Présentation sur le site de l’émission : À cinquante ans des manifestations violentes et tragiques de décembre 1950 en Algérie, nous débutons l’émission par une archive de l’INA dans laquelle le Général de Gaulle en voyage à Biskra à cette date salue « Biskra algérienne ».
Notre invité de ce matin Constantin Melník, coordinateur des services secrets auprès du Premier ministre M. Debré de 1959 à 1962, commente cette archive en insistant sur la séparation qui existait, selon lui, à la tête de l’État entre le pouvoir du Verbe gaullien, dont le Général pensait qu’il pourrait résoudre les crises, et les procédés d’action qu’il fallait mettre en œuvre à Matignon.
Dans son dernier livre publié aux Éditions Nouveau Monde, Constantin Melník se livre à un exercice complexe : reprendre ses mémoires sur cette période, publiés en 1988, et les précéder d’une préface et d’un entretien avec des historiens spécialistes du renseignement, Olivier Fourcade et Sébastien Laurent.
Il porte également un nouveau jugement, plus sévère, sur la période qu’il a passé à Matignon et sur les méthodes qu’il a eu à employer.
Invité : Constantin Melnik, ancien conseiller de Michel Debré à Matignon (1959-1962).
Voir aussi l’émission La Fabrique de l’Histoire/ Histoire du renseignement avec Constantin Melník et, comme le signale GD, les discours et allocutions ici, un mini-site que l’INA consacre à De Gaulle et la Guerre d’Algérie, avec vidéos et transcriptions.
Emmanuel Laurentin : Premier temps d’une semaine consacrée à l’histoire de la Guerre d’Algérie, à cinquante ans très exactement du voyage, en décembre 1960, du général de Gaulle en Algérie, marqué par des manifestations très importantes et violentes, d’un côté des défenseurs de l’Algérie française et de l’autre des partisans de l’indépendance. Un voyage qui se déroulait à la fin d’une année extrêmement importante dans le déroulement de cette guerre. Elle débute, cette année 1960, par la semaine des barricades, se poursuit par des tentatives de coupures du FLN en deux et se termine par le troisième essai nucléaire de Reggane, au Sahara, et donc par ces manifestations de décembre 1960. Nous allons donc revenir cette semaine sur des travaux récents sur la Guerre d’Algérie. Demain, un documentaire d’Anaïs Kien et de Séverine Cassar, s’intéressera aux manifestations de rappelés en 1955, notamment à la caserne Richepanse, à Rouen, et dans église Saint Séverin de Paris. Mercredi, au lendemain de la sortie du film de Nicole Garcia, qui s’intitule « Un balcon sur la mer », et qui parle de la mémoire de la Guerre d’Algérie, nous nous intéresserons à la façon dont le cinéma traite de la Guerre d’Algérie justement. Aujourd’hui et jeudi, nous nous demanderons comment des historiens étrangers : Allemands, Britanniques ou encore Américains, traitent de cette histoire de la guerre. Et aujourd’hui, eh bien nous avons le plaisir de recevoir à nouveau, il était déjà venu chez nous pour parler d’une histoire du renseignement, Constantin Melník, qui travailla pour le renseignement justement au cabinet de Michel Debré, qui était le Premier ministre de 1959 à 1962. Il vient de republier chez Nouveau Monde, un livre qu’il avait publié en 1988, mais là agrémenté de travaux avec des historiens du renseignement, comme Olivier Fourcade ou encore Sébastien Laurent, dans la collection « Le grand jeu » chez Nouveau Monde, ça s’intitule « De Gaulle, les services secrets et l’Algérie ». Nous allons travailler avec lui justement sur cette distance qu’il peut y avoir entre des souvenirs écrits en 1988 et le travail de souvenir qu’il a mené aujourd’hui avec ces deux historiens.
« Extrait d’archives, le général de Gaulle : Je remercie tous ceux qui sont venus. Je les remercie de l’accueil émouvant qu’ils veulent bien me faire. Je suis particulièrement heureux de me trouver dans votre ville de Biskra, une noble ville, une grande ville, avec de belles traditions et j’en sûr un grand avenir, un grand avenir algérien, Vive Biskra, Vive l’Algérie et Vive la France. »
Emmanuel Laurentin : Voilà donc le discours prononcé à Biskra, en décembre 1960, dans cette tournée que mène le général de Gaulle justement en décembre 1960, une tournée d’ailleurs qui va s’interrompre d’une façon un peu brutale parce que pendant qu’il est en Algérie se développent de grandes manifestations.
Bonjour Constantin Melník. On entend évidemment le grain de la voix du général, cette capacité qu’il avait d’improviser des discours et de dire tout de même quelques petites choses. Biskra algérienne ça veut dire des choses. À la fin de 1960, on ne dit pas la même chose qu’on disait au début de 1960, à propos de cette Guerre d’Algérie et de l’Algérie.
Constantin Melník : Écoutez, avant de vous répondre, je voudrais quand même dire que je vais peut-être décevoir les auditeurs, c’est que pendant ces années de 1959 à 62, j’ai servi le général de Gaulle avec le dévouement d’un chien et j’ai été subjugué par sa personnalité. D’ailleurs Raymond Aron m’avait mis en garde en me disant : Faites attention au général de Gaulle parce qu’il exerce une telle emprise sur les gens autour de lui qu’on en arrive à perdre toute logique. Et, cinquante ans après, grâce aux historiens dont vous parlez et à la postface que j’ai écrite, ma vue est beaucoup plus nuancée, si je puis dire. Par exemple, les journées de décembre 1960, dont vous venez de parler, à mon avis sont totalement inutiles. Le général de Gaulle avait une fascination absolument extraordinaire pour deux choses : premièrement pour le verbe, et effectivement c’est une espèce de Victor Hugo de la France moderne, c’est pour ça qu’il est tellement admiré encore de nos jours, d’autre part, il avait une fascination pour les bains de foule. Il croyait que par sa seule présence, par son seul verbe, il arriverait à manipuler les gens. Mais, ce qu’il a réussi au 13 mai 58, avec Antoine Pinay et Guy Mollet, et tous les gens de la IVème République, il faut bien constater cinquante ans après qu’il a complètement raté avec le FLN. C’est que toute la politique du général de Gaulle, ça a été de prendre en tenaille le FLN d’une part, mais ça c’est une idée tout a fait école de guerre, un effort militaire gigantesque avec le plan Challe, un effort économique gigantesque avec Paul Delouvrier,…
Emmanuel Laurentin : Et le plan de Constantine.
Constantin Melník : Et le plan de Constantine, c’est-à-dire le développement enfin de l’Algérie d’une manière digne, mais au-dessus de ça, il y avait le verbe et les propositions de plus en plus généreuses vis-à-vis de l’Algérie. Mais ce verbe et ce bain de foule, avec le recul de cinquante ans, desservait sa politique,…
Emmanuel Laurentin : Pourquoi ça desservait sa politique ?
Constantin Melník : Parce que le problème est simple, c’est que plus le général parlait, il a commencé par « L’appel à la paix des braves », puis ça a été l’autodétermination, qui est un tournant essentiel,…
Emmanuel Laurentin : C’est septembre 1959, je crois.
Constantin Melník : Septembre 1959. Mais plus il parlait, plus il pensait qu’il renforçait sa propre position et qu’il affaiblissait le FLN, que le peuple algérien se retournerait autour de lui, comme le peuple français s’est retourné autour de lui. En fait, ce qui s’est passé - je ne l’ai pas senti à l’époque mais j’observais au jour le jour – véritablement c’est que le peuple algérien au lieu de se tourner vers lui – quoi qu’il est resté très populaire, les gens criait Vive de Gaulle – en même temps il renforçait le FLN. Vous parlez des journées, que allons commémorer aujourd’hui, c’est des journées tragiques parce que les Algériens ont crié « Vive le GPRA » et non « Vive de Gaulle ». Donc,…
Emmanuel Laurentin : Le Gouvernement provisoire de la République algérienne, c’est ça. Ils criaient plutôt en faveur de Ferhat Abbas ou d’autres qu’effectivement en faveur de de Gaulle, alors que c’est pour ça qu’il s’était rendu en Algérie. C’était justement pour pouvoir sonder les cœurs et les reins de tous ceux qui étaient là, pour essayer de comprendre les cœurs et les esprits et essayer de comprendre qu’elle était la position de l’Algérie. Il pensait avoir une tournée triomphale et il se retrouve, en décembre 1960, avec d’abord des manifestations favorables à l’Algérie française, puis ensuite en contrepartie des manifestations favorables à l’Algérie algérienne. Il faut dire que c’est lui qui avait utilisé au printemps 1960, l’expression « l’Algérie algérienne », et que d’une certaine façon dans ce pouvoir du verbe qu’il avait, que vous décriviez tout à l’heure, il avait entrouvert la porte, de : l’Algérie algérienne, à la République algérienne, qu’il a prononcée en novembre 1960.
Constantin Melník : Oui, mais si vous voulez, et là je vais de nouveau décevoir les auditeurs, c’est que finalement, il s’est trompé d’adversaire, c’est que véritablement, il a cru que le FLN se traînerait à ses pieds. On a vu cela au moment des pourparlers de la Wilaya IV, où une partie quand même de la rébellion algérienne est venue à l’Élysée essayer de trouver un compromis, on a vu ça à Melun où il y a eu des négociations, mais le général n’a jamais voulu véritablement négocier avec le FLN, et finalement il a cru que son verbe et sa présence…
Emmanuel Laurentin : Suffiraient.
Constantin Melník : Mobiliseraient la foule algérienne.
Emmanuel Laurentin : Parlons justement de ces négociations. Vous étiez au cabinet de Michel Debré, Premier ministre à ce moment-là. L’Élysée reçoit, c’est le10 juin 1960, Si Salah, qui est le responsable de la Wilaya IV. C’est assez étrange que nuitamment un responsable de la rébellion algérienne puisse arriver jusqu’à l’Élysée et être reçu par le général de Gaulle soi-même, c’est ce qui se passe, et ensuite s’ouvrent, en septembre, des négociations, à Melun, qui ont pour objets de faire quoi exactement Constantin Melník ? Est-ce que c’est de négocier véritablement ? Ou est-ce que c’est de couper le FLN en deux, de parvenir à faire en sorte qu’une partie du FLN ou de l’ALN rejoigne le camp français et divise, d’une certaine façon, les forces des indépendantistes algériens ?
Constantin Melník : Oui, c’est tout à fait typique, vous parlez des pourparlers de la Wilaya IV, du général. La Wilaya IV prend contact avec l’Élysée par le biais du procureur général Robert Schmelck et par un grand homme qui est un libéral absolu, qu’était Edmond Michelet, Garde des Sceaux, et le général de Gaulle, au lieu de faire négocier par des sous-fifres et préparer la négociation, croit tellement dans sa puissance qu’il reçoit en grand uniforme, dans une scène absolument surréaliste, les représentants de la Wilaya à l’Élysée, un soir, la nuit, et il donne comme instructions, - c’est cela que je lui reproche cinquante ans après - surtout de ne pas saisir les services secrets, c’est-à-dire que pratiquement, il ne s’en remet qu’à son propre verbe. Il brosse avec des collaborateurs, pas de premier ordre, une espèce de tableau, que l’on m’a raconté, puisque j’étais exclu de l’affaire, qui était totalement idyllique, c’est-à-dire que la France et l’Algérie allaient former un État commun, que cela serait l’Algérie algérienne, avec les Pieds-noirs qui resteraient, avec les harkis qui seraient respectés, avec toutes les composantes qui seraient imposées dans les Accords d’Évian, qui sont d’ailleurs de très bons accords. Mais c’était une erreur parce que c’était une surévaluation de son propre pouvoir de manipulation des êtres, et de son propre pouvoir de les convaincre. Ça, pour répondre à votre question sur la Wilaya IV. Melun, est une catastrophe mais ça, c’est les mystères du général de Gaulle…
Emmanuel Laurentin : C’est fin juin 1960.
Constantin Melník : Le général de Gaulle, aussitôt après l’échec de la Wilaya IV, parce que le chef militaire de la Wilaya IV était un tueur sanglant, qui s’appelait Si Mohamed, qui a fait exécuter ses compagnons, qui ont été séduits par de Gaulle, dès leur retour en Algérie, il ne comprenait même pas le français, donc, si vous voulez, il y avait comme une erreur. Donc, le général persiste dans l’erreur et lance un appel, je n’ai jamais compris pourquoi, public, de négociation au FLN. Il pensait que cet appel serait refusé par le FLN. Et ça, je peux en témoigner personnellement. Il lance son appel, les services secrets interceptent le message de réponse du FLN, qui est un message positif, c’était un 18 juin 60, je m’en souviendrai toute ma vie,…
Emmanuel Laurentin : Oui, date historique.
Constantin Melník : Je me précipite à l’Arc de triomphe où le général était entrain de célébrer les morts de la Résistance, je rends compte à Michel Debré, Michel Debré s’approche du général, je viens dans le sillage de Michel Debré pour savoir s’il y a une réponse, et Michel Debré dit au général : Le FLN accepte la négociation. Et j’entends alors, un mot qui me marquera toujours, « merde alors ! », tout à fait sonore.
Emmanuel Laurentin : Merde alors, il dit ?
Constantin Melník : « Merde alors ! » C’est que véritablement le général a été surpris que le FLN accepte son offre. Du coup à Melun, ça a été une catastrophe parce que le FLN, c’est la règle du jeu, demandait le maximum, il demandait notamment que les négociations soient conduites par Ben Bella, qui était à l’époque enfermé, je ne sais pas où, à l’Ile d’Aix. Et le général a vraiment donné comme instructions aux services secrets de ne pas se mêler de l’affaire. C’est-à-dire que les services secrets, et notamment le général Grossin, qui était un socialiste et un franc-maçon et un numéro,… voulaient profiter
Emmanuel Laurentin : Qui était le directeur du SDECE
Constantin Melník : Pour entamer des négociations parallèles et secrètes. Et le général le lui a défendu formellement. Et dans le compte-rendu des conversations de Melun, c’était un deuxième couteau qui a été envoyé, il rend compte au général, notamment de la demande de la présence de Ben Bella. Et je me souviendrais toujours, marqué de la main du général en marge : « Le général de Gaulle ne négocie pas avec un adjudant-chef ». Ça, c’est de petites anecdotes amusantes, sur le moment ça ne m’a pas choqué, j’étais un observateur et non un homme d’action. Cela ne m’a pas choqué sur le moment parce que j’étais subjugué par de Gaulle, mais ça me choque avec le recul, les seules instructions reçues par les services secrets ont été de remplacer les maîtres d’hôtel par des pickpockets, c’est-à-dire de faire les poches de la délégation FLN, alors qu’avec cinquante ans de recul, il y a une occasion de perdue de commencer une vraie négociation.
[ Note de GD : [1]]
Emmanuel Laurentin : De vraies négociations.
Constantin Melník : Et, avec cinquante ans de recul, je pense même que le vrai problème de la Guerre d’Algérie, c’est que l’on n’a pas commencé à négocier tout de suite, c’est-à-dire dès le retour du général de Gaulle, en mai 58, quand il a fait appel à « la paix des braves », il aurait dû demander à ses services secrets de négocier en secret.
Emmanuel Laurentin : D’ailleurs, celui qu’il nomme à ce moment-là, en 1958, comme Délégué général en Algérie, pour pouvoir justement appliquer sa politique, Paul Delouvrier, est écarté, d’après ce que j’ai pu comprendre, de ces négociations de Melun, il n’est même pas au courant qu’elles sont entrain de se tenir. Il en prend ombrage, ce qui est un peu normal. Mais on a l’impression que ce pouvoir gaulliste, - c’est ce que vous expliquez dans « De Gaulle, les services secrets et l’Algérie », aux éditions Nouveau Monde, qui est la réédition augmentée avec des discussions avec des historiens qui ont travaillé sur ces dossiers-là, de votre livre de souvenirs de votre présence auprès de Michel Debré, que vous faisiez paraître en 1988 – est un pouvoir un peu éclaté autour de cette question du renseignement, du traitement de ce qui se passe en Algérie, même du renseignement civil et militaire. On a l’impression qu’il y a des tiraillements permanents, à vous lire, que ce n’est pas unifié, alors qu’on pourrait penser que le général de Gaulle était quelqu’un d’ordonné, qui justement aurait pris conscience de la nécessité d’avoir un pouvoir, en particulier du renseignement, qui lui réponde au doigt et à l’œil. Vous expliquez qu’il y a à l’Élysée une cellule avec Jacques Foccart pour les affaires africaines, il y a vous et d’autres à Matignon, il y a évidemment le SDECE, il y a des gens qui travaillent sur le terrain en Algérie, qui ne sont pas d’une fiabilité folle, expliquez-vous quelquefois, parce qu’on va les retrouver assez rapidement du côté de…
Constantin Melník : Il y a Papon à Paris !
Emmanuel Laurentin : Et il y a Papon, à Paris, avec la préfecture de police, et que tout cela tire à hue et à dia et que ce pouvoir est un peu éclaté. Est-ce que j’ai raison de tirer comme ça les conclusions en vous lisant, Constantin Melník ?
Constantin Melník : Vous avez plus que raison et j’en étais moins conscient que je ne le suis, il y a cinquante ans. Finalement, le général faisait confiance à ses propres pouvoirs de manipulation, à son propre verbe, aux bains de foule et à la séduction qu’il suscitait à ce moment-là et l’entourage ne l’intéressait pas. Ce qui lui a manqué véritablement pendant la Guerre d’Algérie, c’est un Jean Moulin, c’est-à-dire que pratiquement il avait des lieutenants spécialisés : il avait Michel Debré, pour réformer l’État, après il aura Pompidou, pour gérer la prospérité, il délègue à Delouvrier, en Algérie, le soin de construire une nouvelle Algérie économique, il délègue à Challe, le soin de mener une offensive militaire, qui avec le recul paraît trop dure et génératrice de traumatismes,…
Emmanuel Laurentin : Et Contreproductive ?
Constantin Melník : Et contreproductive, politiquement. Il a manqué au général un Jean Moulin, un homme vraiment d’une intelligence exceptionnelle,…
Emmanuel Laurentin : Pour unifier tout ça.
Constantin Melník : Pour unifier tout ça. Pour le reste, c’étaient des délégations à des sous-fifres. Cela peut paraître brutal mais Delouvrier lui-même, comme vous dites, n’a pas été tenu au courant de beaucoup de choses, ce n’était qu’un exécutant. Il y avait comme ça, sous le général, différentes strates comme ça, chacun avait son petit domaine, il travaillait dans son domaine et le général flottait au-dessus de tout ça.
Emmanuel Laurentin : Alors, vous, votre domaine auprès de Michel Debré, c’était la question du renseignement, des services secrets. Mais ce domaine était, là aussi, partagé, vous deviez partager avec bien d’autres, donc vous n’étiez pas au courant non plus de tout, Constantin Melník. Vous expliquez que certaines choses vous passent à côté. D’ailleurs, c’est assez intéressant, parce que le principe de ce livre, c’est de revenir, plus de vingt ans après sur les écrits que vous aviez faits à l’époque, en 1988, vos propres mémoires de votre passage à Matignon. Et vous dites : j’ai un peu, j’ai même largement surévalué mon rôle à l’époque pour des raisons d’ego particulières, égo surdimensionné dans ces années-là, pour pouvoir montrer que j’étais très important, mais en fait vous dites au bout du compte, quand on vous lit, quand on lit en particulier l’interview que fait de vous Sébastien Laurent, à la fin de ce livre, je n’étais pas au courant, non pas de grand-chose, mais je n’étais pas au courant de tout. J’ai appris beaucoup de choses après coup d’une certaine façon.
Constantin Melník : Si vous voulez, il y a deux domaines : il y a le domaine du maintien de l’ordre et notamment du maintien de l’ordre à partir du putsch d’avril 61, à ce moment-là il y avait deux strates : il y avait Maurice Papon à la préfecture de police, et Jean Verdier, qui était directeur général à la sûreté nationale, et qui est un homme absolument remarquable, avec son directeur de la police judiciaire, Michel Hacq, je m’occupais plutôt d’eux que du renseignement. Le renseignement, et on revient à ce qu’on disait tout à l’heure, était complètement délégué au général Grossin,…
Emmanuel Laurentin : Le directeur du SDECE.
Constantin Melník : Grossin, directeur général du SDECE, qui en plus n’était pas gaulliste, qui était socialiste. Le général Grossin ne me tenait au courant de rien, j’étais une espèce de lecteur fou parce que je recevais à peu près trois milles pages par jour que je résumais, pour Michel Debré, en 30 pages, tous les jours et pour le reste j’étais un intermédiaire. Un intermédiaire, c’est-à-dire que quand il fallait arraisonner un bateau avec des armes, le général Grossin ne voulait pas se déplacer pour voir Michel Debré, il me téléphonait en me disant : dites donc, il y a un tel bateau qui me paraît suspect, est-ce que vous ne pourriez pas demander au Premier ministre que la marine l’arraisonne. Je me précipitais pour voir Michel Debré, qui était, lui, submergé par la réforme de l’État, en disant : le général Grossin dit qu’il y a des armes sur le bateau. Michel Debré décrochait son téléphone, téléphonait au général Hélie, chef d’état-major, autre strate, en disant : arraisonnez. Donc, tout ça m’a fasciné, d’un certain côté, c’est l’époque la plus exaltante de ma vie et je l’ai raconté en 88, mais avec le recul, c’est plutôt une époque qui me dégoute par les occasions perdues, mais d’un autre côté, c’est pour ça que j’ai voulu apprendre après coup ce qu’on m’avait caché, parce que de formation moi je ne suis pas membre des services secrets, moi je suis un analyste de l’Union soviétique,…
Emmanuel Laurentin : Vous avez travaillé pour La RAND Corporation.
Constantin Melník : J’ai travaillé pour la RAND Corporation et j’observais. Donc j’avais une espèce de dédoublement à Matignon, qui était l’observation…
Emmanuel Laurentin : Et l’action. Il y avait cette idée d’être un peu dans l’action quand même un peu.
Constantin Melník : J’étais dans l’action surtout dans les années dont vous venez de parler, au moment du putsch d’avril. Au moment du putsch d’avril, en 61, il s’est trouvé une chose absolument extraordinaire, c’est que Messmer, ministre des armées, était au Maroc, Chatenet, ministre de l’intérieur était hospitalisé, et Louis Joxe, ministre des affaires algériennes, n’aimait que la diplomatie, et Michel Debré avait une très forte grippe, là, je me suis trouvé, pendant quatre jours, dans une action surhumaine, à essayer de tenir à bout de bras un gouvernement qui n’existait pas…
Emmanuel Laurentin : À pied, à cheval et en voiture, c’est ça.
Constantin Melník : Mais, on s’adressait au général, Michel Debré sortait de son lit en disant : mon général, parlez. Et, c’est tout à fait typique du général, le général disait : mon discours n’est pas encore prêt. [2], c’est-à-dire que la fameuse formule « un quarteron de généraux en retraite », qui était géniale et qui a fait basculer tout le contingent du côté du gouvernement, c’est là le côté absolument étonnant du général de Gaulle, c’est d’une part le génie du verbe, par lequel il peut transformait une situation comme celle du putsch, avec l’espèce de laisser-aller pour la vie courante de l’État.
Emmanuel Laurentin : Alors, quand on vous lit dans ce livre « De Gaulle, les services secrets et l’Algérie », Constantin Melník, paru chez aux éditions Nouveau Monde, on découvre tout de même des choses. On découvre votre regard à distance, par rapport à ce que vous aviez écrit auparavant, on découvre une sorte de redimensionnement de votre personnage puisqu’il y a dans ce livre, et ça c’est très intéressant de l’avoir fait de la part des éditeurs, beaucoup d’articles de l’époque, des articles très importants, signés Jean Cau, à l’époque dans l’Express, dans Le Canard enchaîné.
Constantin Melník : Viansson-Ponté.
[Note de GD : [3] ]
Emmanuel Laurentin : Viansson-Ponté, effectivement, qui vous décrivent comme une sorte de manipulateur génial dans l’ombre de Michel Debré, et aujourd’hui vous nous expliquez et nous dites : écoutez, tout cela s’est un peu exagéré, j’ai moi-même contribué à fabriquer ma propre statue mais il est temps aujourd’hui de revenir en arrière et d’expliquer que mon rôle était beaucoup plus modeste que cela et avec beaucoup moins de pouvoir qu’on m’en a attribué à l’époque. On se demande, dans ce discours d’aller-retour, qui croire ? Quel Constantin Melník croire ? Est-ce que c’est le Constantin Melník d’aujourd’hui ou celui de 1988 qu’il faut croire, quand on vous lit ?
Constantin Melník : Je crois qu’il faut croire le Constantin Melník d’aujourd’hui parce que l’âge apporte de la sagesse, parce que pendant dix ans j’ai travaillé sur le renseignement soviétique en écrivant un livre sur « Les espions : réalités et fantasmes », que j’ai publié chez…
Emmanuel Laurentin : C’est aux éditions Ellipses.
Constantin Melník : J’ai acquis, je crois, beaucoup de sagesse et puis j’ai été impressionné par la presse parce que qu’est-ce qui se passait ? L’entourage du général de Gaulle, soyons clairs, était nul, véritablement. C’est des gens qui ont fait des fortunes, après coup, des carrières, après coup, ils sont devenus des barons, mais sur le moment c’étaient, ceux que le général appelait des compagnons, il faisait confiance aux gens de la France libre,…
Emmanuel Laurentin : Aux gens qui l’avaient soutenu dans la traversée du désert aussi.
Constantin Melník : Qui l’avaient soutenu dans la traversée du désert et qui étaient membres du RPF. Par exemple, il y avait un ministre, qui s’appelle Triboulet, qui se souvient de Triboulet ? Il y a un ministre qui s’appelait Terrenoire, qui était ministre de l’information et qui n’informait personne, il n’était même pas informé lui-même. La presse, qui avait l’habitude sous la IVème République, d’avoir des personnages absolument extraordinaires, parce que, comme dit Raymond Barre, la IVème République manquait d’institutions mais elle ne manquait pas d’hommes. Il y avait des hommes comme Edgar Faure, François Mitterrand, Charles Brune, Antoine Pinay, absolument étonnants. Et Raymond Barre ajoutait : par contre la Vème République du général de Gaulle, elle avait des institutions, ça, c’est le génie de de Gaulle d’avoir crée des institutions, mais elle n’avait pas d’hommes. Donc, la presse n’ayant rien à se mettre sous la dent, après avoir pris l’habitude de parler de gens importants, a beaucoup exagéré mon rôle notamment le Canard enchaîné. Et moi-même je me suis pris au jeu, c’est agréable d’être flatté, comme j’étais flatté.
Emmanuel Laurentin : Bien sûr, on ne peut pas refuser ce genre d’hommages.
Constantin Melník : On ne peut pas refuser.
Emmanuel Laurentin : Surtout quand on est dans l’ombre.
Constantin Melník : Et quand on a trente ans, parce que j’avais trente ans - trente cinq ans à l’époque.
Emmanuel Laurentin : Donc, c’est une époque où effectivement vous êtes très jeune et où tout de même, si on a exagéré votre rôle à l’époque, il y a un rôle qui est le vôtre, qui avait été important et que vous reconnaissez tout de même, c’est d’avoir tenté par exemple, sur un domaine très particuliers du renseignement, de fédérer tout ce système d’écoutes, qui étaient des écoutes un peu sauvages, qui dépendaient de la préfecture de police, des renseignements généraux, de la DST, du SDECE, etc., il y avait un peu tout le monde qui avaient de quoi écouter ceux qui étaient sensés être les ennemis de l’État à l’époque, que cela soit les gens du FLN ou du Parti communiste, et vous avez dit, vous, auprès de Michel Debré : il faut tenter de rassembler tout ça. Est-ce que cela a marché d’ailleurs, ce rassemblement ?
Constantin Melník : Ce rassemblement a marché admirablement, d’ailleurs il faut rendre à Michel Debré ce qui revient à Michel Debré, c’est moi qui ai organisé la réorganisation des écoutes par contre, c’est Michel Debré qui m’en a donné l’ordre parce qu’en bon gestionnaire de l’État, parce que c’était un grand homme d’État, il dit : il y a un trou là, - effectivement vous avez très bien défini la situation – Constantin, remettez de l’ordre là-dedans. J’ai remis de l’ordre là-dedans. Mais ce qui est beaucoup plus important, et vraiment à la fin de ma vie j’en suis ravi, et même Benjamin Stora dans son livre sur de Gaulle, souligne dans l’entrée sur mon nom, c’est que un peu dégouté par tout ce que je voyais, j’ai pris une seule initiative, véritablement importante pendant toute la Guerre d’Algérie, c’est que de Gaulle, le 4 novembre 1960, prononce un discours essentiel [4], beaucoup plus essentiel que l’appel à l’arrêt des combats ou l’autodétermination, où il prononce pour la première fois République algérienne.
Emmanuel Laurentin : Et là, vous vous mettez en branle.
Constantin Melník : C’est le 4 novembre et le 5 novembre au matin, je décroche mon interministériel, c’est la seule fois où j’ai donné une instruction aux services secrets, et je dis au général Grossin : est-ce que vous ne pensez pas mon général qu’il serait temps d’arrêter cette guerre ? Parce que de Gaulle a dit : République algérienne, est-ce que vous avez les moyens de négocier avec le FLN ?
Emmanuel Laurentin : Et là, le général Grossin nomme quelqu’un.
Constantin Melník : Le général Grossin nomme quelqu’un qui était d’ailleurs socialiste et franc-maçon comme lui, qui avait été écarté totalement des services, il avait un rôle tout à fait mineur pendant la première phase de la guerre parce qu’il ne faut pas oublier qu’on dit toujours la Guerre d’Algérie mais il y a eu plusieurs guerres d’Algérie…
Emmanuel Laurentin : C’est pour ça d’ailleurs que l’on s’intéresse à cette fin de Guerre d’Algérie, qui est différente effectivement de ce qui s’est passé auparavant. Ces années 60-62, sont bien différentes de ce qui s’est passé auparavant.
Constantin Melník : Donc, la seule initiative dont je suis fier et que j’ai prise, et que j’assume, c’est d’avoir débuté les négociations avec le FLN.
Emmanuel Laurentin : Alors cet homme s’appelle Loquin, et il pend contact avec deux journalistes, influents, dites vous, dont vous ne donnez pas les noms parce que même s’ils sont décédés aujourd’hui, vous considérez que ce n’est pas la peine de donner leurs noms : un journaliste français d’influence et un journaliste suisse. C’est cela ? Je ne me trompe pas ?
Constantin Melník : C’est tout à fait ça. Il ne faut surtout pas faire de bas espionnage à leur propos. Je ne donne pas leur noms parce qu’il y a quand même encore dans ce pays un climat OAS dont je vois les retombées sur moi parce que je suis haï par l’extrême droite,…
[Note de GD : [Voir le compte-rendu de lecture de M. Faivre ]]
Emmanuel Laurentin : Un climat OAS, vous dites.
Constantin Melník : L’OAS et l’extrême droite, c’est la même chose. Donc, je ne donne pas leurs noms et ces gens-là n’étaient pas de ce que Raymond Aron appelait les belles âmes, c’étaient-à-dire des gens qui s’épanchaient dans les salons…
Emmanuel Laurentin : Ah, vous n’aimez pas les belles âmes, vous n’aimez pas par exemple le Manifeste des 121, qui reste pourtant un grand moment pour la gauche française. Vous n’aimez par exemple pas ces belles âmes qui signent en septembre 1960, cet appel à l’insoumission.
Constantin Melník : Oui, oui, c’est tout à fait typique. Je n’aime pas du tout et là, La Quinzaine littéraire a eu la gentillesse de faire un article élogieux sur mon livre et l’auteur souligne très bien que je suis d’origine étrangère, c’est-à-dire que mes parents sont Russes, qu’ils ont vécu la Révolution russe, donc tout ce qui est désordre me gêne : la Révolution de février 17 en Russie est pour moi une catastrophe, qui a détruit ma famille, mon grand-père qui était médecin de la famille impériale russe a été assassiné, il vient d’ailleurs d’être réhabilité et canonisé. J’ai une répulsion pour le désordre. Mais d’un autre côté, l’affaire des 121, est tout à fait typique, c’est que dans l’inquiétude du moment, où j’étais à la fois observateur et acteur, mais acteur dans un sens quelquefois négatif, quand Michel Debré a vu l’appel des 121, ce n’est pas qu’il n’a pas aimé, il a sauté au plafond. Il m’a convoqué, en disant : il faut faire le maximum contre ces gens-là. Je m’en vais voir Jean Verdier…
Emmanuel Laurentin : De la sûreté nationale.
Constantin Melník : Le directeur de la sûreté nationale, en disant : Michel Debré voudrait que l’on fasse quelque chose contre ces gens-là. Et Verdier me dit : du point de vue policier, on ne peut strictement rien faire. Tout ce que je peux faire, c’est de leur envoyer un inspecteur des renseignements généraux et leur demander pour quelles raisons ils ont signé ce papier. Mais là, il y a un point important pour l’année 61, c’est que quand on tombait sur un homme comme Verdier, tout allait bien, parce que Verdier était radical socialiste, avait été directeur de cabinet de Charles Brune, avait eu sur les bras des manifestations communistes en 52 et il faut noter qu’il n’y a pas eu un seul mort à cette époque là, alors que si vous voyiez un autre homme, [Note de GD : [5] ], on parlait des différentes strates, de type Maurice Papon, Michel Debré se serait adressé directement à Maurice Papon, peut-être que Papon aurait trouvé quelque chose parce que Papon était ce que les Russes appellent un homme de force. Et dans cette époque des années 60, nous avons sur les bras d’une part le général qui parle, et qui, comme on disait, nous on était forcé de ramasser les cadavres. Chaque fois qu’il parlait il y avait des cadavres, notamment le 16 décembre 60. Papon, lui, était un homme de force, ce qui explique deux horreurs de cette époque-là, qui sont : Charonne et la nuit du 17 octobre 61.
Emmanuel Laurentin : Si on revient justement à ce que vous disiez tout à l’heure, à savoir ce début de négociation, dont vous êtes l’initiateur, pourrait-on dire, Constantin Melník, avec ce Loquin, qui va discuter avec deux journalistes, l’un Français, l’autre Suisse, qui dites-vous n’étaient pas des belles âmes…
Constantin Melník : C’étaient des gens très objectifs et qui avaient beaucoup de sympathie pour la cause de l’Algérie. Ils estimaient, comme Raymond Aron d’ailleurs, que l’indépendance de l’Algérie était inéluctable, donc ils avaient de bonnes relations avec les gens du GPRA.
Emmanuel Laurentin : Donc, c’est eux qui vont commencer à transmettre l’idée de début de négociation à leurs interlocuteurs du FLN et qui vont faire en sorte que progressivement…
Constantin Melník : C’est plus que transmettre. Ils transmettent et à ce moment-là le FLN qui avait été échaudé par les belles âmes qui leurs promettaient des négociations que de Gaulle refusait toujours, parce que jusqu’au 4 novembre 60, de Gaulle a refusé toute négociation, ce qui à mon avis, avec le recul, est l’erreur la plus grave de la Guerre d’Algérie, parce que cette guerre était totalement inutile, sanglante, elle aurait dû s’achever beaucoup plus vite. Ce qui se passe c’est que ces deux journalistes contactent leurs amis du GPRA, qui leur disent : on a été échaudé par les belles âmes, il nous faut maintenant un papier qui prouvent la volonté du gouvernement. Je rédige un papier : Monsieur Loquin est autorisé à commencer des pourparlers avec l’organisation que l’on appelle GPRA, parce qu’il fallait bien quand même sauvegarder les apparences, et ce n’est qu’à ce moment-là…
Emmanuel Laurentin : Et, ça, c’est signé par le directeur du cabinet, Pierre Racine…
Constantin Melník : Par Pierre Racine parce que je ne voulais pas le soumettre à Michel Debré parce que j’avais peur que Michel Debré rue dans les brancards. Cependant la réponse a été favorable et à ce moment-là, Michel Debré m’a demandé de rédiger une note pour le général, pour lui faire le point des possibilités de pourparlers et le général a approuvé cette note. Et dès le mois de décembre au congrès du GPRA à Tripoli, le principe des négociations a été admis. Donc, à partir de ce moment-là, on rentre dans un processus très positif en ce qui concerne la Guerre d’Algérie mais en même temps, on rentre dans des drames absolus, qu’est la naissance de l’OAS.
Emmanuel Laurentin : C’est vrai, il y aura effectivement le référendum sur l’autodétermination en janvier, puis ensuite il y aura la création de l’OAS, il y aura évidemment le putsch d’avril 61. Mais si l’on s’arrête sur cette date qui nous a servi de point de départ, cette date de décembre 60, vous dites que ce qui est important c’est novembre 60. C’est effectivement ce discours, où pour la première fois le général de Gaulle se prononce pour une République algérienne, ça c’est très important, c’est effectivement le départ de Delouvrier dans la foulée, qui demande à être relevé de ses fonctions, qui quitte très rapidement, fin novembre 60, ses responsabilités de délégué général en Algérie. Puis, c’est ce moment des émeutes de décembre 60, émeutes extrêmement violentes. Et on se dit comment se fait-il que la personnalité même du général de Gaulle n’ait pas été entamée, si peu que ce soit, par le fait qu’alors qu’il est en voyage en Algérie, à l’autre bout de l’Algérie, il y a des morts, des manifestations, des émeutes, etc. ? C’est-à-dire qu’au fur et à mesure où il s’avance et où il quitte l’Algérie, dans sa trainée, derrière lui, il y a des morts et des émeutes ?
Constantin Melník : Je voudrais faire une petite parenthèse qui rejoint ce que nous disions tout à l’heure. Pour remplacer Delouvrier, qui est un homme absolument remarquable, un administrateur de premier ordre, le général choisi un super préfet parmi d’autres, qui s’appelle Morin, qui est décédé, paix à son âme, qu’on avait surnommé « Morsant » ( ?) ou « Mort 100 » (?), étant donné les cadavres que l’on ramassait en Algérie. Il a été choisi parce que c’était un protégé de Chaban-Delmas à Bordeaux mais il n’y avait aucun rapport entre la vie pacifique à Bordeaux et la situation en Algérie. Pour répondre à votre question, je ne crois pas, - là c’est un peu la différence entre ce que Pierre Nora appelle la mémoire et la légende – que sur le moment, il y a eu des émeutes, il y a eu des morts, mais le prestige du général a moins été entamé qu’on ne le pense, auprès de la population algérienne. L’homme qui parle de la République algérienne était très sympathique. Mais il y a surtout autre chose, qui explique beaucoup je crois la politique du général en Algérie surtout sur la fin, parce qu’on peut qu’à partir du 4 novembre 60, le général de Gaulle ne s’intéresse plus à l’Algérie. Quand de Gaulle a vu Debré pour la première fois pour lui confier ses fonctions, il lui dit : j’arrive trop tard pour pouvoir faire quelque chose de constructif. Effectivement, il y avait des traumatismes effrayants : la Bataille d’Alger, notamment. Mais, ce qui s’est passé, c’est que le général de Gaulle a cessé de s’intéresser à l’Algérie à partir du 4 novembre 60, par contre, son prestige augmentait en France. Paradoxalement, il y avait des vases communicants…
Emmanuel Laurentin : Parce que la demande de paix, la demande d’arrêt de la guerre était de plus en plus présente aussi.
Constantin Melník : De plus en plus présente et l’histoire retiendra, je vais peut-être choquer des gens, surtout que le général de Gaulle a apporté la paix et l’indépendance, oubliant qu’il a quand même laissé, en luttant mal contre l’OAS, parce que la lutte contre l’OAS, c’est un autre problème où vraiment le gouvernement a été lamentable, pratiquement j’emploie même le terme qu’on a lutté contre l’OAS avec une faiblesse criminelle. La demande de paix était tellement grande que l’on oublie que l’on a quand même laissé l’Algérie dans un piteux état. Effectivement, il y a eu après, une dictature sur dictature, la révolution islamique, le massacre des Français à Oran, le départ des pieds noirs, le massacre des harkis, tout ça, on ne peut pas dire que l’on ait laissé l’Algérie dans un bon état et cela se sent encore de nos jours puisqu’on n’arrive pas à établir des relations tout à fait normales avec un pays avec lequel on aurait dû être profondément ami.
Emmanuel Laurentin : Je vais terminer puisqu’il nous reste trois minutes avec vous, Constantin Melník, sur un tout autre sujet, mais je vous interroge un peu au pied levé sur ce sujet-l. évidement, depuis deux semaines maintenant tous les journaux bruissent de cette affaire de WikiLeaks, cette fuite de 250 000 télégrammes diplomatiques, vous qui avez été spécialiste de ces questions-là, vous qui avez travaillé sur l’espionnage, la réalité et le fantasme de l’espionnage, quel est votre avis sur cette histoire-là ? Est-ce que c’est si important que cela ? Est-ce qu’on a raison de faire des gorges chaudes autour de cette question de la révélation des supposés télégrammes diplomatiques et des 250 000 textes ? Ou au contraire cela n’a aucune importance, ce n’est qu’une vaguelette dans la longue histoire de diplomatie et d’espionnage dans le monde ?
Constantin Melník : Moi, je crois que c’est vraiment très important, j’ai une thèse personnelle, que j’ai défendue dans la presse russe curieusement parce que j’ai été interviewé par l’Express russe. C’est très important parce que cela rejoint un peu livre que le Nouveau Monde a publié sur « L’art de la guerre ». Quand on veut combattre quelqu’un, il faut déstabiliser et démoraliser l’adversaire. Et là quand même l’Amérique et l’Occident sont déstabilisés par cette affaire. Donc, c’est une affaire très importante. Elle est très importante par son volume, ce n’est pas à la portée de tout le monde, ni vous ni moi,…
Emmanuel Laurentin : Vous qui lisiez pourtant mille pages tous les jours disiez-vous, à Matignon !
Constantin Melník : Donc, j’ai avancé une hypothèse,…
Emmanuel Laurentin : Osée !
Constantin Melník : Au pied levé, parce qu’on m’a téléphoné un soir de Moscou en me disant on prend votre interview demain matin à 9h, je crois quand même que, c’est une théorie communiste aussi, c’est ce que le KGB avait appelé, les mesures actives, c’est-à-dire la croyance communiste que la vérité triomphera toujours, c’est pour ça que le journal communiste s’appelle la Pravda, ou s’appelait la Pravda, je vois quand même derrière tout ça, la main des services secrets chinois. Là je suis le seul à avancer cette hypothèse.
Emmanuel Laurentin : On va essayer d’enquêter sur ce sujet. En tout cas, merci beaucoup, Constantin Melník, d’être venu parler en ouverture de cette semaine sur l’Histoire de la Guerre d’Algérie, de votre livre : « De Gaulle : les services secrets et l’Algérie », publié aux éditions du Nouveau Monde. J’engage tout le monde à le lire, en particulier les étudiants ou les apprentis en histoire, justement sur la question de la fiabilité du témoignage, de la capacité du témoin à se contredire parfois ou à augmenter son rôle, c’est ce que vous expliquez et c’est ce qui explique très bien Olivier Forcade, dans la préface de votre livre, et Sébastien Laurent, dans un entretien qu’il a eu avec vous, pour ce livre paru aux éditions Nouveau Monde. Je rappelle que vous êtes aussi l’auteur de « Les espions : réalités et fantasmes », aux éditions Ellipses. Merci encore.
Constantin Melník : C’est moi qui vous remercie.
[1] Il est intéressant de comparer ces déclarations de Constantin Melnik, ce 13 décembre 2010 avec une interview de Constantin Melnik publié dans l’Express du 31 mars 1994 :
Aviez-vous la conviction dès 1959 qu’il était urgent de négocier ?
Comme le général Grossin, j’estimais que la France devait ouvrir des pourparlers tant qu’elle était en position de force, c’est-à-dire beaucoup plus tôt qu’elle ne l’a fait. On aurait ainsi évité bien des désastres et mis fin au conflit d’une façon plus honorable et plus conforme aux intérêts nationaux. Raymond Aron m’a d’ailleurs confié que Mendès France aurait agi « plus vite et avec moins de heurts ».
De Gaulle ne devait-il pas obliger l’armée à se démasquer ?
Tolérer des traîneurs de sabre et nommer à Alger un esprit aussi exalté que Challe ne pouvait qu’amplifier la crise. En novembre 1960, après le discours retentissant du général de Gaulle, où figuraient pour la première fois les mots « République algérienne », le général Grossin et moi décidons d’amorcer une négociation secrète avec le FLN. Je n’ose en parler ni à Michel Debré - bien trop « Algérie française » - ni à Jacques Foccart, qui s’intéresse seulement à l’Afrique et aux opérations Action. Je n’en souffle mot à Roger Frey, baron gaulliste, alors ministre délégué auprès du Premier ministre, car ses conceptions se résument à ce mot dont se délectait son conseiller Alexandre Sanguinetti : « Un bon Indien est un Indien mort. » Et quand de Gaulle, deux ans trop tard, consentit à négocier avec les nationalistes, les passerelles étaient prêtes.
[2] cf le Discours du 23 avril 1961, source
Discours du 23 avril 1961
Un pouvoir insurrectionnel s’est établi en Algérie par un pronunciamiento militaire.
Les coupables de l’usurpation ont exploité la passion des cadres de certaines unités spécialisées, l’adhésion enflammée d’une partie de la population de souche européenne qu’égarent les craintes et les mythes, l’impuissance des responsables submergés par la conjuration militaire.
Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il a une réalité : un groupe d’officiers, partisans, ambitieux et fanatiques. Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire expéditif et limité. Mais ils ne voient et ne comprennent la nation et le monde que déformés à travers leur frénésie. Leur entreprise conduit tout droit à un désastre national.
Car l’immense effort de redressement de la France, entamé depuis le fond de l’abîme, le 18 juin 1940, mené ensuite jusqu’à ce qu’en dépit de tout la victoire fût remportée, l’indépendance assurée, la République restaurée ; repris depuis trois ans, afin de refaire l’État, de maintenir l’unité nationale, de reconstituer notre puissance, de rétablir notre rang au-dehors, de poursuivre notre œuvre outre-mer à travers une nécessaire décolonisation, tout cela risque d’être rendu vain, à la veille même de la réussite, par l’aventure odieuse et stupide des insurgés en Algérie. Voici l’État bafoué, la Nation défiée, notre puissance ébranlée, notre prestige international abaissé, notre place et notre rôle en Afrique compromis. Et par qui ? Hélas ! Hélas ! par des hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être, de servir et d’obéir.
Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient employés pour barrer partout la route à ces hommes-là, en attendant de les réduire. J’interdis à tout Français et, d’abord, à tout soldat d’exécuter aucun de leurs ordres. L’argument suivant lequel il pourrait être localement nécessaire d’accepter leur commandement sous prétexte d’obligations opérationnelles ou administratives ne saurait tromper personne. Les seuls chefs, civils et militaires, qui aient le droit d’assumer les responsabilités sont ceux qui ont été régulièrement nommés pour cela et que, précisément, les insurgés empêchent de le faire. L’avenir des usurpateurs ne doit être que celui que leur destine la rigueur des lois.
Devant le malheur qui plane sur la patrie et la menace qui pèse sur la République, ayant pris l’avis officiel du Conseil constitutionnel, du Premier ministre, du président du Sénat, du président de l’Assemblée nationale, j’ai décidé de mettre en œuvre l’article 16 de notre Constitution. A partir d’aujourd’hui, je prendrai, au besoin directement, les mesures qui paraîtront exigées par les circonstances. Par là même, je m’affirme, pour aujourd’hui et pour demain, en la légitimité française républicaine que la nation m’a conférée, que je maintien quoi qu’il arrive, jusqu’au terme de mon mandat ou jusqu’à ce que me manquent, soit les forces, soit la vie, et dont je prendrai les moyens d’assurer qu’elle demeure après moi.
Françaises, Français ! Voyez où risque d’aller la France, par rapport à ce qu’elle était en train de redevenir.
Françaises, Français ! Aidez-moi !}
Présentation
Le samedi 22 avril, aux premières heures du jour, un coup de force a eu lieu à Alger. Les généraux Challe, Salan (qui avait quitté la France pour l’Espagne le 11 octobre 1960), Zeller et Jouhaud se sont installés en "haut commandement". Avec l’appui du 1er régiment étranger de parachutistes, ils ont arrêté le Délégué général du Gouvernement, M. Jean Morin, le général Gambiez, commandant en chef en Algérie depuis le 1er février, et le ministre des Travaux publics, M. Robert Buron, qui se trouvait en voyage en Algérie.
Ces quatre généraux, en accord avec les colonels Godart, Argoud et Lacheroy, veulent tenter de mettre fin à la politique d’autodétermination définie par le général de Gaulle et que le peuple français vient d’approuver massivement le 8 janvier. Le 22 avril, le Conseil des ministres institue l’état d’urgence et décide de déférer à la Justice militaire les chefs de la mutinerie. Le dimanche 23 avril, après avoir consulté le Premier ministre, les présidents des Assemblées parlementaires et le Conseil constitutionnel, le général de Gaulle décide d’assumer les pouvoirs exceptionnels prévus par l’article 16 de la Constitution. Conformément à ce texte, il en informe la Nation le soir même, lors d’une allocution radiodiffusée et télévisée qu’il prononce en uniforme.
[3] Éric Denécé, Directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), dans la présentation du livre « Les espions, réalités et fantasmes » de Constantin Melnik, écrit : Pierre Viansson-Ponté écrira également dans Le Monde, en 1961 : « Le premier des ministres fera appel avant tout aux lumières de son plus intime collaborateur, M. Constantin Melnik. Derrière ce patronyme slave et ce prénom impérial se trouve l’une des plus influentes personnalités de la Ve République. M. Melnik se soucie peu d’être inconnu du grand public (...), les initiés savent qu’il partage tous les secrets, connaît toutes les clefs, possède toute la confiance. »
[4] (à lire également ci-dessous)
Discours de de Gaulle le 4 novembre 1960
Eh bien, oui : nous vivons, comme on dit, de notre temps. Et ce temps, pour être chargé de promesses, n’en est pas moins dur et dangereux, tandis que le progrès de la science et de la technique ouvre au développement de notre pays des horizons dont les limites reculent tous les jours. La France se trouve menacée par les totalitaires et confrontée avec les graves problèmes qui lui sont posés en Afrique car les mêmes conditions, qui nous pressent de nous rénover, ont déclenché dans le monde entier une immense évolution. Étant une puissance mondiale, la France se trouve mise en cause par ce vaste mouvement, comme un phare avancé et battu par la marée, devant la passion d’affranchissement et de progrès, qui s’est emparé des peuples jusqu’alors en retard sur la civilisation moderne. Le génie libérateur de la France l’a conduit à émanciper des populations qui jusqu’alors dépendaient d’elle. Cela était fait d’abord pour les deux anciens États de la Tunisie et du Maroc placés sous notre protectorat mais dotés eux d’institutions séculaires et légitimes. Il est vrai que, en ce qui les concerne, le résultat n’a été atteint à cette époque qu’à travers des péripéties fâcheusement mouvementées mais, enfin d’accord avec nous, les deux États ont recouvré leur souveraineté entière. Nous souhaitons qu’ils en usent pour le bien de leur peuple. Nous espérons qu’ils s’en serviront pour pratiquer avec la France une coopération qui semble, de par la nature des choses, être indispensable à leur développement mais désormais, à nos yeux, leurs affaires sont leurs affaires. Cette année même, treize républiques africaines et la république malgache provenant de l’Union française ont, à leur tour - et avec notre concours - accédé à la souveraineté internationale, tout en pratiquant avec nous une coopération très féconde et très amicale. C’est là l’aboutissement d’une transformation que nous avons aidée de tout notre cœur, qui n’a comporté ni combat ni attentat et qui nous a permis de transférer les compétences à des pouvoirs régulièrement issus du suffrage universel. Reste à régler l’affaire algérienne, pendante depuis 130 ans. A toute époque, il faut en convenir, nos pouvoirs publics ont été, ce sont, dans l’ordre politique tenus à l’immobilisme. D’autant plus que deux communautés profondément différentes cohabitaient en Algérie, que le caractère, la religion et aussi la misère de la masse nous la rendaient difficilement pénétrable, que des intérêts et des craintes ont fait barrage à l’évolution, que ce pays n’a jamais été ni une Nation ni un État et qu’il manquait de cadres autochtones. Bref, nous avons fait certes beaucoup en Algérie, pour l’Algérie, mais nous n’avions pas fait à temps des choses qu’il aurait fallu faire si bien que le bouillonnement a fait un jour sauter le couvercle. Depuis, le sang qui a coulé des deux côtés complique cruellement les choses et pourtant, qui sait si finalement ce sang ne fera pas avancer dans les esprits et dans les cœurs la raison et la justice. Il est vrai que le magnifique effort de pacification mené par l’armée et par l’administration, et qui se combine avec les effets de la promotion musulmane et avec ceux du plan de Constantine, ramène progressivement la sécurité sur l’ensemble du territoire algérien. Au commencement de l’année 1958, les insurgés tuaient, par combats ou attentats, en moyenne 40 personnes chaque jour, civils et militaires, musulmans et européens. Au cours des dernières semaines, ils en ont tué en moyenne huit par jour et, en même temps, les pertes des insurgés diminuent à mesure que l’insurrection est réduite. On voit que ce nombre de victimes, pour douloureux qu’il soit encore, ne justifie pas du tout l’impression de guerre acharnée que cherchent à répandre au-dehors la propagande des insurgés et, chez nous, des clans à parti pris et des feuilles à sensation. On peut même envisager le jour où nous déciderions d’interrompre l’emploi des armes - sauf les cas de légitime défense - mais cette amélioration, pour constante qu’elle soit, ne résout évidemment pas le problème fondamental. Ayant repris la tête de la France, j’ai - on le sait - décidé en son nom de suivre un chemin nouveau. Ce chemin conduit non plus au gouvernement de l’Algérie par la métropole française mais à l’Algérie algérienne. Cela veut dire une Algérie émancipée où c’est aux Algériens qu’il appartient de décider de leur destin, où les responsabilités algériennes seront aux mains des Algériens et où - comme, d’ailleurs, je crois que c’est le cas - l’Algérie, si elle le veut, pourra avoir son gouvernement, ses institutions et ses lois. L’Algérie de demain, telle qu’elle sera décidée par l’autodétermination peut être faite ou bien avec la France ou bien contre la France, et celle-ci - je le déclare une fois de plus - ne fera opposition, aucune opposition, à la solution quelle qu’elle soit qui sortira des urnes. Si cela devrait être la rupture hostile, eh bien, nous ne nous acharnerions certainement pas à vouloir rester auprès de gens qui nous rejetteraient ni à engouffrer dans une entreprise sans issue et sans espoir nos efforts et nos milliards dont l’emploi est tout trouvé ailleurs. Nous laisserions à elle-même l’Algérie, tout en prenant, bien entendu, les mesures voulues pour sauvegarder ceux des Algériens qui voudraient rester Français et, d’autre part, nos intérêts. Mais si, au contraire, comme je le crois de tout mon cœur et de toute ma raison, il s’agissait d’une Algérie où les deux communautés, musulmane et française de souche, coopèreraient avec les garanties voulues et une Algérie qui choisirait, comme c’est le bon sens, d’être unie à la France pour l’économie, la technique, les écoles, la défense, alors nous fournirions à son développement matériel et humain l’aide puissante et fraternelle que nous seuls pouvons lui donner. Car si l’œuvre de la France vis-à-vis de l’Algérie doit changer de nature et de forme, elle demeure indispensable pour le progrès humain. Encore faut-il qu’on puisse y voter, et y voter dans l’apaisement. Aux dirigeants de l’organisation extérieure de la rébellion, j’ai proposé sans relâche de venir participer, sans restriction, je l’ai proposé loyalement, qu’ils viennent participer sans restriction aux pourparlers relatifs à l’organisation de la consultation future, à la campagne qui sera ensuite menée à ce sujet et au contrôle du scrutin. Et, afin que la liberté du vote puisse être largement constatée, j’ai invité d’avance les informateurs du monde entier à assister à l’opération. Mais je n’y ai mis qu’une seule condition aux pourparlers dont je parle, c’est que l’on s’accorde pour cesser de s’entre-tuer. Mais les dirigeants rebelles, installés depuis six ans en dehors de l’Algérie et qui, à les entendre, y sont encore pour longtemps, se disent être le gouvernement de la république algérienne, laquelle existera un jour, mais n’a encore jamais existé. A ce titre, qui les engage d’une manière abusive, arbitraire et malencontreuse, ils prétendent ne faire cesser les meurtres que si, au préalable, nous ayons avec eux seuls réglé les conditions du référendum et on voit combien cela peut être extensif, comme s’ils étaient la représentation de l’Algérie toute entière. Cela reviendrait à les désigner d’avance et à les faire désigner par moi-même comme les dirigeants, comme les gouvernants de l’Algérie de demain. Encore exigent-ils que, avant le vote, je ramène l’armée dans la métropole. Eh bien, je dis que leur arrivée à Alger dans de pareilles conditions ferait que l’autodétermination ne serait qu’une formalité dérisoire et jetterait, même s’ils ne le voulaient pas, le territoire dans un chaos épouvantable. Ce serait au seul et rapide profit des empires totalitaires. Or, justement, les dirigeants rebelles, plutôt que de faire la paix, choisissent ces États-là comme leurs protecteurs pour prolonger la guerre. Ne voient-ils pas que, sous une telle égide, c’est à l’Algérie soviétique qu’ils sont forcément entraînés ? Aussi, sans renoncer à l’espoir qu’un jour le bon sens finira par s’imposer et qu’une négociation générale pourra s’ouvrir à partir de la fin des combats et des attentats, nous sommes amenés à poursuivre avec les Algériens d’Algérie notre marche vers l’Algérie algérienne, en attendant que, un jour, l’Algérie elle-même puisse, par ses suffrages, faire - si elle le veut - que le fait devienne le droit. Et ce qui a été commencé par l’institution du collège unique, par l’élection des députés et des sénateurs, par celle des conseillers municipaux et des maires, par celle des conseillers généraux et de leur président, par la formation des commissions d’élus, va être continué et développé de telle sorte que, en fin de compte, à tous les étages, les responsabilités algériennes appartiennent aux Algériens. Cependant, certains éléments cherchent chez nous, autour de cette grande entreprise, à créer un tumulte qui pourrait troubler l’opinion. C’est ainsi que deux meutes ennemies, celle de l’immobilisme stérile et celle de l’abandon vulgaire, s’enragent et se ruent dans deux directions opposées, dont chacune ne pourrait que conduire, l’Algérie d’abord et la France ensuite, à une catastrophe. D’autre part, tandis que l’univers est composé pour un tiers de peuples qui sont écrasés par le joug totalitaire, tandis que l’empire soviétique, qui est la puissance la plus terriblement impérialiste et colonialiste que l’on n’ait jamais connue, cherche à étendre sa domination, tandis que la Chine communiste s’apprête à prendre sa relève, tandis que d’énormes problèmes raciaux agitent en profondeur mainte régions de la Terre et notamment l’Amérique, on voit, cela va de soi, s’élever au sujet de l’affaire algérienne des déclarations menaçantes à l’égard de la France du côté des oppresseurs de l’Est. Mais, on voit aussi dans le monde libre paraître parfois des commentaires tendancieux. Devant ces essais d’agitation psychologique du dedans et du dehors, jamais un État solide et résolu ne nous fut plus nécessaire et il est bien clair que, aujourd’hui, une France qui serait atteinte à la tête glisserait vers le chaos mais l’État est là. On s’est aperçu déjà, on s’apercevra encore, qu’il n’y a pas de comparaison entre les institutions confuses et inconsistantes qui nous ont conduit naguère au désastre de 1940 et qui, voici deux ans, ont failli nous jeter dans un gouffre nouveau, et celles dont est aujourd’hui doté la République. Il y a un gouvernement que j’ai nommé et qui accomplit sa tâche avec une capacité, une honnêteté, un dévouement exemplaires. Il y a un parlement qui délibère, légifère et contrôle mais, aujourd’hui, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ne sont plus du tout confondus, ce qui assure au gouvernement l’initiative et la latitude voulues. Sans doute, l’assemblée nationale peut, elle, dans un cas extrême, par conjonction d’oppositions adverses les unes aux autres, renverser le gouvernement mais, par là même, elle déterminerait le président de la république à prononcer sa dissolution, car elle ne contiendrait plus alors aucune majorité positive. Je ne crois pas du tout que les parlementaires français veuillent en venir à de telles secousses, quelque nostalgie que peut-être certains d’entre eux éprouvent encore à l’égard des jeux d’autrefois. Au contraire et précisément à cause de la gravité de l’affaire algérienne, je pense que la conscience, la raison, la sagesse et le patriotisme de la représentation nationale vont l’amener à se réunir pour soutenir devant le pays et devant le monde ceux qui ont la charge d’agir. Et puis, enfin, il y a un chef de l’État. Concurremment avec la position que la nécessité nationale m’amène à prendre de tout temps, il se trouve que l’esprit et les termes de notre actuelle Constitution m’imposent un devoir qui domine tout. Il m’appartient en effet, étant donné que la nature des fonctions du président de la république ait complètement changé par rapport à ce qu’elle fut autrefois... Il m’appartient d’assurer quoi qu’il arrive la continuité de l’État et le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Il m’appartient d’être quoi qu’il arrive le garant de l’indépendance et de l’intégrité de la France et celui des traités qu’elle a conclu ; c’est-à-dire de son honneur. Si le cours ordinaire des pouvoirs ne suffit pas, il m’appartient de recourir directement au pays par la voie du référendum. Quand la patrie et la république sont menacées, il m’appartient de prendre des mesures exigées par les circonstances, ce qui pourrait, le cas échéant, permettre d’avancer d’une manière décisive la solution algérienne tout en sauvegardant l’État. La France n’est pas à la dérive. La République est debout, les responsables sont à leur place. La Nation peut être, s’il le faut, invitée à juger et à trancher dans ses profondeurs. Françaises, Français, je compte sur vous. Vous pouvez compter sur moi.
Vive la République, vive la France !
[5] Contrairement à ce qu’affirme Constantin Melnik, il y a eu un mort lors de la manifestation du 28 mai 1952 contre la venue du général Ridgway. Hocine Belaïd, un ouvrier communal d’Aubervilliers, a été victime des tirs de la police place Stalingrad à Paris. Ses obsèques ont eu lieu le 13 juin 1952 à Aubervilliers. Si aucune rue porte son nom, un film existe.
Charles Brune a été ministre de l’intérieur du 11 août 1951 au 28 juin 1953.
Danielle Tartakowsky dans Les manifestations de rue en France, 1918-1968 p. 634, suite à la répression de la manifestation du 14 juillet 1953 à Paris : « Six manifestants, dont cinq Algériens dont tués, un septième décède quelques jours plus tard. Cent cinquante blessés s’ajoutent à ce bilan sévère. Il porte à dix, au moins, le nombre de morts dans des démonstrations algériennes de 1950 à la fin 1953, à plusieurs centaines celui des blessés. »
Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’émission de France Culture, « La Fabrique de l’Histoire », par Emmanuel Laurentin, du lundi 13 décembre 2010, qui avait pour thème, « Histoire de la guerre d’Algérie »
http://www.fabriquedesens.net/La-Fabrique-de-l-Histoire-Histoire,411
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