sein du groupe, personne ne me cherche querelle sur ce point, que nous prenons soin d’éluder des conversations.
13 En 1994, j’étais âgée de vingt-neuf ans. J’en ai aujourd’hui quarante-cinq et me trouve davantage courtisée que précédemment alors que localement, une femme est considérée « vieille » dès l’âge de quarante ans.
14 Le patriarche, de son vivant, interdisait que l’on me fit payer le prix habituel d’un circuit. La nourriture devait m’être offerte, ainsi que la prestation du guide ou du cuisinier et les transports. Le coût de location des dromadaires incluait le fourrage, indispensable en raison de la sécheresse, et le salaire d’un chamelier. Ce patriarche, ainsi que beaucoup d’autres aînés du groupe, avait l’habitude de venir séjourner chez moi lorsqu’il était de passage à Marrakech.
15 Témoignage d’une touriste française de quarante ans, danseuse.
16 Une minorité de touristes utilise des préservatifs. Elles ne s’en sont pas munis avant le départ, la plupart n’ayant pas imaginé avoir une aventure sexuelle à l’occasion du circuit. Plus elles sont convaincues de vivre un amour sincère, moins elles pensent à en utiliser. Les touristes munies de préservatifs sont très dépréciées par les guides : elles viennent « pour profiter ». Ils évitent de se lier avec elles. À ce jour, aucun cas grave de maladie sexuellement transmissible n’a été signalé. Mais des grossesses ont dû être interrompues, quand d’autres ont été conduites à leur terme.
17 Une première épouse est choisie par les parents. L’homme et la femme sont tenus au devoir conjugal de sexualité, même lorsque l’un des deux ne désire pas l’autre.
18 Ma kayn mouchkil : « Pas de problèmes », ponctue chaque fin de dialogue avec un touriste et ne manque pas d’être mémorisé par les randonneurs comme un adage de la philosophie locale.
19 Lors du premier campement d’un circuit, les guides questionnent chaque randonneur sur son activité professionnelle, son nom, son âge, son lieu de résidence, etc. En fonction des indications recueillies, avec la complicité des chameliers ils attribuent un surnom à chacun. La femme convoitée hérite de prénoms flatteurs : Zahra, « la fleur », Dâwiya, « celle qui illumine », ‘Adju, « celle qui revient », tandis que celles qui les indiffèrent, parce qu’ils les trouvent vieilles, laides ou peu sympathiques, se voient affubler de prénoms dont il est évident qu’ils ne leur plairont pas – par exemple Fatima, que les touristes exècrent pour les connotations vulgaires qu’il reçut à l’époque coloniale, ou même « la chiante ».
20 Dans beaucoup des villes touristiques du Maghreb, les hommes interpellent les étrangères sous ce nom de « gazelles ».
21 Le bordel de Zagora a fermé ces dernières années. Restent les maisons et surtout les téléphones portables, qui permettent de fixer des rendez-vous. Selon les témoignages recueillis, de plus en plus de femmes mariées se prostituent, parce que l’époux ne rapporte pas sa paye à la maison.
22 Le mujûn est une notion qui peut désigner un comportement mais qui est surtout liée au discursif : il n’y a pas de mujûn à pratiquer une transgression sans l’affirmer (Lagrange, 2008, p. 200).
23 La société bédouine reconnaît la passion pour l’amante comme l’a démontré Lila Abu-Lughod à partir de son étude des ghinnawas, « poésies chantées » associées à l’amour romantique (Abu-Lughod, 2008).
24 Un cas s’est produit, d’agression sexuelle d’une touriste. Mais le guide incriminé était un parangon de la transgression (Cauvin Verner, 2007, p. 267-271).
25 Un musulman peut épouser une chrétienne ou une juive, une musulmane ne peut épouser qu’un musulman. Mais l’école Malikite déconseille les unions avec les femmes en dehors du Dar el Islam (Lagrange, 2008, p. 103).
26 Dans la société bédouine, la maturité qui implique sagesse, raison et sens des responsabilités n’est située qu’à l’âge de la quarantaine. La « jeunesse » (de la majorité à cette quarantaine) autorise d’être imparfait sur le plan religieux et social et, notamment, de manifester un appétit des passions sans toujours pouvoir contenir ses pulsions sexuelles.
27 Beaucoup de touristes, de retour de vacances, se plaignent auprès du voyagiste d’avoir été importunées pendant leur séjour mais elles ne portent pas plainte.
28 De ces entrepreneurs, Phillips et Dann donnent la définition suivante : « An individual drawn from a minority group of low socio-economic status in society, who in a effort to find alternative avenues of employment, consciously decides to undertake an innovative enterprise assuming risk for the sake of profit » (1998, p. 65).
29 Sont jugés contraignants : la jalousie d’une femme ; ses exigences en termes de disponibilités, parfois ses efforts pour aboutir une émigration que l’amant ne souhaite pas totalement ou dont il juge la procédure humiliante.
30 Chez les Nwaji, on ne marie pas une fille avant ses quinze ou ses seize ans. Les harratines, cultivateurs des palmeraies, les marient beaucoup plus jeunes.
31 Contrairement aux beach boys jamaïcains, les guides de Zagora ne pratiquent pas de sexe buccal. Ils ne réclament pas particulièrement de fellation, réputée ne pas être pratiquée au Maghreb même avec une prostituée.
32 Les touristes dépensent quand même encore de l’argent pour acquérir des vêtements, des souvenirs, éventuellement des tapis, soit dans des boutiques détenues par les guides, soit dans un des grands bazars du centre ville de Zagora où ils touchent une commission (Cauvin Verner, 2007, p. 129-140). Ces achats, même lorsqu’ils n’engagent pas de très grosses sommes, sont une source de profit supplémentaire, mais il n’est pas besoin d’un échange sexuel avec une touriste pour qu’elle effectue des achats.
33 Peut-être observe-t-on une sorte de compétition à la désinhibition sexuelle. À l’occasion des noces célébrées dans la maison familiale au mois de mai 2009, le marié me dit de son épouse : « Elle a l’air timide mais, la nuit, elle est comme une Européenne. C’est moi qui deviens timide. »
34 Comme dans toutes les autres situations touristiques, les touristes, féminins ou masculins, doutent de la sincérité de leur partenaire. Ils ont pourtant tendance à dénier l’aide matérielle qu’ils ont pu lui apporter, sous formes de dons ou de prêts, rarement remboursés. Les cadeaux « à la famille » de l’amant leur paraissent plus légitimes, qui jouent également sur leur culpabilité à venir d’un pays riche et à pourvoir circuler librement.
35 Cf. Abu-Lughod (2008, p. 123) : « Pour acquérir leur statut social, les individus doivent accorder leur vie aux idéaux cultuels qu’impose le code de l’honneur dont la valeur suprême est l’autonomie. Les faibles et ceux ayant un statut de dépendance, qui ne peuvent donc se conformer à tous les idéaux de ce code, ont la possibilité d’acquérir respect et honneur par le truchement d’un code subsidiaire, le code de la pudeur. »
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