Soixante et un ans. C’est le temps qu’il aura fallu à l’État français pour reconnaître sa responsabilité dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat par son armée, à Alger, en juin 1957, de Maurice Audin, jeune mathématicien algérien d’origine européenne, membre du Parti communiste algérien (PCA) et militant pour l’indépendance de l’Algérie. C’est le temps qu’il aura fallu pour que cesse le mensonge d’État le plus long de notre histoire contemporaine. La reconnaissance, par exemple, en 1906, du mensonge officiel sur la culpabilité d’Alfred Dreyfus est intervenue douze ans après la machination judiciaire qui avait conduit à sa condamnation en 1894. Il aura fallu soixante et un ans d’une lutte obstinée de Josette Audin, du comité Maurice Audin – animé notamment par Laurent Schwartz et Pierre Vidal-Naquet de 1957 à 1963 –, puis ensuite de ses enfants, Michèle et Pierre, et de l’association Maurice Audin, fondée en 2001 par le mathématicien Gérard Tronel. Soixante et un ans pour que le président de la République reconnaisse, le 13 septembre 2018, « au nom de la République française, que Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile1 ». En 2014, François Hollande n’avait consenti qu’à déclarer que Maurice Audin ne s’était pas évadé comme l’avait prétendu l’armée et était « mort durant sa détention », sans rien dire de la cause de sa mort.
2Inspirée des meilleurs travaux historiques, sa déclaration va même plus loin puisqu’elle ajoute que cet assassinat ne fut pas un acte isolé, mais le produit d’un « système » basé sur l’enlèvement, la torture et la disparition forcée de « suspects » durant ce qu’il est convenu d’appeler « la bataille d’Alger ».
- 2 Idem.
3Cette reconnaissance ne clôt nullement « l’affaire Audin » puisqu’on ignore encore les causes et les circonstances exactes de son assassinat. La déclaration présidentielle laisse ouvertes plusieurs hypothèses : « L’historien Pierre Vidal-Naquet a défendu, sur la foi d’un témoignage, que l’officier de renseignement chargé d’interroger Maurice Audin l’avait lui-même tué. Paul Aussaresses, et d’autres, ont affirmé qu’un commando sous ses ordres avait exécuté le jeune mathématicien. Il est aussi possible qu’il soit décédé sous la torture2 ». Elle n’en est pas moins une victoire historique et a été saluée comme telle, en premier lieu par la famille Audin.
Des Maurice Audin par milliers
4Mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt. Tous les autres « disparus » de la « bataille d’Alger » étaient des « Français musulmans » : des Algériens colonisés auxquels leur statut social et politique interdisait tout recours légal et tout accès à l’opinion publique française, ce qui semblait garantir pour les tueurs qu’ils ne seraient jamais nommés ni comptés. C’est pour s’attaquer au silence qui a entouré leur assassinat qu’au lendemain de cette déclaration présidentielle les associations Maurice Audin et <histoirecoloniale.net> ont créé le site internet <1000autres.org>, avec le soutien d’associations comme le MRAP, l’ACCA, la Ligue des droits de l’Homme, et de médias algériens (El Watan) et français (l’Humanité, Mediapart, Politis, Témoignage chrétien). Il a rendu publique une longue liste de « mille autres Maurice Audin » et lancé un appel à des informations à leur sujet et à l’identification d’autres victimes, dont les médias algériens et français se sont faits largement l’écho.
- 3 Fabrice Riceputi est l’auteur de La Bataille d’Einaudi. Comment la mémoire du 17 octobre 1961 revin (...)
5Dès sa mise en ligne, ce site a suscité de nombreux messages, le plus souvent d’enfants ou petits-enfants qui témoignent, parfois de façon très précise et en joignant des documents et des photos, de la douleur de leur famille qui a dû vivre avec un père ou un grand-père arrêté, dont elles n’ont plus jamais eu de nouvelles. Animé principalement par l’historien Fabrice Riceputi3, ce site a commencé à restituer leur identité à ces disparus inconnus de la « grande répression d’Alger » de 1957.
Notes
1 Déclaration du président de la République citée par l’association Maurice Audin : <http://1000autres.org/communique-de-lassociation-maurice-audin>.
2 Idem.
3 Fabrice Riceputi est l’auteur de La Bataille d’Einaudi. Comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la République, préface de Gilles Manceron, Lyon, Le Passager clandestin, 2015, 230 p.
Pour citer cet article
Référence papier
Gilles Manceron, « Maurice Audin : une victoire », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 140 | 2018, 79-80.
Référence électronique
Gilles Manceron, « Maurice Audin : une victoire », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 140 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 21 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/9381 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.9381
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