Emmanuel Laurentin : Troisième temps de notre semaine consacrée à la Guerre d’Algérie et son histoire à cinquante ans des manifestations d’Oran, d’Alger et d’ailleurs, à l’occasion de la visite, en décembre 1960, du général de Gaulle sur place. Après avoir évoqué ce sujet avec Constantin Melnik, lundi, il travaillait à l’époque auprès du Premier ministre Michel Debré, puis nous être intéressés hier, dans le documentaire du mardi, aux rappelés d’il y a 55 ans, les rappelés de 1955 et à leur refus de se rendre en Algérie, et avant demain de nous demander, dans le débat du jeudi, comment les pays étrangers ont perçu ce conflit pendant qu’il se déroulait, nous allons, dans cette journée des archives du mercredi de « La Fabrique de l’Histoire », en écouter un certain nombre tirées de films documentaires d’actualités ou de fiction sur la Guerre d’Algérie. Anaïs Kien, qui a préparé cette semaine avec nous, les a choisies pour leur variété, nous les ferons commenter par Benjamin Stora, historien bien entendu, qui, avec « Imaginaires de guerre. Les images dans les guerres d’Algérie et du Viêt-nam, a été un pionnier de la recherche sur ce type de cinéma, dont le dernier maillon de la chaîne sort en salle aujourd’hui, il s’appelle « Un balcon sur la mer », un film de Nicole Garcia qui traite des traumatismes de ces pieds-noirs qui ont dû quitter l’Algérie dans la précipitation en 1962. Sébastien Denis, qui est maître de conférences en cinéma à l’Université de Provence, sera également avec nous. Il a publié sa thèse sur le cinéma de propagande en Algérie, aux éditions Nouveau Monde, cette année, sous le titre « Le cinéma et la Guerre d’Algérie ». Il sera avec nous pour commenter certaines des archives, tirées des films documentaires et d’actualités, gravées en DVD dans son livre. Et on en écoute d’ailleurs une première.
Extrait du film « La Corniche d’amour » : « Ahmed ? Alors ? / La corniche de Bougie, c’est la plus belle promenade de l’Afrique, y compris le Transvaal, le Kenya et le Hoggar, avec retour par la Haute Kabylie. / Combien de jours ? / Trois-quatre au maximum. / Bon, d’accord ! / Je vais préparer la voiture. / C’est ça ! / Chasseur, soyez gentil, dites au directeur d’avertir le capitaine de mon yacht d’aller mouiller à Tigzirt. / Bien, monsieur. / Merci. »
Emmanuel Laurentin : Voici donc cette première archive, pour pouvoir nous mettre dans une ambiance, qui n’est pas encre celle de la guerre. Il s’agit d’un extrait d’un film touristique, pourrait-on dire, qui s’appelle « La Corniche d’amour ».
Bonjour Anaïs Kien.
Anaïs Kien : Bonjour.
Emmanuel Laurentin : Et bonjour à vous, Sébastien Denis ainsi qu’à Benjamin Stora, qui est avec nous également pour parler de ce, comment on appelle ça d’ailleurs, des « pop-up », je crois maintenant dans l’édition, des livres avec plein de petites choses dedans…
Benjamin Stora : Des livres objets.
Emmanuel Laurentin : Des livres objets, qui a un énorme succès.
Benjamin Stora : Un énorme succès, on en a vendu 40000 en un mois...
Emmanuel Laurentin : Qui se vendent, parrainés également par nos confrères de France-Info, avec Tramor Quéméneur, aux éditions des Arènes, et qui s’appelle « Algérie 1954-1962 », c’est un livre dans lequel il y a des facsimilés, énormément de documents de soldats, de tracts, etc., etc., qui ont été diffusés pendant cette Guerre d’Algérie.
Benjamin Stora : Ce sont des documents que l’on peut sortir du livre, qu’on peut prendre, qu’on peut toucher, ce sont des documents d’archives en français…
Emmanuel Laurentin : C’est ça, des facsimilés.
Benjamin Stora : Ce sont des facsimilés que l’on extraie de l’ouvrage avec des affiches, des documents, des cartes postales, des cartes routières, des archives militaires, policières que l’on peut sortir du livre, que l’on peut déplier et regarder en tant que telles.
Emmanuel Laurentin : C’est très étonnant, une façon de se replonger justement dans l’ambiance et dans les documents de l’époque.
Sébastien Denis, ce document que l’on vient d’entendre, cette archive de « La Corniche d’amour », date de 1955. il fait partie de que vous appelez les films touristiques, dans votre travail sur le cinéma et la Guerre d’Algérie qui vient de paraître aux éditions du Nouveau Monde. Les films de tourisme sur l’Algérie qui vont d’ailleurs s’arrêter et s’interrompre immédiatement à partir de 1955, quasiment à partir de 1955.
Sébastien Denis : Oui, c’est un film assez étrange, qui rend compte d’une atmosphère passée, puisque quand même à partir de novembre 1954, on est quand même dans un climat insurrectionnel. Ce film rend compte effectivement de ce qui a pu se faire avant, c’est-à-dire dans les années entre 1945 et 1955.
Emmanuel Laurentin : Et même dans les années 30 d’ailleurs, il y avait un cinéma colonial.
Sébastien Denis : Même dans les années 30, dans les années 20. Il y a des films muets qui rendent compte de cet aspects-là des choses, c’est-à-dire une Algérie touristique. Donc des films qui sont faits pour vendre, entre guillemets, l’Algérie en tant que pays où on peut faire du tourisme, aller sur la corniche, voir la mer, etc. c’est un film assez étonnant, en total décalage, il sort en 1955, il n’est d’ailleurs pas diffusé à l’époque puisqu’il évidemment il tombe complètement à rebours de l’actualité.
Emmanuel Laurentin : Je vais vous prendre un petit peu à contre-pied, Benjamin Stora, ça m’amuse parce que vous êtes un bon interviewé dans ce cas-là. Vous vous souvenez d’avoir vu ce type de films, quand vous étiez jeune garçon à Constantine, dans les cinémas ? Des films comme ça qui en première partie ou en seconde partie de grands films de fiction spécifiquement destinés au public vivant en Algérie dans ces années-là, est-ce que cela vous dit quelque chose ou pas du tout ?
Benjamin Stora : Là, Emmanuel, on passe de l’histoire à la mémoire.
Emmanuel Laurentin : Justement, c’est pour ça que je…
Benjamin Stora : Un transfert directement sur la mémoire. Non, personnellement non, on était à Constantine…
Anaïs Kien : Je pense que ces films n’étaient pas diffusés en Algérie. Ce sont plutôt des films à destination de la Métropole.
Benjamin Stora : Non, ce sont des films de propagande que l’on ne voyait pas dans les salles de cinéma. Il y avait des actualités qu’on voyait en France. L’Algérie, c’était la France. En 1955-56, les gens allaient beaucoup, beaucoup au cinéma, ils voyaient tous les films qui passaient à Paris, on les voyait à Constantine pratiquement en même temps, et il y avait les actualités. Donc, ce genre de documents d’images d’archives, devenus des images d’archives, on les voyait surtout dans le bled, dans les campagnes, c’étaient surtout des films de propagande pour la population paysanne.
Sébastien Denis : En l’occurrence pas ce type de films. Effectivement, il y a des films dont on parlera peut-être tout à l’heure, qui sont des films davantage de propagande destinés aux populations dans le bled, mais ce type de films étaient faits au contraire pour ramener des touristes en Algérie.
Benjamin Stora : Donc, plutôt faits en France.
Sébastien Denis : Non, faits en Algérie.
Benjamin Stora : Faits en Algérie mais montrés en France.
Sébastien Denis : Faits en France pour un public en occurrence assez aisé, puisque les personnages qui sont dans le film, c’est un photographe et une artiste…
Emmanuel Laurentin : Propriétaires de yacht qui vont le tour de cette belle côte du côté de Bougie…
Anaïs Kien : D’ailleurs l’Algérie n’est qu’un décor dans ce film.
Sébastien Denis : Oui, absolument. C’est une Algérie de carte postale. Objectivement, on est tout à fait dans les clichés des années 30, il n’y a pas grand-chose qui a changé.
Emmanuel Laurentin : On traitait l’Algérie comme on pouvait traiter par exemple la Côte-d’Azur, avec peut-être un exotisme un peu supplémentaire mais c’était à peu près la même chose.
Sébastien Denis : Oui, avec effectivement des films aussi un petit peu spectaculaire et un peu dangereux qu’il pouvait y avoir dans les défilés, etc. C’est-à-dire des choses … Une sorte d’Algérie un peu mystérieuse, un peu dangereuse.
Emmanuel Laurentin : On va écouter tout de suite une deuxième archive, qui évidemment change par rapport à cette première archive de 1955. C’est un film sur l’armée et le drame algérien, là la guerre s’est déclarée.
Extrait du film « L’armée et le drame algérien » : « Révoltaient par les meurtres fellagas et la pression féroce que ceux-ci exercent sur eux, les Français Musulmans, chez qui la notion de justice est plus forte que la peur, viennent à nous. Le renseignement arrive. Le capitaine continue à tenir sa liste à jour, de nouveaux noms s’ajoutent avec de nouvelles précisions. Maintenant, nous sommes certains de l’identité des membres de la cellule du village. Il faut agir. Une compagnie ou un escadron se rend au douar, trois sections cernent le village, tandis que le capitaine pénètre à l’intérieur avec la quatrième section. À la population rassemblée, il recommande d’abord de ne pas tenter de fuir, le village est cerné par la troupe qui ne laissera s’échapper aucun fugitif. Il procède alors à l’arrestation de ceux qui se sont placés hors la loi française, les membres de la cellule terroriste. »
Emmanuel Laurentin : Voilà, ce film s’appelait « L’armée et le drame algérien », on voit bien la tonalité évidemment tragique, une musique également assez impressionnante. Il date de 1957. alors, il faut dire que votre travail, Sébastien Denis, est un travail de thèse de cinéma, c’est important de le dire, et que vous travaillez beaucoup sur les archives de ces producteurs et de ces réalisateurs de films qui dans les années 50 sont passés de ce film touristique à des films de propagande en faveur de la guerre pour certains d’entre eux. Il y avait des films de fiction, des films documentaires, des films d’actualités. Il y avait une production cinématographique, qui n’était pas totalement négligeable, faite sur le territoire algérien souvent d’ailleurs, disons commanditée par le gouverneur général et par les autorités sur place, quand elle n’était pas directement commandée par l’État français du côté de la Métropole.
Sébastien Denis : En fait, ce que je voulais montrer dans ce travail c’est qu’il y avait une continuité très forte entre une production civile qui est faite pendant la période juste avant la guerre, entre 1945 et 1955,…
Emmanuel Laurentin : C’est pour ça d’ailleurs que vous avez choisi de travailler pour votre thèse de 45 à 62 et pas de vous intéresser simplement à 54-62, pour voir justement comment il y avait une relation entre la période d’avant la guerre et la période de la guerre.
Sébastien Denis : Absolument. J’ai choisi cette périodisation parce que je pense que cela permet bien de montrer la continuité qu’il y a au niveau institutionnel, dans la pensée de l’Algérie, de l’Algérie française, et la continuité aussi en termes de production. Vous disiez qu’il y avait des films touristiques mais c’est une production infime les films touristiques, la plupart des films, et il y en a des centaines, la plupart de ces films qui ont été produits entre 45 et 54, sont des films de propagande lourde. Ce sont des films de propagande pour mettre en avant ce qu’est…
Emmanuel Laurentin : Les réalisations françaises.
Sébastien Denis : Les réalisations françaises.
Emmanuel Laurentin : On est après Sétif et Guelma et le 8 mai 45.
Sébastien Denis : Bien sûr, justement la production s’intensifie après 1947-48, au moment où effectivement on essaye de museler ceux qui veulent justement l’indépendance de l’Algérie. On a une sorte de matraquage assez massif en termes de propagande.
Anaïs Kien : Moi, ce qui m’impressionne dans l’extrait du film que l’on vient de voir, c’est peut-être cette musique, qui déréalise quasiment le propos. On a vraiment des images documentaires, on nous montre des soldats en relation avec des Arabes. D’ailleurs les Arabes, lorsqu’ils ne sont pas représentés seuls à l’écran alors qu’ils sont en groupe, ils sont assis par terre, alors que les soldats sont debout. Par ailleurs, cette musique, qui est une musique de fantasia, déréalise quasiment le propos du documentaire et de cette propagande. C’est très étrange.
Sébastien Denis : Oui, la musique est extrêmement importante en propagande. C’est vrai que le régime musical qui a été choisi par l’armée est systématiquement un régime qui est de deux ordres : un qui est, quand on veut montrer la puissance militaire à l’œuvre, qui est justement une musique américaine, à l’américaine, soit dans une formule jazz qui est très dynamique, soit dans une formule un petit peu symphonique comme ça, puis de l’autre côté, on a l’autre versant, qui est davantage, comment on peut dire,…
Anaïs Kien : À la fois on rassure et on met à distance, le danger ?
Benjamin Stora : C’est à la fois de la musique western aussi.
Emmanuel Laurentin : Oui, il faut le rappeler aussi.
Sébastien Denis : C’est le cinéma américain et aussi des actualités américaines. On est effectivement dans un modèle, qui est le modèle américain, qui est un modèle dynamique où on essaye effectivement de masquer, autant faire se peu, toutes les réalités du moment sur le terrain algérien, pour au contraire construire une image extrêmement positive, oui très positive de l’armée française.
Emmanuel Laurentin : Ce modèle américain, vous le décrivez assez précisément dans votre thèse, publiée aux éditions, Nouveau Monde, « Le cinéma et la Guerre d’Algérie », Sébastien Denis, en expliquant qu’à partir de ces années 54-55, on comprend l’intérêt des relations publiques au gouvernement, on comprend l’intérêt de ce qui a permis des campagnes électorales victorieuses pour Eisenhower aux États-Unis, etc., donc de ces conseillers en communication, de ce début de professionnalisation de ce milieu-là. Et donc on va mettre cela au service du cinéma de propagande qui va progressivement changer dans cette période entre 1955 et 1962. Sébastien Denis, puis Benjamin Stora sur ce point-là
Sébastien Denis : Ce changement, moi je le situe davantage au moment de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle…
Emmanuel Laurentin : Oui, c’est ça.
Sébastien Denis : Et surtout à partir de 1959-60, c’est-à-dire quand effectivement de Gaulle, après septembre
Emmanuel Laurentin : Avec le plan de Constantine…
Sébastien Denis : Voilà, déjà avec le plan de Constantine et aussi avec son discours de septembre 1959, où de Gaulle met clairement en avant le fait qu’il veut changer l’image de l’Algérie. Du coup, il va mettre en avant effectivement un arsenal médiatique qui va être beaucoup plus tourné vers la télévision et où le cinéma va du coup devenir une sorte de courroie de transmission entre ce qu’était le cinéma traditionnel de propagande et une nouvelle propagande tournée vers les relations publiques.
Benjamin Stora : Ce qui est remarquable de penser aujourd’hui, c’est que ces documentaires de propagande qui sont fabriqués en grande partie par l’armée française, dans la période qui précède la Guerre d’Algérie, en 54, mais qui la suit ensuite, sont tombés dans l’oubli. Ce qui est par contre très important,…
Emmanuel Laurentin : Ce sont des images très importantes.
Benjamin Stora : Ce sont des images très importantes, on peut les visionner à l’ECPAD, il y en a des tonnes. Ce sont des documents absolument extraordinaires.
Emmanuel Laurentin : Et on peut les voir dans le DVD qui accompagne votre livre.
Benjamin Stora : Oui, il y a un DVD aussi dans cet ouvrage de Sébastien Denis. Mais ce qui est important à signaler, c’est qu’en fait à l’époque, on insiste sur l’importance de la communication mais sans voir que la communication dans le fond, la plus importante, celle qui pénètre le plus les consciences, c’est le cinéma de fiction. On va s’en apercevoir plus tard, avec le cinéma américain, la Guerre du Viêt-nam. On verra que c’est par la fiction en fait, par le cinéma tout court, la puissance du cinéma que les images de guerre traversent les esprits, restent et s’incrustent dans les imaginaires. Ce qui est assez incroyable, c’est que les gens, comment dirais-je, de l’armée française n’aient pas pensé par exemple à mettre en œuvre un chantier de films, disons de fiction, de manière élaborée, sophistiquée, avec des acteurs, etc., et se soient essentiellement centrés sur la question des documentaires de propagande, alors qu’il y a effectivement un champ qui s’ouvre sur le cinéma de fiction, qui n’est quand même pas très important.
Emmanuel Laurentin : Vous y travaillez aussi, Sébastien Denis, et vous expliquez qu’il faut travailler aussi sur la réception de ces films. Parce que ces films qui sont produits, très nombreux, mais ils ne sont pas toujours diffusés, dites vous. Donc il faut se méfier, en tant qu’historien, de l’idée que ces films-là ont eu un effet quelconque sur la population, puis quand ils sont diffusés, ces films de propagande, le public n’est pas idiot, dites-vous, il voit la différence entre information et propagande et entre des actualités qui sont manipulées et d’autres qui le sont moins, à partir de ce moment-là, il fait la distinction, et vous tentez de la faire vous-même, en disant : attention, l’historien doit se méfier justement de cette masse d’images produites, qui n’est peut-être pas parvenue telle quelle dans les esprits, les yeux et les cerveaux de ceux qui les regardaient.
Sébastien Denis : Bien sûr, la propagande c’est quelque chose qui existe en tant que telle. On peut voir ces films aujourd’hui et déterminer qu’effectivement il y a tout un arsenal médiatique qui fait de la propagande, mais c’est effectivement important de chercher un petit peu de savoir si ces films ont été diffusés et où.
Emmanuel Laurentin : Comme on disait tout à l’heure, le bled, la ville où la Métropole. Est-ce que c’est la même chose ? Est-ce que c’est la même chose de les diffuser à Constantine ou dans le bled ?
Sébastien Denis : Bien sûr que ce n’est pas du tout pareil parce qu’on a dans les villes, Benjamin Stora en parlait tout à l’heure, on a un public cinéphile, qui va énormément au cinéma, et on a au contraire dans le bled évidemment des populations reculées auxquelles on va essayer de faire gober, entre guillemets, des messages extrêmement lourds.
Emmanuel Laurentin : Et simplistes.
Sébastien Denis : Et simplistes qui ne passeraient absolument pas en ville, mais qui d’ailleurs ne passent pas non plus dans ces populations qui se rendent bien compte qu’on les met en scène, on met en scène le fellah, le paysan local, tout comme on mettrait en scène le fellaga, de manière un peu limitée.
Emmanuel Laurentin : Benjamin Stora, sur cette question qu’il faut faire en tant qu’historien, de la réception possible de toutes ces sources.
Benjamin Stora : Oui, tout à fait. C’est-à-dire que l’on a, dans les villes en particulier, les gens vont en masse voir les films de fiction, un immense triomphe des films de fiction, de cinéma américain d’ailleurs, en Algérie, c’est évident. Dans les campagnes, l’arrivée du camion de l’armée qui va projeter le film…
Sébastien Denis : Le ciné-bus.
Benjamin Stora : Qui va, disons, déplier sa grande toile, rassembler les paysans, les fellahs, est un événement. C’est une sortie, c’est un événement pour les chefs du village, les chefs des tribus, etc. C’est un événement incontestable, donc la foule se rassemble. Mais est-ce que cette foule rassemblée, ces paysans rassemblés, va automatiquement adhérer aux idéaux proposés par ces écrans déployés par les officiers de l’armée, ça, c’est une autre paire de manches.
Anaïs Kien : Sébastien Denis, quand on considère effectivement cette question de la réception, finalement quand on regarde les films cela nous renseigne plus sur l’image que le gouvernement et l’armée a peut-être à ce moment-là de la population à laquelle il s’adresse plutôt qu’un renseignement direct sur la réception qui est toujours très difficile à évaluer en histoire. Finalement, on développe des codes et des vocabulaires très différents selon le public cible. Est-ce qu’on a des documents d’archives qui indiquent ces différentes grilles d’exposition des événements d’Algérie qui nous renseignent sur les représentations que l’armée notamment peut avoir justement d’un public du bled, d’un public métropolitain, d’un public des villes algériennes aussi.
Sébastien Denis : Pour ça, il faut effectivement scinder en deux : la période 45-62 et la Guerre d’Algérie. La période de la guerre est très importante parce qu’il y a une vraie scission dans le sens où l’armée va entrer en lice et va continuer un travail qui a déjà été fait avant, à partir de 45, avec les ciné-bus, cela s’appelle les ciné-bus. L’armée va continuer cette dimension-là en projetant aussi des films qu’ils soient civils ou militaires, aux populations non seulement dans le bled mais aussi quelquefois en ville. Le problème que vous posez est celui de la production.
Emmanuel Laurentin : Oui, est-ce qu’on a les dossiers de production ? Est-ce qu’on sait ce qu’ont été les motivations de ceux qui produisaient ?
Sébastien Denis : On en a certains mais on est obligé quand même souvent de les deviner, à partir du contenu dire quel était le travail, - avec des séries tout simplement, de manière sérielle - on s’aperçoit qu’effectivement il y a des codes qui reviennent de film en film. Mais il y a très rarement des archives qui disent il faut faire-ci ou il fat faire ça.
Emmanuel Laurentin : Ou alors en interviewant les producteurs de ces films, comme vous avez pu le faire. Par exemple Georges Derocles, qui était un grand producteur des films Studios Africa, qui a beaucoup travaillé pour le gouverneur général à l’époque et en gros pour les productions d’État, qui permet de comprendre quels étaient les financiers, comment arrivaient les flux financiers pour pouvoir fabriquer sur place ces films-là.
Sébastien Denis : Oui, bien sûr. Il y a quand même une vraie pensée du cinéma, c’est là qu’effectivement on sait qu’il y a des films qui sont faits pour tel ou tel public. Alors, c’est particulièrement clair, ça, à partir du moment où de Gaulle arrive parce que justement, c’est à partir de Gaulle seulement qu’on a une détermination par public cible.
Benjamin Stora : C’est particulièrement vrai, ce que dit Sébastien Denis. C’est au moment de l’arrivée de de Gaulle aussi qu’un tournant est pris, à la télévision, sur les documentaire, par « Cinq colonnes à la une ». le premier documentaire de « Cinq colonnes à la une » est consacré à la Guerre d’Algérie, c’est la vie du sergent Charlie Robert. C’est la première fois en 1959 bien sûr que la télévision française officiellement montre des images de la Guerre d’Algérie. Images certes montées, images certes reconstituées, mais c’est la première fois quand même, c’est sous le général de Gaulle.
Emmanuel Laurentin : Et là, puisque vous parlez de l’arrivée du général de Gaulle, on peut parler aussi du cinéma de fiction, vous l’évoquiez tout à l’heure, Benjamin Stora, 1960, « Le petit soldat », Jean-Luc Godard.
Extrait du film « Le petit soldat » : « J’habitais chez Alfred Latouche ou alors chez son frère Etienne, qui vient me chercher mais ils ont fini par se faire pincer. Et moi. / Les bagarres éclatèrent alors avec les CRS qui furent usage de grenades lacrymogènes. Vers 20h, les parachutistes intervenaient. Telles sont donc les dernières informations que nous avons reçues d’Alger. / Bonjour Jacques / Bonjour Bruno / Allez, monte !/ Le commando contreterroriste dont je faisais partie était financé par un ancien député poujadiste, qui autrefois avait eu son heure de gloire, sous Vichy. / Ça va ? / Bonjour, ça va. / Vous connaissez Jacques ? Tout se passe bien. / Ça va, oui. / C’est lui ? / L’autre je ne le connaissais pas. / Celui dont tu m’avais parlé ? / Non, il est derrière, dans la 403. /Qui c’est ? / Si on te le demande, tu diras que tu ne le sais pas. »
Emmanuel Laurentin : C’est toujours bien, le cinéma à la radio, Benjamin Stora. On a l’impression que l’on peut se faire les images que l’on veut. Et comme disait Orson Welles, je pense que c’est mot apocryphe : l’avantage de la radio sur le cinéma c’est que l’écran est plus grand. Alors, quand on écoute Jean-Luc Godard, en l’occurrence cet extrait du « Petit soldat », on peut évoquer le fait que contrairement à l’idée reçue, vous l’avez combattue longtemps évidemment, il y a des images de fiction de la Guerre d’Algérie, pendant la Guerre d’Algérie, après la Guerre d’Algérie. Il n’y a pas ce trou de mémoire supposé de la France, par son cinéma, vis-à-vis de cette guerre, et là, en l’occurrence ce film-là est un peu particulier parce qu’il va provoquer une énorme polémique, à l’intérieur de ce milieu de cinéphiles. Il faut rappeler que Jean-Luc Godard avait fait, en 59, « À bout de souffle », et que là, en 60, il fait produire ce film par Georges de Beauregard, qui est son producteur habituel, et ce film-là fait polémique. Pourquoi ?
Benjamin Stora : Il faut signaler d’abord le fait que s’il y a trou de mémoire c’est parce que les films sont censurés pendant la Guerre d’Algérie, les films importants, donc ils sortent après coup. Ils sortent en 63, comme « Muriel » d’Alain Resnais, etc., d’où la sensation d’absence de films puisque les films sortent après coup de la guerre, donc ils tombent un peu dans le vide. C’est un peu ça le problème.
Emmanuel Laurentin : À un moment où l’on ne veut pas se souvenir.
Benjamin Stora : Au moment où l’on veut tourner la page, oublier la Guerre d’Algérie et les films arrivent. À partir de là, évidement on a la sensation qu’il n’y a plus rien qui existe. Mais sur « Le petit soldat », pour en revenir à cette polémique, effectivement la surprise a été très grande parce que quand on a découvert ce film, une fois la censure levée, on s’est aperçu qu’en fait c’était un film sur le terrorisme, sur la violence où Godard était très ambigu par rapport à l’OAS. Ce n’était pas du tout un film de dénonciation de l’OAS, puisqu’il cherchait au contraire à restituer, à comprendre les motivations d’un activiste de l’OAS. C’est ce qui a crée la surprise lorsque le film est sorti. Il est sorti encore une fois après l’indépendance de 1962.
Emmanuel Laurentin : Ce qui a expliqué par exemple que Rachid Boudjedra, par exemple, a tiré à boulets rouges sur ce film-là.
Benjamin Stora : Ce qui explique aussi pourquoi Godard ne l’a pas tellement revendiqué par la suite dans sa filmographie, puisque comme on le sait il a eu des positions beaucoup plus radicales et différentes dans la suite de sa carrière cinématographique, de sorte que le film est lui-même tombé dans l’oubli. Or, c’est un film tout à fait passionnant. C’est un film qui montre très, très bien le drame de conscience par rapport à la question du terrorisme, de l’action. C’est un drame à huit-clos, c’est une réflexion sur la guerre, c’est un film très important. À mon sens, c’est un des films les plus importants sur la Guerre d’Algérie, par toutes les questions qu’ils soulèvent. C’est un film très, très intéressant.
Emmanuel Laurentin : Il y a d’autres films de fiction, bien moins connus, qui sont tournés dans ces années-là. Vous mettez l’accent, Sébastien Denis, sur l’un d’entre eux, je dois reconnaître que j’en avais pas entendu parler, je ne l’avais vu. C’est le film tourné par Georges Derocles, dont on parlait tout à l’heure…
Sébastien Denis : Pas tourné mais produit.
Emmanuel Laurentin : Tourné par James Blue, qui est un cinéaste américain sorti de l’IDHEC, produit par Georges Derocles, en 1961, qui s’appelle « Les oliviers de la justice ». Il sort en août 62, au moment de la catastrophe, de l’arrivée des premiers pieds-noirs en France, et il parle justement des relations des pieds-noirs et des Musulmans, dans l’Algérie en train de devenir indépendante.
Sébastien Denis : C’est un film tout à fait important, déjà parce que c’est un des rares films de fiction, dont parlait Benjamin Stora, à être sorti pendant, même si c’est juste après, dans le contexte immédiat, on va dire, de la guerre. Et surtout il est important en tant que tel mais c’est vrai que ce que là j’apporte dans le livre c’est aussi l’historique de ce film.
Emmanuel Laurentin : Oui parce qu’il a souvent été considéré, en particulier par certains pieds-noirs et certains milieux pieds-noirs comme étant un film, disons, pied-noir en tant que tel alors que vous expliquez très bien que c’est un film qui a été produit, financé, en grande partie, par l’État et qu’il participe aussi d’une nouvelle politique de gestion de fonds publics en faveur de ce cinéma tourné en Algérie.
Sébastien Denis : Bien sûr, il fait partie, là, d’une vraie politique d’État en termes de média, qui est de voir comment on va gérer la fin de la Guerre d’Algérie, et comment on va gérer justement les relations avec les Algériens et la relation avec les pieds-noirs dans le contexte de la fin de la guerre. Du coup, il y a tout un tas de films qui sont produits en arabe dialectal pour le public algérien,…
Emmanuel Laurentin : Des courts-métrages, beaucoup.
Sébastien Denis : Des courts-métrages, beaucoup, dont certains par James Blue d’ailleurs, qui était là avant « Les Oliviers de la justice », et puis…
Emmanuel Laurentin : D’autres par une société tenue par Fred Orain, c’est ça ?
Sébastien Denis : Absolument, Castella Film, Fred Orain, qui est quelqu’un de très important, qui a été le producteur de Tati notamment, et qui a produit une très, très grande partie sinon la totalité de ces films en arabe dont je parle à l’instant. Il s’agit quand même d’une production importante de dizaine de films, qui ont été projeté pour le coup dans le bled, et qui sont des films de fiction. Donc, on a quand même toute une production qui est rare, que l’on connaît très peu, dont malheureusement je n’ai pas pu mettre d’exemple dans le DVD mais qui sont des films très importants et « Les Oliviers de la justice » sont dans ce contexte-là. Donc, c’est un film qui est très clairement orienté et d’après Georges Derocles, c’est un film qui a été fait à la demande expresse du président de la République.
Benjamin Stora : Sébastien Denis a raison d’insister sur cet aspect, c’est un film qui tente de redéfinir les rapports entre les communautés, c’est-à-dire les communautés européennes et musulmanes pour aller vite, et essayer d’entrevoir les possibilités d’une cohabitation entre les communautés pour préparer le passage à l’indépendance.
Emmanuel Laurentin : Pas de chance parce qu’il est tournée en 61 et il sort au moment où tout s’arrête.
Benjamin Stora : Au moment où tout est fini. Il y a un autre film comme ça, qui est très important et très intéressant, qui est lui un film documentaire, qui est passionnant à regarder aujourd’hui, qui est le film d’Edgar Morin et Jean Rouch, ce documentaire extraordinaire « Joli mois de mai » (Note de GD [1]), qui a été fait en 1961, c’est la même année que James Blue. C’est film où l’on voit le jeune Régis Debray, qui a 20 ans, qui discute avec Edgar Morin, qui discute avec Jean Rouch sur la question de la Guerre d’Algérie. C’est pour ça que c’est très rare parce qu’il y a des gens qui parlent librement : il y a des ouvriers, il y a une femme italienne,… Je ne vais pas faire l’énumération de tous les personnages de ce documentaire absolument incroyable, et tout ce monde-là débat de la transformation de la société française, du poids de la Guerre d’Algérie, du poids de la Seconde Guerre Mondiale et du génocide juif en rapport avec ce qui se passe dans le mouvement de décolonisation, parce qu’on voit la présence, ça c’est dû à Jean Rouch bien sûr, de Noirs à l’écran, ce qui est quand même rare dans le cinéma français de cette époque-là. Et, on peu comparer effectivement ces deux films, celui de James Blue et celui d’Edgar Morin et Jean Rouch, parce qu’ils ont été tournés en même temps et ils racontent une même histoire, c’est-à-dire la possibilité ou non d’une cohabitation intercommunautaire.
Sébastien Denis : Avec des techniques semi-documentaires, on va dire, ce qui donne aussi la puissance du film de James Blue.
Anaïs Kien : Ce qui frappe peut-être effectivement dans la comparaison que vous faites entre ces deux films, c’est la quotidienneté du rapport à la Guerre d’Algérie et au problème algérien et l’absence des écrans, parce que des projets de fictions il y en a, Sébastien Denis, mais ces films ne sont jamais réalisés. On a peut-être des scénarios, ils sont censurés immédiatement, mais la fiction existe avant 1960 malgré tout.
Sébastien Denis : La fiction existe effectivement sous forme de scénario. Benjamin Stora parlait tout à l’heure de cette absence de films pendant la guerre, il se trouve que c’est une absence un petit peu paradoxale, parce qu’effectivement il y a eu, dans le contexte qui est celui justement de de Gaulle et de cette volonté de changer un peu l’image de l’Algérie, toute une série de scénarios produits sur la Guerre d’Algérie, des scénarios qui ont été analysés à la fois à Alger et à Paris, il se trouve que ces scénarios plaisaient soit à Alger soit à Paris mais jamais aux deux, ce qui fait que ces films ne sont jamais sortis. Benjamin Stora connaît bien ce problème de la diffusion des images.
Benjamin Stora : C’est fondamental.
Sébastien Denis : Je crois que ça a été une erreur absolument inouïe de ne pas faire ces films. Parce qu’effectivement ça aurait permis, il y a des scénarios tout à fait intéressants qui existent, il y en a un qui est très, très proche de « Avoir 20 ans dans les Aurès »
Benjamin Stora : Oui, oui, tout à fait. Il y a effectivement beaucoup de scénarios qui existent, peu sont tournés et ceux qui sont tournés sont censurés. Vous savez, le cinéma c’est une industrie, lorsque les producteurs savent qu’un film peut être censuré, c’est la perte d’argent donc on ne va pas s’amuser à se lancer. Cette censure fonctionne plus par autocensure disons économique et financière que par la censure d’État. Ça, c’est très important à signaler. Il faut dire aussi…
Sébastien Denis : Plus pour ces films-là, notamment…
Benjamin Stora : Bien sûr. Ce qu’il faut signaler aussi, c’est qu’il y a beaucoup de grands cinéastes qui ont des projets sur l’Algérie et qui vont ensuite transformer ces projets immédiatement après la Guerre d’Algérie mais sans la montrer directement. Je pense à des grands films, comme « Cloé de 5 à7 », un film absolument magnifique d’Agnès Varda. On connaît l’histoire, c’est celle d’une chanteuse qui croît qu’elle est victime d’un cancer et qui va rencontrer un jeune soldat qui part pour l’Algérie, et les deux par conséquent font en quelque sorte cette sorte de déambulation dans Paris dans un rapport à la mort, c’est un film de 1963, dans un rapport à la peur du départ vers l’Algérie. C’est un film évidemment qui ne traite pas directement, de manière explicite de la guerre, tous les spectateurs ont dans l’esprit ce rapport à la guerre, ce rapport à la mort et ce rapport à la déambulation tragique de ces deux personnages.
Emmanuel Laurentin : Vous évoquiez tout à l’heure, Sébastien Denis, ces films de propagande de la période gaulliste, entre 1958 et 1962, en voilà un extrait tiré de votre livre et du DVD qui l’accompagne, « Demain l’Algérie ».
Extrait du film « Demain l’Algérie » : « Aujourd’hui, c’est l’Algérie tout entière qui doit et qui peut devenir paisible et heureuse. C’est là le désir profond de chaque Algérien. Les moyens de réaliser cette Algérie indépendante et prospère sont déjà là, à la portée de chacun, si l’aide généreuse du peuple de France est acceptée par la population de l’Algérie. Cette population est parmi les plus jeunes du monde. Plus de la moitié des Algériens sont âgés de moins de 20 ans. Cinq millions de très jeunes gens à éduquer, à instruire, c’est là le plus grave problème de l’Algérie d’aujourd’hui mais c’est sa plus grande chance de demain. »
Emmanuel Laurentin : Difficile d’y croire quand même : petite musique au piano, demain l’Algérie, on va parler de la façon dont les élèves vont être scolarisés dans le cadre du plan de Constantine. Sébastien Denis, on est quand même assez loin de la guerre et cette propagande a peut-être du mal à passer tout de même ?
Sébastien Denis : Je ne crois pas parce qu’on est à la fin de la guerre, c’est un film de 61 qui prépare objectivement l’indépendance de l’Algérie. Donc, on est dans autre chose, on a passé un cap et c’est le dernier film d’ailleurs produit pour un public large par le SCA à l’époque, le Service cinématographique des armées. C’est un film politique, clairement. Il n’y a absolument rien de militaire dedans.
Anaïs Kien : On parle de développement en vue d’une possible autonomie quand même.
Sébastien Denis : C’est clairement dit, et ça suit de ce point de vue-là tout à fait ce que veut le président de la République. C’est un film qui est la doxa pure et intégrale. Le rejet, si rejet il y a eu, ce qui est difficile à savoir, il est sans doute venu plus de la population pied-noir européenne d’Algérie que des Algériens eux-mêmes évidemment.
Benjamin Stora : Oui, c’est-à-dire qu’on a effectivement un cinéma à la fois documentaire et de fiction qui bascule, entre 1961 et 1963, puisque dans le cinéma de fiction, les projets qui sont mis en œuvre et que l’on verra encore une fois plus tard, en 62-63, sont déjà des films de l’après-guerre, même pendant la guerre.
Emmanuel Laurentin : ceux qui pensent ces projets les pensent déjà dans un contexte de fin de guerre ?
Benjamin Stora : Ils les pensent comme ça. J’ai parlé tout à l’heure de « Cloé de 5 à7 » mais on peut parler aussi de deux autres films de fiction qui sortent dans l’après-coup mais qui ont été réalisés ou pensés avant : « Muriel », d’Alain Resnais, qui est un très beau film, et qui déjà aussi dans cette sorte de traumatisme. Il s’agit de l’histoire d’un soldat français qui a violé une femme algérienne et qui sans cesse est obsédé par cette histoire, par cette séquence. Et Alain Resnais avait conçu ce projet bien avant l’indépendance de l’Algérie et le film sortira après. Donc, on voit déjà que l’on est dans l’après, dans le remord, dans la culpabilité, dans le traumatisme, et ça, c’est quelque chose d’important. Et il y a un autre film, beaucoup moins connu, de Robert Enrico, qui s’appelle « La belle vie », qui est là-aussi pensé avant, Enrico le fait en 1961 qui sortira plus tard, en 63, et qui est le retour d’un soldat de la guerre et qui n’arrive plus à trouver sa place dans la société qui a changé, et qui est complètement perdu par rapport à ce qu’il va vivre lui comme personne, comme individu, au retour de cette guerre. Donc, on voit bien que la fiction, le cinéma de fiction lui-même épouse ce changement d’époque.
Emmanuel Laurentin : D’où l’importance, Sébastien Denis, de temporaliser, comme vous le faites, cette question du cinéma de propagande et du cinéma de fiction aussi autour de la Guerre d’Algérie. Parce qu’effectivement des films peuvent être produits, commencer à être mis en production, à un moment donné de la guerre, être développés à un autre moment de la guerre, puisque évidemment cela évolue assez rapidement, et puis sortir à un autre moment de la guerre et au bout du compte être en décalage, ou au contraire, parce qu’ils ont une sorte de prescience de ce qui va se passer épouser l’époque au moment où ils sortent. Tout cela, c’est très important de le savoir, ce n’est pas la même chose que dans une période relativement calme où l’on peut produire tranquillement des films qui sortiront avec des spectateurs qui ont à peu près le même imaginaire qu’au moment de la mise en production.
Sébastien Denis : C’est vrai en particulier de deux films produits par l’armée, qui sont des films de propagande mais de fiction, qui n’ont pas pu sortir en salle parce que justement ils sont arrivés à contretemps.
Emmanuel Laurentin : C’est très important ça.
Sébastien Denis : Il y en a un qui a été tourné en 57, qui a eu des problèmes de production, donc il est sorti en 58 au moment où justement du coup le climat politique a totalement changé, donc il n’a pas pu être diffusé en salle contrairement à un film qui avait été produit, qui s’appelle « Képi bleu », un film de 57, qui est un film vraiment d’action psychologique, qui lui était sorti en salle avec un grand succès. Le film qui a été produit l’année d’après, lui, n’a pas fonctionné du tout et n’a pas pu sortir. C’est des films en production lourde, en couleur, tournés en Algérie. Il y a un autre film comme ça aussi, qui a été produit en 60 et qui a eu des problèmes évidemment dus au contexte de l’OAS, etc., donc il n’a pas pu sortir.
Emmanuel Laurentin : Archive de l’ECPAD, que l’on peut trouver dans un documentaire, qui m’a été conseillé par son réalisateur, sachant qu’on travaillait sur cette semaine, il m’a envoyé le lien avec le site de LCP, la chaîne parlementaire sur laquelle il a été diffusé. Ce documentaire s’appelle « À mon inconnu que j’aime » il traite de la question des marraines de guerre pendant la Guerre d’Algérie, avec des interviews formidables de femmes qui écrivaient à des soldats qui étaient partis. Pour certaines d’entre elles, elles se sont mariés avec eux, pour d’autres pas du tout. Dans ce film documentaire produit par LCP, la chaîne parlementaire, on trouve cet extrait d’archives de l’ECPAD. On est à Noël, après justement l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir.
Archive de l’ECPAD, « Noël en Algérie » : « Noël en Algérie. Ceux qui sont à la pointe des combats ont vécu cette soirée avec gravité. Qu’ils sachent que le cœur de la nation est sans cesse avec eux. Qu’ils soient persuadés que l’armée toute entière travaille en premier lieu pour eux, pour l’Algérie et pour faire face à tous les dangers d’un monde à la recherche de son équilibre. Le général de Gaulle l’a dit : un pays doit être capable d’envisager toutes les hypothèses qui peuvent concerner son destin, y compris celle de la guerre. Il faut que notre force soit faite pour agir où que ce soit sur la Terre, mais si l’armée doit disposer d’armes modernes, il faut se rappeler que le matériel n’est rien sans l’homme, l’homme avec sa conviction, sa foi nationale, son énergie, sa conscience, son courage et souvent son héroïsme, l’homme en dernier ressort, l’arme suprême. »
Emmanuel Laurentin : Sébastien Denis, extrait du film de Rémy Collignon, que l’on peut voir sur le site de la chaîne parlementaire, « À mon inconnu que j’aime », une archive de l’ECPAD que vous connaissez par cœur, puisque vous les connaissez toutes par cœur pour les avoir visionnées, « Noël en Algérie » en l’occurrence.
Sébastien Denis : Un film assez étonnant, là évidemment on n’a pas l’image, mais c’est un long travelling dans un mess de…
Emmanuel Laurentin : D’officiers…
Sébastien Denis : Non, de soldats, avec un sapin de Noël, des décorations, avec cette espèce d’air que l’on entend, tout à fait angélique…
Emmanuel Laurentin : Là aussi on est dans le western. Tout à l’heure on parlait de musique de western, c’est tout à fait une musique de fin de western…
Sébastien Denis : Pas tout à fait.
Anaïs Kien : Là, on parle plutôt aux familles des soldats pour les rassurer.
Sébastien Denis : Absolument. C’est quelque chose dont on n’a pas parlé, mais il y a une dimension de propagande qui est une dimension de soutien moral aux familles. Certains films de l’armée, dont celui-là effectivement, sont diffusés réellement pour les familles et pour les soldats eux-mêmes, dans les cantonnements, pour les rassurer pour donner une image positive de leur travail et aussi pour fixer leur action dans le renouvellement de l’armée, puisque c’est un des projets aussi du général de Gaulle que de renouveler totalement l’armée. Il mélange les deux dans cette archive.
Benjamin Stora : Trois mois après ça sera, je le disais tout à l’heure, le 1er numéro de « Cinq colonnes à la Une » qui s’ouvre ^précisément avec un message pour les familles françaises, restées en Métropole, la vie d’un sergent, le sergent Charlie Robert. C’est un sujet pour les familles, c’est le premier sujet qui ouvre « Cinq colonnes à la Une ».
Emmanuel Laurentin : Évidemment, il y a l’après Guerre d’Algérie. Et dans cet après Guerre d’Algérie, on a fait une place particulière à un film que vous traitez également, Benjamin Stora, dans votre « Imaginaires de guerre », « Avoir vingt ans dans les Aurès ».
Extrait du film, « Avoir vingt ans dans les Aurès » : « Tu crois que tu as tout perdu ? / Oui, même ma jambe. / Ta jambe, ce n’est pas du tout sûr que tu la perdes. L’hélico arrivera demain matin. Je pense que dans trois mois, tu ne boiteras même plus. Pour le reste… Quand tu as accepté de faire partie de ce commando de chasse, tu pensais que cela serait un petit duel avec moi, hein ? Qu’avec tes petits copains Bretons, entêtés, antimilitaristes, tu réussirais à passer à côté du truc, à faire une petite guerre bien propre. Ce n’est pas toi qui as perdu, le jeu était faussé au départ. J’avais tous les atouts. / Avec ton baratin !/ Tu es aussi fort que moi pour le baratin, sergent, peut-être plus même. Mais toi et les gus de ton syndicat, vous n’êtes que des idéalistes. Des fils de prolos, même sous l’uniforme, ça restera toujours des fils de prolos. / Tu parles ! / Il faut bien vous mettre dans le crane que quand on a un uniforme sur le dos et que l’on fait partie d’un groupe, surtout dans un pays où les gens n’ont pas la même couleur de peau que vous, ce qui existe, c’est les copains, le groupe. Puis tout autour les autres, les ennemis forcément, c’est ça qu’il faut que vous appreniez à votre syndicat des instituteurs. »
Emmanuel Laurentin : Voilà, extrait de « Avoir vingt ans dans les Aurès ». Benjamin Stora, un film là aussi important, qui montre aussi les clivages des mémoires par la fiction, par le cinéma. Parce qu’il y a les films ensuite anti Guerre d’Algérie, il y a les films pour la Guerre d’Algérie, il y a les films de la « nostalgérie », films pieds-noirs, tout cela va conduire à une multiplication des types de films qui s’adressent là-aussi à des publics particuliers.
Benjamin Stora : Oui, des publics séparés. « Avoir vingt ans dans les Aurès », le titre est culte. Tout le monde maintenant a gardé en esprit cela. C’est la période de l’après 68. On est en 1971, 72, 73, il y aura « R.A.S. », d’Yves Boisset, qui va aussi marquer les esprits, qui sera un succès, incontestable. Un autre film de Laurent Heynemann, « La question », qui est l’adaptation du livre d’Henri Alleg, bien sûr, qui sont des films de dénonciation, des films accusateurs dans la foulée de 68. Puis, Schoendoerffer, lui, va essayer faire un film, « L’honneur d’un capitaine », qui racontera une autre histoire de soldat. Puis le film de Gérard Mordillat, « Cher frangin ». Bref, on est dans le film de soldat, celui qui est aux prises avec sa vie…
Emmanuel Laurentin : Qui va jusqu’au film de Florent Emilio Siri, « L’ennemi intime », d’il y a deux ou trois ans.
Benjamin Stora : Absolument, qui va jusqu’à « L’ennemi intime » en passant par le très beau film de Philippe Faucon, à mon avis l’un des plus beaux films sur la Guerre d’Algérie, qui est « La trahison ». Donc, on a effectivement une sorte de continuité du film d’appelé, de soldat de la Guerre d’Algérie. Et face à cela, il y aura d’autres mémoires bien sûr. La mémoire des pieds-noirs avec « Le coup de sirocco », d’Alexandre Arcady, qui par parenthèses joue dans le film de René Vautier, « Avoir vingt ans dans les Aurès ». Ça, les gens ne le savent pas beaucoup. Il va tourner son film, « Le coup de sirocco », en 79, puis ensuite le « Le grand carnaval », etc. Et ça, effectivement, on va avoir, jusqu’à l’« Outremer », le très beau film de Brigitte Roüan, on aura effectivement cette mémoire très particulière…
Emmanuel Laurentin : Jusqu’à aujourd’hui, « Un balcon sur la mer », qui traite de cette mémoire des pieds-noirs en Algérie…
Benjamin Stora : Jusqu’à aujourd’hui, le film de Nicole Garcia, qui elle-même traite de cet arrachement, de l’exil, du traumatisme du départ d’Algérie, qui a aussi trouvé quelque part sa place dans le cinéma de fiction. Puis, il y a bien sûr ce qui est nouveau, je ne sais pas si l’on aura le temps d’y revenir, ce cinéma nouveau qui traite des immigrés algériens en France. Ça, c’est un cinéma nouveau, avec des films comme « Vivre au paradis », avec Roschdy Zem, qui est un très, très beau film.
Emmanuel Laurentin : Un film formidable, qui se passe pendant la Guerre d’Algérie mais dans le bidonville de Nanterre…
Benjamin Stora : En 61. C’est à mon sens l’un des films, avec « Élise ou la vraie vie », avec Marie-José Nat, un des plus beaux films sur ce cinéma français, l’immigration algérienne pendant la Guerre d’Algérie, avec bien sûr, « Nuit noire » d’Alain Tasma, et le film qui a fait polémique, vous le savez, « Hors la loi » de Rachid Bouchareb. Donc il y a cette espèce de cinéma nouveau depuis une dizaine d’années qui traite des questions d’immigration donc d’une autre mémoire de la guerre. Et puis enfin, on n’aura pas le temps d’en parler, il y a le cinéma algérien de la guerre.
Emmanuel Laurentin : Eh, oui ! « Chronique des années de braise », Mohammed Lakhdar-Hamina, en 75…
Benjamin Stora : Avec sa propre mémoire, avec bien sûr un grand événement au Festival de Cannes, 1975, « Chronique des années de braise ». Il y a d’autres mémoires bien sûr mais les principales mémoires autour de la guerre sont représentées dans des films, et ça c’est un autre débat, qui n’ont pas tous marqués les esprits, bien sûr.
Anaïs Kien : « Avoir vingt ans dans les Aurès », Sébastien Denis, c’est un film sur le vécu des soldats pendant la Guerre d’Algérie. René Vautier avait réalisé plusieurs documentaires pendant la Guerre d’Algérie, qui ont été censurés les uns après les autres, là il passe à la fiction, comment peut-on montrer une image évolutive de la représentation du soldat français, en situation de Guerre d’Algérie, entre « Avoir vingt ans dans les Aurès » et le film dont vous parliez, Benjamin Stora, « La trahison » de Philippe Faucon, qui est sorti en 2005 ?
Sébastien Denis : Je crois que le contexte a quand même beaucoup changé et ce que veulent dire les cinéastes n’est pas du tout la même chose. Il se trouve que l’intérêt, je trouve, - les films ont chacun leur intérêt évidemment - du film de Vautier, c’est qu’il est situé historiquement dans une période,…
Emmanuel Laurentin : L’après 68…
Sébastien Denis : De l’après 68, donc effectivement il contient tout ça. Il a d’ailleurs un petit vieilli mais c’est un film extrêmement intéressant. C’est un film qui contient toutes ces données historiques. Je trouve que le film de Faucon, lui, est très intéressant parce que il parle réellement de l’Algérie et des soldats algériens.
Anaïs Kien : Engagés dans l’armée française.
Sébastien Denis : Les soldats musulmans, qui, c’est un des seuls films à réellement parler…
Benjamin Stora : Ce n’est pas un film sur les harkis.
Sébastien Denis : Ce n’est pas les harkis [Note de GD [2]), non, c’est les engagés de l’armée française et du coup il a aussi un point de vue qui est extrêmement original, y compris formellement, sur cette période historique. Je pense que c’est un des films à mon avis, les plus importants.
Benjamin Stora : Si le film de Philippe Faucon est si important et si intéressant, y compris sur le plan cinématographique, c’est parce qu’à la différence de beaucoup d’autres films de fiction, il a été tournée en Algérie. Et ça, c’est fondamental parce qu’on sent l’Algérie, on la touche, on vit dans ce pays. Ça, c’est fondamental.
Emmanuel Laurentin : C’est d’ailleurs très intéressant parce que dans le film de Nicole Garcia, qui sort aujourd’hui, par exemple, on a une ouverture de scène de nuit dans une ville totalement vide, dont on ne sait pas si c’est Marseille ou si c’est Alger, donc on joue sur cette espèce de contradiction ou d’ambigüité entre les deux côtés de la Méditerranée mais il a été tourné effectivement en Algérie.
Benjamin Stora : Certains plans ont été tournés en Algérie. Quelques plans ont été tournés à Oran effectivement, d’après ce que j’ai pu en voir. L’événement effectivement qui vient, c’est le film qui a été entièrement tournée en Algérie, celui-là, qui va sortir l’an prochain, qui est l’adaptation du roman d’Albert Camus, « Le premier homme », qui est fait par un réalisateur italien, Gianni Amélio, dont tout le monde attend la sortie. Lui, sortira l’année prochaine. C’est dans un an, mais le film a été entièrement tourné en Algérie. Et ça, on va découvrir, redécouvrir pour certains, de grands paysages algériens, on parlait western tout à l’heure, les grands espaces algériens. C’est un pays absolument gigantesque et très beau. Donc on va effectivement à travers ce film, j’espère, voir l’Algérie physiquement. C’est très important pour le cinéma, parce qu’il y a des films qui ont été tournés au Maroc et en Tunisie, eh bien ce n’est pas la même couleur : la Méditerranée n’est pas l’Atlantique, la Tunisie n’est pas l’Algérie, le Maroc atlantique n’est pas l’Algérie du point de vue encore une fois des couleurs, de la mer, des sensations et du parler, du parler dialectal algérien qui n’est pas identique à celui de l’arabe dialectal marocain, par exemple. Donc avec ce retour vers le tournage en Algérie, on revient aussi sur des paysages réels. Vous parliez tout à l’heure de déréalisation, la déréalisation elle vient aussi du fait que la plupart des films de fiction n’ont pas été tournés en Algérie. Et ça, cela se sent bien entendu.
Emmanuel Laurentin : Tout de même, vous êtes un spécialiste de l’Algérie et pas seulement du cinéma et de la Guerre d’Algérie, Benjamin Stora, est-ce que vous y voyiez dans ces productions de films récents par exemple, autour de la Guerre d’Algérie, un rapport avec les discussions, les débats que la société française et la société algérienne portent en eux autour de cette Guerre d’Algérie ? Par exemple, est-ce qu’il y a des traces d’apaisement, des traces de ré exacerbation sur d’autres points ? Est-ce vous sentez justement qu’il y a des possibilités de connivences entre le débat public et le cinéma qui est produit ?
Benjamin Stora : Il y a un phénomène intéressant à observer, c’est le nombre de films tournés autour de la question de l’Algérie, de la Guerre d’Algérie, qui font événement, qui font problème. En France bien sûr, on a cité « La trahison » de Philippe Faucon, mais il y a d’autres films, « Mon colonel », de Laurent Herbiet…
Emmanuel Laurentin : Tiré du roman de Francis Zamponi.
Benjamin Stora : Voilà, absolument, tiré de ce roman de Francis Zamponi. Il y a aussi un film de Mehdi Charef, en 2008, je crois, « Cartouches gauloises » [3], qui est un très beau film aussi, qui se situe en 1962.
Anaïs Kien : C’est vu avec un point de vue d’un petit garçon.
Benjamin Stora : Vu avec les yeux de deux enfants, un Européen et un Musulman. Il y a l’adaptation encore en cours qui commence du roman de Yasmina Khadra, « Ce que le jour doit à la nuit », qui doit être réalisé je pense par Alexandre Arcady, dont le tournage va commencer en Algérie d’ailleurs et au Maroc, donc on a par conséquent au moins 7-8 films de fictions qui témoignent de l’intérêt, de la passion, du désir aussi de mieux se comprendre, d’essayer de comprendre, de traverser des miroirs. Et du côté algérien, on en parle pas en France parce que c’est toujours comme ça, mais il y a un grand film qui est sorti cet été en Algérie, qui a remporté un succès considérable, un film de fiction qui a été diffusé à la télévision algérienne sous la forme d’un feuilleton, tout l’été en Algérie, et suivi par des millions de téléspectateurs, qui s’appelle « Mustapha Benboulaïd ». Benboulaïd, c’est un héros de la révolution algérienne, qui est mort dans les Aurès en 1956. C’est un grand film de fiction qui dure 3h 30 mais qui a été diffusé en 5h et ça a remporté un énorme succès d’audience à la télévision algérienne. Et il y a d’autres films en préparation pour 2012, sur Larbi Ben M’Hidi,…
Emmanuel Laurentin : En 2012, donc pour l’anniversaire...
Benjamin Stora : Pour la sortie l’an prochain. Donc, les Algériens, eux aussi, essayent disons à travers le cinéma de fiction de raconter leur histoire mais en essayant aussi de ne pas caricaturer, entre guillemets, l’adversaire. Il y a aussi une volonté de l’autre côté de la Méditerranée. Mais attention de l’autre côté de la Méditerranée, il y a aussi des tendances nationalistes, extrêmement puissantes de mise en accusation, etc.
Emmanuel Laurentin : Sébastien Denis, sur ces cinémas et cette dernière évolution, bien que vous soyez spécialiste, vous, de la période de la Guerre d’Algérie même ?
Sébastien Denis : Ce que je trouve intéressant, j’ai vu, hier soir, le film de Nicole Garcia, c’est la manière dont elle intègre l’Algérie dans un film de genre, qu’est le film français, le drame romantique, etc., ça apparaît dans des films qui ne sont pas des films de guerre et où…
Emmanuel Laurentin : On peut même dire que l’autre film, qui s’appelle « Le nom des gens », qui vent de sortir, d’une tout autre histoire, il y a une partie qui se passe également en Algérie, là aussi filmée façon super8, racontant d’un côté les soldats en Algérie, la vie en Algérie, à ce moment-là.
Sébastien Denis : Ce que je trouve dans cette production récente sur la Guerre d’Algérie, c’est, par exemple « L’ennemi intime » de Siri, la volonté de tout mettre la dedans, c’est-à-dire un peu de faire des cours d’histoire.
Benjamin Stora : C’est très bien fait, c’est des films qui racontent l’histoire.
Sébastien Denis : Oui, mais c’est un peu des synthèses où l’on veut mettre tout et c’est évidement impossible.
Emmanuel Laurentin : Et c’est plus intéressant quand ça entre…
Sébastien Denis : Par la petite porte.
Emmanuel Laurentin : Par contrebande à l’intérieur des scénarios qui n’ont rien à voir a priori…
Benjamin Stora : C’est compliqué parce que par ellipse bien sûr, c’est toujours très intéressant de vouloir faire figurer « une guerre sans nom » mais cela témoigne aussi de la difficulté à montrer la Guerre d’Algérie tout simplement, qui était une guerre sans fronts, une guerre invisible, une guerre où l’on avait du mal à identifier l’autre, une guerre qui était aussi une double guerre civile. Donc, c’est très difficile aussi pour le cinéma de mettre en scène cette guerre. C’est une guerre qui est difficile à montrer tout simplement, une guerre où l’on ne savait plus trop qui était le véritable ennemi. C’est un des grands défis du cinéma de fiction, même si la fracture essentielle bien sûr elle passait sur la question coloniale, c’est sûr.
Emmanuel Laurentin : Merci, Benjamin Stora. Je rappelle que l’on peut lire de vous, sur ce sujet très précisément : « Imaginaires de guerre. / Les images dans les guerres d’Algérie et du Viêt-Nam », avec une comparaison très utile justement avec le cinéma américain sur la Guerre du Viêt-Nam, c’est aux éditions la découverte, en Poche, mais également qu’il faut conseiller, parce que c’est vraiment un ouvrage très intéressant, qui a déjà du succès, « Algérie 1954-1962 », aux éditions des Arènes, un « pop-up », avec beaucoup de documents, qui sont en facsimilés, à l’intérieur, sur cette Guerre d’Algérie. Vous l’avez fait avec Tramor Quemeneur. Puis, aux éditions Nouveau Monde, Sébastien Denis, « Le cinéma et la Guerre d’Algérie, la propagande à l’écran », c’est votre thèse éditée aux éditions Nouveau Monde. Je rappelle que Rémy Collignon est l’auteur de ce documentaire dont je parlais tout à l’heure, « À mon inconnu que j’aime », sur ces marraines de guerre qui témoignent aujourd’hui sur ce qu’elles écrivaient et les lettres qu’elles recevaient des soldats en Algérie. On peut le voir sur le site de LCP.
Vous vouliez annoncer autre chose aussi, Anaïs Kien ?
Anaïs Kien : Oui, sur les images de la Guerre d’Algérie, au Palais de Tokyo, jusqu’au 2 janvier 2011, une exposition de Zineb Sedira, sur les photos du photographe de guerre Mohamed Kouaci.
Emmanuel Laurentin : C’est jusqu’au 2 janvier, au Palais de Tokyo, à Paris.
Comme d’habitude cette émission de « La Fabrique de l’histoire » a été préparée par Maryvonne Abolivier et Aurélie Marsset. À la technique on trouvait aujourd’hui Ariane Herbay ( ?) et à la réalisation Séverine Cassar.
Vous pouvez écouter cette émission pendant 55 jours, sur le site franceculture.com, rubrique les émissions à « La Fabrique de l’Histoire », la télécharger pendant une semaine, trouver des bibliographies complémentaires, bien entendu. Et puis, vous pouvez également laisser vos commentaires sur ces pages et vous ne vous êtes pas privés d’en laisser d’ailleurs à propos du documentaire d’Anaïs et de Sévérine, sur les rappelés de 55, continuez à l’écouter et laissez vos commentaires. Vous pouvez également discuter avec nous sur le site du
http://www.fabriquedesens.net/La-Fabrique-de-l-Histoire-Histoire,413
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