Plus de soixante ans après la mort de Cheikh H’ssissen, il serait opportun et juste de lui donner sa place, notamment en intégrant son portrait dans le groupe des Grands du chaâbi. En outre, il est souhaitable qu’un organisme public compétent se décide à procéder à l’enregistrement intégral de ses concerts sur CD sous la forme d’un coffret.”
De tous temps, le mois sacré de Ramadhan a constitué dans notre pays une opportunité de regain d’activité artistique pour les centres culturels nationaux ainsi que pour les chaînes de télévision et les radios nationales, qu’elles soient publiques ou privées. Et leurs différentes structures s’emploient à concocter des programmes de nature à meubler agréablement les longues journées, et surtout les soirées familiales. Celui qui vient de s’écouler n’a pas dérogé à la règle.
Bien mieux, on peut dire que les différentes stations ont rivalisé d’efforts pour déterrer des archives quelques vidéos et enregistrements sonores précieux, parfois inédits, et pour présenter dans leurs émissions dédiées à la musique des séquences de grande facture malgré leur vétusté, faisant le bonheur des vieux mélomanes comme moi, férus de musique traditionnelle algérienne dans ses nombreux genres. Et, la nostalgie aidant, nous nous sommes délectés à écouter et à admirer à l’écran des auteurs-interprètes et des musiciens qui semblaient complètement oubliés.
Pourtant, j’ai remarqué une lacune de taille que je me fais un devoir de signaler. A ma connaissance et sauf erreur de ma part – car on ne peut pas être branché partout et tout le temps – il n’y a pas eu la moindre allusion à Cheikh H’ssissen, notamment dans les émissions télévisées spécialisées en la matière, comme “El Qahoua ou latey”, “Nous ne vous oublions pas” ou bien les émissions musicales radios de El Bahdja ou de la chaîne III, accompagnant le Ftour. J’en déduis qu’il est mal connu.
Aussi, en simple mélomane et admirateur, sans aucune prétention d’expert ni de chercheur, je me permets de contribuer à combler cette lacune et d’évoquer le souvenir de cette figure marquante de la musique chaâbi.
Au demeurant, le témoignage que je souhaite apporter aujourd’hui n’est, à mon sens, qu’un exercice naturel auquel chacun des derniers témoins d’une grande époque – ils sont de moins en moins nombreux – doit se livrer si nous ne voulons pas que des pans entiers de notre histoire contemporaine, autant politique que culturelle, disparaissent de la mémoire collective, des pages souvent riches et glorieuses, même si elles ont été entachées de larmes et de sang.
De son vrai nom Ahcène Larbi, cet artiste hors pair, né au cœur de La Casbah d’Alger et décédé en exil à Tunis en septembre 1958, à l’âge de 29 ans, est passé dans le monde musical comme une comète, tout en y laissant des traces indélébiles. Le poète contemporain algérien Mohammed El-Habib Hachelaf le décrivait ainsi en un seul vers, dans un hommage posthume à la radio nationale en mai 1969, associant les deux fidèles amis que furent le grand chanteur et le Dr Nadir Keramane :
“Ouin Cheikh H’ssissen, Essghir fessen, Ouel kbir fel fen ?” (Où est Cheikh H’ssissen, jeune par l’âge et grand par l’art ?) Dans l’ouvrage complet et bien renseigné qu’il lui a consacré “Cheikh H’ssissen : le chaâbi, la Révolution, un parcours...”, le musicologue Abdelkader Bendamèche qui fut, avec Lounis Aït-Aoudia, président de l’Association des amis de la Rampe Louni-Arezki, l’artisan et l’acteur principal du retour des cendres de notre immense interprète-compositeur-poète dans son pays natal en 2012, retrace en détail sa vie, bien courte mais combien riche, de militant actif de la cause nationale et de brillant artiste depuis La Casbah jusqu’au cimetière d’El-Kettar.
Il repose désormais dans la tombe de sa mère ; sa mère chérie à laquelle il avait dédié, lors de son exil parisien, un merveilleux istikhbar, assurément prémonitoire, improvisé en ouverture à l’une des plus belles versions de la qaçida “El-Baz ghabli fessyada” de Mohammed Bensmaïl, chantée en solo dans son studio accompagné uniquement de son mandole : “Ya yemma idhâ ghadhtek moutî arouahi liyya ledfina Farchilî qabrî bel-ouerd ou zidi el-yasmine Ebki ou zidi ebki Ou qouli ya el-kbida el-hnina” (Ô mère, si ma mort te fait de la peine, Viens à mon enterrement, Recouvre ma tombe de roses et ajoute du jasmin Pleure et pleure encore et dis ô mon bien-aimé).
Ce témoignage concerne plus particulièrement le séjour d’environ une année à Paris, entre avril 1957 et mars 1958, au cours duquel j’ai eu l’honneur et le bonheur de le connaître, aux côtés de mon grand frère Nadir, alors étudiant en médecine. Il venait de répondre, avec bon nombre de ses amis artistes, musiciens, comédiens, à l’appel du FLN pour rejoindre les forces luttant pour la libération du peuple algérien et constituer la première troupe nationale artistique, en exil, sous la direction de Mustapha Kateb. Parmi eux, je citerai, en premier lieu, son ami d’enfance de La Casbah et compagnon de toujours dont il était inséparable, Alilou Debbah, l’inimitable percussionniste (Drabki), qui a préféré l’Algérie au plus grand orchestre égyptien accompagnant Mohammed Abdelwahab et autres vedettes arabes, dont il avait décliné les nombreuses et alléchantes sollicitations.
Il y avait aussi les grands comédiens Abdelhalim Raïs, Hadj Omar, le demi-frère du chanteur-compositeur-chef d’orchestre Amraoui Missoum, Sid-Ali Kouiret, Yahia Benmabrouk devenu plus tard “l’apprenti” de l’Inspecteur Tahar, ainsi que le violoniste Sid-Ali Temam, le Ûdiste Tahar Ben Ahmed et le guitariste Noureddine Bouhired.
Cheikh H’ssissen est resté fidèle aux Qacid du Melhoun (chansons à texte du Maghreb), à un moment où les chanteurs chaâbi de sa génération interprétaient volontiers des chansonnettes courtes et rythmées (et la discographie de la période peut en témoigner), composées par les auteurs de l’époque – dont le plus connu et le plus prolifique était Mahboub Bati – lesquels agissaient ainsi et le disaient clairement, afin de détourner les jeunes Algériens des chansons moyen-orientales et occidentales, réputées moins longues et moins ennuyeuses. Il est vrai que, sur le plan commercial, ces chansonnettes pouvaient plus aisément être insérées dans les disques 45 T voire 78 T, en vogue dans les années 50.
Pourtant, H’ssissen n’a pas suivi la mode et, pour lancer ses premiers disques en 45 T puis en 33 T, il déterra quelques chefs d’œuvre inédits de grands poètes du Melhoun maghrébin notamment : “Youm El-Djama rah tirî” et “Essemqala” de Larbi Meknassi ; “Ellahi yaltha be-hammou” de Lakhdar Benkhlouf ; “El-Baz ou el-Ghrab” d’Ahmed El Ghrabli, qui lui avaient été légués par ses maîtres et qu’il transcrivait en caractères latins dans le registre qu’il appelait son kourras (cahier).
Il continua dans la même voie jusqu’à sa mort en ne cédant jamais à la facilité : ainsi, à l’image des grands maîtres, il n’avait jamais un papier sous les yeux dans ses apparitions publiques.
Les morceaux qu’il interprétait provenaient toujours du riche répertoire du Melhoun maghrébin comme par exemple : “Enta Fecherq ouana Gherbi” de Lakhdar Benkhlouf, “El fraq” de Mohamed Bensmaïl, “Saqi baqi” de Mohamed Benslimane, “El-Meknassia” et “Tawassoul” de Sidi Kaddour, “El Alami, Er-Rebi‘iyya” de Mohamed Ben Debbah, “Ya Dhif Allah” d’El-Djilali Metired, etc. A ma connaissance, les deux seules exceptions furent “Chehilet la‘yani” de Abdelhakim Guerroumi sur sa propre mélodie dans le mode zidane – que j’ai entendue par sa bouche, pour la première fois début 1958 à Paris, au moment même où Mohamed Zerbout l’entonnait à Alger – ainsi que l’émouvant hymne à la Révolution “Ya zahrat elbouldane” qu’il avait aussi composé à la gloire de l’ALN dès le début de la guerre.
Ce faisant, il était resté dans la tradition des chouyoukh du chaâbi les plus célèbres qu’il admirait, dont il s’était inspiré sans jamais chercher à les imiter : Cheikh El-Anka, dont il a retenu la parfaite maîtrise de l’instrument phare du chaâbi, le mandole, ainsi que la récitation de mémoire, la rigueur dans l’interprétation et la précision du rythme ; Cheikh Khelifa Belkacem qui, avec son organe vocal généreux, excellait dans ses istikhbars aux accents déchirants ; Cheikh M’rizek avec la verve, la gaîté et la bonhomie qui l’accompagnaient, dans ses activités publiques en particulier.
La plus belle pièce de l’œuvre de Cheikh H’ssissen – malheureusement très peu connue dans son intégralité à ce jour – est, sans aucun doute, celle qu’il interpréta lors du concert mémorable à plus d’un titre, qu’il avait donné le 26 janvier 1958, au 115, boulevard Saint-Michel, à Paris, siège de l’Association des étudiants musulmans nord-africains (Aemna). Dans sa simplicité, la rencontre symbolisait l’unité du combat révolutionnaire dans ses différentes composantes : la dimension militante représentée par la Fédération de France du FLN, l’engagement de la communauté universitaire, l’implication totale de la famille culturelle et artistique et la solidarité maghrébine.
Aemna Paris, 26 janvier 1958. On reconnaît, à la gauche du Cheikh, Nadir Keramane et, à sa droite, respectivement Sid Ali Temam, Alilou Debbah et Chérif Boumaza. Portrait officiel de Cheikh H’ssissen - Paris, 1958.
Ce vaste espace, situé au rez-de-chaussée de l’immeuble, tenait lieu également de point de rencontre des étudiants du Maghreb et de restaurant universitaire où l’on mangeait les plats du terroir, notamment le couscous le vendredi, la chorba et le bourek algériens, la brik tunisienne ou la harira marocaine durant le mois de Ramadhan. Il était bondé en cet après-midi du dimanche – de nombreux camarades français s’étaient joints à nous –, et richement décoré pour la circonstance de drapeaux algériens, marocains et tunisiens. Présenté par Sid Ali Kara, vice-président de l’Aemna, comme “le chantre de l’Algérie avec ses traditions et ses richesses populaires”, en présence de Mahfoud Aoufi, président de la section de Paris de l’Ugema – ancien secrétaire général du ministère des Finances puis Gouverneur de la Banque centrale d’Algérie –, Omar Benjelloun, président de l’Union nationale des étudiants marocains (Unem) et Chadli Bouzakoura, vice-président de l’Association des étudiants tunisiens (Uget), notre rossignol n’a pas déçu une assistance envoûtée par une musique algérienne encore méconnue au sein de la communauté universitaire maghrébine. C’est qu’il se sentait parfaitement à l’aise dans cette ambiance authentique et passait allègrement d’un auteur algérien à un autre marocain, parfois sans transition apparente, au point d’y ajouter des vers en chleuh-tamazight, comme son fameux vers : “Qali fani bel haoua men qalbek mesqoum Ma takelchi ellayali, qoultlou sellemt, Faghroum”, dans la Qaçida, “youm el-djemaa rah tirîi”, que nous avions découverte dans son premier disque 45 T.
Le répertoire de la soirée avait été judicieusement choisi, parmi les plus belles pièces du genre, en surfant sur les thèmes de l’amour (Chehilat la‘yani), la Révolution (Ya zahrat elbouldane), la nostalgie et l’exil (Mata nestarihou min ouach el-habayeb), la solidarité maghrébine (Inna ya malik el-gharb ya elwali Moulay Idriss), introduites par des nesrafât et neqlabât, interprétées sur les modes variés (alternant mouwal, zidane, sika, raml-maya), avec des temps forts réservés aux cycles de danse, nommés khlassât. Durant une courte pause, Yahia Benmabrouk avait improvisé un spectacle de mime, très apprécié par l’assistance. De son côté, Hadj Omar avait apporté sa contribution vers la fin du concert, en interprétant le fameux Neqlab, tout à fait adapté pour la circonstance, “Ya qalbi Khalli El Hal Issir ‘Ala Halou, Asbar ‘Ala El Mhayen hatta Iferredj Allah” dans le mode Raml Maya Pour les mélomanes et même les moins initiés, ce fut un véritable régal !
Un autre concert privé, en hommage aux dirigeants de l’Aemna, a eu lieu le lendemain, en soirée, au même endroit. Il a été suivi quelques heures après par une descente de la police française venue perquisitionner, suite à la décision du Gouvernement français décrétant la dissolution de l’Ugema, précisément le 28 janvier 1958. Est-ce une coïncidence ? Il n’y a pas de doute que l’apparition des drapeaux algériens, le dimanche précédent, au siège de l’Ugema et au cœur de la capitale française à l’occasion de ce concert, a dû sonner aux oreilles des autorités françaises comme une provocation de la part de l’Association des étudiants algériens, surveillée de plus près depuis son 3e Congrès de décembre 1957 dans la région parisienne, au cours duquel elle avait décidé d’apporter un soutien sans faille au FLN, dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.
A partir de cette date, nous avions eu droit, durant nos repas quotidiens, à l’écoute de fragments de ce concert, ce qui a contribué grandement à l’éducation musicale de bon nombre de Maghrébins vivant à l’étranger depuis des années et peu habitués aux subtilités et à la diversité du genre chaabi. Et lorsque l’on se retrouvait, entre nous, nous avions pris l’habitude de fredonner ensemble les belles poésies du Melhoun, que H’ssissen nous avait fait découvrir et, pour certains d’entre nous, les réécouter à loisir sans s’en lasser. Bien que harcelé et malmené en raison de ses activités patriotiques et des conditions d’urgence dans lesquelles il avait quitté Alger en abandonnant sa jeune famille, Cheikh H’ssissen conservait sa bonne humeur et sa verve.
A Paris, il travaillait au sein de l’orchestre de son ami Amraoui Missoum, en compagnie notamment d’Abdelhamid Ababsa – avec lequel il aimait entonner les poésies bédouines du genre Ayeye. Je signale également que la chaîne culturelle de Radio France lui doit des enregistrements en tamazight, sa langue maternelle dans laquelle il avait composé quelques chefs d’œuvre du genre comme : “Atir el-qafs”, “refdegh tavalizt”, “Asteghfou akhzou echitane”, “Ayouliw izegren lebhar, “Netsamen fenvi”, “tamourth nledzair, etc… Outre ses prouesses artistiques, le Cheikh faisait montre de grandes qualités humaines, parmi lesquelles il faut souligner sa modestie et son extrême générosité. Inutile de dire que ses concerts aux étudiants étaient toujours bénévoles. Et lorsqu’il se produisait dans les cafés fréquentés par la communauté des travailleurs et commerçants algériens pour subvenir à ses besoins, il partageait équitablement avec ses musiciens le produit de la recette, ce qui était unique selon Alilou qui avait connu tant de chouyoukh. “Moi je suis cheikh et toi tu es cheikh”, avait-t-il répliqué à ce dernier pour le convaincre d’accepter ce mode de partage.
Durant tout son séjour à Paris et jusqu’à son départ pour Tunis fin mars 1958, le maître avait coutume de réunir quelques amis et étudiants maghrébins, chez lui ou chez l’un d’entre eux, pour de petits concerts privés, la plupart enregistrés sur des magnétophones de fortune, notamment un vieux Grunding appartenant à mon frère Nadir. Ce dernier m’a légué ces enregistrements sur bandes magnétiques que j’ai sauvegardés précieusement.
Après l’indépendance, je les ai remis d’abord à Rayanne, l’un des premiers archivistes de la RTA sur recommandation de son directeur général, puis au fils aîné de l’artiste, Mustapha, avec son portrait ainsi qu’à mon ami Amar Azzouz, ensuite au musicologue Nacereddine Baghdadi, responsable du service des archives à la Radio nationale ENRS qui m’a dit les avoir transcrits intégralement, enfin, par l’entremise de Abdelkader Bendamèche, à certains instituts nationaux de musique qui auraient promis de les éditer et de les diffuser, sous la forme d’un coffret complet. Plus de soixante ans après la mort de Cheikh H’ssissen, il serait opportun et juste de lui donner sa place, notamment en intégrant son portrait dans le groupe des Grands du chaâbi.
En outre, il est souhaitable qu’un organisme public compétent se décide à procéder à l’enregistrement intégral de ses concerts sur CD sous la forme d’un coffret (en particulier ceux à valeur historique du siège de l’Ugema au 115, boulevard Saint-Michel à Paris) et qu’une diffusion large et régulière soit assurée dans les médias nationaux, aux côtés de ses confrères, afin de mieux faire connaître son œuvre. Une telle réalisation rendrait un hommage mérité, à la dimension et au génie de ce fils de l’Algérie qui a consacré sa vie à la libération de notre pays et à l’immortalisation du patrimoine culturel et artistique national que constitue le chaâbi à travers le monde, particulièrement au sein de la troupe nationale du FLN, dont il était l’un des plus brillants représentants.
Par : ABDENOUR KERAMANE
https://www.liberte-algerie.com/contribution/cheikh-hssissen-un-grand-maitre-du-chaabi-362465
H'sissen, de son vrai nom Ahcène Larbi Benameur, est un auteur-compositeur et interprète algérien de chaâbi né le 8 décembre 1929 au 15 rue Monthabor à la Casbah d'Alger, et mort le 29 septembre 1959 à Tunis à l'âge de 30 ans
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