Dans l’ouvrage « De la wilaya VI aux Etats-Unis, témoignage d’un enfant de Berrouaghia pendant la guerre de libération d’Algérie » publié récemment, Abderrahmane Megateli livre à titre posthume ses mémoires pour faire la lumière sur l’histoire méconnue de la wilaya VI pendant la guerre de libération nationale.
Paru aux éditions «Rafar», cet ouvrage de 258 pages revient sur le parcours militant de Abderrahmane Megateli (1935-2016), étudiant gréviste de 1956, fils du chef de la cellule clandestine du FLN de Berrouaghia puis commandant de l’Armée de libération nationale ayant servi dans la wilaya VI qui englobe la région sud du pays. Ayant rejoint le maquis suite à une rencontre entre son père et Si Chérif (Ali Mellah) en 1956, Ahmed Megateli, devenu commissaire politique et très familier avec la population de la région, raconte sa première rencontre au maquis avec Ali Mellah sur la collecte de cotisation et d’armes et le recrutement de moussebiline. L’auteur revient sur la première et seule réunion de la Wilaya VI et sur la mise en place et l’organisation de cette dernière par Ali Mellah qui voulait recruter des cadres pour étoffer les régions et continuer l’effort de mobilisation des ressources humaines et financières. Ahmed Megateli sera chargé d’installer le poste de commandement de la zone 2 et son service sanitaire avec le concours de Salim Zemirli de cette nouvelle wilaya qui aura également son service presse et qui va absorber des moudjahidine récemment recrutés, en particulier les étudiants et lycéens qui ont rejoint les rangs de l’ALN et des militants qui ont fui la capitale après la répression féroce durant la Bataille d’Alger. Il va également aider à la publication du journal «Sout El Sahra» (la voix du Sahara), qui n’est paru qu’à une seule occasion, en collaboration avec les lieutenants Oussedik et Ahmed Hamdi de la Wilaya IV. Evoquant cette Wilaya VI, l’auteur estime qu’elle se distingue par le fait d’être la dernière zone créée, puis par une vie courte et discontinue : août 1956-octobre 1957, juillet 1958-avril 1960 puis août 1961 à 1963. C’est aussi dans cette zone que l’autorité coloniale a voulu «créer une troisième force pour affaiblir le FLN en appuyant et en armant le général Bellounis et son Armée nationale du peuple algérien», poursuit-il. Cette zone a été «particulièrement tumultueuse d’abord par des affrontements violents au sein du FLN en 1960», entre partisans et adversaires de sa dissolution et par «l’assassinat ou l’exécution de trois de ses chefs», Ali Mellah assassiné en 1957, Si Tayeb El Djoughlali assassiné en 1959 et Mohamed Châabani exécuté en 1964. L’auteur revient avec plus de détails sur le conflit avec Mohamed Bellounis et l’accord qu’il avait passé avec l’armée coloniale pour «mener le combat contre les frontistes et les communistes», garder son armée, recevoir des «aides en armement, habillements et soins médicaux» et ne «déposer les armes qu’après la solution du problème algérien». Il livre également son témoignage de ce qu’il a vécu du complot de Cherif Ben Saïdi et son impact sur la Wilaya VI et s’appuie sur le témoignage du commandant Azzedine concernant l’assassinat de Ali Mellah et la fuite de Cherif Ben Saïdi. Abderrahmane Megateli relate également son «aventure» en direction de la ville de Oujda au Maroc pour récupérer des armes revenant à la Wilaya VI sous le commandement de Si Tayeb El Djoughlali. Après le Maroc Abderrahmane Megateli se dirige vers Le Caire où des responsables du Gouvernement provisoire de la République algérienne (Gpra) l’aident à poursuivre des études d’ingénieur en pétrole aux Etats-Unis d’où il reviendra avec de précieux diplômes en 1964. Il servira la recherche et l’industrie pétrolière en Algérie jusqu’en 1971 où il va reprendre ses études de doctorat. Après une nouvelle déception et de nouveaux désaccords en Algérie puis en Arabie Saoudite, il ira en 1986 travailler comme analyste financier dans le secteur de l’énergie à la Banque mondiale puis chercheur dans une université américaine. Abderrahmane Megateli s’est éteint en 2016, cet ouvrage a été publié récemment par son fils Larbi Megateli qui a rassemblé ses mémoires.
ENTRETIEN. Que sait-on du ressenti intime des appelés de la guerre d'Algérie ? L'historienne Raphaëlle Branche ouvre une fenêtre avec son ouvrage « Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? ».
Dans son nouvel ouvrage Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?, Raphaëlle Branche interroge et sonde un silence, celui des appelés d'Algérie. Ils ont été 1,5 million de jeunes conscrits partis pour un pays dont ils ne savaient pas grand-chose et pour une guerre dont ils ignoraient tout. Pendant cesdits « événements d'Algérie » et encore après, le silence a constitué le puits sans fond dans lequel cette expérience a pu se perdre, se taire, être étouffée aussi. Un silence sourd que Raphaëlle Branche, professeure à l'université de Paris-Nanterre, avait déjà décelé dans ses précédents livres, dont La Torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie [1954-1962]**.
Dans Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?, elle travaille divers matériaux, journaux intimes, lettres, carnets de notes, témoignages, pour rendre au mieux cette perte de l'innocence qu'a été pour beaucoup d'appelés cette guerre sans nom. Explorant avec nuance et délicatesse les trames et liens familiaux pris dans les rets de l'Algérie, Raphaëlle Branche reconstitue l'envers d'une guerre, en débusque les silences personnels comme le grand silence du récit officiel. Elle suit aussi à la trace les signifiants comme les non-dits à travers ces expériences singulières, qu'elle ramène alors dans le même mouvement dans l'histoire dont ces appelés avaient été parfois exclus. Ou dans laquelle ils avaient pu se sentir perdus. Un travail magistral d'archéologie des affects. Interview.
Le Point Afrique : Vous avez choisi d'aborder la guerre d'Algérie du point de vue des appelés et de leur cercle familial. Que peut dire cette histoire abordée à revers et qui touche l'intime ?
Raphaëlle Branche : Le sens de ma démarche est de promouvoir un objet d'histoire en tant que tel et qui est rarement identifié par les historiens du contemporain : la famille comme lieu de construction de la mémoire et élément de la mémoire sociale. La famille m'a semblé une voie d'entrée pour saisir cette question lancinante concernant les anciens combattants de la guerre d'Algérie, à savoir le silence : pourquoi n'avaient-ils pas souhaité en parler ? Il me semblait que le vrai problème à poser était « en parler à qui ? ». En revenant au cœur de leur expérience et aux premiers moments de celle-ci, il m'est apparu que les premières personnes à qui ils en ont parlé étaient leurs proches. J'ai voulu revenir à ces premiers récits. Les familles sont des objets d'histoire, elles sont aux prises avec l'histoire aussi. Ces familles qu'ils forment aujourd'hui avec leurs épouses, enfants et petits-enfants sont assez différentes du modèle familial que ces appelés ont connu eux-mêmes enfants dans les années 1930. Il m'a fallu dès lors esquisser une histoire des familles françaises pour comprendre comment il était possible ou pas de parler en revenant aux spécificités de chaque contexte. Il m'a fallu revenir aux mots : comment lesquels étaient possibles ou impossibles aussi. Autant de réflexions liées à l'expérience algérienne, mais pas seulement. Ce livre tente donc de relire la question du silence, qui est une impression dominante, dans une perspective historique plus large, qui ne s'expliquerait pas seulement par la question algérienne. Le titre du livre est une question adressée aux pères. Ce livre retrace l'histoire de cette question souvent impossible à poser, sinon dans certaines conditions que je tente d'éclairer.
Vous avez suivi la trace de cette guerre à travers des récits, des lettres, des témoignages. À partir de quel moment ces éléments biographiques et intimes faisaient-ils sens pour éclairer cette guerre ?
Éclairer le sens des actions passées et réfléchir aux conditions dans lesquelles des histoires individuelles parlent d'une situation collective sont des questions récurrentes pour tout historien. Nous travaillons à partir de traces du passé et nous devons trouver les bons outils pour les interpréter. J'ai travaillé sur la base de questionnaires, et en croisant les sources de l'époque. Je tente d'expliquer pourquoi je retiens tel ou tel élément pour appuyer ma démonstration. J'essaie alors de les remettre dans un contexte plus large. Je peux expliquer, comme historienne, ce que c'est que d'avoir 20 ans dans les années 1950, ce que c'est que de grandir dans un milieu bourgeois, les attentes sur le service militaire, ce que c'est que d'être un homme. Je relie ces éléments pour tenter de comprendre comment les gens ont été pénétrés de ces valeurs patriotiques, nationales, de virilité.
Vous avez travaillé sur une période de vingt ans. Par votre irruption dans la vie de ces familles, avez-vous déclenché des prises de parole ou de conscience de choses tues ?
J'ai fait le choix dans ce livre de ne pas être en retrait. Je fais partie de l'enquête, en quelque sorte. Du moins, pour une partie. De toute façon, tout historien est aussi situé. Une partie de l'enquête repose sur mes interactions avec les familles sur parfois plusieurs années. Les gens m'ont donc parlé à moi, avec une certaine idée de ce qu'était mon travail d'historienne. Cette problématique des effets de l'enquête m'est familière et fait partie aussi du travail. J'ai essayé de rendre compte de cet aspect de mon travail, notamment en reproduisant au mieux les mots des témoins. Cette enquête a effectivement été utilisée par certains qui m'ont dit « vous avez fait bouger des choses en nous ». Écrire ce livre avait aussi pour but que des lecteurs ou des lectrices puissent s'en saisir pour raconter ou pour questionner.
Vous écrivez que les structures de silence sont des objets historiques à analyser. Entre le silence des appelés et celui de la société française sur ce même sujet de la guerre d'Algérie, lequel était le premier ou faisait reflet à l'autre ? Ou se sont-ils nourris l'un l'autre ?
Il me semble que la réponse est fonction du moment. Une des évidences de la difficulté à constituer un discours sur la guerre en Algérie dans la mémoire collective française, et même au sein des anciens combattants, est le fait que la guerre a duré huit ans. Elle a donc été très différente, dans sa réalité et dans ses attendus, au fur et à mesure de la guerre. Partir jusqu'en 1957, 1958, 1959, il est encore possible de penser qu'on part pour défendre l'Algérie française et maintenir l'empire. À partir de fin 1959, il n'est plus possible de croire cela, car ce n'est plus le discours officiel. Le lien entre le ressenti sur le terrain et ce qui est dit dans la société n'est pas de même nature que ce qu'ont pu constater des gens partis en 1957. Ces derniers ont découvert le colonialisme alors qu'on leur avait dit qu'ils étaient là pour défendre la civilisation française. Ils découvraient en face d'eux des gens qui luttaient pour leur indépendance avec un discours articulé et non pas des sauvages simplement avides de sang. Les décalages peuvent alors être violents. Ils sont d'une autre nature à la fin de la guerre, quand, par exemple, des soldats français peuvent être pris pour cible par l'Organisation armée secrète. Ce sont dans ces décalages entre des croyances collectives et une expérience individuelle que se niche en partie le silence. L'autre élément qui explique le silence renvoie à la famille. Par ailleurs, il importe de rappeler que ces conscrits ne découvrent pas que la guerre en Algérie. Ils y découvrent un autre pays, un autre peuple et la réalité de la colonisation. Tout cela est l'occasion de questionnements, de doutes et parfois de silences, car parfois rien n'est compréhensible. Il ne faut pas oublier l'importance de l'ignorance française sur la situation en Algérie. Il s'agit bien plus d'une ignorance que d'un déni. La France était un pays démocratique, avec une presse libre. Pourtant, globalement, l'Algérie intéressait peu, à part dans quelques milieux militants très informés. L'ignorance sur l'Algérie ne date pas de la guerre mais est antérieure.
Ce silence n'était-il pas dû aussi au fait que cette guerre ne disait pas son nom et était qualifiée d'« événements » ? En cela, ces appelés ne pouvaient s'inscrire dans une généalogie glorieuse de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale…
J'ai voulu restituer les emboîtements successifs de registres à la disposition des individus désireux d'appréhender le réel. Qu'est-ce qu'une guerre ? Pour beaucoup, c'est ce qu'a fait le grand-oncle à Verdun ou le père à Dunkerque en 1940, pas ce que ces appelés font en Algérie. En Algérie, qui plus est, ils font leur service militaire, avec tout ce que cela suppose d'obéissance. On leur dit qu'au bout de 18 mois ce sera la quille et aussi que l'Algérie n'est pas la guerre. Le discours officiel, qui ne reconnaît ni l'ennemi ni la légitimité de sa lutte nationale, insiste sur le rôle de l'armée pour construire l'Algérie française avec des soldats du contingent qui devront se battre mais aussi construire des routes, surveiller des marchés et rues, faire l'école et accompagner des campagnes de vaccination. Des actes qui ne ressemblent pas à une guerre, mais pas non plus à un service militaire. On leur parle de pacification, d'opérations de police. Ces appelés ont donc du mal à se penser comme combattants. De fait, beaucoup n'ont jamais tiré un seul coup de fusil. Par la suite, ils auront du mal à être reconnus comme d'anciens combattants. Car l'être, c'est avoir participé à une guerre et avoir été en position d'être tué. Or c'était bien le cas ! Si certains n'ont pas manié les armes, ils étaient quand même exposés à la mort. À leur retour, ils reviennent d'une guerre et pas seulement du service militaire. Mais le déni officiel a rendu leur discours sur la violence de leur expérience difficile à dire et à entendre.
Vous citez des extraits de lettres des appelés et l'impression qui s'en dégage est surtout celle d'un ennui plat…
La guerre ne se fait pas un rythme continu. Elle est une expérience globale, en discontinuité. Pour l'Algérie, cela est vrai a fortiori, car l'intensité de l'affrontement armé est faible et surtout très localisée. Ces appelés peuvent partir en opération, avec des montées d'adrénaline, mais ils peuvent surtout attendre sur les pitons où sont installées leurs unités. Avec un complexe obsidional qui s'installe, avec la peur tout autant. Ces appelés s'ennuient donc beaucoup. En outre, ils ne savent pas pour combien de temps ils sont partis, car la durée du service militaire a varié, selon les besoins de la guerre. Cela a eu des effets délétères psychologiquement et les familles n'ont pas été épargnées. Le temps était suspendu pour tout le monde. L'incapacité à pouvoir se projeter dans l'avenir, en raison de ce temps suspendu, explique pourquoi, quand ces appelés rentrent, ils ont surtout envie de passer à autre chose.
Les appelés ont-ils participé à la prise de conscience de la réalité algérienne ou étaient-ils dans l'impossibilité de le faire ?
Même si ce n'était pas une guerre, il y avait des formes de contrôle sur les soldats qui étaient bien supérieures à un contrôle sur un service militaire en temps de paix. Ils n'avaient pas le droit de parler de ce qu'ils voyaient. Ils ne pouvaient même pas dire à leurs proches où ils étaient stationnés. Ils devaient donner une adresse codée. Quant à témoigner, certains ont eu le désir de le faire en écrivant à la presse ou en recopiant des documents pour les transmettre. Ce sont quelques cas sur plus d'un million et demi d'appelés. Mais ces démarches ont surtout eu lieu après leur retour. Ils ont pu être des informateurs, ou, comme nous dirions désormais, des lanceurs d'alerte. Il faut se rappeler que les correspondants de presse n'avaient pas accès aux terrains militaires, sauf à être avec les troupes. Donc il était difficile pour eux de recueillir un point de vue qui n'était pas celui officiel de l'armée.
Cette amnistie a empêché toute poursuite judiciaire pour les actions commises durant la guerre d'Algérie. Elle assimile donc tous les soldats à ceux qui ont pu commettre des actes criminels. Elle protège tout autant ceux qui ont commis ce genre d'actes. La honte renvoie à un sentiment très intime, le décalage entre l'image qu'on a de soi et ce qu'on fait. C'est une thématique qui revient sous leurs plumes et qui prend racine parfois dès la guerre. Cela se décèle dans leurs journaux intimes. Cette honte se complexifie aussi dans le rapport à la famille, car ils ne voulaient pas que leur image soit atteinte. Je cite les carnets de notes d'un militant communiste qui explique comment il peine à convaincre ses camarades de respecter l'humanité des prisonniers. Il en souffre terriblement, en tant que militant mais aussi en tant qu'humaniste. Il a réussi quand même à surmonter la honte en rendant public son journal. Ce sentiment de honte a été identifié comme important par les psychiatres qui ont traité certains appelés atteints de troubles. Cette honte persiste des décennies après.
Au fond, ces appelés rappelaient-ils trop la blessure narcissique qu'a pu être aussi la perte de l'Algérie pour la France ?
Ils ne sont pas les seuls, car il faut rappeler les Français d'Algérie, rapatriés, les harkis aussi. Les témoins gênants de la colonisation et de cette guerre violente sont nombreux. Pour les appelés, la dimension spécifique est qu'ils venaient de métropole. Ils sont d'une certaine manière les témoins de ce que la France n'était pas ce qu'elle disait être, de ce qu'elle n'a pas réussi à faire : développer l'Algérie et développer entre ces deux peuples des liens d'égalité et de respect. Ils sont témoins d'un échec. Cela n'est pas agréable pour une nation, même si le discours officiel va valoriser la capacité à rebondir après l'échec. C'est ce que fera le général de Gaulle avec un discours très volontariste qui revient à décrire l'Algérie et l'empire comme des boulets.
Quel a été le devenir politique de ces appelés, notamment par leur vote ? Autrement dit, la guerre a-t-elle structuré leur devenir de citoyen ?
C'est là une question à creuser. Pour les rapatriés, des travaux en sciences politiques à propos du prétendu « vote pied-noir » ont montré qu'il y a une fabrication de ce vote dans le sens où on le fait exister en disant qu'il existe. Mais il n'est pas démontré que les pieds-noirs votent de manière spécifique systématiquement et en toutes circonstances. Pour ce qui est des appelés, il n'existe pas d'études qui permettraient de répondre à la question. Il me semble que cette question n'a pas été posée car elle n'a pas intéressé. J'esquisse dans le livre des pistes, car des choses ont été atteintes lors de leur expérience algérienne, par exemple tout ce qui concerne le rapport aux Algériens et notamment le racisme anti-maghrébin, le rapport à l'armée et à l'autorité aussi. On pourrait imaginer que ces atteintes ont eu des effets politiques chez certains des témoins.
Vous montrez aussi les effets inconscients de cette guerre sur les descendants de ces appelés…
Ces effets montrent à quel point on est traversé par des héritages pas toujours explicites. Toute une clinique, en collaboration avec des historiens, montre ce transgénérationnel. Autrement dit, des choses qui passent d'une génération à une autre sans être transmises explicitement. À travers quelques cas étudiés, je montre que des personnes sont comme habitées par une mémoire qui vient du passé et de l'expérience algérienne des pères. Les descendants ont pu recevoir un héritage inconscient, jusqu'à en être pénétrés dans un certain nombre d'actes de leur vie. Mais je montre aussi comment certains se sont emparés de l'histoire de leur père en la resituant dans leur propre histoire, en actes de création. Ce n'est pas qu'un héritage subi, mais ce peut être un héritage dont on peut s'emparer.
Cette mémoire de l'Algérie est-elle enfin désormais plus abordable ? Est-ce qu'Emmanuel Macron, par effet générationnel, sera à la guerre d'Algérie ce que Jacques Chirac a été pour Vichy ?
La clé générationnelle est effectivement un élément dont il faut tenir compte. Emmanuel Macron a donné plusieurs preuves de son engagement autour des questions du rapport de la société française à son engagement colonial. Un engagement à comprendre au sens de clarification. Le texte rendu public en septembre 2018 à l'occasion de sa visite à Josette Audin a été extrêmement important. Le fait que, dans ce texte, il ait désiré dépasser le cas d'un homme pour parler d'un système et qu'il parle de la responsabilité de l'État dans ce système est un acte fort. Il manque toutefois dans ce texte toute référence au colonial.
Mais n'y a-t-il pas des ambiguïtés au regard de la difficulté qui subsiste à accéder à certaines archives coloniales ?
Sur la question mémorielle de l'Algérie, il me semble qu'il n'y a pas beaucoup d'ambiguïtés. Je note une évolution de la présidence, même si elle n'est pas forcément linéaire. Le président n'est pas tout et la question des archives classifiées secret défense le montre. Celle-ci n'est pas liée à Emmanuel Macron, mais à des administrations qui ont, de fait, des pratiques en contradiction avec la parole présidentielle. Cela ne concerne pas que l'Algérie, mais un pan plus large de la France contemporaine dont l'écriture de l'histoire est compromise dès lors que l'accès à des archives librement communicables est entravé. Il demeure donc une tension au cœur même de l'État qui concerne, plus largement, l'accès des citoyens aux archives de cette période récente, et notamment de la guerre d'Algérie.
* Raphaëlle Branche, « Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? ». Enquête sur un silence familial, Paris, La Découverte, collection « Sciences humaines », 2020.
** « La Torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie [1954-1962] » (Gallimard, 2001)
VIDÉO. Le 8 janvier 1957, 6 000 parachutistes envahissent la ville blanche pour mettre fin, par tous les moyens, aux attentats du FLN. Une très sale besogne.
Il est dix heures du matin, ce 7 janvier 1957 quand le général Massu, en treillis léopard, gueule de travers des mauvais jours, rentre dans le vieux palais d'Alger où il a installé son état-major. L'arrêté que vient de lui remettre le préfet Serge Baret, sur ordre du ministre résidant en Algérie, Robert Lacoste, transfère au patron de la prestigieuse 10e division parachutiste l'ensemble des pouvoirs de police. Celle-ci étant incapable d'enrayer les attentats commis par le FLN (Front de libération nationale) à Alger, c'est à l'armée d'agir. Le lendemain, 6 000 parachutistes investissent la ville blanche. La bataille durera jusqu'au 8 octobre et s'achèvera par le démantèlement du FLN de la zone autonome d'Alger. Il s'agit d'une sale besogne que le pouvoir politique, déliquescent, se résout à remettre entre les mains des militaires, eux-mêmes peu désireux de se livrer à une opération de police.
Pour gagner, les méthodes employées sont radicales. Le général Aussaresses racontera, comment, alors commandant, il pénètre mitraillette au poing dans les locaux de la police et rafle les fichiers de l'ensemble des Algériens susceptibles, de près ou de loin, d'aider le FLN. S'ensuivent les arrestations, la torture, souvent les exécutions. À lui seul, à la tête de son escadron de la mort, Paul Aussaresses avouera avoir tué de sa main 24 personnes. Quant à la torture, elle était, selon lui, « généralisée » à son arrivée à Alger.
3 000 disparus
Le 28 mars, le général Jacques Pâris de Bollardière, l'un des soldats français les plus décorés, condamne publiquement ces méthodes. Il est relevé de ses fonctions et condamné à 60 jours de forteresse. En septembre, c'est au tour du secrétaire général de la préfecture d'Alger, Paul Teitgen, ancien résistant, de démissionner. La liste des disparus qu'il a réussi à tenir compte plus de 3 000 noms, chiffre que validera le général Aussaresses : « Oui, cela doit correspondre à peu près à la réalité. Teitgen avait en effet découvert qu'on le roulait dans la farine depuis longtemps. Je lui faisais signer des assignations à résidence, ce qui permettait d'enfermer les personnes arrêtées dans des camps. (…) En fait, on exécutait ces détenus, mais Teitgen ne s'en est rendu compte qu'après coup. »
Comment en est-on arrivé là ? Conspué à Alger le 6 février de l'année précédente par les pieds-noirs – les Européens d'Algérie –, Guy Mollet, le président du Conseil change son fusil d'épaule. Il choisit de livrer la guerre au FLN qui, depuis deux ans, multiplie les attaques. Vote des pouvoirs spéciaux qui permettent, entre autres, les perquisitions de jour comme de nuit, l'envoi du contingent, les premières exécutions capitales de militants du FLN... Celui-ci réplique à coups de bombes posées dans les endroits fréquentés d'Alger. C'est pour faire cesser cet engrenage que le pouvoir décide d'utiliser l'armée. Après juin 1940, Diên Biên Phu et l'opération avortée de Suez, celle-ci a enfin gagné une bataille. Mais à quel prix...
En 1956, l’armée m’envoie faire mon service militaire en Algérie. Il m’a fallu cinquante ans pour avouer les actes que j’y ai commis. Un traumatisme, une découverte sur le basculement dans la violence…
Jeune sous-lieutenant en Algérie, je me retrouve à contrecœur dans l’infanterie coloniale pour participer à une guerre à laquelle je ne crois pas. Un beau jour, mon seul ami est tué par les rebelles indépendantistes du Front de libération nationale. Je suis estomaqué, j’avais fini par me convaincre qu’il avait la baraka. Nous arrêtons peu après un responsable du FLN suspecté dans sa mort. Pour une raison qui m’échappe, peut-être par cynisme, mes officiers supérieurs me confient l’interrogatoire. Je trouve le fellaga enfermé dans une cellule, suspendu à une poutre par les poignets. Le regard qu’il me jette semble plus empli de défiance que de crainte. Je lui demande son nom, mais il refuse de répondre. A toutes mes questions, il reste silencieux. Mon supérieur m’incite à le frapper. Un gros coup de poing dans l’estomac. « Je jure que je ne sais rien ! » répond le prisonnier.
Quelque chose alors se rompt en moi. Comme une digue qui se briserait : je perds pied, je deviens hors de moi, déchaîné, comme si toute fonction mentale avait disparu. Je m’extrais de l’action, je vois la scène comme de loin, comme un spectacle. Mon rôle est de frapper le prisonnier, et le sien, de répéter « je sais rien ». Je cogne, il ânonne. Je cogne de plus en plus fort. Ça dure près de deux minutes, jusqu’à ce qu’il cesse de répéter sa phrase. Il est mort ! Mes supérieurs s’en fichent, m’expliquent qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Pour moi, c’est un traumatisme, une souillure morale. Depuis plus de cinquante ans, il me faut affronter ce remords chaque jour de ma vie. Peu après, j’ai quitté l’armée, puis renoncé à ma citoyenneté française pour devenir journaliste américain, en Amérique, sous un autre nom.
Aujourd’hui, Ted Morgan vit à New York et publie « Ma bataille d’Alger », aux éditions Tallandier.
Un livre d'un Américain accuse Yacef Saâdi d'avoir livré Ali la Pointe
C'est un gros pavé qu'a lancé le journaliste franco-américain Ted Morgan dans son livre témoignage «Ma Bataille d’Alger » qui vient d’être traduit de l’anglais vers le français. et dont des extraits ont été publiés ce jeudi dans le quotidien français Libération.
Dans son livre, l’auteur décrit, entre autres, la manière dont Yacef Saâdi, livra la cachette de son adjoint Ali la Pointe et Hassiba Ben Bouali.
«J’avais 23 ans : l’Algérie m’a fait découvrir la guerre, la mort, la torture, la trahison et le double jeu», écrit-il dans Ma Bataille d’Alger, sorti en 2006 aux Etats-Unis et traduit seulement aujourd’hui en français. "Un témoignage publié au soir de sa vie, écrit Libération. Comme pour tourner définitivement la page sur cette période qui aura conduit ce garçon issu de la vieille noblesse française à renoncer à sa nationalité française et à son nom pour adopter celui de Ted Morgan. Longtemps l’auteur a refusé que son livre soit traduit. Loin du livre de souvenirs ou du témoignage, Ma Bataille d’Alger est avant tout un formidable reportage où le narrateur est aussi un acteur du drame, mais sans jamais se départir de cette distance qui vaudra le prix Pulitzer à Ted Morgan en 1961 pour un reportage aux Etats-Unis. Les écrits, les films sur cette bataille qui se déroula pour l’essentiel dans les ruelles de la Casbah d’Alger afin de démanteler les réseaux terroristes du FLN, ne manquent pas. Mais aucun ne mêle avec une telle intensité l’intime, le quotidien d’un appelé du contingent, avec la mise à plat des faits, des événements et le rappel du contexte historique.
Sans excuser les uns ou condamner les autres, sans parti pris mais avec un réalisme glaçant, Ted Morgan démonte les rouages du mécanisme sanglant qui conduisit les membres du FLN à mener, pour la première fois, la guerre du terrorisme urbain, et les paras de l’armée française, missionnés par le commandement politique, à remplir le rôle d’auxiliaires de police et à user de la torture. Parce qu’il était déjà américain, même sous l’uniforme français, Ted Morgan ne passe rien sous silence. Ni les exactions de l’armée française ni celles du FLN. Et surtout pas les siennes. Ted Morgan raconte - comme il raconte les jours passés à crapahuter arme au poing - comment il a commis un crime de guerre après avoir frappé un prisonnier pour le faire parler jusqu’à le tuer. A Alger, l’appelé Gramont est un soldat qui ne porte plus l’uniforme, il est employé dans une gazette de propagande, mais assez proche des centres de décisions pour savoir tout ce qui se passe. A commencer bien sûr par l’utilisation systématique de la torture, connue dans toute la ville d’Alger la blanche. Une sinistre renommée qui poussait bon nombre de prisonniers à se mettre à table avant même que l’interrogatoire ne démarre vraiment.
Libération écrit : "Ted Morgan n’épargne aucun des camps. Pas même celui de ceux qui résistèrent au colonialisme français. Il n’hésite pas à écorner l’image de héros façonnés au fil de l’historiographie officielle de certains chefs de guerre du FLN qui ont collaboré avec les militaires français. Ou n’ont pas hésité à livrer certains de leurs camarades pour sauver leur propre peau. Comme Yacef Saâdi, le chef d’orchestre de l’action terroriste qui dénoncera sans hésitation un de ses lieutenants. Une des révélations de ce livre. Ted Morgan remettra les pieds à Alger en 1961 pour le compte du Herald Tribune. En 1977, il obtient la nationalité américaine. De son histoire française, il ne conservera qu’une anagramme : celle de Ted Morgan pour de Gramont."
Ted Morgan, Ma bataille d’Alger Préface de Serge Berstein. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alfred de Montesquiou. Tallandier, 352 pp., 20,50 €.
Nationalité : États-Unis Né(e) à : Genève, Suisse , le 30/03/1932 Biographie :
Sanche de Gramont plus connu sous le pseudonyme de Ted Morgan est un écrivain, journaliste, et historien.
Journaliste de profession, tout au long de sa carrière il a contribué à de nombreux magazines et journaux, dont le New York Times Magazine.
Par sa naissance, il fait partie d'une ancienne famille de la noblesse française. Ted Morgan est né avec le titre de Comte Sanche Charles Armand Gabriel de Gramont, qu'il hérite de son père, Gabriel Antoine Armand, pilote de l'escadrille française en Angleterre durant la Seconde Guerre mondiale, né en 1908, mort en 1943 lors d'un vol d'entraînement. Sa mère, Marie Hélène Negroponte (1910-1973), est américaine.
Après la mort de son père, il entre à l'université de Yale, où il travaille comme reporter. Enrôlé dans l'armée française de 1955 à 1957, il participe à la Guerre d'Algérie avec le grade de sous-lieutenant d'un régiment sénégalais de l'infanterie coloniale.
Soldat de propagande, il est témoin des violences des deux camps dans le bled (terme générique désignant la campagne ou les villages de campagnes) et des atrocités de la Bataille d'Alger.
Revenu de son service militaire, il retourne aux États-Unis, et y remporte le prix Pulitzer du Reportage local en 1961, pour ce qui fut décrit comme "un vibrant hommage pour la mort de Leonard Warren".
Il est à l'époque toujours citoyen français sous le nom de Sanche de Gramont. Ce n'est qu'à partir des années 1970 qu'il cesse de s'appeler Sanche de Gramont et adopte la nationalité américaine (1977). Il renonce également entièrement à ses titres de noblesse.
Il écrit une biographie de Winston Churchill, ouvrage finaliste du prix Pulitzer de la Biographie de 1983, de William S. Burroughs, et de Franklin Delano Roosevelt.
Il est également auteur de "La guerre secrète" (The Secret War: The story of international espionage since 1945) publié en tant que Sanche de Gramont en 1962.
En Algérie, la proclamation du cessez-le-feu, le 19 mars 1962, marque la fin de la guerre dans les mots, mais c’est le début d’un déchaînement de violence qui va déferler jusqu’en juillet.
Le 22 mars 1962, des activistes partisans de l’Algérie française prennent le contrôle de Bab-el-Oued et transforment ce quartier d’Alger en un énorme fort Chabrol ... [1]
Vous trouverez par ailleurs sur ce site les passages du tome IV de La Guerre d’Algérie d’Yves Courrière consacrés à ce drame : un premier article évoque la semaine qui a suivi les accords d’Evian, le second décrit le déroulement tragique de la manifestation du 26 mars 1962.
[Le texte de Jean Lacouture a été mis en ligne le 26 mars 2005, la présentation a été revue en octobre 2006]
L’OAS organise des attentats à la voiture piégée – 25 morts à Oran le 28 février, 62 morts à Alger le 2 mai –, des journées de tueries aveugles – des préparateurs en pharmacie le 17 mars, des femmes de ménage le 5 mai... Ses commandos deltas procèdent à des assassinats, comme celui, le 15 mars, de six inspecteurs de l’Éducation nationale, dirigeant les Centres sociaux éducatifs, dont Mouloud Feraoun [2].
Cette violence n’est pas seulement une fuite en avant désespérée. Elle relève aussi d’une stratégie : torpiller la sortie de guerre prévue, en tentant de provoquer, par les assassinats d’Algériens, une réaction de leur part – ce qui n’aboutit pas. Le vocabulaire de l’instruction 29 de Raoul Salan, le 23 février, est significatif de cette stratégie : « l’irréversible » étant « sur le point d’être commis », c’est donc « l’irréversible » qu’il faut empêcher.
Dès le 21 mars, les responsables de l’OAS proclament dans un tract que les forces françaises sont considérées « comme des troupes d’occupation » en Algérie. Le 22 mars, des activistes armés prennent le contrôle de Bab-el-Oued. Ils transforment le quartier en un énorme fort Chabrol, attaquent des camions militaires et tuent six soldats du contingent en patrouille, provoquant l’encerclement du quartier par les forces françaises, qui l’investissent et le coupent de l’extérieur, faisant 35 morts et 150 blessés.
le Figaro du 24-25 mars 1962
Le 26 mars au matin, le commandement de l’OAS proclame la grève générale dans le Grand Alger. Il appelle les Européens à se rassembler, et à gagner ensuite Bab-el-Oued, pour briser l’encerclement du quartier. Rassemblés rue Michelet, les manifestants empruntent la rue d’Isly pour rejoindre Bab-elOued. Mais ils se heurtent en chemin à un barrage confié à des tirailleurs, qui font feu. Le bilan – 54 morts et 140 blessés – traumatise la communauté européenne, désormais certaine d’avoir perdu.
__________________________
Alger, le 26 mars 1962 : la fusillade de la rue d’Isly
Depuis un an l’OAS faisait la loi dans Alger au nom de l’Algérie française. Depuis une semaine, l’entrée en vigueur des accords d’Évian avait embrasé la grande ville, et fait de Bab-el-Oued un énorme Fort-Chabrol crépitant de chahuts enfantins, mais tragiquement hérissé d’armes. Encerclé sinon « bouclé » par une troupe qui, le 23 mars, avait perdu sept des siens, tirés comme des lapins du haut des fenêtres drapées de linge et d’étendards tricolores, le berceau du peuple « pied-noir » vit en état de siège. La veille, un des responsables du service d’ordre avait montré à l’envoyé spécial du Monde, Alain Jacob, un tract qui lui avait paru invraisemblable, à lui qui avait pourtant vu tant de choses à Alger : les chefs de l’OAS y proclamaient que les forces françaises devaient dorénavant être considérées comme des troupes étrangères d’occupation...
Le 26 au matin, le commandement de l’OAS proclame la grève générale dans le Grand Alger et appelle ses fidèles à se rassembler, en principe sans armes, sur le plateau des Glières et au square Laferrière pour gagner ensuite Bab-el-Oued et briser l’encerclement du quartier, « où les enfants meurent de faim ». Dans la matinée du lundi 26, les généraux Ailleret, commandant en chef, et Capodano se préparent à l’épreuve de force imposée par l’OAS. Les ordres venus de Paris, et plus précisément de l’Élysée, sont nets : ne pas céder d’un pouce, couper court à l’émeute.
Ailleret et Capodano savent pourtant que toutes les troupes ne sont pas prêtes à de telles tâches, qui exigent autant de sang-froid que de discernement. Quand il a été question, quelques jours plus tôt, de faire appel au 4e régiment de tirailleurs algériens (RTA), son chef, le colonel Goubard, a mis en garde les généraux : c’est une excellente troupe au combat mais composée de paysans naïfs qui risquent de perdre la tête dans la fournaise d’Alger. Le général Ailleret acquiesce et donne l’ordre par écrit de ne pas engager le 4e RTA dans une telle affaire : cet ordre ne devait jamais être transmis.
Dès 14 heures, ce lundi - il fait beau, presque chaud déjà -, la foule s’amasse, très jeune, vibrante et fiévreuse. Pour elle, le problème est de crever les barrages qui interdisent l’accès du centre vers Bab-el-Oued par la rue d’Isly notamment. À l’entrée de cette artère essentielle d’Alger, un « bouchon » a été placé par le commandant Poupat, du 4e RTA : ce régiment, dont l’emploi avait été si fort déconseillé, et dont le chef est en mission à cent kilomètres de là, sera constamment au cœur de la mêlée. C’est le sous-lieutenant algérien Ouchene Daoud qui est responsable de la barricade. Lui et ses supérieurs ont voulu savoir dans quelles conditions leurs hommes pourraient le cas échéant, faire usage de leurs armes. Au siège de la X e région, on leur a répondu : « Si les manifestants insistent, ouvrez le feu... » Mais nul n’a voulu confirmer cet ordre terrible par écrit.
À partir de 14 h 30, la foule est immense, et son audace croît. Des injures partent en direction des tirailleurs : « Espèce de fellaghas ! » Les chefs de l’OAS sentent qu’ils sont peut-être sur le point de faire sauter le verrou et poussent en avant la foule surexcitée. Le jeune lieutenant algérien et ses hommes sont roulés comme une vague. À 14 h 45, une rafale de fusil-mitrailleur claque en direction de la troupe, du balcon du 64 de la rue d’Isly. « On nous tire dessus !, lance dans son émetteur-récepteur le lieutenant Ouchene Daoud, dois-je riposter ? » Le PC du régiment donne le feu vert. Et c’est la mitraillade aveugle entrecroisée, sauvage. Puis ces cris de « Halte au feu ! Halte au feu, je vous en supplie, mon lieutenant ! », que l’on entend comme des SOS de noyés, poussés par des voix blanches et déjà perdues.
Le carnage ne devait pas durer plus de quelques minutes. Mais ces minutes-là ont fait quarante-six morts et deux cents blessés, dont une vingtaine n’ont pas survécu, presque tous du côté des civils algérois. L’irrémédiable est accompli, les forces de la République ont tiré sur la foule - ce que chacun, d’ailleurs, pressentait depuis des mois, le tenant pour inévitable, tant du côté du pouvoir que de celui de l’OAS. Pour horrible que soit le massacre, et graves les responsabilités de ceux qui n’ont pas su éviter l’engagement des forces les moins préparées à un tel affrontement, c’est l’OAS qui devait pâtir surtout de la tuerie : non seulement parce que ses responsabilités dans le déclenchement du feu sont lourdes, mais aussi parce que, ayant voulu engager l’épreuve de force après sa défaite de Bab-el-Oued, elle a perdu.
Les centaines de victimes de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 jettent sur les accords d’Évian une tache de sang, une de plus. Mais cet « holocauste » marque le déclin décisif de ceux qui ont voulu éviter l’inévitable par l’émeute et la terreur. À dater du 26 mars 1962, l’OAS n’est plus qu’un fantôme qui sera réduit, moins de trois mois plus tard, à tenter de négocier pour son compte avec le FLN, non sans avoir poussé au pire sa politique du « retour à 1830 » et de la terre brûlée.
Jean LACOUTURE
Une Association des familles des victimes du 26 mars 1962 [Boite postale 27 - 95321 ST LEU LA FORET] s’est créée. Elle organise notamment chaque année, le 26 mars, une cérémonie religieuse en l’église Saint Nicolas du Chardonnet (Paris V), en mémoire des victimes du 26 mars 1962.
Vous pourrez prendre connaissance d’un échange de courriels datant de juillet 2006 entre la présidente de cette association et la section toulonnaise de la LDH.
[1] Sources utilisées : Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie, La gangrène et l’oubli ; Sylvie Thénault Histoire de la guerre d’indépendance algérienne.
Ecrivain mais aussi philosophe, Albert Camus s'est intéressé à la nature profonde de la condition humaine. Pour Camus, ce qui définit l'être humain, c'est son rapport à l'absurdité de son existence, qui le place face à un dilemme : le suicide ou la révolte. Analyse de cette conception.
sur Public Sénat : Camus plus contemporain que jamais en ces temps de pandémie
PUBLIC SÉNAT - VENDREDI 26 MARS À 22 H 00 - DOCUMENTAIRE
Albert Camus, mort le 4 janvier 1960 dans un accident de la route à l’âge de 46 ans, est aujourd’hui l’un des écrivains les plus lus au monde. « C’est quelqu’un qui vous donne le goût de la vie, sans jamais vous mentir ni vous rassurer », affirme le philosophe Raphaël Enthoven dans Albert Camus, l’icône de la révolte. Un court documentaire qui revient sur les pas du Prix Nobel de littérature 1957, plus contemporain que jamais en ces temps de pandémie qui ont fait bondir, en 2020, les ventes de son roman La Peste (1947).
Tout commence de l’autre côté de la Méditerranée pour « ce petit Français d’Algérie » qui voit le jour dans une famille « qui ne sait ni lire ni écrire ». Huit mois après sa naissance, la première guerre mondiale éclate, et son père est tué au front. La famille s’installe dans le quartier populaire de Belcourt, à Alger, sans eau ni électricité. « Seuls moi et mes défauts sommes responsables, et non le monde où je suis né », écrit Albert Camus, qui restera nostalgique de cette jeunesse où « les plus grands plaisirs ne coûtent rien » : les bains de mer, les parties de football avec les copains. « Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les scènes de théâtre et dans les stades de foot, qui resteront mes vraies universités. »
Diplômé de philosophie, il renonce à l’agrégation lorsqu’il contracte la tuberculose, véritable condamnation à mort à l’époque. Son ami Pascal Pia l’embauche alors au quotidien Alger républicain. Il y défendra « un journalisme qui offre une voix à ceux qui n’en ont pas », en premier lieu les Kabyles d’Algérie, marquant l’histoire de la presse.
Pour une réconciliation en Algérie
Résistant, Albert Camus s’impose comme le rédacteur en chef du quotidien clandestin Combat et dénonce la barbarie nazie, les goulags du communisme soviétique, l’usage des armes nucléaires (« Le dernier degré de sauvagerie », écrit-il dans son éditorial de Combat du 8 août 1945, au lendemain d’Hiroshima).
Face aux atrocités de la guerre en Algérie, il se bat pour une réconciliation par le dialogue et des droits supplémentaires pour la population arabe. Mais « il n’accepte pas [l’idée d’une indépendance], c’est charnel pour lui », constate l’écrivain Salim Bachi.
Ponctué de sonores d’Albert Camus, le documentaire ne fait l’impasse sur aucun des paradoxes que l’écrivain assumait – à l’image de Meursault, le héros qui « refuse de mentir » dans son roman L’Etranger (1942)– et déploie efficacement les nuances de sa pensée, hermétique à la diabolisation ou à la déshumanisation. « Lorsqu’il traite de la difficulté qu’on a à dialoguer, parfois on a l’impression qu’il a connu les réseaux sociaux », observe Marylin Maeso, professeure de philosophie et auteure de L’Abécédaire d’Albert Camus (L’Observatoire, 2020). « Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison », disait l’écrivain. Contemporain, vous dis-je…
Casbah des dockers des pères de famille des chômeurs des frères et des sœurs qui déversent des larmes d’amertume des honnêtes hommes et des imams
Casbah des prostituées des souteneurs et des proxénètes Casbah blanche des touristes en mal de romantisme
N’oublie pas que je suis un des tiens et aujourd’hui loin de toi je revois mon visage sale mes vêtements déchirés mes pieds nus mes amis qu’on appelait les yaouleds les cireurs et les voyous ma jeunesse et l’école où je n’allais qu’au début de l’année
Casbah des disparus des hommes qu’on arrête à l’aurore des frères qu’on recherche pour acte d’héroïsme et qu’on veut abattre
Casbah des paras des cordes des camions et des 120 V. des enfants qu’on torture des hommes qu’on fusille au coin de la rue
Casbah des politiciens et des politiques des bleus des hommes de mains et des gardes de corps Casbah blanche des ahuris et des béni-oui-oui
Casbah de Serkadji d’Ali la Pointe de Didouche et des héros sans nom Casbah de Bab el Djedid de Bab el Oued et de Bab Azoun
N’oublie pas que je suis un des tiens et aujourd’hui loin de toi je revois mes vingt ans les terrasses pleines de soleil
les réunions clandestines les enfants qui s’amusent près des frères qui meurent les papiers qui circulent de main en main le printemps qui surprend la Certitude les cheveux et les yeux noirs de nos femmes qui ont perdu le sourire les tracts les larmes qui défient le soleil
Je revois les frères qui manifestent et qui brandissent des pancartes Serkadji avec ses cours ses cellules ses couloirs ses gardiens – l’appel – son escalier interminable
Serkadji de 1956 avec mes frères ma maladie et ma jeunesse
Casbah n’oublie pas que je suis un des tiens
Comme un cygne paré de sa blancheur laiteuse,
La Casbah s'apprête à recevoir le soleil arqué à l'horizon.
Paraissant immobile, le soleil avance, et la Casbah en révérence ailée, le salue.
Et toi, baie d'el Djazaïr,
comme une
vierge de Botticelli qui attend tout de l'amour
tu drapes ta nudité en baissant pudiquement les paupières.
C'est la grâce de son sillage qui rend le cygne attirant,
C'est la rondeur de la terre qui rend le soleil heureux,
C'est aussi le sourire des étoiles qui rend les terrasses joyeuses.
Si je m'avisais à décrire ton état actuel, mienne Casbah,
je me détruirais tout en te détruisant.
Ne dit-on pas que lorsque le cygne sent l'approche de son départ,
il annonce sa mort en offrant son chant à tous les alentours.
Si le chant du cygne est le chant du grand départ,
pour toi mon chant est comme une ode.
Tu me fais écrire des mots dont tu composes la musique.
Tu me fais dire des paroles décrites par ton climat.
Tant que je t'adule je ne peux t'abhorrer,
et tant que tu es là je ne peux t'oublier
Quant à ceux qui m'invitent à écrire sur la Casbah...
Ô mon Dieu, comme la Casbah est très demandée ces jours-ci.
Je leur dirai que la Casbah est encore celle
que le regard de mon enfance a coincé dans une impasse.
Dans cette impasse il n'y a qu'elle et moi
Elle, encore vierge malgré son âge sans âge.
Moi pas jeune du tout
quoique dans mes yeux pétille un accent de vie de jouvence,
que seul je sens lorsque près d'elle je suis.
Je me rappelle cette nuit là !
C'était une nuit sans lune, sans éclairage.
Un nuit où les marches d'escaliers vous guettent
pour vous surprendre et vous faire glisser, le long de la ruelle,
pour vous la faire haïr davantage.
....
Se retrouver dans la nuit et le noir de la nuit
avec un corps pour flambeau
un coeur pour lumière
une âme pour servir
C'est retrouver la Casbah dans toute sa juvénilité millénaire.
C'est retrouver des ruelles qui vous guident jusqu'aux sources de la vie.
C'est retrouver des murs qui vous racontent les récits collés à leur patine.
C'est retrouver les terrasses qui vous confient les échos
des voix de nos parents confondues dans les nues.
C'est retrouver les confidences de la mer qui vous réconforte
avec la pureté qu'elle sait circonscrire dans ses moments de bon accueil.
C'est se retrouver soi-même en train d'apprendre à respirer la respiration,
comme on respirerait une rose qui vous serait offerte par surprise.
...
Sous le dôme de ma Casbah, j'ai retrouvé les restes de l'école musicale
arabo-andalouse, avec un je ne sais quoi de parfum de cédrat d'antan.
Et la musique comme un plain-chant serein réveille à la vie ce coeur souverain.
En respirant les noubas arabo-andalouse,
je lisais la démarche sonore comme le rebond d'une balle
qui ne s'arrête pas de bondir et rebondir,
en décrivant des arcs autour de la terre.
Voyez-ça d'ici ou plutôt voyez-ça avec votre ouïe.
Des arcs qui se croisent et s'entrecroisent.
Des arcs qui ne finissent plus d'imiter le dôme.
Des arcs par où coule la musique comme on ferait couler de l'or fondu.
Des arcs en or fondu pour obtenir un arc musical
par où passerait le cortège d'amour de musique vêtue..
Rendre grâce à la terre pour être mieux aimé par elle,
c'est ce que le musique arabo-andalouse fait en flânant sereinement autour.
La modale de la musique arabo-andalouse ne se multiplie pas
pour architecturer une superposition de vibrations sonores
qui veulent défoncer le ciel.
Elle est un acte d'amour qui répond aux besoin de la terre.
Je me sentais une intimité foisonnante qui se collait à la peau de la terre.
Je voyais tomber des gouttes d'étoiles comme des flocons de neige
et la terre en était imbibée.
Le dôme recevait cette offrande comme un don de la vie à la vie.
Comme une vision peinte par Salvador Dali, le dôme fondait en tous les tons.
Toute une ribambelle de demi-tons se joignaient à la noce.
Toute une myriade de corpuscules se bousculaient autour du quart de ton.
...
Voir une ligne droite qui ondule et épouse les formes du corps humain jusqu'à l'ubiquité,
c'est voir un rai de lumière qui paraphe son parcours.
Une clé de sol qui s'agite et se démène pour bâtir sa maison.
Une gamme de serrures qui attendent l'avènement de leurs vies.
Une profusion de signes où se reconnaît l'appel de la terre entière.
Chaque montagne, chaque vallée, chaque champs, chaque prairie, chaque mer, chaque océan
chaque vie s'animait en s'identifiant à travers la profusion de signes.
L'image de ma Casbah avait toute la terre pour espace.
Le monde musical que je respirais n'avait d'autre droit
que celui d'ouvrir les voix à la clarté de la parole,
pour que le jour ouvre à la nuit l'entrée du secret des lumières.
Ma Casbah et moi sommes à l'aise dans notre placenta planétaire.
Voici que la musique s'empare de ma plume et me demande
de prêter ma perception à tout ce qui m'entoure.
Je dresse mon coeur.
Assidûment , je dresse mon coeur et j'entends
une polyphonie assourdissante, comme étouffée,
elle me parvient des façades des maisons.
Ces façades qui semblent remercier leurs bâtisseurs.
Ces façades qui ne finissent pas d'être des façades
et comme façades on ne trouverait pas mieux.
Ces façades qui se révèrent et se prosternent toutes en même temps.
Avez-vous jamais vu une cité qui se prosterne ?
Venez à ma Casbah, vous les verrez comme elles acceptent
cette attitude à la fois humble et altière.
Chacune d'elle est un serment témoin.
Chaque maison de distingue par sa génuflexion spéciale.
Chaque terrasse se singularise pour épater sa voisine.
Chaque patio sert de place publique aux muses heureuses de danser la musique
Chaque arceau sur sa colonne chante la modale du marbre enivré par sa torsade.
Chaque ruelle est une corde de luth et quand la corde vibre,
l'âme de toute la médina frissonne au son de cet accent envoûtant.
Chaque fontaine est une oasis d'attraction,
et la bousculade des enfants vaut tout un spectacle.
Une cité qui se prosterne face à la mort, face à la vie
ne peut être une cité comme les autres.
Un médina pareille a quelque chose en plus et cette chose là:
C'est l'amour avec lequel l'endroit a été choisi.
C'est l'amour avec lequel le maçon l'a construite.
C'est l'amour avec lequel l'histoire l'a glorifiée.
C'est l'amour avec lequel moi-même,
pris dans les mailles de son filet,
je me complais à y rester
pour continuer à respirer et à attendre
celui qui,
par cette nuit noire,
vint me rendre visite pour me marquer au front.
HIMOUD BRAHIMI
àà
Casbah Lumière est l'un de ces livres que l'on ne rencontre pas tout à fait par hasard. De ces livres rares qui ont l'air de choisir eux-mêmes leurs lecteurs. Rare, parce qu'il y a là, sous forme poétique et littéraire, une parole. Une voix inspirée, capable de retransmettre tout un héritage - la magie de cette Casbah millénaire aujourd'hui menacée de disparition - et d'ouvrir un chemin de connaissance.
Himoud Brahimi, «Momo de la Casbah» pour les gens d'Alger : celui qui dit la vérité. Mais la vérité dérange et l'on préfère le prendre pour un fou. Métaphysicien, poète, comédien... La foule l'a marginalisé comme une sorte de derviche. Momo, libre et serein, un être d'exception dans l'Algérie d'aujourd'hui, jamais publié depuis l'Indépendance, pourrait être le symbole de la rencontre réussie des cultures de la Méditerranée.
Il y a 60 ans, dans les derniers instants du conflit algérien, était créé l’OAS. Cette date anniversaire est l’occasion de revenir sur cette période charnière de la fin de la guerre d’Algérie, à un moment où toutes les passions étaient exacerbées.
De la création de l’Organisation à l’échec du putsch d’Alger
Madrid, 1961. Alors que la guerre d’Algérie fait rage, un petit groupe d’hommes fonde l’Organisation Armée Secrète (OAS). Pour comprendre la création de cette organisation politico-militaire, il faut revenir quelques années en arrière.
Affaiblie, la France est touchée par une crise ministérielle après la démission du gouvernement Gaillard en avril 1958. Des manifestations se déroulent à Alger, le 26 avril, en faveur d’une Algérie française. Près de 30 000 Européens d’Algérie demandent un gouvernement de salut public. Les protestations tournent à l’émeute lorsque le 13 mai, certains manifestants s’emparent du gouvernement général. L’un des instigateurs du putsch est Pierre Lagaillarde, alors président de l’AGEA (Association Générale des Étudiants d’Algérie) et futur fondateur de l’OAS. Un Comité de salut public est mis en place sous la présidence du général Massu. Plusieurs comités insurrectionnels sont installés dans les villes algériennes et en Corse. Ils réclament alors le retour au pouvoir du général de Gaulle, absent de la vie politique depuis 1953. « Prêt à assumer les pouvoirs de la République[1] », Charles de Gaulle est investi par l’Assemblée nationale comme Président du Conseil le 1er juin 1958. Rapidement, il se rend à Alger où il prononce l’un de ses plus célèbres discours, depuis le balcon du Gouvernement général :
« Je vous ai compris ! Je sais ce qu’il s’est passé ici. Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie, c’est celle de la rénovation et de la fraternité[2]. »
Ces mots suscitent de vives espoirs chez les Français d’Algérie, qui y voient un homme en faveur d’un maintien de la France en Algérie.
Cependant, le 16 septembre 1959, la politique gaullienne prend un tournant radical. Dans un discours radiotélévisé, le Président de la République évoque pour la première fois l’idée d’un « droit à l’autodétermination du peuple algérien ». En vue d’un référendum, il propose ainsi trois options pour l’avenir de l’Algérie : la francisation, l’association ou la sécession. La population européenne d’Algérie se sent trahie par la position du général de Gaulle. Du 24 janvier au 1er février 1960, suite au rappel du général Massu à Paris, ils manifestent dans les rues d’Alger et érigent des barricades. Plusieurs morts sont à déplorer. Ce mouvement est mené par Pierre Lagaillarde, devenu député d’Alger. Il est arrêté le 1er février et emprisonné à la prison de la Santé à Paris. Au moment du « procès des Barricades[3] », il s’enfuit et trouve asile à Madrid accompagné de Jean-Jacques Susini, alors président de l’AGEA. Les deux hommes y retrouvent le général Salan et Joseph Ortiz, militant d’extrême-droite. Ensemble, ils fondent l’OAS, le 11 février 1961.
Le nom de l’Organisation trouve sa référence dans l’Armée Secrète (AS), un regroupement de résistants français, créé en 1942 pendant la Seconde Guerre mondiale. Les quatre hommes se voient ainsi comme des résistants, militant pour le maintien de la présence française en Algérie. C’est une organisation considérée d’extrême-droite puisque les membres fondateurs sont issus de cette mouvance politique. Toutefois, beaucoup de militants ne se revendiquent pas spécialement d’extrême-droite voire ne sont pas engagés politiquement. Cette nouvelle structure va se scinder en trois branches : OAS-Alger, OAS-Métro (OAS métropolitaine) et OAS-Madrid. Chacune opère sur un territoire et elles ne sont pas réellement coordonnées entre elles. Pour l’historien Olivier Dard, l’OAS constitue « une nébuleuse territorialisée dont la principale est Alger ». C’est l’OAS-Alger qui a l’idée de créer un réseau en France métropolitaine, au travers du résistant Pierre Sergent. Quant à l’OAS-Madrid, c’est un souhait de Pierre Lagaillarde qui ne peut pas rejoindre Alger. Toutefois, elle va rapidement échouer lorsque Franco met en résidence surveillée ses responsables en 1961. Car en effet, la création de l’OAS à Madrid questionne sur les liens qu’aurait-pu entretenir l’Organisation avec le régime de Franco. Dans les faits, il n’y a pas de relation officielle entre le régime franquiste et l’OAS. Toutefois, le beau-frère de Franco, Ramon Serrano Suñer, les soutient et les aide. Comme l’affirme Olivier Dard, les dirigeants de l’OAS se leurrent sur le réel appui du régime de Franco à leur mouvement, puisque l’Espagne ne veut pas risquer de rompre ses relations officielles avec la France gaulliste.
Le 8 janvier 1961, les Français approuvent par référendum l’autodétermination du peuple algérien à près de 75% des voix en métropole contre 69% en Algérie. Ce vote est une occasion pour le général de Gaulle d’affirmer sa légitimité en tant que chef de l’État. Certains cadres de l’armée sont révoltés par la politique menée par le gouvernement français : quatre généraux, Challe, Jouhaud, Salan et Zeller tentent un putsch à Alger dans la nuit du 21 au 22 avril 1961. Les Algérois se réveillent le lendemain avec l’annonce que l’armée a pris le contrôle du pays. Ce pronunciamiento militaire est réfuté par Charles de Gaulle, qui décide de prendre les pleins pouvoirs conformément à l’article 16 de la Constitution. Le putsch se révèle être un échec lorsque les généraux insurgés se rendent aux autorités. Les généraux Challe et Zeller sont condamnés tandis que Salan et Jouhaud passent à la clandestinité, rejoignant l’OAS en Espagne. Avant le coup d’État, les actions de l’OAS consistaient en des tractages et quelques bombages. Il est important de préciser toutefois que le putsch n’est pas du ressort de l’OAS, l’opération étant d’abord menée par des militaires. C’est véritablement après le putsch d’Alger que l’Organisation devient importante et entre dans l’action totale.
De l’activisme de l’OAS aux accords d’Évian
Selon le politologue Jean-Yves Camus, l’OAS aurait compté près de 3 000 membres. Ce chiffre est à nuancer puisqu’il n’y a aucun moyen de prouver que quelqu’un ait pu faire partie de l’Organisation, étant donné qu’il n’existe pas de carte d’adhésion. Ainsi, certains civils sont recrutés ponctuellement pour une action. Dans un article[4], l’historienne Sylvie Thénault dresse une sociologie des membres de l’OAS. Tout d’abord, ce sont principalement des hommes. Puis, elle identifie parmi eux beaucoup de jeunes, notamment des étudiants. L’OAS était en effet très présente dans les milieux estudiantins, comme en témoignent les rôles joués par Lagaillarde et Susini à l’Université d’Alger. Cependant, l’embrigadement dans l’OAS touche tous les milieux socio-professionnels représentatifs de ceux fréquentés par les Européens d’Algérie.
Sur le territoire algérien, l’OAS mène des actions de répression violente, sous la forme d’un « contre-terrorisme[5] » face au terrorisme du FLN (Front de Libération Nationale). Près de 13 000 explosions au plastic et plus de 2 500 attentats sont ainsi perpétrées par l’Organisation. Il y a constamment un débat voire une controverse entre un acteur politique qui va être accusé de terrorisme et l’accusé qui va retourner l’accusation pour se définir comme un combattant ou un résistant. Le FLN et l’OAS mènent des actions similaires, défendant pourtant une cause politique différente. Chacun de leurs membres se définissent comme des résistants et sont perçus par leurs ennemis comme des terroristes. Il est ainsi intéressant de voir que l’OAS choisit un nom faisant référence à la résistance et que parmi ses dirigeants, certains ont été des résistants pendant la Seconde Guerre mondiale. Alors, sont-ils devenus des terroristes ou sont-ils restés résistants ? Qu’est-ce qui change entre la résistance envers le gouvernement de Vichy dans les années 1940 et la résistance de l’OAS contre le gouvernement gaulliste ? La question reste ouverte.
« L’OAS frappe où elle veut, quand elle veut » peut-on lire sur des graffitis dans les rues d’Alger ou d’Oran. Cette devise se veut l’illustration de la domination de l’Organisation sur un territoire donné. Dans les faits, et pour prendre l’exemple de la capitale algérienne, les quartiers sont délimités par des frontières invisibles. Le quartier de Belcourt, dont est originaire Albert Camus, est l’image du quartier hétéroclite avec une population autant musulmane qu’européenne. La commune de Bab-el-Oued à Alger est à dominante européenne, ce qui en fait rapidement un point d’ancrage territorial de l’OAS. Cette dernière se veut proche des civils : elle communique avec la population au moyen d’une radio quotidienne qui a son propre canal. De nombreuses distributions de tracts sont organisées, surtout dans les milieux étudiants.
Néanmoins, l’activité principale de l’OAS demeure l’assassinat de personnalités politiques et les attentats. Le 31 mai 1961, le commissaire principal d’Alger, Roger Gavoury, est tué alors qu’il enquêtait sur de récentes explosions au plastic. Cet assassinat signe la première opération ponctuelle décidée par l’état-major de l’OAS. Plusieurs attentats marquants sont à citer, lors de la « nuit bleue » du 16 août 1961 où près de 25 explosions ont lieu, au cours de la « nuit blanche » du 24 au 25 janvier 1962 avec plusieurs attentats au plastic à Paris, et enfin lors de la « nuit rouge » du 5 mars 1962 dans les quartiers de la Casbah, Bab-el-Oued et Belcourt. Ces attentats visaient en priorité des personnalités communistes et des Algériens musulmans. De surcroît, seulement deux jours avant les accords d’Évian, l’écrivain kabyle, Mouloud Feraoun, est tué avec cinq de ses collègues alors tous dirigeants des Centres Sociaux Éducatifs (CSE) algériens, par un commando Delta de l’OAS. Agissant comme bras armé de l’OAS, les commandos Delta sont créés par le lieutenant Roger Degueldre. Ils sont composés d’anciens militaires et d’Européens d’Algérie anti-indépendantistes. Face à cette violence, des « barbouzes[6] » sont chargés de la «contre-répression». La guerre d’Algérie se transforme alors en une myriade de guerres enchevêtrées : l’OAS contre le pouvoir français officiel et le FLN; le FLN contre l’armée française; les « barbouzes » contre les commandos de l’OAS.
Les actions de l’OAS révulsent les métropolitains contrairement aux Européens d’Algérie qui expriment une forme de soutien parfois tacite. On ne vit pas la guerre de la même façon, qu’on soit en Algérie ou en France métropolitaine. Les attentats sont coutumiers, depuis 1954, pour la population algérienne. Une manifestation contre les actions de l’OAS (plus précisément l’OAS-Métro) est organisée le 8 février 1962 à Paris. On se trouve alors dans un contexte de multiplication des exactions de l’Organisation en région parisienne. Des intellectuels comme Jean-Paul Sartre ou André Malraux sont visés par des plasticages. La répression policière fait 9 morts au métro Charonne. Ce drame qui touche vivement la population métropolitaine renforce sa volonté d’en finir avec le conflit algérien.
C’est le 18 mars 1962 que sont signés à Évian les accords qui mettent fin à près de huit ans de guerre. Les négociations entre le gouvernement français et le GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) peuvent ainsi commencer. Un cessez-le-feu est décrété pour le 19 mars, à midi. Pourtant, les combats continuent. À cette date, l’OAS entre dans l’action clandestine.
Du cessez-le-feu à l’indépendance, l’OAS comme « acteurs de la violence[7] »
Le 23 mars 1962 commence le siège de Bab-el-Oued par l’OAS. Le quartier est pris d’assaut par l’Organisation qui en prend le contrôle. Cette implantation territoriale est une caractéristique partagée par plusieurs organisations qualifiées de “terroristes” par leurs ennemis en raison de leurs méthodes comme l’IRA (Irish Republican Army) à Belfast et Derry ou le FLN dans la Casbah. Cette volonté de maîtriser un territoire donné permet à l’Organisation d’inscrire son combat sur la durée. À partir du moment où sont signés les accords d’Évian, l’OAS n’a plus rien à perdre puisque l’Algérie est perdue. Le général Salan déclare ainsi :
« Je donne l’ordre à nos combattants de harceler toutes les positions ennemies dans les grandes villes d’Algérie. Je donne l’ordre à nos camarades des Forces Armées, Musulmans et Européens, de nous rejoindre dans l’intérieur de ce pays qu’il leur appartiendra de rendre immédiatement à la seule souveraineté légitime; celle de la France[8]. »
Par là, il ordonne l’insurrection armée contre les représentants de l’autorité française, afin de perturber les négociations d’Évian. De sanglants affrontements ont lieu entre les deux parties. L’escalade de la violence s’échafaude jusqu’au 26 mars, où 80 Européens trouvent la mort lors de la fusillade de la rue d’Isly. Ce tragique évènement marque la fin de tout espoir pour la population européenne encore favorable à l’Algérie française. Il signe aussi le début de l’exode vers la France pour beaucoup d’entre eux. Les principaux responsables de l’OAS sont arrêtés et condamnés. Dans les derniers instants de la guerre d’Algérie, l’Organisation mène une politique de la terre brûlée. Puis, les derniers commandos Delta quittent l’Algérie début juillet 1962 pour la métropole alors que l’Algérie devient officiellement indépendante.
Les derniers faits d’armes majeurs attribués à l’OAS sont les attentats manqués du Petit-Clamart du 22 août 1962 contre le général de Gaulle, mené par le colonel Bastien-Thiry, et l’attentat du Mont-Faron du 28 août 1964. Selon Olivier Dard, certains participants de ces attentats ont pu être des anciens membres de l’OAS, pourtant celle-ci n’aurait pas directement commandé ces actions. Effectivement, après 1962, la majorité des militants abandonnent la lutte politique. Seuls certains, comme l’OAS-Métro-jeunes, cherchent à continuer l’affrontement. Ainsi, selon l’expression consacrée, le combat de l’OAS devient baroud d’honneur.
Notes
[1]Propos extraits d’une déclaration à la presse du général de Gaulle à Colombey-les-Deux-Églises le 15 mai 1958.
[2]Extraits du discours de Charles de Gaulle prononcé le 4 juin 1958 depuis le balcon du Gouvernement général d’Alger.
[3]Le mouvement d’opposition, du 24 janvier au 1er février 1960, à la proposition d’autodétermination du général de Gaulle est désigné sous le nom de « Semaine des barricades ». Ce nom renvoie aux barricades érigées par les manifestants.
[4]THÉNAULT Sylvie, « L’OAS à Alger en 1962. Histoire d’une violence terroriste et de ses agents », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 63ème année, n°5, 2008, pp. 977-1001.
[5]Expression choisie par l’historien Olivier Dard dans son ouvrage Voyage au cœur de l’OAS paru en 2005.
[6]Pendant la guerre d’Algérie, les « barbouzes » désignent des militants gaullistes chargés de réprimer l’OAS à l’aide de méthodes similaires. De fait, ils n’étaient pas reliés à la police, donc à l’État.
[7]THÉNAULT Sylvie, « L’OAS à Alger en 1962. Histoire d’une violence terroriste et de ses agents », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 63ème année, n° 5, 2008, pp. 977-1001.
[8]COURRIÈRE Yves, La guerre d’Algérie, tome 4 : Les feux du désespoir, Fayard, 1969, p. 562.
Photo : D. R. - Plaque de rue détournée par SOS Racisme pour rappeler les crimes du sanguinaire Bugeaud
Vendredi dernier, tôt le matin, un groupe de militants de l’association française SOS Racisme a accompli une action d’éclat en investissant l’avenue Bugeaud, dans le 16e arrondissement de Paris, avant de détourner les plaques portant le nom de ce bourreau de la «Conquête», le sinistre Thomas Robert Bugeaud.
Dans un geste à la fois symbolique et audacieux, ils ont apposé des plaques sur lesquelles on peut lire : «Avenue du boucher Bugeaud», «Avenue du criminel Bugeaud», ou encore «Avenue des Enfumades».
Les plaques de SOS Racisme ne manquaient pas de rappeler, parodiant en cela les indications biographiques accompagnant habituellement les plaques de rue, les atrocités commises par le maréchal sanguinaire. Sur l’une d’elles, il est précisé : «Criminel de guerre, bourreau de la conquête de l’Algérie». Sur une autre, cette mention : «Bourreau de milliers de civils emmurés et asphyxiés.
Algérie, 1844-1845». Il n’aura pas échappé à nos lecteurs et lectrices que cette «opération coup-de-poing», selon la formule de SOS Racisme, a été exécutée un 19 mars, une date qui fait penser forcément au 19 mars 1962, jour du cessez-le-feu entre l’Algérie et la France en application des Accords d’Evian, signés le 18 mars 1962.
«Ce matin à l’aube (le vendredi 19 mars, ndlr), des militantes et militants de SOS Racisme ont détourné les plaques de rue glorifiant le maréchal Thomas Robert Bugeaud», a indiqué SOS Racisme via sa page Facebook, avant de préciser : «Il ne s’agit pas de venir vandaliser ou rebaptiser selon notre propre goût une avenue qui porte le nom de Bugeaud, mais de venir préciser qui était ce personnage qui n’était rien d’autre qu’un criminel de guerre.» – Dans un message électronique adressé à des journalistes d’El Watan, SOS Racisme souligne que cette opération visait à «révéler la vérité historique derrière ce nom glorifié en plein cœur de la capitale».
Rappelant qui était Bugeaud, l’association convoque quelques faits glaçants qui en disent long sur le personnage et sa politique de la «terre brûlée» : «Envoyé dès 1836 pour ‘‘pacifier’’ le pays, Bugeaud élabora et commanda les ‘‘enfumades’’ des Shebas et du Dahra, respectivement en 1844 et 1845.
Son plan meurtrier consistait à asphyxier par la fumée des civils, femmes, hommes et enfants, en allumant un feu à l’unique entrée d’une grotte où ces personnes étaient réfugiées ou enfermées. Il emmura et tua dans ces grottes des milliers d’Algériennes et d’Algériens. Sa politique était comme il l’écrivit à ses lieutenants : ‘‘Exterminez-les jusqu’au dernier’’».
Dans une déclaration publiée sur sa page Facebook, Dominique Sopo, président de SOS Racisme, fera remarquer de son côté que «Bugeaud est un cas caricatural de ce qui n’est pas possible dans l’espace public. En effet, par cette rue qui prit son nom sous le Second Empire, il est honoré pour une guerre d’agression qui déboucha sur une conquête obtenue par des crimes épouvantables. Des crimes qui, à son époque, provoquèrent, jusqu’à la Chambre des députés, un scandale également exprimé sous la plume de Victor Hugo».
Dominique Sopo poursuit : «Alors, en ce 19 mars, ‘‘Journée nationale du souvenir et du recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc’’, nous avons voulu interroger cette aberration. Non pas en vandalisant puisqu’il suffit ici d’apposer la simple mention des crimes de Bugeaud. Non pas en donnant un autre nom à cette rue puisque, s’il s’agit certes de renommer à terme, il ne s’agit pas d’imposer.
Car, au-delà de ce que sera le nom futur de cette rue, l’important est que nous soyons capables de réfléchir collectivement qui nous voulons honorer dans la République. Et, partant, à ce qu’est notre rapport à notre passé algérien, qu’il faut regarder en face et dans le temps long, pour comprendre ce qu’il a légué et ce qu’il nous faut extirper de nos cœurs et de nos représentations.»
Et M. Sopo de lancer cet appel : «J’espère maintenant que les élus parisiens s’empareront pleinement de ce sujet. Car, décidément, en 2021, une ville ne peut pas honorer un homme dont les ‘‘faits de gloire’’ se pèsent en civils massacrés en Algérie et en quelques ouvriers abattus quelques années plus tôt dans cette même ville qui l’honore.»
Les commentaires récents