Les pays riches ont déjà sécurisé des milliards de doses de vaccins. La Chine et la Russie ciblent les pays en développement ou à revenu intermédiaire.
Le gouverneur de Sao Paulo, Joao Doria, attendait cette cargaison avec impatience. À 7 h 30 du matin, jeudi 26 novembre, un avion-cargo turc a atterri à l’aéroport international de la plus grande ville du Brésil, chargé de conteneurs réfrigérés contenant 120 000 doses de CoronaVac, un vaccin contre le Covid-19 développé par une société chinoise.
Depuis la semaine passée, le précieux chargement a été transporté directement de l’aéroport vers un endroit secret, où il attend d’être déployé. Au cours des derniers mois, le gouverneur a tout fait, il est vrai, pour accéder rapidement au vaccin chinois développé par Sinovac Biotech. Ces 120 000 unités représentent le premier lot d’une livraison de 6 millions de doses, prêtes à l’usage, dès que l’homologation sera accordée, au plus tard début janvier.
→ EXPLICATION. La balance bénéfice-risque, enjeu des vaccins contre le Covid-19
Joao Doria a parié sur la société pharmaceutique chinoise dès le début de la pandémie, et Sinovac teste le vaccin dans son État depuis plusieurs mois. Si la campagne de vaccination prévue finit par être couronnée de succès, le responsable politique conservateur, rival du président Bolsonaro, pourra s’en servir pour renforcer son image en vue de se présenter à l’élection présidentielle dans deux ans. À la tête d’un pays où le Covid-19 a déjà fait près de 175 000 morts, Jair Bolsonaro, lui, mise sur le vaccin développé par le groupe anglo-suédois AstraZeneca et l’université d’Oxford, qui ne sera pas disponible à grande échelle avant mars 2021.
« Bien public mondial » et compétition
Ce qui se passe au Brésil n’est qu’une illustration du défi à venir : la production, la distribution et l’administration la plus rapide possible des vaccins à des milliards de personnes dans le monde. Les entreprises ou entités productrices de ces candidats vaccins sont originaires de Chine, des États-Unis, de Russie, d’Inde, du Canada et de plusieurs pays européens. Les pays qui obtiendront le vaccin en priorité seront les premiers à se déconfiner, à ouvrir leurs écoles et universités, à redémarrer leur économie. Ceux qui contrôleront l’accès aux meilleurs vaccins gagneront en influence. D’autres nations, plus mal loties, auront du mal à se les procurer.
Les dirigeants, du président français Emmanuel Macron au président chinois Xi Jinping, en passant par le président russe Vladimir Poutine et le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, répètent que ce vaccin tant attendu doit être un « bien public mondial ». Les grands groupes pharmaceutiques en font autant. Derrière ces belles intentions déclarées, la compétition est omniprésente, qu’il s’agisse de protection des brevets, de soutiens financiers nationaux accordés à des entreprises pharmaceutiques dans certains pays développés, ou d’accès des pays en développement aux vaccins.
Cette bataille d’influence se jouera précisément dans les pays en développement ou à revenu intermédiaire. Des vaccins leur seront proposés à des prix inférieurs par des pays comme la Chine, la Russie ou l’Inde, en contrepartie de concessions, comme un meilleur accès à leur marché. Quelques pays misent déjà sur le vaccin russe Spoutnik V, à l’instar de l’Argentine, du Mexique, de la Biélorussie, de l’Ouzbékistan et de la Hongrie.
« La fourniture de doses de vaccins aux pays en développement est un véritable enjeu géopolitique, souligne Antoine Bondaz, chargé de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). La Chine veut montrer qu’elle n’est pas seulement un partenaire dans le commerce et la construction d’infrastructures, mais aussi une grande puissance technologique, capable d’être une alternative aux pays occidentaux. »
L’Inde, gros producteur, joue sur plusieurs tableaux
Cette bataille se joue donc d’ores et déjà sur le terrain de la recherche et du développement, mais aussi sur ceux de la distribution du vaccin, sa réfrigération, son transport, son stockage et son administration. Avec, dans cette course de fond, un net avantage pour les pays disposant de ressources suffisantes et de leurs propres capacités de production.
À ce titre, l’émergence rapide de l’Inde, qui produit plus de 60 % des vaccins du monde en temps normal, est riche d’enseignements. Avec d’un côté la recherche d’un vaccin « maison », développé par Bharat Biotech, actuellement en phase III, de l’autre la production pour des firmes étrangères, comme le groupe indien Poonawalla qui prévoit 100 millions de doses du vaccin à vecteur viral d’AstraZeneca d’ici à la fin de l’année, au prix d’environ 3 dollars par dose. La plus grande partie de cette production ira au gouvernement indien, le reste pouvant être distribué en Asie, en Afrique, en Amérique latine.
Selon une étude du Duke Global Health Innovation Center, les économies industrialisées et émergentes ont déjà sécurisé environ 6 milliards de doses de vaccins potentiels, sans même savoir si l’un de ces vaccins sera un jour approuvé par les autorités. Les États-Unis et l’Union européenne ont chacun réservé plus de 1 milliard de doses. La Chine, qui produit ses propres vaccins, espère atteindre 610 millions de doses d’ici à la fin décembre. À l’opposé, certains pays en développement pourraient devoir attendre le vaccin jusqu’en 2024.
Un accès abordable et équitable
Lancé cet été par l’OMS en collaboration avec le Gavi (l’Alliance du vaccin), le Covax (Covid-19 Vaccines Global Access) a pour objectif de remédier à cette situation. Rejointe en octobre par la Chine, cette plateforme internationale regroupe 167 pays, dont 92 à revenu faible ou intermédiaire, et veut assurer à tous un accès abordable et équitable aux futurs vaccins, en mettant en commun les ressources, et en passant des précommandes groupées. L’objectif est de sécuriser 2 milliards de doses d’ici à fin 2021.
Reste à savoir si cette initiative pourra être mise en œuvre rapidement. Aucun calendrier n’a été fixé jusque-là. On ne sait toujours pas quels pays seront aidés par Covax, dans quel ordre, ni combien de doses de vaccins ils recevront et quand. « Les producteurs de vaccins vont probablement traiter d’abord les commandes des gros clients avant de commencer à s’occuper des pays les plus pauvres », commente le responsable d’une ONG.
À terme, le monde risque de se fragmenter en plusieurs blocs. Les nouveaux vaccins utilisant la technologie ultra-innovante de « l’ARN messager » bénéficieront principalement aux pays riches et industrialisés, à cause de la nécessité d’un stockage ultra-froid, du prix – une quinzaine d’euros par dose –, inabordable pour beaucoup de pays, et du faible nombre d’usines capables de les produire.
Sinovac, Sinopharm et CanSino Biologics, les trois grands producteurs chinois de vaccins, ont signé de leur côté des accords de test et de production avec plus d’une douzaine de pays. La Chine privilégie ses principaux fournisseurs de matières premières – le Brésil, l’Arabie saoudite, le Pérou – de même que les pays amis, comme la Serbie et le Pakistan. Après l’échec de sa « diplomatie du masque », Pékin entend réussir dans sa « diplomatie du vaccin ».
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Une pléthore de vaccins
Contre le Covid-19, 213 candidats vaccins sont en développement. Pour 49 d’entre eux, les essais cliniques ont déjà débuté, à différents stades. Parmi ceux en phase III, l’étape juste avant
la mise sur le marché :
► Trois vaccins chinois (CoronaVac de SinoVac et deux de Sinopharm) ainsi qu’un vaccin indien (de Bharat Biotech) sont des vaccins « classiques », à virus inactivé.
► Quatre vaccins utilisent un vecteur viral, une technique plus complexe : l’anglo-suédois AstraZeneca, l’américain Johnson & Johnson, le Spoutnik V de l’institut russe Gamaleïa, et le chinois CanSino.
► Deux vaccins font appel à la méthode novatrice d’ARN messager : Moderna et Pfizer, tous deux américains.
Côté français, Sanofi Pasteur développe deux candidats : celui en partenariat avec le britannique GSK est actuellement en phase II, tandis que l’autre n’a pas encore démarré les essais cliniques. L’Institut Pasteur porte trois autres projets de vaccin, dont le plus avancé est en phase I.
Source : Panorama des candidats vaccins de l’OMS, au 27 novembre.
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