En 1962, les choses sont de plus en plus difficiles en Algérie.
Il y a l’histoire officielle retracée dans tout bon manuel : la violence qui devient quotidienne et aveugle, les accords d’Evian du 18 mars, le cessez-le-feu du 19 mars, les attentats de l’OAS (1) qui refuse l’indépendance, l’armée française qui tire sur une manifestation pacifique de pieds-noirs à Bab-el-Oued (2) le 26 mars, les enlèvements de français par le FLN (3), le début du rapatriement des européens d’Algérie à partir du 21 avril, leur exode au mois de mai et juin – il fallait voir la ruée sur les bateaux d’Alger avec les longues files d’attente sous le soleil, et l’aéroport de Maison Blanche assailli de gens au visage hagard avec le plus souvent pour tout bagage deux valises, une dans chaque main – l’indépendance proclamée de l’Algérie le 5 juillet et la longue suite de massacres d’Européens à Oran et de harkis (4) sur tout le territoire algérien dans des conditions épouvantables, abominables.
C’était un sauve-qui-peut généralisé : la valise ou le cercueil.
Et puis, s’égrènent toutes les histoires individuelles que chacun a vécues de façon subjective, avec ses propres yeux. Celles-là restent le plus souvent enfouies au fond des mémoires.
Avec le temps, les souvenirs finissent par remonter à la surface car la douleur est toujours là, intacte comme au premier jour.
Comment résumer tous ces jours de détresse ? C’est le sentiment d’un abandon, d’une déliquescence de l’Algérie avec les attentats de l’OAS et du FLN. Les klaxons des voitures qui retentissent ou les coups portés sur les casseroles aux balcons, toujours cinq fois, pour lancer « Algérie Française ».
L’inquiétude se lisait sur le visage éteint des gens dans la rue, dans les familles.
Un monde était en train de disparaître, de s’engloutir dans les déchirements de l’Histoire…
Avec le temps, on finit par développer une sensibilité exacerbée sur les événements qui vous environnent. Certains vous diront que c’est une sensibilité toute féminine que de sentir les choses de façon souvent intuitive et fine.
C’est peut-être pour cela que l’on devient maladroit dans le rapport avec l’autre, par la peur de le perdre…
La nuit, Alger bruissait d’explosions. On constatait le matin que la boucherie ou l’épicerie du bas de la rue avait été plastiquée, que des voitures avaient été incendiées. Et puis le voisin d’en face déménageait en catastrophe avec sa famille et quelques valises pour tout bagage…
Les copains se faisaient de plus en plus rares dans le quartier et à l’école. On finissait par se retrouver seul, isolé…
Tu te souviens d’un attentat de l’OAS contre une caserne de l’armée à Maison Carrée (5) où tu habitais enfant. Avec tes parents vous étiez chez des amis à ce moment là. C’était en début de soirée, la nuit venait de tomber.
Soudain, une explosion avec une boule de feu, des tirs dans tous les sens et vous voilà rentrant chez vous, dans l’immeuble voisin distant de quelques centaines de mètres.
La nuit, vous l’avez passée couchés à même le sol, sur le carrelage, pour vous protéger des balles qui arrivaient de partout. Ta mère avait posé des couvertures et des draps à même le sol.
Le dépôt de munitions avait explosé, avec en prime les tirs de représailles des militaires contre l’OAS. Le matin, le quartier avait triste mine.
La pharmacie avait été plastiquée, elle était complètement calcinée. Tu crois te souvenir que les pharmaciens avaient une fille de ton âge. Et comme ça, du jour au lendemain, tu ne l’as plus revue…
On apprend très tôt dans ces périodes de conflit la relativité des choses. Tout peut disparaître, à tout moment. Et ce sentiment peut finir par nous accompagner tout au long de l’existence…En nous fragilisant, mais aussi en nous donnant la rage, la "rabia" pour ne pas subir...
Tous ces jours ont été des jours de détresse, envahis par une inquiétude sourde, bientôt enracinée au fond de l’âme. Qu’alliez vous devenir ? Il y avait, heureusement, la famille si importante pour les pieds-noirs, votre point d’équilibre.
L’exode a en fait commencé très tard, en avril 1962. Car l’immense majorité des français d’Algérie n’imaginait pas devoir quitter son pays natal. Et puis, tout est allé très vite. Chacun a ressenti ce sentiment d’abandon de l’Algérie par la France. Tout le monde ne pouvait pas fuir en même temps. Plus d’un million de personnes à évacuer en quelques mois !
Ce sentiment d’abandon, c’était de se retrouver dépossédé de sa famille, des voisins, de ses copains, les départs se faisant par à coups, dans la précipitation et l’affolement. Comment laisser son adresse en France ? Lorsque l’on n’y connaît personne et que l’on ne sait même pas où l’on va demeurer...
Chacun ressentait dans sa chair l’abandon de son Algérie natale.
C’était aussi le sentiment douloureux d’abandonner des voisins algériens avec qui des liens s’étaient tissés au fil du temps et que l’histoire allait séparer douloureusement.
Dans le camp d’en face, puisque c’est comme cela qu’il faut l’écrire, et bien c’était la liesse ! La joie de l’indépendance de l’Algérie, la fierté retrouvée après 132 années de colonisation. Et tu comprends cette fierté.
Si vous aviez été algériens, beaucoup d’entre vous auraient sûrement pris les armes contre la France pour que vos droits de citoyens soient reconnus. Avec la reconnaissance de l’égalité civique, le droit de vote égal à celui des français. Pour que la devise de la République française soit celle de tous les habitants de l’Algérie : Liberté, Egalité, Fraternité…pour tous, sans exclusion ni exception aucune.
Mais quand on est un enfant, on est très loin de ces considérations politiques et de justice sociale.
Le jour de la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, le 5 juillet 1962, vous avez vu de votre balcon de Maison Carrée les convois officiels des nouvelles autorités algériennes, drapeaux au vent.
Vous deveniez des exclus dans votre propre pays, comme avaient pu l’être avant vous les algériens. Retournement tragique de l’histoire. Mais si l’Algérie cessait d’être votre pays, elle demeurait à jamais votre terre.
Car les pieds-noirs s’étaient tellement identifiés à la terre d’Algérie qu’ils ne pouvaient pas concevoir de vivre ailleurs que sur leur sol natal. En ce sens, leur âme était aussi algérienne. Je pense que pour la plupart d’entre eux, elle n’a jamais cessé de l’être. Une partie de votre âme est restée en Algérie…Et le temps n’a pas effacé votre filiation avec ce pays. L’avouer, c’est aussi dire combien vous aimez l’Algérie, combien elle vous manque depuis cet été 62…
Pendant la fête, d’autres pliaient bagage pour fuir. C’était la fuite pour prendre un bateau ou un avion. Direction la France ou d’autres pays européens. On ne peut pas dire qu’ils étaient particulièrement bien accueillis par les métropolitains, c’est-à-dire par les « français de France », les francaouis comme on les appelait alors en Algérie.
Tu te souviens que quelques mois après l’indépendance de l’Algérie, vous êtes partis habiter chez une de vos tantes à El-Biar près d’Alger. Tu as un peu de mal à situer cette période dans tes souvenirs. Le temps passe et la mémoire devient parfois si sélective qu’elle se transforme. Mais sur le fond tu n’as rien oublié. Tout s’est gravé en toi, comme sur un disque qui conserverait au-delà du fleuve du temps qui emporte tout sur son passage les éléments essentiels, structurants d’une vie, ceux qui ne peuvent pas s’effacer.
C’était à cet égard une période extraordinaire que ce rassemblement familial où les membres de la tribu se retrouvaient sous le même toit, comme pour se protéger du malheur et se rassurer, s’aider mutuellement. De tous les cousins qui étaient scolarisés à El-Biar, tu étais le seul à être conduit par ton oncle dans son aronde bleue claire ou par ta mère dans une école plus éloignée, pourquoi, tu l’ignores, mais il y avait certainement une raison scolaire à être dans cet établissement ; tu suivais les cours pendant toute la journée et ils venaient t’y rechercher à tour de rôle le soir. Tu as retrouvé il y a quelques années une carte postale ancienne de cette école, et il semblerait qu’elle portait au début du XXème siècle le nom de Pensionnant Saint-Joseph.
C’était aussi l’inquiétude de l’attente, chaque retard devenant dans ton esprit synonyme de catastrophe. Car les européens se faisaient enlever. La plupart du temps, on ne les retrouvait pas. Disparus. Sans que le gouvernement français ne montre une grande célérité après l’indépendance pour chercher à savoir ce qu’ils étaient devenus.
Il faut dire qu’il y a maintenant du mieux puisqu’un service officiel de l’administration française renseigne depuis quelques années les familles qui ont eu un proche enlevé en Algérie pendant la guerre d’indépendance, et jamais retrouvé vivant.
Situation paradoxale mais compréhensible de la ligne de fracture entre français d’Algérie et algériens que cette fête de l’indépendance du 5 juillet 1962.
Et puis, nous avons assisté à ce que j’appellerais l’échouage des pieds-noirs - devenus des rapatriés - sur la terre de France où rien n’avait été prévu pour les accueillir. Avec en prime des réactions de la part de certains métropolitains qui les accusaient d’avoir "fait suer le burnous", comme si tous les français d’Algérie avaient été des gros colons exploitant sans vergogne les algériens.
Si cela avait été toujours véritablement le cas, les français qui retournent actuellement en Algérie ne seraient pas si bien accueillis par les algériens.
N’oublions pas que l’immense majorité des pieds-noirs étaient des gens de petite condition.
Certains ont été enlevés pendant ce que l’on appelé les "événements d’Algérie". La guerre d’Algérie en fait. La plupart n’ont jamais été retrouvés. D’autres n’ont pas supporté l’exil et se sont ôté la vie. Restent ces ombres qui hantent les vivants. Et les pieds-noirs ont été contraints d’abandonner leurs cimetières dont la France a fait très peu de cas, la plupart se délabrant, certains ayant été détruits.
Dans les ports où arrivaient les containers de ceux qui avaient pu emmener leur mobilier, on a assisté à des scènes surréalistes où "des gens bien intentionnés" les faisaient parfois tomber dans l’eau - paraît-il par accident - et cela finissait par abîmer et détruire ce qui pouvait rester de toute une vie, et même de plusieurs générations passées sur la terre d’Algérie.
Tu as vécu avec ta mère et ton frère quelques mois dans la nouvelle République Algérienne à Alger jusqu’au mois de mars-avril 1963 sans être jamais inquiété. En ce sens tu peux dire que tu as vécu à l’étranger, mais un étranger qui faisait partie de la chair de cette Algérie qui t’habite depuis toujours.
RETOUR EN ALGERIE...
Et c’est avec un immense bonheur que tu as retrouvé l’Algérie en octobre 2004. Lors de ce séjour, l’on t’a demandé depuis combien de temps tu n’étais pas revenu dans ton pays natal. Quand tu as répondu : "depuis plus de 41 ans", ton interlocuteur algérien en était affligé pour toi.
Il reste l’arrière-goût d’un immense gâchis, une grande nostalgie, et peut-être aussi une difficulté à vivre le moment présent, à jouir pleinement des choses de la vie, tant est fort ce sentiment de l’éphémère, de la relativité, de la finitude de l’être humain qui finit par vous habiter et ne vous quitte plus.
Et cela ne se guérit pas vraiment...
Et pourtant, si l’on te permettait de revenir en arrière et de choisir ton pays de naissance, tu répondrais sans la moindre hésitation, l’Algérie, tant elle t’a procuré de bonheurs…
(1) OAS : Organisation de l’Armée Secrète dont l’objet était de garder l’Algérie à la France ;
(2) Bab-el-Oued : littéralement Porte de la Rivière. C’est un quartier populaire avec sa Place des Trois Horloges, très connue des algérois. En 2001 le quartier de Bab-el-Oued a beaucoup souffert d’inondations à la suite de pluies diluviennes ;
(3) FLN : Front de Libération Nationale qui militait et se battait pour l’indépendance de l’Algérie ;
(4) Harkis : algériens supplétifs de l’armée française dont beaucoup ont été abandonnés par la France et massacrés par le FLN en Algérie ;
(5) Maison Carrée : commune proche d’Alger.
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