Un fichier officiel de 1 millier de disparus pendant la bataille d’Alger, à l’instar de Maurice Audin,
C’est l’histoire d’un fichier secret. Plus précisément, des restes d’un fichier secret de disparus de la guerre d’Algérie, intitulé « Des Maurice Audin par milliers », que les historiens de l’association Histoire coloniale et post-coloniale ont mis en ligne samedi sur le site 1000autres.org (1). « 1 000 autres » pour dire mille autres disparus, probablement tous torturés à mort, ou torturés et assassinés par l’armée française, comme le fut le jeune mathématicien et militant communiste Maurice Audin pendant la bataille d’Alger, en 1957 (lire La Croix du 14 septembre).
L’histoire, longtemps fossilisée sur les victimes de la guerre d’Algérie, s’emballe dans le sillage de la reconnaissance par Emmanuel Macron de la responsabilité de l’État dans la mort de Maurice Audin, dont le corps disparut à jamais, comme celui de tant d’Algériens restés anonymes.
Cet inestimable fichier comporte pour chaque disparu le nom, la date de naissance, la profession, le domicile, le jour et le lieu de l’arrestation. Ainsi la fiche de « note de recherche » en date du 24 mai 1957 concerne Mohamed Ben Larbi Ouamara, né le 17 juillet 1912 à Alger, industriel, domicilié 133 boulevard du Telemly, arrêté le 28 février à 17 heures par les parachutistes à son domicile. La fiche précise : en cas de découverte, prévenir sa femme.
Si l’existence de ce fichier établi par le service des liaisons nord-africaines de la préfecture d’Alger était connue depuis l’année même de sa création, en 1957, il resta toutefois secrètement confiné dans les archives pendant soixante ans. L’enseignant en histoire Fabrice Riceputi l’a récemment exhumé des Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence, à la faveur de travaux qu’il mène sur Paul Teitgen, ancien résistant torturé et déporté, qui devint ensuite secrétaire général à la police de la préfecture d’Alger. « Il dénonça dans sa lettre de démission dès le printemps 1957 » les crimes de guerre » perpétrés en Algérie », explique Fabrice Riceputi.
À l’avocat Maurice Garçon, chargé d’enquêter sur les allégations de torture en Algérie pour une commission créée par le gouvernement Guy Mollet, Paul Teitgen fit des confidences sur les pratiques d’enlèvement, séquestration, torture et assassinat. C’est probablement lui aussi qui lui signala l’existence du fichier des personnes arrêtées. Mais l’avocat n’arrivera jamais à obtenir l’autorisation de consulter ce fichier hautement sensible de personnes disparues. « Quelques semaines après la bataille d’Alger, face à l’ampleur des disparitions, l’émotion de la population est extrêmement vive. Pour faire baisser la tension et poursuivre le travail dit de “pacification”, la préfecture décide de recueillir les plaintes des familles », explique Fabrice Riceputi.
« En vertu des pouvoirs spéciaux confiés aux militaires, poursuit l’historien, l’autorité civile avait perdu tout contrôle, et se voyait contrainte de demander à l’armée ce qu’il était advenu des personnes arrêtées. Or l’armée ne voulait pas répondre, ou elle ne le pouvait pas, tant parfois elle ne savait pas ce que chaque unité de parachutistes faisait. Dans 70 % des cas, les demandes sont restées sans réponse ou ont fait l’objet de réponses non valables. Par exemple, une personne déclarée libérée avait été vue exécutée en pleine rue… »
En septembre 1958, la préfecture fait état de 2 039 noms. Plus tard, Paul Teitgen évoquera 3 024 disparus de la bataille d’Alger. Pour l’historien Pierre Vidal-Naquet, qui ne cessa de dénoncer les crimes en Algérie jusqu’à sa mort en 2006, le nombre des disparus était « certainement beaucoup plus élevé ». Car rares étaient les familles qui osaient réclamer des informations. C’est évidemment sans compter les disparus sur l’ensemble du territoire algérien.
Du fichier, Fabrice Riceputi a retrouvé 850 noms. Deux autres sources ont permis d’étayer la liste pour porter à 1 010 le nombre des notices de disparus. D’une part « Le Cahier vert, publié sous le manteau à Lausanne, en 1959, et qui recensait les plaintes pour disparition de familles collectées à Alger en 1959 par les avocats Jacques Vergès et Michel Zavrian », et de l’autre « les enseignants d’Alger, pour la plupart communistes ou chrétiens, témoins de disparition et de torture qui s’organisent à l’époque en comité de défense », précise l’historien Gilles Manceron.
Dès la création du site, les premiers témoignages affluent. « C’est extrêmement émouvant », se trouble Fabrice Riceputi. Dans la liste, Younes Sadeg identifie son père Rabah Sadeg, marchand de charbon arrêté le 1er février 1957 par les parachutistes, à jamais disparu. Younes Sadeg avait 7 ans et demi le jour de l’enlèvement. Un autre témoin dit avoir, enfin, la preuve de l’arrestation de son grand-père. Sa grand-mère, toujours en vie, entendit de la bouche d’un militaire, après des mois de recherches et d’attente devant la préfecture, que le corps de son mari avait été jeté depuis un hélicoptère dans la mer…
La liste du site a vocation à être enrichie par les familles elles-mêmes. En espérant que les archives françaises – et, qui sait, algériennes – apporteront elles aussi des bribes d’informations sur une histoire encore douloureuse.
(1) Avec le soutien de l’Association Maurice Audin, L’Humanité, Mediapart, Politis, Témoignage chrétien, le quotidien algérien El Watan et plusieurs associations de défense des droits humains.
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