En août 1955 les « évènements d’Algérie » se précipitent. Après la tuerie du Constantinois, le gouvernement d’Edgar Faure décide de faire appel au contingent pour reprendre en main ses possessions d’Afrique du nord. Les appelés sont rappelés pour une simple opération de maintien de l’ordre. Rapidement des émeutes montrent les réticences, parfois même la franche opposition à cette guerre qui ne dit pas son nom. Gare de l’Est, gare de Lyon, église Saint Séverin, Champs Élysées, la caserne Richepanse à Rouen sont les théâtres de ces mouvements de contestation de cette classe d’âge appelée sous les drapeaux, après avoir vécu une enfance sous l’Occupation et avoir constaté la déroute de la France pendant la guerre d’Indochine liquidée à peine un an plus tôt. Ces premiers contestataires de la guerre d’Algérie seront bien vite réduits au silence et les jeunes soldats insoumis de 1956 ne pourront compter sur la transmission de leurs aînés pour leur montrer la voie. Entre une messe pour la paix et la destruction d’une caserne, retour su l’histoire des « Rappelés de 1955 ».
Avec : Tramor Quemeneur, Jean Meaux, Serge Laloyer et Yvan Corbineau
Emmanuel Laurentin : Deuxième temps de notre semaine consacrée à la Guerre d’Algérie, cinquante ans après les manifestations violentes de décembre 1960, à Oran et à Alger mais également dans le reste du pays, à l’occasion de la visite sur place du général de Gaulle. Une visite et un contexte que nous a rappelés hier, par ses souvenirs, le dernier grand témoin vivant de cette époque, Constantin Melník, qui travaillait alors auprès de Michel Debré, Premier ministre pour le maintien de l’ordre. Il nous a expliqué, entre autres, comment l’année 60 avait été cruciale dans le changement vision du général de Gaulle vis-à-vis de l’ouverture de négociations possibles avec le FLN. Demain alors que sort en salle « Un balcon sur la mer », de Nicole Garcia, film sur fond de mémoire pieds noire, nous débattrons de la place de la Guerre d’Algérie dans le cinéma français, avec Benjamin Stora et Sébastien Denis. Jeudi, nous débattrons également, de la façon dont la Guerre d’Algérie a été perçue à l’époque hors des frontières françaises. Et aujourd’hui, notre documentaire du mardi, signé Anaïs Kien et Séverine Cassar, remonte à 55 ans. Je l’ai dit, en 1955 quand au tout début de ce que l’on n’appelle pas encore la Guerre d’Algérie, appelés et rappelés du contingent vont protester, voire refuser et contester même leur envoi de l’autre côté de la Méditerranée. Nous allons ainsi évoquer un tract distribué à la sortie de l’église Saint Séverin, à Paris, et une manifestation plus sévère, l’occupation de la caserne Richepanse, à Rouen. Un documentaire qui pose aussi la question du manque de transmission de cette histoire de 1955 aux appelés des années postérieures, mais également à nous-mêmes. 55 ans plus tard, « Génération 55 », un documentaire d’Anaïs Kien et de Séverine Cassar, jusqu’à 10h dans la Fabrique de l’Histoire avec les témoignages de Tramor Quemeneur, de Jean Meaux, de Serge Laloyer et d’Yvan Corbineau.
Archives, François Mitterrand : « Qu’a-t-on voulu prouver en tirant à bout portant sur ces jeunes soldats qui montaient la garde de leur casernement ? Crimes odieux contre d’innocentes victimes, crimes absurdes, qui seront châtiés car celui qui emploie de tels moyens doit savoir qu’il sera frappé à son tour. En s’attaquant à nos compatriotes Algériens, les meurtriers et les émeutiers ont dressé contre eux la force française. Cette force défendra la justice, en maintenant l’unité nationale, en protégeant ceux qui travaillent et ceux qui peinent, en rétablissant la paix civique. L’Algérie, c’est la France et la France ne reconnaîtra pas chez elle d’autre autorité que la sienne. Le seul arbitre des différents entre les citoyens, c’est l’État. Le seul responsable de l’ordre, c’est l’État et il ne peut y avoir d’autre juge que lui et d’autres autorités que la sienne lorsque l’unité nationale est en jeu.
Archives, ? : « J’adresse ce message à tous les membres de nos forces armées, qu’ils appartiennent aux troupes métropolitaines ou à celles de l’union françaises. Après tant d’autres, de nouveaux efforts, de nouveaux sacrifices vous sont demandés. Vous jouez un rôle essentiel, vous devez être conscients de son caractère décisif, le maintien de notre indépendance, le rayonnement de notre civilisation sont en jeu. »
« Génération 55, les rappelés contre la nouvelle sale guerre »
Lecture par le comédien, Yvan Corbineau : Paris, 12 septembre 1955. Le ministère de la défense nationale communique : « Les incidents qui se sont produits hier à la Gare de Lyon, lors du départ de 600 rappelés de l’armée de l’air, m’ont en aucune façon revêtus un caractère de mutinerie ou de révolte, comme certains journaux étrangers se sont empressés de l’annoncer. Les partants ont pu être regroupés très facilement. Et c’est seulement lors du départ du train que quelques têtes échauffées, ou un peu dérangées, se sont avisées d’actionner à diverses reprises les sonnettes d’alarme, ce qui rendit le départ du train impossible. »
Anaïs Kien ( ?) : En 1955, la situation se radicalise en Algérie. Le contingent est appelé en renfort pour maintenir l’ordre dans les possessions françaises d’Afrique du Nord. Le service militaire est rallongé. Ceux qui viennent à peine de le terminer sont rappelés pour participer à cette guerre qui ne dit pas son nom, à peine un an après l’indépendance de l’Indochine. Le gouvernement français se heurte à la résistance de ces jeunes qui rechignent à prendre les armes pour conserver les colonies. Les incidents se multiplient à l’automne, la caserne Richepanse est occupée à Rouen. Les tracts circulent pour dénoncer cette nouvelle sale guerre. On en vient même à craindre une messe, celle qui fut célébrée en l’église Saint Séverin à Paris. Retour sur les lieux avec l’historien Tramor Quemeneur et le comédien Yvan Corbineau.
On se trouve devant l’église Saint Séverin où, le 29 septembre 1955, se réunissent plusieurs dizaines de rappelés, de soldats qui viennent ici pour assister à une messe. On a notamment une lettre du commissaire du quartier qui signale le début de ce regroupement en l’église Saint Séverin-Saint Michel, à 18h 25. Qu’est-ce qui a déclenché ce regroupement et cette messe dédié à Saint Michel de ces rappelés, qui étaient sur le point de partir pour l’Afrique du Nord ?
Tramor Quemeneur : Ce qu’il faut commencer par dire, c’est qu’effectivement c’est le deuxième temps fort. Après la manifestation à la Gare de Lyon, le 11 septembre, le deuxième temps fort c’est la messe en l’église Saint Séverin. On aurait pu penser que le mouvement était endigué en quelque sorte mais il y a eu une continuation, des incidents tout au long du mois de septembre, et là cette messe qui intervient. En fait, i s’agit du 401ème régiment d’artillerie antiaérienne, le 401ème RAA, qui tout au long du mois de septembre en fait va contester. Ils sont envoyés par exemple dans les Landes, au début du mois de septembre, le 12 septembre, pour des entraînements, et effectivement ils ont contesté pendant tout le trajet. Ils arrivent au camp dans lequel ils doivent entrer, ils refusent d’entrer dans le camp, ils poursuivent et vont se baigner. De retour, à Paris, à la fin du mois de septembre, la contestation continue et certains décident de se réunir en l’église Saint Séverin, le jour de la Saint Michel, qui est le patron des soldats. Cette messe va être célébrée pour la paix, en l‘église Saint Séverin, le 29 septembre, en présence de 200 soldats environ. 150 soldats -50 civils, selon le commissaire, cela fait 200 personnes, c’est un nombre relativement importants.
Lecture par le comédien, Yvan Corbineau : À mon arrivée à l’église, à 18h 40, j’ai constaté qu’un certain nombre de militaire y pénétraient. Je les ai suivis. À 18h 45, l’office commençait dans le plus grand calme, en présence de 100 militaires et de 30 civiles. Au début de la cérémonie, l’officiant à prononcé les paroles suivantes : « Nous célébrons la liturgie de Saint Michel. La messe est dite pour la paix, qui est une œuvre de justice et d’amour, selon la devise même de Sa Sainteté Pie XII. » La cérémonie a continué à se dérouler dans la dignité, quelques militaires entrèrent dans l’église et vinrent se joindre à l’assistance.
Tramor Quemeneur : Dès la fin août 1955, sachant que le décret qui organise le rappel date du 24 et du 28 août, dès ce moment-là on a un mouvement de contestation, par voie de tracts, qui commence. Et la première manifestation, semble-t-il, date du 1er septembre 1955, à la Gare de l’Est. Mais on ne peut pas appeler cela véritablement une manifestation, c’est plutôt un mouvement d’humeur, on va dire, des soldats, le 1er septembre, et le départ se fait. Au contraire, la manifestation de la Gare de Lyon, le 11 septembre, lance, elle, véritablement le mouvement, et elle a eu un retentissement national et même international.
Anaïs Kien : À quel moment de l’histoire de la Guerre d’Algérie, se trouve-t-on à ce moment-là, en septembre 55 ?
Tramor Quemeneur : Il n’y a pas eu de déclaration de guerre, la France ne pouvait pas être en guerre contre elle-même. Dans le premier mois de l’année 55, l’armée a réclamée des renforts, pour faire face à « une insurrection généralisée », ce sont ses propres termes. L’état d’urgence était décrété dès le début de l’année 55, également en Algérie. Et en août 1955, on se trouve avec l’insurrection du constantinois, qui elle va montrer véritablement à la population métropolitaine aussi que l’on se trouve dans un état de guerre, même si le terme n’est pas employé. Donc là, à partir de ce moment-là, on commence vraiment à prendre conscience de la gravité de la situation, et juste dans la foulée viennent ces décrets, qui sont publiés, dans la précipitation, à la fin août 1955.
Anaïs Kien : Il faut peut-être insister sur le fait que c’est effectivement une guerre qui ne dit pas son nom.
Tramor Quemeneur : Oui, tout à fait. Ce sont « les événements d’Algérie », ce sont les « opérations de maintien de l’ordre » et ce n’est pas véritablement une guerre. Mais avec ce rappel des soldats, à la fin d’août 1955, on prend conscience que c’est une guerre, parce que déjà les rappels de soldats c’est une mesure extrêmement rare, première chose, puis ensuite nous nous trouvons avec un envoi massif de soldats sur de simples opérations de maintien de l’ordre, ce qui n’est fait un peu bizarre.
Archives, Edgar Faure, président du Conseil, Amiens, 2 octobre 1955 : Il y a le problème du Maroc et il y a le problème de l’Algérie. D’une façon générale, il y a d’abord un problème commun à l’Afrique du Nord, c’est le problème de l’ordre. C’est pourquoi j’ai dû rappeler les disponibles et je sais que cette mesure est pleine d’incommodités pour des jeunes gens, pour des foyers, pour des familles et pour l’économie générale de ce pays, mais je devais le faire. Je ne pouvais pas laisser massacrer les Français, les Français d’Europe et les Français musulmans, et massacrer les plus fidèles amis de la France. »
Anaïs Kien : Tramor Quéméneur, nous sommes maintenant à l’intérieur de cette église Saint Séverin, il faut l’imaginer ce 29 septembre 1955, emplie de 200 soldats, puis 300, puisque d’autres continueront à affluer vers ce lieu. Qui sont ces soldats ?
Tramor Quemeneur : Ce sont des rappelés du 401ème régiment d’artillerie antiaérienne, ce sont des soldats qui sont de différentes obédiences, il y a des chrétiens, évidemment, des Juifs également, mais aussi des communistes, donc il y a un peu de toutes les tendances on dirait : religieuses, morales et politiques. Ce sont des rappelés du contingent, mais ça peut être des soldats de deuxième classe ou des sous-officiers. Donc, il y a un petit peu vraiment toute la gamme des courants de pensée de la société civile et un petit peu tous les grades de militaires. C’est-à-dire que l’on peut trouver des personnes plus ou moins diplômées, par exemple.
Anaïs Kien : Est-ce que l’on connaît les leaders de ce rassemblement, dans cette église Saint Séverin ?
Tramor Quemeneur : Malheureusement, non, pas du tout, rien ne m’a permis de découvrir les personnes qui sont à l’origine de ce tract. En tout état de cause, c’est vrai que ce sont des soldats qui sont venus voir le curé, monsieur Conan, qui avait déjà effectué une messe contre la Guerre d’Indochine. Donc, il y a une sorte de tradition à cette période-là d’ouverture vers la société civile de cette paroisse.
Anaïs Kien : C’est pour cela que ces soldats sollicitent ce curé pour lire un tract de protestation contre leur rappel, mais ce curé justement refuse de lire ce tract ?
Tramor Quemeneur : Oui, je pense que la position du curé est de refuser que la politique entre à l’intérieur de l’église. Par contre, il est tout à fait disposé à célébrer une messe en faveur de la paix. Donc, c’est une manière pour lui aussi de montrer en quelque sorte son accord avec ce que réclament ces rappelés, et le jour et le lieu sont symboliques.
Lecture par le comédien, Yvan Corbineau : La sortie s’effectua par la porte Saint Séverin. Une cinquantaine de militaires stationnent au carrefour Saint Séverin –Saint Jacques. Je me suis présenté à eux et je les ai priés de se retirer. Ils le firent de bonne grâce. Par la suite, vers 19h 50, j’ai constaté qu’une dizaine de militaires stationnaient toujours au dit carrefour. Je me suis approché et j’ai constaté qu’un général aumônier discutait avec eux et les incitait à se retirer. Je me suis présenté à monsieur l’aumônier et de concert, nous avons dispersé le groupe. À 20h, les abords de l’église étaient déserts.
Anaïs Kien : À 19h 40, cette messe se termine. On peut imaginer que ce tract a été lu à la sortie, et distribué à la sortie de l’église, Tramor Quemeneur ?
Tramor Quemeneur : Oui, tout à fait. Une fois que la messe est terminée, les soldats sortent et vont commencer à distribuer ce tract. Ils vont se trouver au milieu du carrefour et vont commencer à effectuer un rassemblement. À partir de ce moment-là, le commissaire de police, qui a assisté à toute la messe, va essayer de parlementer, pour essayer de disperser les soldats. Il y a également un général aumônier qui se trouve là et qui va amener les soldats à essayer de se disperser. On peut penser qu’à la fois les autorités militaires, les autorités religieuses et le commissaire de police craignent le déroulement d’une manifestation en plein cœur du quartier latin.
Lecture par le comédien, Yvan Corbineau : « Silence pour la paix.
Ce que signifie la présence de rappelés à l’église Saint Séverin.
Nous sommes des soldats de tous contingents, appelés, maintenus, rappelés, qui devons partir incessamment pour l’Afrique du Nord.
Croyants et Incroyants, chrétiens et communistes, juifs et protestants, nous voulons nous recueillir pour la paix et la fraternité en Afrique du Nord.
Tous, de conditions, de professions et d’opinions diverses, nous sommes ici pour témoigner solennellement, au nom de tous nos camarades, de notre angoisse à servir par la violence une cause qui n’est pas celle de l’ensemble des Français.
Notre conscience nous dit que cette guerre que nous avons à porter contre nos frères Musulmans, et dont beaucoup sont morts pour défendre notre pays, est une guerre contraire à tous les principes chrétiens, à tous les principes de la Constitution française, aux droits des peuples à disposer d’eux-mêmes.
C’est parce que cette guerre est contraire à tous les enseignements que nous avons pu tirer pendant notre jeunesse, qui s’est déroulée sous une occupation étrangère, que nous avons appris le dégoût d’une armée installée chez un peuple étranger.
Nos leçons de courage et de dignité nous les avons reçues de nos frères aînés qui ont la Résistance, ils nous ont donnés précocement le goût des causes justes et la volonté de les défendre sans faiblesse.
Nous serions prêts, demain, à prendre les armes contre toute armée qui viendrait jouer ici le rôle que l’on veut nous faire jouer demain en Afrique du Nord.
Nous ne sommes pas des objecteurs de conscience, mais si nos bras tremblent en tirant sur nos frères musulmans, il faut que tous les Français le sachent, c’est parce que notre conscience se soulève. »
Anaïs Kien : Tramor Quéméneur, ce qui frappe, c’est que ce n’est pas du tout un tract antimilitariste bien au contraire, on fait ici une allusion très claire à la Résistance. On ne rejette pas du tout le fait de prendre les armes mais on rejette la cause pour laquelle on demande à ces jeunes gens de les prendre.
Tramor Quemeneur : Tout à fait, on est vraiment, ici, dix ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et on est totalement baigné dans les valeurs de la Résistance. Effectivement, il est fait allusion aux grands frères qui ont participé à la Résistance, qui ont donné le goût des causes justes, on est vraiment dans le mythe résistantialiste tel qu’il s’est développé au cours de toute cette période-là, que la Guerre d’Algérie va largement contribuer à exploser. Parce que la Résistance, chacun va s’en réclamer, au fur et à mesure de la Guerre d’Algérie, jusqu’à ne plus signifier grand-chose, on va dire, parce qu’aussi bien l’OAS que les anticolonialistes vont se réclamer de la Résistance. Mais, en 1955, la Résistance, c’est la Résistance armée. Il n’est pas concevable d’avoir un autre type de Résistance. Donc, il est normal pour ces soldats de faire allusion à tout ce qui peut être l’appel aux armes. On voit également une défiance du coup par rapport à tout ce qui pourrait apparaître comme de l’objection de conscience. Tout le mouvement pacifiste de l’entre deux-guerres, a été totalement mis à mal avec le début de la Seconde Guerre Mondiale, les pacifistes se sont trouvés en fait à refuser l’entrée dans la Seconde Guerre Mondiale, ça a été un mouvement qui a été très condamné. Et le mouvement du coup des objecteurs de conscience, le mouvement pacifiste, s’est très difficilement remis de la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Anaïs Kien : C’est un mouvement antipatriote. Il est vu comme tel.
Tramor Quemeneur : Oui, tout à fait. En plus, c’est un mouvement extrêmement minoritaire, on a quelques défenseurs, qui vont déposer une loi en 1950, une proposition de loi, qui ne sera évidemment pas adoptée, en faveur du statut des objecteurs de conscience. On a bon an, mal an, quelques dizaines d’objecteurs de conscience, qui sont essentiellement des Témoins de Jéhovah. Autant dire que c’est un phénomène qui est plutôt mal perçu dans la société française. Et on voit, ici, ces soldats qui tiennent à se détacher de l’objection de conscience. Par contre, on voit bien qu’ils acceptent le fait de refuser les armes quelque part pour une cause.
Anaïs Kien : Oui, parce que c’est ce qui pose problème, c’est d’aller défendre finalement les possessions des colons, qui sont vus comme de grands bourgeois, de classe sociale très élevée, et ces jeunes gens qui ne sont pas tous enfants d’ouvriers, ou employés, qui peuvent aussi être de classe sociale plus élevée, ne comprennent pas pourquoi eux se sacrifieraient pour aller défendre ces grands propriétaires.
Tramor Quemeneur : Ce dont on peut s’apercevoir aussi, c’est que le mouvement de rappelés de 1955, me paraît moins connu que celui de 1956 et en même temps beaucoup plus intéressant, puisqu’on se trouve vraiment au tout début de la guerre et on peut s’apercevoir à travers les tracts qui sont distribués, notamment celui de Saint Séverin, mais d’autres tracts également, qu’il y a une parole qui se libère beaucoup plus qu’elle ne l’a été en 1956. Déjà, il y a des tracts qui vont poser la question de l’indépendance algérienne, qui l’évoque, ils parlent de guerre en Algérie, « nos nouvelles sales guerres ». Donc, on a vraiment une parole qui est libérée par rapport à ça, alors que pour les manifestations de 1956, la parole va être beaucoup plus difficile à amener, on ne va plus parler d’indépendance, ça va être quelque chose qui va être un peu plus tabou en quelque sorte.
Anaïs Kien : C’est curieux ce mouvement régressif finalement dans le mouvement des rappelés et des appelés ?
Tramor Quemeneur : Oui, il y a un double mouvement : les manifestations de 1955, elles ont abouti finalement à la chute du gouvernement, elles ont abouti aussi à la paix, à une volonté de paix en Algérie, en quelque sorte, c’est un mouvement qui a réussi ce qu’il voulait atteindre, le gouvernement du Front républicain qui arrive au pouvoir en janvier 1956, arrive sur un mot d’ordre de « paix en Algérie ». Au contraire, on va dire que l’on a un mouvement régressif effectivement pour 1956, on a ici des manifestations qui ne vont aboutir à rien, qui ne sont plus soutenues puisque la majorité maintenant siège au Parlement, pourtant c’était celle qui voulait la paix au départ, donc on est sur un mouvement qui va échouer en 1956, par contre.
Anaïs Kien : Comment s’article la chute du gouvernement et ce mouvement des rappelés de 1955 ?
Tramor Quemeneur : À la fin de l’année 1955, après la manifestation de Saint Séverin, la messe en l’église Saint Séverin, on va trouver un mouvement de révolte, à Rouen, à la caserne Richepanse, les premiers jours d’octobre 1955,…
Anaïs Kien : Qui, là, est beaucoup plus violent.
Tramor Quemeneur : Exactement, là, c’est vraiment trois jours de révolte, qui vont mettre à sac une caserne, avec des mouvements à la fois civils et militaires, qui vont aboutir à la condamnation de plus d’une dizaine de personnes, puisqu’il y a également des civils qui ont été condamnés. Donc, c’est un mouvement extrêmement dur qui va se passer à ce moment-là.
Jean Meaux : Dans les textes, je dois avoir une autre feuille où ils énumèrent le nombre des blessés.
Anaïs Kien : Et ça, c’était ?
Jean Meaux : C’était la grille de la caserne. La guérite était là, de l’autre côté, qu’on a basculée. Ils ont voulu d’abord sortir par cette porte-là, on a basculé la guérite en travers pour pas que…
Anaïs Kien : Vous l’avez défoncée en fait ?
Jean Meaux : Non, la gille était restée intacte, celle-là. L’autre a été défoncée mais c’est par l’armée. Là, me voilà…
Anaïs Kien : Là, il y a une coupure de journaux, qui est intitulée « Jean Meaux est libre » ?
Jean Meaux : Oui.
Anaïs Kien : « Jean Meaux, photographié hier après sa libération à la prison de Fresnes. Il est un des soldats qui avait manifesté à Rouen, en octobre dernier, contre l’envoi des rappelés en Afrique du Nord. »
Jean Meaux fût un des rappelés de 1955 pour être envoyer au Maroc. Il fût un des meneurs malgré lui de l’occupation de la caserne de Richepanse à Rouen, au début du mois d’octobre.
Jean Meaux : Le soir où cela s’est déclenché, en revenant, j’avais un copain que je connaissais, il était caché derrière la pissotière qu’il y avait en face de la porte principale de la caserne Richepanse, il distribuait des tracts. Il m’en avait donné une poignée. Je suis rentré dans la caserne avec ma poignée de tracts. Il y avait eu une compagnie qui avait eu une « perm » de 24h, celle qui s’occupait de toute l’intendance, de la bureaucratie, et tout ça. Puis, ceux qui étaient, disons les troufions de compagnie, eux ils n’avaient droit à rien. Mais à la caserne, pour calmer un petit peu tout le monde, ils leur avaient donné du vin à flot, à coup de bassines, ils n’avaient qu’à plonger dedans, ce qui fait qu’il y en avait beaucoup qui en avaient un petit coup. Moi, je suis arrivé avec mes tracts, je les ai distribués. Il y avait un caporal qui était là, qui était du nord, un « ch’ti mi », il a dit : ah, moi je connais l’air, et on s’est mis à chanter çà et on est sorti devant la porte de la caserne. Là ça s’est un petit peu envenimé, on a balancé la guérite, qui servait d’abri pour la sentinelle, en travers de la porte, quand on a vu les camions de l’autre compagnie qui s’apprêtaient à sortir. Ne pouvant pas sortir par cette porte-là - il y avait quelques uns qui balançaient les pierres sur les camions, mais ce n’était pas méchant, il n’y avait rien -, comme il y avait une autre porte à la caserne Richepanse, il a dit : bon, on va sortir par l’autre porte. Les camions ont fait demi-tour, ils se sont propagés sur l’autre porte de la caserne, vers la place de Chartreux. Nous, quand on a vu ça, on a fait le tour, en face il y avait un tas de pavés, on s’est mis à faire la chaîne pour faire un monticule de pavés, mais on n’aurait pas empêché les camions de partir parce qu’on était une vingtaine à ce moment-là, pas beaucoup plus. Eux, avec leurs camions ils étaient arrivés à la grille, mais ils n’ont pas pu ouvrir la grille, le commandant qui commandait cette compagnie-là avait un treuil, il a pris le treuil pour ouvrir les deux grandes gilles. Il a tiré dessus, seulement ce n’est pas ce qui s’est produit, il a bien ouvert les deux grandes grilles mais les deux piliers qui faisaient plus d’un mètre de chaque côté, se sont écroulés à en travers de la porte de la caserne, ce qui fait que là, les camions ne pouvaient plus sortir. Alors, quand ils ont vu ça, ils ont fait demi-tour puis chacun est rentré dans sa chambrée, on a été se coucher. Le lendemain, on a discuté un petit peu, puis quand on est revenu le soir, tous les civils s’étaient amassés sur la place des Chartreux, il y avait 5 à 6 000 civils, tous les gardes-mobiles avaient été mobilisés, ils empêchaient de sortir de la caserne que cela soit par une porte ou par celle qui avait été écroulée. Puis les CRS sont aussi arrivés, alors là, pour les civils et ça a déclenché évidemment les manifestations, les civils balançant des pierres, des cocktails Molotov sur les CRS. Les CRS revenant sur les murs de la caserne, pour s’abriter, là il y avait les trouffions qui étaient sur les toits et sur les murs qui leur balançaient les tuiles sur la tête, ce qui fait qu’ils étaient mal partis. Ça a duré à peu près comme ça jusqu’à minuit une heure du matin. C’est comme ça qu’il y a eu beaucoup de blessés parmi les CRS parce qu’ils se trouvaient pris entre deux feux. Vers 1h du matin, ils ont chargé les civils avec les camions qu’ils avaient, là, ils ont dispersé tout le monde. Quand on a vu tout ça, on est tous partis se coucher mais dans le milieu de la nuit, vers 3h ou 4h du matin, on nous a réveillés et puis là on est descendu, entre deux haies de gardes-mobiles, dans les escaliers, jusqu’en bas, avec notre paquetage, et on est parti dans des camions conduits alors là par des gardes-mobiles, avec des gardes-mobiles en armes à chaque extrémité du camion, et on nous a amené, je crois que c’est à Sissonne, le grand camp qu’il y avait à ce moment-là,…
Anaïs Kien : Ça se trouve où, Sissonne ?
Jean Meaux : Au nord de la région parisienne, par là, je crois.
Anaïs Kien : Aérodrome de Reims, c’est à côté de Reims ?
Jean Meaux : Oui, parce que c’est là que l’on a pris l’avion, escortés par les gardes-mobiles. On est parti pour le Maroc mais l’enquête pour les manifestations était déclenchée. Dans la nuit d’ailleurs de nos manifestations, la Chambre des députés avait voté la fameuse indépendance pour le Maroc qu’ils avaient refusée avant et qu’ils avaient acceptée pour la Tunisie. Ce qui fait que quand on a été rappelé là-bas, on n’y est pas resté longtemps. Ce qui fait qu’au bout du compte, j’ai fait moins que les 18 mois de service militaire de l’époque.
Tramor Quemeneur : Tout au long du mois d’octobre, et jusqu’en novembre, on va trouver des manifestations qui vont perdurer. À Valence, il va y avoir une manifestation importante avec plusieurs centaines de rappelés qui vont défiler dans les rues, qui vont arrêter la circulation, qui vont mettre à mal aussi le matériel de la SNCF. Le 23 novembre 1955, on a une centaine de rappelés qui vont défiler sur les Champs Élysées, en uniforme. C’est un moment aussi extrêmement important. Ce sont des appelés d’ailleurs, ce ne sont pas des rappelés. C’est aussi le signe qu’il y a une sorte de perpétuation de la contestation. C’est-à-dire que la contestation ne va plus simplement concerner les rappelés mais également commence à concerner les appelés. On peut voir ici un mouvement qui grandit et qui va aboutir, même si ce n’était pas une cause directe, la question des rappelés fait partie évidemment à la base de cette chute du gouvernement. C’est le mouvement social le plus important qu’il va y avoir à l’automne 1955. Le gouvernement chute ensuite et toute la campagne électorale, en tout cas parmi les thèmes les plus importants, c’est évidemment la question de l’Afrique du Nord et de l’Algérie. Et on va trouver pendant la campagne électorale aussi un intérêt de la population très fort, on a beaucoup de jeunes qui s’inscrivent sur les listes électorales, c’est un phénomène assez important, et c’est une élection aussi à laquelle beaucoup de gens vont participer. Ce sont des signes qui ne trompent pas.
Anaïs Kien : Un moment de forte politisation ?
Tramor Quemeneur : Un moment de forte politisation, tout à fait, oui. Tout le monde attend aussi l’arrivée en fait à la présidence du Conseil de Pierre Mendès France, au mois de janvier 1956, personne n’attend l’arrivée de Guy Mollet. Et tout le monde sait que Pierre Mendès France est celui des Accords de Genève, qui a terminé la Guerre d’Indochine. Donc, ce sont des signes qui montrent que la population française est plutôt favorable, en 1955, au fait d’aller plutôt vers une indépendance algérienne. Personne n’a réagi à l’indépendance de la Tunisie et du Maroc, et je pense que la population métropolitaine était plutôt favorable au fait d’obtenir une indépendance algérienne aussi.
Jean Meaux : Je m’attendais au soulèvement un petit peu d’Algérie parce qu’avant de partir à l’armée j’avais été en Algérie, passer des vacances pendant un mois, puis j’avais discuté un petit peu avec les Musulmans, les Arabes, notamment un aide conducteur de train, en fait c’était lui qui conduisait depuis Constantine jusqu’à Biskra, je crois, autant que je m’en souvienne. Il m’avait raconté comment cela s’était passé la rébellion justement de Constantine où ils avaient balancé des Arabes dans les gorges de Rummel, en bas. Il m’avait raconté aussi comment se passaient les élections. Pour voter, il fallait qu’ils y aillent de bonne heure parce qu’après il y en avait d’autres, qu’ils avaient payés, qui faisaient une fantasia, puis ils fermaient les bureaux de vote et bourraient les urnes. C’est comme ça que se passait les élections en Algérie à ce moment-là. Tout ça, je le savais et quand on a manifesté à Richepanse, j’ai expliqué un petit peu tout ça à tous les trouffions qui étaient avec moi. Et c’est à partir de là et de l’expérience de Richepanse, parce que Richepanse en fait c’est la première caserne en France où les manifestations se déclenchent à l’intérieur de la caserne. Parce que nous, on était la prolongation, si on veut, de deux autres manifestations qui avaient eu lieu, une à la Gare de Lyon, et puis une à l’église Saint Séverin, je crois…
Anaïs Kien : À Paris.
Jean Meaux : Avec les catholiques, et puis nous. J’avais aussi raconté tout ça, parce que ça je le savais aussi dans la journée, quand j’étais avec les autres trouffions. Parce qu’en fait, ce que l’on voulait, on avait les armes, on avait les munitions, il a fallu d’ailleurs, il y en avait un qui avait un petit coup dans le nez, que l’on court sur le toit et qu’on le rattrape. Les officiers ont voulu quand même que l’on rende les armes et les munitions, on ne s’est pas opposé parce que là cela aurait tourné au carnage.
Anaïs Kien : Il y a un motif que l’on retrouve très souvent et qui fait horreur à ces soldats, c’est le motif de l’Occupation, tout à coup se retrouver dans ce rôle d’occupant après avoir été occupé pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Tramor Quemeneur : C’est une des choses qui va choquer des soldats, qui vont arriver en Algérie. Certains qui sont des agriculteurs, des paysans, vont s’apercevoir effectivement de choses qui vont leur sauter aux yeux en arrivant en Algérie. C’est qu’effectivement ils occupent le territoire. Eux-mêmes voient aussi dans quelle situation de misère peuvent se trouver les Algériens, non seulement la situation de misère dans laquelle se trouvent les Algériens mais par rapport à ça la richesse des colons. Certains colons ont les meilleures terres tandis que les paysans algériens ont vraiment les terres les plus médiocres. Et ça, on va le voir, certains soldats effectivement vont s’en apercevoir tout au long de la Guerre d’Algérie. La misère algérienne aussi saute aux yeux. Misère notamment au niveau de la santé, où là, il y a beaucoup de maladies aussi qui vont surprendre, par rapport aux enfants en particulier, qui vont beaucoup choquer les métropolitains qui arrivent là-bas.
Anaïs Kien : C’est la preuve que la mission civilisatrice de la France, cette mission-là n’est pas remplie, n’est pas assumée.
Tramor Quemeneur : Oui, tout à fait. Donc, là, nul doute effectivement, pour les soldats qui sont déjà là-bas, que l’Algérie et la France ce sont des entités qui sont différentes, des populations qui vivent de manière différente, finalement on n’a rien à faire en tant que Français là-bas. Ce qui est surprenant c’est qu’effectivement dès 1955, pour des gens qui sont rappelés, qui ne sont pas forcément allés encore en Algérie, ils prennent conscience de cela et ils en rendent compte. Ce sont des personnes qui, d’un point de vue on dire politique et phénomène colonial, sont très à la pointe, sont très au fait.
Anaïs Kien : Par quel mécanisme technique rallonge-t-on ce service militaire, à l’occasion de ces événements d’Algérie. ?
Tramor Quemeneur : Les décisions qui sont prise, en août 1955, vont rallonger le service militaire par deux phénomènes qui sont conjoints : d’abord les rappels et ensuite les maintiens. Le rappel sous les drapeaux en fait, c’est un rappel pour des personnes qui ont déjà terminé leur période militaire. Elles ont déjà effectué 18 mois de service militaire, comme la loi de 1950 portait la durée du service militaire, mais non seulement on a un service de 18 mois mais on doit en plus faire une période d’une durée donnée. Les gens qui sont rappelés en août 1955 ne savent pas exactement pendant combien de temps ils vont être rappelés, c’est une première chose. Ils viennent de revenir à la vie civile, on leur a dit que c’était terminé pour eux, et on leur dit à nouveau : revenez faire une période de service militaire. Donc, cela choque beaucoup les gens. Ils sont extrêmement surpris, ils ne savent pas ce qui va se passer pour leur travail, ils ont peut-être envisagé de se marier ou certains vont avoir des enfants ou ont eu des enfants. Donc, c’est quelque chose qui évidemment les touche en plein cœur de leur vie personnelle, première chose, puis pour les personnes qui sont maintenus sous les drapeaux, elles savent qu’elles sont maintenues sous les drapeaux, elles sont déjà au service militaires, elles pouvaient envisager de terminer leur service militaire et on leur dit que ce n’est pas le cas et qu’ils vont rester sous les drapeaux, la même chose, pendant une durée indéterminée. Effectivement, à partir de 1955 et après 1956, la durée du service militaire va de facto s’allonger jusqu’à 28 mois. Donc, on passe de 18 à 28 et parfois en plus les mesures militaires vont faire que les périodes de prison pour tel ou tel fait, un retard au retour d’une permission, pour telle ou telle chose, on va se retrouver avec des punitions qui vont se rajouter les unes aux autres et qui vont faire que les personnes vont rester sous les drapeaux plus encore : 28, 30, parfois 33 mois. Ça commence à faire des durées extrêmement longues.
Lecture par le comédien, Yvan Corbineau : « Lisez et faites circuler.
À bas la guerre d’Afrique du nord.
Chaque jour des soldats de nos contingents sont expédiés au Maroc ou en Algérie, plusieurs sont mariés, certains pères de famille. Demain cela sera peut-être notre tour.
Chaque jour, des jeunes de notre âge sont tués ou blessés grièvement. La Guerre d’Algérie a déjà ses veuves, ses orphelins, ses invalides.
Pourquoi ?
Même si nous ne partons pas nous-mêmes, les deux ans nous guettent.
Alors qu’en Angleterre, en Belgique, en Italie on réduit le temps de service et qu’il n’est partout question que de détente, pour nous cela sera encore 10 ou 15 mois d’inactivité, d’ennui, de temps perdu.
Ouvriers, au lieu d’apprendre un métier, nous oublions le nôtre. Étudiants, nous ne pouvons pas poursuivre nos études. Paysans, on a besoin de nous dans nos fermes. Disponibles nous venons de perdre des situations que nous avons souvent eues du mal à avoir.
On brise notre avenir, pour quelle cause ! ?
Ouvriers, étudiants, paysans, qu’avez-vous perdu à la paix en Indochine ? Vous-même, rien !
On vous dit que la négociation n’est pas possible avec les nationalistes, c’est un mensonge. Depuis l’autonomie interne Français et Tunisiens collaborent en paix. Pourquoi ne pas suivre la même voie ?
Officiers, sous-officiers de carrière, on veut déshonorer notre armée dans des besognes de très basses polices. Vous ne devez pas être les gardes-chiourmes méprisés et haïs d’un ordre injuste et périmé, étaient-ce là vos ambitions de jeunesse ?
Nous ne voulons pas de la Guerre d’Afrique du Nord !
Le Comité des officiers, sous-officiers, soldats, marins, aviateurs de la Région parisienne. »
Anaïs Kien : Jean Meaux est transféré à Casablanca où il est incarcéré pendant deux mois. Revenu à la vie civile, il est à nouveau arrêté.
Jean Meaux : Comme on avait fait de la prison à Casablanca, en principe le règlement militaire prévoit que ce que l’on a fait en prison, de le faire en rab encore pendant au moins la moitié, je ne me rappelle plus exactement combien que c’était à ce moment-là…
Anaïs Kien : En plus du service.
Jean Meaux : En plus du service, parce que le service militaire quand on le passait en tôle ça ne comptait pas. Alors là, j’ai été libéré, moi, le lundi matin, je suis revenu à Sotteville, j’ai rendu mon paquetage, j’ai repris mon travail jusqu’à un petit peu après les élections de 56. là, la gauche avait pris le pouvoir, comme le tribunal militaire était toujours en cours, les enquêtes aussi,…
Anaïs Kien : Les enquêtes sur vous ?
Jean Meaux : Sur moi puis sur tous ceux qu’ils considéraient comme responsables de la manifestation. Ils m’ont amené jusqu’à Oissel pour me mettre au train, pour Paris, pour là passer devant, disons, le juge d’instruction militaire qui nous interrogeait. Comme j’ai refusé de répondre en l’absence de mon avocat, je me suis retrouvé à Fresnes, aussitôt avec les autres, j’y suis resté une vingtaine de jours. Ils ont au non-lieu plusieurs mois après, je crois même plusieurs années.
Anaïs Kien : Tramor Quéméneur, comment se structure ce mouvement de contestation parmi les rappelés et parmi les appelés ?
Tramor Quemeneur : Il va y avoir une structuration non pas par les partis politiques, non pas par les syndicats mais par des comités. Par exemple, il y a le Comité des organisations de jeunesse. Là, toutes les organisations de jeunesse vont se mettre ensemble. On voit apparaître en quelque sorte aussi une prise en main de la jeunesse par elle-même par ses propres mouvements, notamment par les Auberges de jeunesse qui vont en quelque sorte organiser ce mouvement de contestation ? Le Comité des organisations de jeunesse va concerner jusqu’à 50 organisations différentes. Comité des organisations de jeunesse contre l’envoi du contingent en Afrique du nord qui en même temps montre bien qu’il y a une volonté de refus de partir en Afrique du Nord. On voit donc vraiment grossir en quelque sorte et s’organiser cette contestation-là qui ne va pas perdurer étant donné que le gouvernement chute et qu’il va y avoir toute la campagne électorale. Le Comité va agir dans cette campagne électorale en interpellant notamment tous les partis politiques pour savoir quelle est leur position. Malheureusement pour le mouvement suivant, c’est-à-dire le mouvement de 1956, le Comité des organisations de jeunesse ne va pas véritablement perdurer. En tout cas, il va y avoir des organisations qui vont quitter, il va commencer à y avoir des dissensions, donc il ne va pas y avoir une poursuite réelle des activités du Comité de 1955 à 1956. Donc ici, on va se retrouver avec des rappelés qui vont agir mais qui ne vont plus être soutenus.
Lecture par le comédien, Yvan Corbineau : « Discours de Pierre Cot à l’Assemble nationale, 13 octobre 1955.
Je n’ai pas l’intention de faire ici l’éloge de la désobéissance. Laissant ce soin à certains collègues, qui s’en acquittent fort bien, du moins quand il s’agit de hauts placés et des généraux. Mais beaucoup de soldats que vous envoyez là-bas ont l’esprit profondément troublé et sont inquiets. Parmi eux, se trouvent des esprits particulièrement respectables, des hommes qui sont à la tête de leur génération.
Ce que nous entendons, ce que nous devons écouter, ce dont nous devons tenir compte, ce n’est pas la voix des lâches, qui se refuseraient à remplir leur devoir envers leur pays, mais c’est l’appel angoissé de ces jeunes-hommes qui s’interrogent précisément sur le sens et la limite de ce devoir, et qui redoutent de se retrouver non pas de trouver exposés au feu de l’ennemi, ils acceptent ce risque, mais en face du conflit entre la voix de sa conscience et la consigne qu’il reçoit.
Si jamais certains de ces hommes désobéissaient aux ordres qui leur étaient donnés, le gouvernement aurait-il le triste courage de les punir, étant donné qu’ils obéissent à la voix de leur conscience ? »
Dans la ville d’AlgerOn voyait circulerUn tout petit cireurJoli comme un cœurIl cirait par ciIl cirait par làQuel petit amourQu’il y avait làToujours soigné, toujours bien lavéUne fleur dans ses cheveux frisésIl n’arrêtait pasAli Ben BabaQuand on le regardait travaillerRue d’Isly en plein milieu d’AlgerOn se montrait du doigtAli Ben BabaIl possédait le secret du joli travail bien faitIl était aussi charmant qu’excellent commerçantToujours soigné, toujours bien lavéUne fleur dans ses cheveux frisésOn souriait àAli Ben BabaKhanâ, nana !Khanâ babada, Khanâ !Khanâ, nana !Ali Ben BabaEt trabaja la Moukè reTrbadja bonoHé, ciré monsieurCiré, tete khech nbaya sibadaCiré didé akha, kha !Il cira tant et tantIl eut tant de clientsQu’il s’en vint à ParisLoin de son gourbiLe petit cireurVite fit fureurEt devint patronDe cinq cents garçonsToujours soigné, toujours bien lavéUne fleur dans ses cheveux frisésIl s’organisaAli Ben BabaSon magasin prit une extensionIl devint une espèce de championQui se fatiguait pasAli Ben BabaParis eut un engouement pour ce mignon commerçantEn rien de temps il gagna tant d’argent en étantToujours soigné, toujours bien lavéUne fleur dans ses cheveux frisés[…]
Anaïs Kien : En 2001, Serge Laloyer a décidé de raconter cette histoire, celle de l’occupation de la caserne Richepanse, pour le Centre d’histoire sociale de la CGT Seine-Maritime.
Serge Laloyer : Le caractère exceptionnel de cette révolte en quelque sorte à Rouen, c’est qu’elle se fait directement dans la caserne. Mais cette lutte-là, elle a pris un caractère différent dans la mesure où il y a eu aussi arrestations et emprisonnement de rappelés qui sont passés devant les tribunaux militaires. Et la conclusion aussi de cette affaire qui avait eu, comme dire, des dégâts collatéraux, c’est que le colonel qui commandait le régiment a été mis aux arrêts et que le général qui commandait la région a été envoyé en retraite pour ne pas avoir été capable en fait de tenir l’ordre dans une caserne, tout simplement, voilà. Moi, j’ai toujours considéré en apprenant ça après, que ça, c’était quand même une belle victoire. Parce qu’obliger un gouvernement qui soutient son armée à démissionner un général, je trouvais que c’était quand même… Évidement, ceux de ma génération on est parti, on s’est d’ailleurs posé souvent posé la question : pourquoi y avoir été ? Mais ce n’était pas si simple.
Anaïs Kien : Mais vous, Serge Laloyer, quand vous êtes appelé en 1956, cette histoire de la caserne Richepanse d’octobre 1955, ne se raconte pas vraiment, c’est quelque chose que l’on tente peut-être de cacher un petit peu, justement pour ne pas exciter les esprits des nouveaux appelés ?
Serge Laloyer : Non, je crois que l’on ne peut pas dire ça. On le sait sans trop bien le savoir dans le détail. Si on n’était pas à Rouen, on ne sait pas dans le détail comment cela s’est passé. C’est revenu en surface parce qu’on a décidé de la raconter en fait. Et on l’a raconté pourquoi ? Des vieux militants qui avaient participé nous l’ont raconté mais ça s’arrêtait là. Le fait est qu’il y a eu une protestation par des intellectuels, des historiens, des journalistes, notamment Henri Alleg, qui était à l’origine de cette affaire, au moment où le fameux Aussarresse a publié un livre où il justifie la torture. Et Alleg savait de quoi il parlait parce qu’il avait été torturé par ce zigoto-là en quelque sorte, ce fameux général qui était un commandant à l’école de parachutistes. Donc, ça a amené à ce qu’à l’Institut d’histoire sociale on se repose la question : quel a été le combat dans le département ? Donc, on est remonté un peu dans les archives, et c’est comme ça qu’on a sorti cet article. En fait c’est moi qui ai proposé et ai dit on va l’écrire parce qu’il faut que cela soit connu, je crois que j’ai bien fait, la preuve vous êtes là.
Anaïs Kien : Ce mouvement des rappelés de 1955, Tramor Quéméneur, amène-t-il la classe politique à traiter la question du contingent des rappelés, des appelés, autrement ?
Tramor Quemeneur : À la fin de l’année 1955, il y a une enquête qui est mené par le ministère de l’intérieur, pour essayer de savoir quelles sont les réactions des rappelés à l’issu de leurs rappels, à leur retour dans la vie civile. Et on s’aperçoit que dans leur grande majorité, s’ils discutent un tout petit peu entre eux en privé, ils ne font pas part de ce qu’ils ont vécu en Algérie. Donc, déjà, on trouve ce silence qui va entourer la période algérienne des appelés du contingent.
Anïs Kien : Toute l’histoire de la Guerre d’Algérie.
Tramor Quemeneur : Toute l’histoire de la Guerre d’Algérie est marquée par ce silence effectivement. Dès 1955, ils se taisent. En même temps, en se taisant, ces rappelés de 1955, ils ne permettent pas à la contestation de perdurer. Autant à la fin de 1955, on avait eu en quelque sorte une transmission de la contestation des rappelés aux appelés du contingent, puisque la manifestation du 23 novembre 1955 concernait les appelés du contingent et non des rappelés. Mais une fois que les élections se déroulent, on trouve des rappelés de 1955 qui, dans leur très grande majorité, ne vont pas finalement participer à la contestation de 1956. Ils ne vont pas devenir des leaders. Ils auraient pu devenir des leaders, des organisateurs de cette contestation de 1956, cela ne sera pas le cas. En 1956, tout sera en quelque sorte à refaire, dans des conditions encore plus difficiles puisque ce qui pouvait apparaître, pour des rappelés de 1956, comme une porte de sortie, l’arrivée du Front républicain au pouvoir, la gauche est là en 1956, donc on ne peut plus compter sur la gauche pour faire la paix, il n’y a plus que la guerre qui est envisageable.
Anaïs Kien : Merci à Jean Meaux, Serge Laloyer, Tramor Quemeneur et Yvan Corbineau. Archives INA : Sandrine Esquermes, Aurélie Marsset. Prise de son : Didier Sudre. Mixage : Philippe Pallares. « Génération 55 », Anaïs Kien, Séverine Cassar.
Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’émission de France Culture, « La Fabrique de l’Histoire », par Emmanuel Laurentin, du mardi 14 décembre 2010, qui avait pour thème, « Histoire de la guerre d’Algérie »
http://www.fabriquedesens.net/La-Fabrique-de-l-Histoire-Histoire,412
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