Pourquoi passer de la Turquie à l'Algérie ?
Autant que la Turquie, l'Algérie fait partie de notre vie. Nous avons parcouru, fréquenté ce pays de 1972 à 1980, en autobus, à vélo, à pied. L'Algérie a été notre parcours initiatique vers le monde arabe, l'islam, le monde post-colonial, et les traces de la guerre qui avait marqué notre enfance et notre adolescence.
A partir de 1981, nous avons été happés par la Turquie. Mais lorsque nous a pris l'idée de faire une thèse, c'est vers l'Algérie – la guerre d'Algérie - que Claire s'est tournée.
Plus tard, après avoir recueilli pour sa thèse les témoignages de soldats français ordinaires sur ce qu'ils avaient vu et vécu, elle a exploré, toujours à partir du terrain, certains épisodes cruciaux de la guerre, comme les événements du 20 août 1955, le massacre de Oudjehane (1956), pour finir par une enquête d' « histoire empathique », la biographie de Hadjira, une résistante algérienne.
J'ai accompagné Claire lors de chacun de ses « terrains ». Nous avons longuement parcouru des lieux porteurs de mémoire douloureuse, en particulier à El Alia, El Hancer, Collo, El Khroubs, Constantine...
Tout en me partageant « entre Constantine et Constantinople », je ne pouvais m'empêcher de faire des comparaisons entre l'histoire des deux pays, dans le domaine du trauma de la violence, de son deuil, de l'exercice de la violence par le pouvoir sur les populations. Dans des endroits comme Dersim, Hozat ou Nusaybin, à travers ce que vivaient les Kurdes d'aujourd'hui, je voyais ce qu'avaient vécu les Algériens autour de 1960.
Or, chaque fois que je m'exprimais en Turquie sur le génocide de 1915 ou sur toute autre violence d'Etat, on me conseillait plus ou moins agressivement de m'intéresser aux violences commises par la France en Algérie. C'est d'ailleurs, la réponse toute faite qu'on assène à tout Français en ces occasions, ou à la France, en général.
Il m'était facile de répondre que j'étais lié à une personne qui l'avait fait et que, si de telles études en France, à l'époque, n'étaient pas forcément bien reçues, on pouvait néanmoins faire de telles recherches librement, sans perdre son emploi ou même finir en prison.
Le texte qui suit est le produit d'une recherche originale, non publiée, sur les violences sexuelles durant la guerre d'Algérie. C'est au moment de la guerre en Yougoslavie qu'on a commencé à admettre, dans les médias, que le viol pouvait être une arme de guerre.
E.C.
Première partie : Les récits des vétérans
Serait-il possible de dire l'indicible, de parler des bas-fonds de l'intimité, du sexe et de ses violences, de l'archaïsme sauvage qui s'est emparé des combattants à l'époque d'Homère comme à la nôtre ? Comment briser le tabou du silence qui a pesé si longtemps sur la guerre coloniale et ses violences ? Comment établir des faits, oser entreprendre leur analyse alors que les silences, des silences si différents, si étrangers les uns aux autres s'ajoutent et se combinent ? Silences des acteurs et des témoins ; silences des victimes, silences des archives. Comment parler de ceux qui ont perpétré ces crimes, nos concitoyens : des frères, de « bon pères de famille » ? Comment appréhender ces événements dans leur inépuisable complexité ?
Ouvrir un chantier parmi d'autres, comme une tentative : pour s'approcher des faits, pour les replacer dans leurs contextes immédiats et plus larges, pour les intégrer dans l'histoire.
Et, inlassablement les questionner.
Ce bref essai comporte deux parties, la première s'attache aux récits des vétérans, la seconde plus analytique sera publiée ultérieurement.
1 - Les contextes de l'énonciation des violences
En 1990, quand j'ai commencé mes recherches à propos des appelés de la guerre d'Algérie, personne ne s'intéressait à leur histoire. Pourtant, de 1955 à 1962, dès l'âge de 20 ans, ils étaient partis en Algérie où le Front de libération nationale (FLN) avait pris les armes. Le service militaire obligatoire avaient été le cadre légal choisi par les autorités politiques françaises pour les engager dans des opérations de « maintien de l'ordre », des opérations de guerre, pour parler clair. Après la soutenance de ma thèse en 1995 et sa publication en 1998, j'ai poursuivi mon travail.
Conviés simplement durant les années 1990 à 1995 à « raconter leur service militaire en Algérie », les vétérans m'ont fait part de leur satisfaction d'être enfin écoutés. Ils n'en avaient jamais parlé, affirmaient-ils, et cette « première fois » a souvent été un moment très fort. En se laissant emporter au fil de leurs récits, ils ont révélé les événements qu'ils souhaitaient partager, malgré la pesante chape de silence, malgré l'émotion et la douleur qu'ils éprouvaient. Car ils avaient été témoins et aussi acteurs de violences, dans leurs cantonnements, ou sur le terrain, dans les campagnes. Les violences habituelles touchaient les combattants prisonniers et les civils estimés suspects. Arrêtés et détenus par les militaires, ces hommes et ces femmes risquaient la torture, le viol, l'exécution.
Ces violences extrêmes avaient été en partie révélées et dénoncées au cours de la guerre coloniale par des intellectuels et des militants soucieux du respect des droits humains. Mais ces informations n'atteignaient guère le grand public, soumis à une intense propagande militariste et colonialiste.
Après la guerre, dès le début des années 1970, des officiers supérieurs, comme le général Massu, ont rédigé leurs mémoires et de grands éditeurs, complaisants, les ont publiées et largement diffusées 1. Elles ont imposé dans les médias l'image d'une épopée militaire qui valorisait le courage et l'abnégation des chefs. Le mégalomane général Bigeard, responsable de tortures et d'exécutions sommaires (les « crevettes Bigeard » 2) est l'un des plus célèbres d'entre eux. Soucieux de son image, il a séduit et manipulé les médias. En 1975, parvenu à la retraite, il s'est lancé dans la politique. Nommé secrétaire d'État au ministère de la défense, il démissionne de cette fonction en 1976. Élu député en 1978, il s'impose et se maintient dans ce mandat jusqu'en 1988, date à laquelle il est battu.
Mais sa vie d'homme célèbre et célébré se poursuit. Invité comme conférencier, reçu comme spécialiste militaire, il est l'un des quelques grands témoins sollicités par les documentaristes. Comme à l'époque de la guerre, il continue de nier les violences coloniales, et menace de poursuites ceux et celles qui osent le contredire. Les médias apprécient ses pantalonnades et continuent de le diffuser. Sa popularité est telle que, bien avant sa mort en 2010, des places, des rues sont baptisées de son nom (par exemple à Dreux, Briey, Aix-en-Provence, Aix-les-Bains, Banyuls...), des villes vont jusqu'à lui décerner des médailles de citoyen d'honneur 3.
Comment des gens ordinaires, autrefois appelés du contingent, auraient-ils pu parler, partager la mémoire des crimes et des délits effectués par des militaires français dans un tel contexte de déni, de mensonges ou de silence ? Comment situer ces actes dans une société qui s'ouvre vers plus de justice en criminalisant le viol mais continue de privilégier la virilité 4 ? Comment naviguer en temps de paix dans un passé de guerre, de mort, de violences ? L'auto-censure a été le choix d'une partie de mes interlocuteurs.
En 1992, le trentième anniversaire des accords d'Évian ainsi que l'ouverture d'une partie des archives militaires ont renouvelé l'intérêt porté à l'histoire et aux mémoires de ce que les autorités françaises dénommaient encore « les événements d'Algérie ». Les vétérans ont été enfin sollicités, écoutés. Une première porte s'est ouverte en 1992 avec le documentaire La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier. En 1997, des émissions produites par Daniel Mermet sur France-Inter donnent la parole aux appelés. Leur succès a été tel que les émissions ont été rediffusées les années suivantes. En octobre 1999, la dénomination « guerre d'Algérie » est officialisée.
Les facteurs favorables à un travail de mémoire se multiplient et interagissent. En 2000, plus précisément le 20 juin et au cours des semaines suivantes, Le Monde, sous la direction d'Edwy Plenel, publiait en une l'enquête de Florence Beaugé sur la militante indépendantiste Louisette Ighilahriz. Détenue illégalement durant des semaines dans un local de la 10e division à Alger en 1957, Louisette avait été torturée et violée. Courageusement, sans tenir compte des lois d'amnistie qui entravaient l'établissement des faits, la journaliste précisait le nom et le grade des officiers tortionnaires.
Dans les jours qui ont suivi cette publication, Florence Beaugé est allée interviewer les généraux de la « bataille d'Alger », Massu, Bigeard, et Aussaresses. Aucun ne s'est exprimé à propos du viol subi par Louisette. Massu et Aussaresses ont cependant reconnu la torture et les exécutions sommaires ; Bigeard, comme d'habitude, a tout nié. Les articles de la journaliste ont provoqué un retour de mémoire intense et durable. Dans un article postérieur, Florence Beaugé précisait : « Sous la houlette d’Edwy Plenel, le directeur de la rédaction de l’époque, le journal débute un exercice de vérité et de mémoire qui durera six ans. Ce travail journalistique bénéficiera de la formidable caisse de résonance qu’est Le Monde, obligeant les autres journaux et les politiques à suivre le mouvement, parfois à contrecœur 5. »
Quatre mois plus tard, le mouvement se poursuivait. Le 27 novembre 2000, Le Monde publiait une interview de Pierre Vidal-Naquet, unanimement respecté pour sa rigueur intellectuelle et son engagement contre la guerre d'Algérie. Pierre Vidal-Naquet revient alors sur le « long sommeil » qui a précédé ce réveil des mémoires et annonce la soutenance de thèse de Raphaëlle Branche, « L'armée et la torture durant la guerre d'Algérie ». Elle se déroule en Sorbonne le 5 décembre « devant un parterre d'universitaires et de journalistes » et bénéficie d'un écho médiatique exceptionnel 6.
Quelques jours plus tôt, le 30 novembre 2000, Jacques Duquesne, ancien reporter du quotidien La Croix, estime à juste titre que la situation a changé. Il ose enfin publier dans L'Express une des photos qu'un appelé, en poste dans le Constantinois, lui avait confiées en 1960. Cette photographie représente un groupe de trois personnes. La mise en scène des personnages évoque un trophée. Deux militaires, dont un officier, les chasseurs, encadrent leur gibier, une jeune femme dénudée. En changeant de mains, la photographie a changé de fonction. Il ne s'agit plus pour cette archive de célébrer la gloire des militaires, mais de dénoncer les violeurs et d'apporter la preuve de leurs crimes.
Quarante années ont été nécessaires pour que le journaliste accomplisse le vœu du jeune militaire...
Durant la guerre, d'autres appelés avaient tenté de témoigner de ce qui se passait en Algérie. Malgré les risques encourus et la censure militaire, certains avaient envoyé lettres et photographies aux quotidiens de leur département. Leurs témoignages n'avaient pas été publiés. Un vétéran, pigiste dans l'un d'eux, m'a confirmé que ces lettres et ces photographies aboutissaient à la poubelle.
En janvier 2004, des anciens combattants se mêlent au mouvement. Ils se regroupent et fondent une association absolument différente de celles qui étaient et sont toujours en place. Les drapeaux, les commémorations, le corporatisme ne les intéressent pas. L'article 2 de leurs statuts précise : « L’association Anciens appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre (4ACG) a pour but, à partir du travail de mémoire sur la guerre d’Algérie, de réfléchir, de témoigner et d’œuvrer pour la paix 7 ». Il ne s'agit plus du « devoir de mémoire », si longtemps imposé par les associations soucieuses de donner une bonne image des vétérans, mais d'un « travail ». Un travail afin de s'approcher au plus près de ce qui a été 8.
En 2021, Florence Beaugé récidive. Depuis les années 2000, elle a rencontré et écouté d'autres femmes violées. Son article, documenté et rigoureux, publié dans Le Monde le 17 mars, m'incite à reprendre les témoignages que m'ont accordés les vétérans de 1990 à 2015 et à poursuivre mes recherches. Je décide de m'adresser spécifiquement à l'association 4ACG avec laquelle je suis en contact depuis 2005, et lance un appel dans leur bulletin. Le travail accompli par Florence Beaugé m'autorise à être directe. Il n'est plus question de solliciter des « souvenirs du service militaire » en Algérie, comme cela avait été le cas dans les années 1990, mais des témoignages à propos des violences faites aux civils et plus particulièrement aux femmes algériennes durant la guerre coloniale.
Avant ce dernier appel à témoignages, la plupart de mes rencontres avec les anciens combattants s'étaient passées en face à face, chez eux. Après la publication de ma thèse, pour mes autres ouvrages, j'ai continué à me déplacer, mais une partie de nos conversations se sont déroulées par téléphone et aussi par courrier (par mail quand c'était possible). Je me suis rendue ensuite en Algérie, sur leurs traces, dans les villes et les campagnes du Constantinois où j'ai rencontré des interlocuteurs et des interlocutrices, témoins des événements qu'ils m'avaient signalés.
Les vétérans qui ont évoqué des violences sexuelles sont très peu nombreux. J'en ai compté huit sur les cinquante écoutés de 1990 à 2002, cinq sur la vingtaine rencontrés de 2007 à 2012, et quatre sur les neuf qui ont répondu à mon dernier appel en avril 2021.
Une partie d'entre eux a choisi le silence. Cela est évident pour certains interlocuteurs de la 3e Compagnie du 4e BCP qui se trouvaient au cantonnement à la mechta Laaraba, à l'ouest d'El Milia, au mois d'août 1956. Alors qu'ils étaient rassemblés en nombre autour du cadavre d'un combattant, seul André a témoigné des violences sexuelles qui se sont déroulées. L'événement était pourtant doublement mémorable, un combattant armé tué au cours d'une opération était un fait peu courant, les sévices imposés en plein jour sur son corps, en dehors de toute tension, dans le cantonnement avaient été photographiés par les présents qui disposaient d'un appareil 9. L'événement avait été commenté, les photographies avaient été visionnées.
Étant donné le très petit nombre de témoignages et l'absence d'archives, mon propos se limite simplement à rassembler les quelques faits signalés, à les replacer dans le temps, l'espace et la société militaire où ils se sont déroulés, à les interroger.
1 Jacques Massu, La vraie bataille d'Alger, Plon, 1971.
2 Pendant la bataille d'Alger en 1957, la torture et les exécutions sommaires pratiquées à grande échelle ont posé le problème de la dissimulation des corps. Le général Bigeard aurait résolu le problème. Les torturés, lestés d'un parpaing, étaient jetés au large depuis des hélicoptères. Mais les courants ont ramené des cadavres sur les plages.
3 Comme la mairie socialiste de Saint-Dié-des-Vosges, à la fin des années 1990. La récipiendaire suivante a été Madeleine Rébérioux.
4 Avant 1980 le viol était considéré pénalement comme un délit.
5 Le Monde, 26 janvier 2021. En ligne: https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/01/26/massu-aussaresses-le-pen-quand-le-monde-reveillait-les-memoires-sur-la-guerre-d-algerie_6067687_3212.html (consulté le 27 mai 2021). Sur la soutenance de la thèse de Raphaëlle Branche, cf. Le Monde, 7 décembre 2000 (en ligne : https://www.lemonde.fr/archives/article/2000/12/07/guerre-d-algerie-une-these-souligne-la-generalisation-de-la-torture_3715735_1819218.html; consulté le 15 juin 2021).
6 Le Monde, 7 décembre 2000.
7 http://ww.4acg.org/Statuts-de-la-4acg (consulté le 27 mai 2021).
8 Voir à ce propos le documentaire d'Emmanuel Audrain « Retour en Algérie », 2012.
9 La Source, p. 91.
2- Des énonciations difficultueuses
Au début de mes recherches, quand les vieux généraux paradaient dans les médias, quand des responsables associatifs faisaient pression sur leurs adhérents, certains vétérans m'avaient prévenue : « On ne vous dit pas tout ! ». Depuis l'ouverture des années 2000, l'auto-censure qu'ils pratiquaient s'est allégée à propos de la torture. Mais le silence continue de recouvrir les violences sexuelles. Les bourreaux ne s'en vantent pas, les victimes tentent d'oublier et les témoins préfèrent se taire.
Or, d'après ce que l'on sait à présent, la fréquence et la gravité de ces crimes, en temps de guerre comme en temps de paix, sont largement sous-estimés 1. En ce qui concerne la seconde guerre mondiale, par exemple, il a fallu plusieurs dizaines d'années après ce conflit pour qu'il en soit question. Guerre froide oblige, les violences sexuelles envers les femmes ont été attribuées dans un premier temps aux Soviétiques, les suivantes à nos anciens ennemis les Allemands. Ce n'est que très récemment qu'il a été question de celles qui ont été commises par des troupes alliées, puis par des soldats français.
Dans les années 1990 comme en 2021, la plupart des vétérans qui se sont risqués à préciser les violences faites aux femmes durant la guerre d'Algérie étaient ceux qui avaient déjà rédigé leurs mémoires, comme Mathieu, éducateur ; ou repris leurs notes comme André, enseignant ; ou encore leurs lettres de l'époque, comme Xavier, psychiatre. Le travail d'écriture leur est familier depuis toujours. Il leur a permis d'acquérir une certaine distance et de passer le cap du témoignage.
Pour Richard, ouvrier, et Denis, ingénieur, c'est un peu différent. Ce sont leurs photographies de l'époque qui les ont délivrés du silence. Denis, sous-lieutenant parachutiste, en poste dans le Constantinois, avait été informé d'un viol. Mais sa plainte n'avait pas été prise en compte par les gendarmes. Dépité, il avait signalé l'événement à ses parents au verso d'une de ses photographies : « Le sergent caresse les cigognes mais viole les moukères ». En me confiant ce portrait avec ses autres photographies d'Algérie, il a accepté de le commenter et d'en préciser la légende 2. Richard, caporal à « la centaine » de Constantine en 1959, possédait dans son album une scène d'humiliation sexuelle subie par un prisonnier dans le centre de détention de la ferme Ameziane, où des parachutistes interrogeaient les suspects. Richard m'a autorisée à la publier, car il avait vu, et il tenait à apporter la preuve de ce qu'il dénonçait 3.
En 1959, Xavier était infirmier SAS dans le secteur de Géryville, au sud d'Oran. Dans deux lettres datées du 21 février 1958, l'une adressée à ses parents, l'autre à son frère aîné, il évoque le viol de quatre femmes. À ses parents, il laisse entendre un doute en ajoutant : « Vrai ou faux, ou partiellement vrai ». À son frère, non seulement il affirme, mais il appuie son affirmation par la relation de sa visite aux victimes en état de choc et les calmants qu'il leur a administrés. Dans l'ouvrage qui rassemble ses lettres d'Algérie, il s'interroge en note : « Alors pourquoi ce “vrai ou faux, ou partiellement vrai” ? Pourquoi ne pas avoir écrit à mes parents ce tour des femmes violées qu’on m’avait fait faire 4? »
Le spectacle des violences, comme, des années plus tard, leur évocation, provoquent le trouble et l'angoisse des témoins. Pourquoi leur faudrait-il revenir sur ces faits traumatisants ? Comment parler de ces violences qui « salissent l'honneur de l'armée » et les salissent 5 ? Qui les croira ? Quels hommes ont-ils été pour s'éloigner, se taire ? Patrick, rencontré en 1992, employé, appartenait en 1961 au 27e BCA stationné en Kabylie. Il avance une explication : « Il y a eu des choses pas normales... Aujourd'hui encore, ce n'est pas possible d'accepter. Et puis on est quand même français. On se tait, on parle sans aller trop loin. On dit ce qui est, ce qu'on peut dire. Mais il y a aussi ce qu'on ne peut pas dire, ce qu'il ne faut pas dire 6. »
Un des obstacles les plus importants à l'énonciation des faits tient peut-être au fait que les violences sexuelles appartiennent à une catégorie de crime qui ne tolère aucune justification. Si les soldats violent les femmes, ce n'est pas pour leur soutirer des renseignements.
Impossible surtout d'avancer, comme souvent, un éventuel consentement qui effacerait le crime. Alain et André, enseignants, relèvent la pudeur des femmes algériennes, leur dignité dans les circonstances extrêmes. Sylvain, menuisier, précise leur rejet des soldats. À propos des photographies des femmes algériennes, métaphore de la traque qu'elles subissaient de la part des appelés, il observe : « Il fallait éviter de prendre les femmes, d'ailleurs c'était impossible, elle se cachaient, elles se voilaient 7 ». Mais les appelés photographes ont violé l'interdit. Tous ont affiché au moins une image de femme dans leur album 8.
Alors qu'ils ne bénéficient plus de la protection de leur groupe ni de leur chef, comment reconnaître ces faits qui engagent implicitement leur propre responsabilité puisque l'adage affirme qui ne dit mot, consent ? Comment pourraient-ils en parler alors que leurs camarades ont utilisé la force des armes et parfois leur présence pour réduire les femmes à leur merci ? Comment imputer un tel crime à d'autres alors qu'ils se trouvaient eux-mêmes sur les lieux, qu'ils ont vu, sinon entendu les cris de la victime et n'ont rien empêché ?
Les vétérans sont les seuls maîtres des zones interdites de leur mémoire et des itinéraires qui les contournent. Mais, quand je vois mes interlocuteurs ralentir prudemment, soucieux de se limiter à ce qu'ils estiment audible, le jeu des questions et des réponses permet d'avancer dans le récit. L'un d'eux était caporal en 1956 au 4e BCP, stationné dans la presqu'île de Collo. Soucieux de se faire valoir et de faire valoir son groupe, des vrais baroudeurs, il se laisse aller à décrire des opérations :
« Nous, nous étions sur le terrain. Les opérations, c’était deux à trois fois la semaine. On allait de l’autre côté de l’oued, dans la montagne... On allait aussi dans les mechtas.
Comment ça se passait lorsque vous arriviez dans les mechtas ?
- Il n’y avait plus grand monde, les hommes s’étaient sauvés, ils savaient à quoi s’en tenir… Il ne restait le plus souvent que des vieux, des femmes et des enfants.
- Comment ça se passait ?
- Les femmes ? Elles étaient dégoûtantes, elles avaient le visage noirci, sali de noir de fumée et même de bouses de vaches !
Pourquoi cette saleté ? »
La réponse est tombée, évidente : « Pour éviter qu’on ne les approche 9 ! ».
Le viol n'est pas nommé directement, mais les ruses extrêmes des femmes qui tentent de s'en défendre le font apparaître en filigrane. Malgré les précautions oratoires de son auteur, ce récit renvoie au viol et à sa banalité.
Les témoignages de mes interlocuteurs expriment leur gêne et l'horreur que provoquent les violences sexuelles et les viols. Ces sévices sont souvent désignés par ces choses, ces trucs. Surtout, les violeurs sont les autres : « Ils ont violé ». Deux d'entre eux, pourtant, osent le « on a violé ».
Certains tentent de relativiser, de minorer l'agression. À propos d'une très jeune fille poursuivie par « un camarade », l'un d'eux, soldat au 4e BCP en 1956, observe en 2013 : « Il l'a eue, mais il n'a rien pu faire. C'était trop dégoûtant, elle s'était pissé dessus ».
Parfois, à mots couverts ou par des périphrases, ils laissent entendre ce qui s'est passé. Patrick, qui affirmait en 1992 : « Il y a ce qu'il ne faut pas dire », évoque dans un détour de son récit « la femme d’un fellagha » : « Elle était enfermée là, elle n’avait que du pain et de l’eau. Ce qui se passait d’autre, je ne l’ai pas vu 10 ». Comme beaucoup, il n'a pas voulu voir, il a préféré s'écarter, ne pas être pollué par l'horreur, éviter la complicité implicite de celui qui regarde et se tait. Angoissé par le souvenir qui surgit de sa mémoire, il trie et se limite à ce dont il a été témoin. Le plus grave, ce qu'il a su : les viols ne sont pas nommés.
J'ai rencontré Alain en 1992. Enseignant, il était sous-lieutenant au 2/81e RI en 1957, dans la proche banlieue d'Alger. Dès le premier entretien, il témoigne de violences sexuelles et exprime son sentiment d'emblée : « C’était horrible de rentrer... » Il s'interrompt avant de poursuivre : « Alors, il fallait faire une incursion dans les mechtas, entrer... On nous avait même dit qu’il y avait des fellaghas déguisés en fatma. Il fallait même avoir des attouchements pour regarder s’il s’agissait de femmes... C’était assez horrible quoi... Il fallait... Les soldats devaient regarder, toucher le sexe... 11 ».
Gérard, caporal parachutiste au 3e RPC de 1956 à 1959, comme d'autres interlocuteurs, me confirme dans un courrier en 2021 la banalité de ces violences :
« J'ai été témoin aussi d'agression sexuelles systématiques au cours de fouilles sur des femmes sur ordre du capitaine, pour s'assurer qu'elles ne dissimulaient pas une arme, ce qui à mon avis était stupide (...). Là il n'y avait pas viol mais des attouchements sexuels dégradants et obscènes 12. »
Révéler ces violences est douloureux. Mathieu était grenadier-voltigeur au 4e zouave en poste dans le Constantinois en 1958-1960. En 1993, il dénonce sans problème la guerre coloniale, les vols dans les gourbis et la mort d'un rebelle blessé, mais comment aller jusqu'au bout, évoquer le viol dont il a été témoin sans mettre en cause ses camarades ? Il se tortille sur sa chaise, son récit hésite, tente d'atténuer les faits : « Ça n’allait pas plus loin, je veux dire, je n’ai jamais vu de mauvaises actions, des exactions, des tortures... cela ne serait pas allé jusque-là ». À ma question : « Vous n’avez jamais vu de brutalités ? », il reprend son récit d’une manière moins assurée :
« Non, non... simplement... Si, j’ai vu des viols, mais c’était autre chose... (...) Ça n’a pas été plus loin, [il se reprend] de toute façon, c’était allé assez loin. Mais il n’y a jamais eu de brutalités proprement dites. On n’était pas une compagnie enragée, je veux dire, c’était pas ça. Malgré tout il y avait quelques trucs qui n’étaient pas si corrects que ça 13. »
Le sens exact de trucs est dévoilé.
Mes interlocuteurs ne rejettent pas leurs camarades. S'ils ont fauté, estiment-ils, ils n'étaient pas pervers. Une partie des violeurs, de retour dans la vie civile, seront, comme le reconnaît André de bons pères de familles. Xavier nuance, à propos d'un des adjudants : « Au demeurant c'est probablement un brave type et c'est cela le plus grave 14. »
1 La difficulté de parler et de faire entendre les violences sexuelles conduit à les sous-estimer. Et parce qu'elles sont sous-estimées, elles ne sont pas jugées dignes d'être mentionnées. L'enquête Virage, conduite par l'INED en 2015 a fait état de l'ampleur des violences sexuelles dont sont respectivement victimes les femmes et les enfants (un français sur dix a été victime d'inceste). Mais elle est peu connue du grand public. En revanche, l'affaire Weinstein en 2017, puis le le mouvement #Me Too, ont été largement médiatisés.
2 Viseur, p. 97 (les références complètes de mes ouvrages sont précisées en fin de texte).
3 Viseur, p. 100. Hadjira, la ferme Ameziane p. 101.
4 Xavier Jacquey, p. 56.
5 Invitée à un colloque à Paris en 2002, j'avais présenté les photos de guerre conservées par mes interlocuteurs. L'une d'elle présentait une séquence de sévices sexuels exercés par des militaires sur un prisonnier algérien dénudé. À la fin de la séance, un militaire en civil s'est trompé de cible. Il est venu vers moi et m'a accusée d'avoir « sali l'honneur de l'armée ».
6 Appelés, p. 138.
7 id., p. 66.
8 Viseur, pp. 66-71.
9 La Source, p. 92.
10 Appelés, p. 154.
11 id., p. 156.
12 Témoignage de Gérard, mai 2021.
13 Appelés, p. 145.
14 Xavier Jacquey, p. 76.
3 - Des chemins qui mènent au viol
Plusieurs cheminements empruntés par les militaires les conduisent jusqu'au seuil du passage à l'acte. Le premier s'inscrit, du début à sa fin, à l'extérieur du cantonnement. De petits groupes d'une vingtaine de soldats se trouvent dispersés sur le terrain à l'occasion des diverses opérations (surveillances, fouilles de villages, bouclages). La présence des soldats se manifeste aux villageois par leur passage indiscret dans les lieux réservés aux femmes, comme les abords des sources et des fontaines. Leur entrée brutale dans le village se poursuit par l'investissement des courettes et des maisons, et le viol de l'intimité des foyers. Aux humiliations, à la force brutale qu'ils imposent, succèdent les gestes grossiers, les attouchements, les mises à nu qui visent les femmes algériennes.
De 1990 à 1995, j'ai rencontré à plusieurs reprises Christian, aide-soignant. Il était brigadier-chef de 1958 à 1960 au 151e RIM, dans le secteur de Hammam Meskoutine et reconnaît d'emblée mais sans développer : « Les femmes, les viols, ça existait. Moi, je l'ai vu. Il y en a dans les opérations, ils ne cherchaient pas le fellagha, ils cherchaient la fille 1. »
En 2012, Georges, ouvrier, soldat au 4e BCP, a été un de mes témoins les plus décidés à dévoiler les violences. Alors qu'à la réunion de l'amicale des anciens du 4e BCP, son chef de section devenu général lui avait conseillé de se taire et qu'un de ses camarade lui avait recommandé de « trier », il assène au téléphone : « Moi, je dis ce que j’ai envie de dire ». Il se trouvait en 1956 dans le secteur de Collo et précise le contexte des viols perpétrés à l'extérieur des cantonnements, et leur répétitivité. Il ne parle ni de chercher, ni d'approcher mais de violer : « [Au cours des opérations de surveillance], quand on entrait dans les villages. Quand c’était possible, quand on était avec de bon copains… Quand on avait le temps… Quand l’occasion se présentait… Non, pas à chaque opération, mais assez souvent quand même, les femmes étaient violées 2 ». Le profond malaise qu'il ressent face aux viols et à leur fréquence s'exprime dans le on, préféré au nous trop précis, trop inclusif ; dans la forme passive ensuite qui lui permet de voiler sa présence et celle de ses camarades. De les éloigner du crime ?
Les soldats étaient en groupe et les viols étaient le plus souvent collectifs. Georges précise l'un d'eux : « Quelque temps après mon arrivée, nous sommes allés dans une mechta, le sergent m’a placé en protection. Les copains ont avancé. Plus loin, ils sont entrés dans un gourbi. Après quelque temps, l’un d’eux est sorti : “Viens donc, Georges ! Le sergent t’appelle”. Je suis entré… Ils tenaient une femme. Un soldat avait son arme braquée... Un autre était sur elle… Le sergent a dit : “Arrive, Georges, c’est ton tour !” J’ai crié : “Non, non je ne peux pas !” Je suis sorti en courant. Il y avait un officier à l’intérieur... Non ! Non ! Pas avec tout ce monde…Non ! Non ! Pas comme ça… Peut-être tout seul… qui peut le dire 3 ? »
André, enseignant, grenadier-voltigeur, appartenait comme Georges au 4e BCP. Je l'ai rencontré régulièrement à Lyon de 2003 à 2012. Le récit qu'il a rédigé, « La mémoire saute une génération », permet de prendre la mesure des violences exercées par les militaires dès le mois de mai 1955, dans le Constantinois, alors qu'à cette date le calme régnait dans les campagnes 4 :
« [Au] cours d’une fouille de mechta, nous sommes entrés dans les gourbis. Il ne restait que les femmes. Nous les avons poussées dehors. Un gars a prétendu qu’elles pouvaient cacher des armes sous leurs robes… Alors une étrange séance de strip-tease a commencé. Menacées par les soldats en armes, les unes et les autres ont été obligées de se dénuder. Sans une supplication, sans même un regard, droites et dignes, elles se sont lentement dévêtues. Quand leur dernier vêtement est tombé, elles ont pudiquement ramené leurs mains devant leur sexe. Mais une forte tape les a obligées à abandonner (...) ».
Le soir même, des camarades d'une autre section, qui avaient participé a l'opération à leurs côtés, se sont vantés d'avoir procédé de même. Ils avaient repéré dans la courette « une fille, jeune et jolie, apeurée aussi à la vue des mitraillettes ». Sous prétexte de la fouiller, ils l'ont dénudée et « à quatorze, ils lui sont passés dessus ! 5 »
Le second cheminement s'effectue à l'intérieur des limites des cantonnements militaires. Ce viol est souvent décidé d'avance, prémédité par les violeurs qui ont repéré une suspecte au cours d'une opération. Parfois aussi, les soldats qui arrêtent un « suspect » arrêtent également sa femme, comme l'a précisé Patrick. Détenue dans un local du cantonnement, en attente d'être interrogée, elle est à la merci des « importuns » comme l'observe avec élégance Jean-Yves Alquier 6.
De toute manière, si elle n'est pas violée à ce moment-là, sous le prétexte de la « préparer à l'interrogatoire », elle subira des violences sexuelles au moment d'être « interrogée ». Dénudée brutalement par ses tortionnaires, elle subira la torture et les violences sexuelles qui en font partie.
Azzedine, un interlocuteur rencontré en 2011 et 2012 à El Ancer dans le secteur d'El Milia, où le 4e BCP était installé au printemps 1956, évoque l'arrestation d'hommes et de femmes de son village, dont son oncle Aboud Boukelmoune et la belle-fille de celui-ci Hadjira, âgée de 17 ans. Détenus au cantonnement de la quatrième compagnie du bataillon, à l'école de Jeballa, ils ont été enfermés ensemble, dans une seule pièce, durant 25 jours. « Chaque nuit, les soldats français [les interrogeaient] et faisaient des dépassements sur les civils (…). Tous les emprisonnés les subissaient, comme Hadjira et son beau-père 7 ». Les « dépassements », expression pudique qui, pour les Algériens, désigne ce que mes interlocuteurs nomment ces trucs, ces choses.
En avril 2021, Jean-Marie relate dans un mail des faits similaires. Alors qu'il était caporal au 75e RIMA, stationné en 1961 dans le secteur de Collo, il se souvient d'une femme d'une cinquantaine d'années, « nue, dans un gourbi [du cantonnement] dans lequel (...) agissaient, l'adjudant et un appelé, boucher dans le civil, ce dernier semblait prendre du plaisir lorsqu'il tournait la gégène de plus en plus vite, pour augmenter l'intensité du courant (…). À la réflexion, ce sont peut-être une dizaine de personnes qui ont subi ces tortures. J'ai encore ces cris de femmes violentées dans les oreilles. Phonétiquement c'était “lachoumi, lachoumi” répétés durant des dizaines de minutes !!! ».
Des sous-officiers, des hommes du rang, dénudent, investissent l'intimité des femmes qu'ils dénomment suspectes. Gérard, chef de chantier, était caporal au 3ème RPC en 1958 ; il a été témoin d'un viol perpétré par des gradés de son régiment soucieux de « conditionner » leur détenue avant de la remettre aux officiers du 2e bureau chargés de l'interrogatoire.
La préméditation est parfois poussée. Xavier, infirmier dans le secteur de Géryville, ne participait pas aux opérations, et ses fonctions l'éloignaient du spectacle direct des violences. Mais, dans une lettre à ses parents datée du 21 février 1958, il précise la mise en scène préparée par des officiers, soucieux de masquer leurs crimes : « Les gradés [des officiers] ont ramené il y a cinq nuits quatre femmes au poste en les faisant passer pour des hommes [des nomades qu'ils auraient arrêtés], leur mettant des djellabas, et ils les auraient violées aux dires d’un sergent, puis lâchées, en disant aux gars du poste : « C’était des jeunes, on les a lâchés (…) ». Dans une note ajoutée au moment de leur publication en 2012, il précise la grande détresse des femmes et confirme le viol : « Le lendemain de cette nuit, un nomade avait fait irruption, hors de lui, dans l’infirmerie, et m’avait emmené toutes affaires cessantes sous leurs rheïmas voir trois de ces femmes. Je les avais trouvées recroquevillées, tremblantes, terrifiées au milieu des leurs. J’étais moi-même horrifié et je n’avais rien pu faire que leur dire ainsi qu’à leur famille mon scandale et ma honte, en leur donnant un calmant 8. »
Denis, ingénieur m'a confié ses photographies en 2002. Il était sous-lieutenant parachutiste dans le Constantinois en 1957. Son témoignage fait état d'un troisième cheminement. La préméditation s'y exprime de manière tout aussi évidente que dans les faits évoqués par Xavier. Mais, dans le témoignage de Denis, les forces mises en œuvre pour violer sont inhabituelles. Il ne s'agit pas d'une opération de surveillance ou d'un bouclage de village effectué de jour, occasion rêvée pour les soldats violeurs, mais d'une opération « vide-burnes », préparée et menée par un sergent à la tête de sa section en 1957, de nuit, dans la mechta proche du cantonnement, à proximité d'Aïn-Abid. Denis précise les autres violences qui ont accompagné et qui accompagnaient le plus souvent le déroulement des viols : « Les villageois ont été collés au mur sous la garde d'un soldat, les autres militaires se sont dispersés dans les gourbis. Il y a eu des cris... Pour calmer les hommes, le garde a tiré. Une balle perdue a blessé un soldat. Quand j'ai su par le blessé, hospitalisé à Constantine, l'origine de sa blessure, j'ai porté plainte à la gendarmerie d'Aïn Abid 9. »
Je n'ai disposé que d'un témoignage, pour un dernier cheminement pourtant plus classique, celui de Christian, brigadier-chef au 151e RI en 1958 dans le secteur de Guelma. À la fin d'une grande opération menée par plusieurs unités dont des parachutistes, les officiers avaient rassemblé les rebelles arrêtés, quelques hommes et deux femmes. Après les avoir interrogés, précise Christian, « ils ont donné les deux femmes aux soldats... Elles ont été violées et tuées 10. »
Dans les témoignages, lettres ou récits, publiés depuis la guerre, des écrivains, autrefois appelés, signalent eux aussi des violences sexuelles au cantonnement, comme sur le terrain. On pourrait multiplier les exemples très précis qu'ils donnent.
Le témoignage de Michel Rachline, en poste dans le Constantinois en 1956 et partisan comme sa famille de l'Algérie française, est révélateur. « Pistonné », il occupe le poste envié de gérant du mess des officiers. À l'abri des opérations, il n'est pourtant pas à l'abri du spectacle des violences. Dans une lettre à ses parents, il observe :
« Mon bar devient une sorte de bordel. On y viole des femmes traînées là en prisonnières et bien sûr on s'y viole entre soi. Il y a un certain garçon de 19 ans sur lequel CENT voyous sont passés. »
Opérationnel ensuite dans la région de Sétif, il est mêlé à une opération « vides-burnes » : « La semaine dernière, arrivés dans un douar, le brigadier a réveillé tout le monde, hommes, femmes, enfants, il a séparé les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, nous a autorisé à violer, à piller puis il a TUÉ tous les hommes. Il est vrai que le pauvre petit avait trop bu ; à l'armée c'est une circonstance atténuante (…). Vous voulez savoir si j'ai violé ? J'aurais bien voulu mais je n'y suis pas arrivé aux grands rires de mes camarades, virils, eux 11 ».
1 Appelés, p. 154.
2 La Source p. 97.
3 id. p. 35.
4 20 août, pp. 64-66.
5 id. p. 66.
6 Jean-Yves Alquier, p. 217.
7 La Source, p. 177.
8 Xavier Jacquey, p. 57.
9 Viseur p. 97.
10 Appelés, p. 155.
11 Michel Rachline, Lettres aux parents, pp. 92 et 123.
Les témoignages de mes interlocuteurs sont précis. Ils attestent que des militaires ont violé des Algériennes et que ces crimes ont eu lieu dès leur arrivée en 1955, bien avant les premiers affrontements meurtriers et qu'ils se sont poursuivis jusqu'à la fin de la guerre.
Aucune région d'Algérie n'a été épargnée. Les témoignages concernent aussi bien les Aurès, le Constantinois et la Kabylie que les régions réputées plus calmes d'Alger et d'Oran ; les villes et surtout les campagnes ont été touchées.
Les violeurs, hommes du rang et officiers, perpétraient leurs crimes de jour comme de nuit, dans les mechtas comme dans les enceintes militaires. Toutes les occasions s'y prêtaient, des plus banales comme les contrôles d'identité, aux plus exceptionnelles.
Seule une partie des militaires violaient, mais la facilité de violer a favorisé le passage fréquent à l'acte, le plus souvent en groupe et toujours sous la menace des armes.
Références des ouvrages cités :
Alquier, Jean-Yves, Nous avons pacifié Tazalt, Plon, 1957.
Jacquey, Xavier, Ces appelés qui ont dit non à la torture, L'Harmattan, 2012.
Massu, Jacques, La vraie bataille d'Alger, Plon, 1971.
Mauss-Copeaux, Claire, Appelés en Algérie, la parole confisquée, Hachette Littératures, 1998 (coll. Pluriel, 2002).
id., Algérie, 20 août 1955, Insurrection, répression, massacres, Payot, 2011.
id., La Source. Mémoires d'un massacre, Oudjehane, 11 mai 1956, Payot, 2013.
id., Hadjira. La ferme Ameziane et au-delà, Les Chemins du présent, 2017.
Rachline, Michel, Lettres aux parents, Luneau Ascot Éditeurs, 1980.
Photographies: © Etienne Copeaux, Constantine, 2012
Publié par Claire Mauss-Copeaux sur 22 Juin 2021
https://www.susam-sokak.fr/2021/06/viols-algerie-1.html
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