Entre luttes fratricides et machination coloniale
Cet ouvrage publié aux éditions Chihab est une enquête “à l’encontre de bien des relectures biaisées” de l’Histoire, sur la base d’archives et de témoignages, des pièces du procès El-Okbi et le compte rendu quotidien qu’en fit le jeune Albert Camus dans “Alger Républicain”.
Ce 2 août 1936 à Alger, l’avenir de tout un pays allait se jouer. Au Stade municipal, à Belcourt, le Congrès musulman algérien organise un meeting qui rassemble quelque quinze mille personnes. Le même jour, Messali Hadj, venu par surprise de Paris où il dirige l’Étoile nord-africaine, dénonce la perspective de “rattachement à la France”, prônée par le Congrès. Au même moment, dans la basse Casbah, le muphti d’Alger est poignardé. Ces trois événements, dont l’action se déroule dans la même ville et quasi simultanément sont le point de départ de l’auteur Christian Phéline, pour une rétrospective sur les enjeux politiques et le contexte social de l’Algérie des années 1930.
Entre les assimilationnistes, les indépendantistes et l’administration coloniale, cette journée présage de tous les bouleversements à venir, à commencer par les manipulations de l’administration coloniale. Cette dernière s’empresse d’imputer l’assassinat du muphti Bendali Amor Mahmoud ben Hadj au cheikh El-Okbi, figure algéroise du réformisme musulman. Ces trois événements, décisifs pour l’avenir de la nation, auront des conséquences sur le combat ultérieur pour l’indépendance. La Terre, l’étoile, le couteau, Alger, le 2 août 1936 (éditions Chihab) est une enquête “à l’encontre de bien des relectures biaisées” sur la base d’archives et de témoignages, des pièces du procès El-Okbi et le compte rendu quotidien qu’en fit le jeune Albert Camus dans Alger Républicain. Il réunit, par ailleurs, des éléments neufs “qui pourraient lever le mystère du dossier criminel” dans l’affaire du muphti d’Alger. À la manière d’un historien, Phéline reconstitue les trois événements-clés de ce 2 août, grâce à une riche documentation puisée dans les journaux, articles et ouvrages.
Le meeting du Congrès musulman, organisé tôt dans la matinée au Stade municipal, est le point de départ de ce travail de mémoire. Les membres de la délégation du Congrès musulman, à sa tête Mohammed Benjelloul, arrivent tout droit de France après leur rencontre avec Léon Blum. Le matin même, un certain Messali Hadj débarque au Stade municipal après “quelques rudes pourparlers avec les organisateurs, le temps d’adresser un bref salut au public”. Ce que les organisateurs ignorent, c’est que Messali improvisera un discours qui ira à l’encontre de leurs tendances assimilationnistes, en proclamant haut et fort : “Cette terre n’est pas à vendre.” Avant la tenue du meeting, le dirigeant de l’Étoile nord-africaine avait tenté de convaincre le Congrès d’abandonner la perspective du “rattachement de l’Algérie à la France”, en vain. Phéline note que ce qui confère à ce moment un caractère fondateur pour le combat national est que “pour la première fois, le mot d’ordre de la souveraineté s’y trouve entendu dans un rassemblement propre aux musulmans et d’une ampleur de masse sans précédent en opposition explicite avec la perspective jusque-là dominante d’une conquête des droits recherchée dans les limites de la Cité française”. Le troisième événement, l’assassinat de Bendali Amor Mahmoud ben Hadj, à qui l’administration coloniale a confié l’intérim de la grande mosquée de rite malékite, lève le voile sur les pratiques coloniales et la manipulation politico-judiciaire qu’elles feront de l’affaire.
Les suspects sont tout trouvés : cheikh El-Okbi, supposé commanditaire de l’assassinat, et les exécutants, Oussaïden Belkacem Ben Saïd, Mohara Ali Ben Saïd et Mohamed Ben Ali. Phéline écrit à ce sujet : “Aveux obtenus sous la pression physique, témoignages des plus fragiles, absence de toute preuve matérielle, le scénario bâti par l’accusation s’effondrera et le procès se retournera en dénonciation publique des méthodes d’enquête de la Sûreté...” S’il est bien une confirmation du rôle qu’a joué l’administration coloniale, c’est celle d’être un outil de “profilage”, fichage des individus, infiltrations des organisations, suivi des moindres réunions publiques, contrôle des journaux…
Dans cet ouvrage richement documenté et analysé, Christian Phéline revisite un pan-clé de notre Histoire. Les luttes fratricides et contre l’ennemi, les divisions au sein même des partis, la manipulation coloniale et ses lourdes conséquences, et des secrets qui restent à ce jour à dévoiler.
Yasmine Azzouz
“La Terre, l’Étoile, le Couteau. Alger, le 2 août 1936” de Christian Phéline, éditions Chihab. 287 pages, 1 350 DA. 2021.
https://www.liberte-algerie.com/culture/entre-luttes-fratricides-et-machination-coloniale-362504
Par Yasmine AZZOUZ
le 28-07-2021 12:00
https://www.liberte-algerie.com/culture/entre-luttes-fratricides-et-machination-coloniale-362504
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