La chanteuse et comédienne Camélia Jordana, petite-fille de combattants du FLN, pense qu’il faudrait « reconnaître les dégâts causés » par la guerre d’Algérie et la colonisation pour rétablir l’égalité entre tous les enfants de la République.
Camélia Jordana, dont les deux grands-pères ont milité au FLN sans se connaître, et qui rêve d’aller chanter en Algérie.
« Ma mémoire algérienne est pleine de trous. Ce sont des images trouvées dans des films, quelques documentaires, la parole de mes aînés, témoins et victimes de la colonisation et de la guerre d’Algérie. On m’a raconté comment les résistants se rencontraient en secret, comment le Front de Libération nationale (FLN) s’organisait pour monter leurs actions. J’ai appris récemment que mes deux grands-pères avaient milité dans le sud de la France, sans se connaître, au FLN. Le père de mon père passait des messages. Celui de ma mère, parce qu’il était un des rares lettrés, a acquis de hautes responsabilités et s’occupait des aspects financiers. Je n’en sais pas davantage… Ils ont été arrêté et emprisonnés, sans jugement, puis relâchés. Ils s’étaient battus pour la France pendant la Seconde Guerre mondiale.
Je suis donc petite-fille de résistants, j’ai ça dans mon ADN. Il y a, malgré moi, un sentiment d’injustice, de révolte, qui a besoin de s’exprimer. Cette colère qui m’a longtemps habitée, j’essaie de m’en détacher, car ce n’est pas la mienne, j’essaie de la restituer aux personnes concernées. La garder enfouie, c’est la rendre nocive.
J’ai redécouvert le racisme
Dans ma famille, cette histoire appartient au passé, et elle n’est pas évoquée tant que je ne l’interroge pas. J’ai pris soin, chaque fois que je posais des questions à des membres de ma famille, de noter et regrouper le plus de détails possible : les dates, les lieux de rendez-vous, les actions, le soutien du FLN aux femmes des prisonniers, les cellules, la prison, les rencontres au parloir… Comme des morceaux de mon histoire reconstituée, qui avait été rendue aveugle par la barrière de la langue arabe que parlait mon grand-père, et qui ne m’a pas été transmise.
Aujourd’hui encore j’ai l’impression que, du simple fait d’être une femme racisée descendante de ces Algériens, je peux être vue comme un danger dans mon propre pays, et peu importe l’amour que j’ai pour lui. Les regards suspicieux qui se posaient sur moi, jeune femme arabe, après les attentats de “Charlie Hebdo”, de l’Hyper Cacher et du Bataclan, me rappelaient les préjugés que l’on projetait sur moi. J’ai redécouvert le racisme. Mes propos dans les médias sur ce qui m’émeut, ce qui me met en colère, ce qui me donne de l’espoir dans la société, sont régulièrement déformés par l’extrême droite, ou mal interprétés, et peuvent se retourner contre moi. C’est dommage car on gagnerait tous à élever le débat.
Une demi-page dans mon livre d’histoire
Je ne suis pas hantée par la mémoire de la guerre d’Algérie et la colonisation, mais je crois que, descendant de cette histoire complexe entre la France et l’Algérie, il est nécessaire pour moi d’inviter à la réflexion. Tant que les plaies de la colonisation n’auront pas été traitées, les choses ne pourront pas avancer, le dialogue ne pourra pas avoir lieu. La décolonisation, ça a été la fin d’un système injuste. Mais on ne peut pas se contenter, après avoir ruiné, torturé, massacré des peuples, de dire qu’on en a fini. Pour réconcilier les mémoires, les rendre moins passionnelles, apaiser le présent et construire un futur plus grand, il est nécessaire de passer par un magnifique projet de déconstruction, de “décolonisation”, d’éducation et de reconstruction égalitaire.
A l’école, on n’en disait littéralement rien. Je me rappelle avoir été assez interloquée quand j’ai découvert l’enseignement de la guerre d’Algérie, au collège je crois : une demi-page dans mon livre d’histoire. Je ne comprenais pas comment ni pourquoi on pouvait se contenter d’effleurer une guerre pendant une heure de cours. Je suis alors allée chercher des informations par moi-même, dans les documentaires, les livres et les témoignages.
Mis à part les militaires et les pieds-noirs, les Français n’ont pas vu la colonisation de leurs yeux. Je crois que, par manque d’éducation, le fantasme d’une supériorité française, qui colonise par désir de la transmission et du don de la civilisation à un peuple qui en aurait besoin, reste très ancré dans l’inconscient collectif.
La réalité d’une occupation militaire brutale, d’une exploitation qui épuise les ressources, s’approprie les corps, rebaptise les noms de rues, nie les patronymes, les coutumes et la culture, est très méconnue en France. L’idée n’est pas de pointer du doigt et de dire : “Quelle mauvaise élève a été la France !” Mais de reconnaître les dégâts causés, d’en identifier les conséquences, pour pouvoir enfin guérir le mal. Il faut une volonté profonde de rétablir l’égalité entre chacun des enfants de la République, qu’ils soient nés sur le sol français depuis plusieurs générations, ou qu’ils y aient été amenés.
Aujourd’hui, l’Algérie, bien que si riche, est pour moi une terre désolée, volée à son peuple par un pouvoir algérien prédateur qui s’est longtemps enrichi sur son dos. Mais elle est forte de sa jeunesse qui a le feu au ventre, la tendresse au front et la liberté au cœur. Je rêve d’aller chanter en Algérie ou de faire venir des artistes algériens en France. »
Camélia Jordana est née en 1992, à Toulon. Elle est chanteuse et actrice
Propos recueillis par Sarah Diffalah
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20210125.OBS39331/mon-algerie-par-camelia-jordana-la-jeunesse-algerienne-a-le-feu-au-ventre.html
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