Issu d’une famille juive de Constantine confrontée à l’exil en 1962, l’historien s’est attaché à explorer la relation franco-algérienne par le biais de la mémoire. Une dimension intime qui résonne avec le rapport qu’il doit remettre à Emmanuel Macron sur un sujet délicat : favoriser la réconciliation entre les peuples français et algérien.
Benjamin Stora,
« Un truc de dingue ! » Benjamin Stora raffole de la formule qui se perd vite dans un rire étouffé, nuance baryton-basse. Des « trucs de dingue », l’homme peut en narrer à satiété, car avec sa vie bien remplie, exils et honneurs mêlés, militances et académies croisées, Algérie et France entrelacées, on se fait forcément un peu conteur. Ce jour-là, Benjamin Stora, cheveu en broussaille, reçoit dans son appartement vide du quartier de Montparnasse, à Paris. « Si vous préférez, on peut se voir au cimetière, c’est permis », avait-il plaisanté quand il s’était agi de trouver un lieu de rencontre.
Ce fut son domicile tout simplement, appartement dégarni par un déménagement en perspective, cartons empilés au pied de murs nus où se devinent des cadres décrochés, auréoles évanescentes d’un passé sur le départ. Il ne migrera certes pas trop loin – la banlieue sud – mais cette nouvelle transhumance lui ressemble tant. On confesse un regret, celui de ne pouvoir jauger photos, tableaux et autres bibelots dont la constellation dit en général les vies mieux que les discours. Il nous conduit pour se faire pardonner dans son bureau dépouillé où surnage un poster plissé en rouleau. Il s’agit d’une photo de famille, celle de sa branche maternelle Zaoui, fameux bijoutiers de Constantine.
La pose date de 1914. Le grand-père Benjamin Zaoui et la grand-mère Rina (née Zerbib) sont habillés « à l’indigène » – sarouel et caftan – tandis qu’un grand-oncle est sanglé « à l’européenne » dans un costume trois-pièces orné d’une cravate. L’allégorie même de l’« identité fracturée » des Juifs d’Algérie, Orientaux en voie d’assimilation dans une France républicaine rêvée. Là est la bifurcation d’un roman familial dont l’écho tourmenté ne cesse de hanter Benjamin Stora, clé de son engagement post-68 chez les trotskistes et ressort d’une carrière inoxydable d’historien de la guerre d’Algérie.
Une bibliographie monumentale
En janvier, Emmanuel Macron recevra de Benjamin Stora un rapport très attendu. Acteurs et observateurs de la relation franco-algérienne, héritiers d’une histoire en partage mais en proie aux « saignements des mémoires blessées », expression qu’il affectionne, tous vont scruter le document. Le chef de l’Etat espère y puiser des idées de gestes susceptibles de contribuer « à l’apaisement et à la sérénité de ceux que [la guerre d’Algérie] a meurtris, (…) tant en France qu’en Algérie », selon les termes de la lettre de mission présidentielle reçue par l’historien en juillet.
Dans l’avion le ramenant de Jérusalem, en janvier 2020, Emmanuel Macron avait confié à des journalistes qu’il conférait au défi mémoriel sur l’Algérie « à peu près le même statut que la Shoah pour Chirac en 1995 », selon ses propres mots. La paix des imaginaires sur l’Algérie, c’est son affaire. Vaste mandat, sacrée ambition. Tous ses prédécesseurs s’y sont cassé les dents.
La tâche revient donc à Benjamin Stora de suggérer des pistes. Encore lui, indéboulonnable. Voilà trente ans qu’il domine la parole médiatique et savante sur l’Algérie. Bon client des médias, il est tout le temps disponible, une phrase bien ciselée pour chaque crise. Auteur prolixe, il affiche une bibliographie monumentale : une quarantaine d’ouvrages sur le nationalisme algérien, la guerre d’indépendance, les relations juifs-musulmans ou l’immigration maghrébine en France –, sans compter une douzaine de livres cosignés, quatre sommes dirigées et une dizaine de documentaires réalisés. Une académie à lui tout seul !
Derrière les gestes forts des présidents
Alors, forcément, les pouvoirs politiques à Paris le consultent, à un degré ou à un autre. « On m’appelle, je n’y peux rien, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? », objecte-t-il dès qu’il sent monter le soupçon d’intrigue, de jeux d’influence. Est-ce donc sa faute si même Nicolas Sarkozy a finalement cherché à le voir après l’avoir longtemps tenu à distance ? « Sous Chirac, j’avais l’impression d’être protégé mais avec la montée en puissance de Sarko dans les années 2006-2007, c’est la traversée du désert, on m’écarte comme à France Culture où je perds mon émission [« Bouge dans ta tête »]. Je suis devenu un has been. » Jusqu’au jour où Henri Guaino, le conseiller spécial de Sarkozy, l’appelle pour discuter avec le président de l’Algérie, de l’immigration, de la politique méditerranéenne.
Avec François Hollande, c’est différent. Les deux hommes se connaissent de l’époque du PS, même si Stora n’avait fait qu’y passer une demi-tête (1986-1988). La connivence s’approfondit quand l’historien choisit Hollande contre Dominique Strauss-Kahn dans la course à la présidentielle de 2012. Et naturellement Stora inspire la visite du président socialiste en décembre 2012 à Alger où ce dernier dénonce le « système profondément injuste et brutal de la colonisation ».
Quant à Macron, le contact naît de sa fréquentation de l’entourage présidentiel. En 2013, il croise le jeune secrétaire général adjoint de l’Élysée alors qu’il rend visite à son vieux copain – décédé depuis – Paul Jean-Ortiz, diplomate, brillant sinisant et conseiller diplomatique de Hollande. Mais il faudra attendre début 2017 pour qu’il le rencontre longuement. Le candidat Macron lui parle tout de suite de Maurice Audin, jeune mathématicien du Parti communiste algérien disparu entre les mains de l’armée française en 1957 au plus fort de la « bataille d’Alger ». « Il me dit qu’il veut faire un gros truc sur Audin, se souvient Stora. C’était son idée et je l’encourage. » Le geste fort, ce sera la reconnaissance officielle en septembre 2018 « au nom de la République » que Maurice Audin avait bien été « torturé puis exécuté ou torturé à mort » par des militaires français. L’historien aura suivi en coulisse l’évolution du dossier.
Une telle force de frappe politico-médiatique est sans équivalent dans le milieu des « spécialistes ». Benjamin Stora écrase un peu le paysage et son omniprésence dans l’arène fait grincer quelques dents. D’autant, relève son ancien étudiant Tramor Quemeneur, qu’« il n’est pas dans les clous universitaires avec son parcours atypique » : ni Normale-Sup, ni agrégation. Ses collègues nourrissent à son égard des sentiments mitigés, où le respect affectueux finit toutefois par primer.
« Certains aiment, d’autres pas, mais il est un repère sur l’Algérie, et c’est une chose positive. En outre, il ne craint pas, et c’est à porter à son crédit, de se mouiller (…). Lui s’expose et il prend des coups. » Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS
« La génération d’historiens qui vient après lui se sent un peu effacée par cette personnalité et son immersion dans les milieux politiques depuis sa jeunesse étudiante, souligne Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS. Certains aiment, d’autres pas, mais il est un repère sur l’Algérie, et c’est une chose positive. En outre, il ne craint pas, et c’est à porter à son crédit, de se mouiller, ce qui n’est pas évident dans le confort des cercles académiques où l’on a souvent peur de son ombre. Lui s’expose et il prend des coups. »
« Il s’est imposé comme un acteur central de l’histoire scientifique de l’Algérie et de sa vulgarisation enchaîne Raphaëlle Branche, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-Nanterre, spécialiste de la guerre d’Algérie. Et il n’a pas peur de dire qui il est et d’où il parle. » Quant à Mohammed Harbi, ex-cadre du FLN et historien incontournable, il balance lui aussi entre le clin d’œil ironique sur la boulimie médiatique de Stora – « il est un excellent communicant qui a su attirer l’attention sur ses travaux » – et la reconnaissance que son « intervention est utile ». Car, ajoute-t-il, « il est un enfant des deux pays ».
« Un enfant des deux pays »
Un enfant de Constantine, fils de l’imaginaire franco-algérien : là est le point-clé. On ne comprendra rien au « phénomène Stora » si l’on ne revient pas à son rapport charnel à l’Algérie, à la quête de l’origine qu’a représentée sa passion dévorante pour les mémoires de la guerre. Il assume sans fard l’« ego histoire » qui distille ses petits cailloux au fil de son œuvre, de la mise en scène de sa mère de retour à Constantine dans le film Les Années algériennes (1991) jusqu’aux Clés retrouvées, une enfance juive à Constantine (Flammarion, 2015) en passant par La Dernière Génération d’octobre (2003) sur sa jeunesse trotskiste.
« Il y a, à un moment donné, ce besoin de se remettre dans une généalogie historique avec laquelle j’avais été obligé de rompre à notre arrivée en France en 1962, confie-t-il. Car il avait fallu oublier l’Algérie et se fondre dans le récit collectif, d’abord républicain et ensuite marxiste où je continuais de ne pas parler de mon origine. J’ai vécu dans une précarisation identitaire et je devais à chaque fois trouver mes références. »
Ni nostalgie écorchée – la « nostalgérie » de certains pieds-noirs – ni honte de soi : Stora tient la corde et s’offre ainsi en tableau quasi clinique des tourments de l’exil et de la diffraction de l’identité, « ce mélange d’appartenances au judaïsme d’Algérie, à la République française et à la terre d’Algérie » que documente Les Clés retrouvées. L’introspection, non dénuée de douleurs, lui vaut le respect jusqu’en Algérie où l’on sait reconnaître – au-delà de ses références anticolonialistes – la sensibilité intime d’un « fils du pays », Mohammed Harbi dixit.
L’extrême droite nostalgique de l’Algérie française, elle, ne prise guère cette généalogie polyphonique et s’en prend régulièrement à lui. Le comble a été commis avec un article de Valeurs actuelles (novembre 2019) pourfendant avec des accents antisémites sa « relation pour le moins distanciée avec l’identité française » qui expliquerait sa prétendue propension à la « repentance » sur les crimes de la colonisation.
Des premières années heureuses… jusqu’à l’exil en 1962
Il faut assurément revenir aux Clés retrouvées, petit livre capital, pour comprendre tout le reste. Stora y campe le décor de sa ville natale de Constantine, nid d’aigle surplombant les gorges du Rummel, à l’heure où l’Algérie française s’arrache à son insouciance face aux prodromes de la guerre. Né en 1950, le jeune Benjamin grandit au cœur du quartier juif de Kar Charrah dans l’affection d’une grande tribu formée, du côté paternel, par la branche Stora – son père, Élie, est marchand de semoule – et, du côté maternel, le clan Zaoui, bijoutiers connus. Le jeune garçon parle arabe avec sa mère mais les Juifs d’Algérie ont déjà embrassé avec ferveur l’assimilation dans une France républicaine idéalisée depuis le décret Crémieux de 1870, ce fameux acte de naturalisation qui les éloigne de leur matrice orientale judéo-berbère.
Au mitan des années 1950, la vie est plutôt légère, s’écoulant au rythme des études au lycée public d’Aumale et à l’école hébraïque (un jour et demi par semaine), des déambulations dans la fraîcheur des soirées autour de la place de la Brèche, des séances de cinéma au Vox ou à l’ABC, de l’éveil de la sensualité au hammam des femmes, des pique-niques mouillés sur les plages de Skikda (ex-Philippeville), des fêtes juives de Roch Hachana ou Yom Kippour… Joie de vivre mais sur un fond de « séparation communautaire » lourd de périls futurs. « Les Juifs vivaient entre eux, avec leurs mœurs et leurs croyances, les musulmans et les Européens aussi, écrit Stora. Il n’y avait pas vraiment d’échanges dans la vie privée. »
Avec l’insurrection déclenchée en 1954 par le FLN et l’escalade de la guerre, le cloisonnement communautaire s’aigrira jusqu’à virer à l’affrontement. Le petit Benjamin assiste à l’arrivée des renforts de soldats français dans une ville hérissée de chicanes, se réveille aux retentissements des plasticages nocturnes, voit des cadavres dans les rues et surprend le soir, derrière la cloison de sa chambre, les conversations de ses parents angoissés évoquant un possible départ d’Algérie. Le 12 juin 1962, la famille Stora se résout à s’envoler vers Orly pour un trajet sans retour. Les Juifs de Constantine, comme ceux d’Algérie, en dépit de leur enracinement multiséculaire en cette terre d’Afrique du Nord, ne pouvaient plus rebrousser chemin à l’heure du triomphe d’une indépendance algérienne grosse d’incertitudes. Leur choix de quitter le monde indigène en 1870 pour épouser une France des Lumières mythifiée avait consacré un irréparable divorce d’avec les musulmans. Il les condamnait à l’exil vers l’Hexagone, « logique ultime de l’assimilation ».
Une France peu accueillante
À 12 ans, Benjamin Stora découvre donc une France glaciale et peu accueillante. Le déclassement social de ses parents ajoute au chagrin familial du déracinement. La mère, Marthe, trouve à s’employer comme ouvrière chez Peugeot à La Garenne-Bezons et le père, Élie, aux écritures dans une compagnie d’assurances. Ballottée de Montreuil à un sous-sol du Paris huppé du 16e arrondissement pour finalement se fixer dans une HLM de Sartrouville, la famille entreprend sa longue marche de l’intégration.
Pour Benjamin, elle aura un goût amer. Aux lycées Janson-de-Sailly (Paris 16e) et Marcel-Roby (aujourd’hui Jeanne-d’Albret) à Saint-Germain-en-Laye, établissements bourgeois où il atterrit au gré de ses changements de résidence, ses camarades de classe lui font comprendre qu’il n’est pas du sérail. « J’ai pris un choc », se souvient-il. L’antisémitisme ne se masque même pas. « Benjamin, c’est juif. T’es juif Stora ? » À la cantine : « Fais pas ton juif, passe le sel ! » « On est dans les années 1964-1965, l’Action française est encore forte dans les bahuts », éclaire l’historien.
« J’ai vécu ce paradoxe. L’engagement révolutionnaire ne s’est pas opéré par séparation et rupture mais au contraire par “intégration” à une société qui portait les idéaux de la grande révolution de 1789. » Benjamin Stora, « La Dernière Révolution d’octobre »
L’irruption de Mai-68 aux clameurs insensées – « Nous sommes tous des Juifs allemands » – viendra le libérer de l’asphyxie. L’adolescent silencieux, introverti, encore accablé par « les douleurs de l’exil », s’éveille à la révolution grâce à de « jolies normaliennes » qui vendaient à la sortie du lycée de Saint-Germain-en-Laye le journal Révoltes, organe de la Fédération des étudiants révolutionnaires (FER). Ce sera le premier pas vers l’Organisation communiste internationaliste (OCI), l’une des branches d’un trotskisme en plein essor dans la jeunesse en ébullition.
À l’université de Nanterre, Benjamin Stora se rêve en agitateur, parcours qu’il racontera dans La Dernière Génération d’octobre. La France froide et hautaine lui ouvre enfin les bras grâce au gauchisme. Et le jeune homme conquiert l’assurance qui lui manquait. « J’ai vécu ce paradoxe, écrit-il. L’engagement révolutionnaire ne s’est pas opéré par séparation et rupture mais au contraire par “intégration” à une société qui portait les idéaux de la grande révolution de 1789. »
Un militant idéaliste
Dans le maelström d’organisations d’extrême gauche de l’époque, l’OCI dirigée par l’énigmatique Pierre Boussel (alias Pierre Lambert) l’attire par son ouvriérisme ombrageux. L’insurgé en herbe n’oublie pas que sa mère s’échine sur les chaînes de Peugeot. « L’OCI m’apparaissait comme l’organisation la plus ouvrière dans le discours tandis que les autres me semblaient petites-bourgeoises », dit-il. Militant modèle, « Truffaut » – son pseudo de révolutionnaire cinéphile – grimpe les marches jusqu’à entrer en 1977 au comité central. Il devient un vrai apparatchik.
Chargé du « travail étudiant », il règne sur les militants de l’université – un millier – en liaison avec son compère Jean-Christophe Cambadélis, patron de l’UNEF-ID, qu’il avait lui-même recruté à Nanterre en 1970. Les deux entretiendront une relation compliquée, dégât collatéral des obscures manœuvres autour du syndicalisme étudiant au tournant des années 1980, mais ils se retrouveront pleinement à la veille de leur désengagement de l’OCI.
C’était en mars 1984. « Truffaut » et « Kostas » (le pseudo de Cambadélis) étaient sortis d’une réunion du parti ébranlés par l’exclusion de Stéphane Just, un « historique » de la formation. Voilà les deux militants songeurs arpentant les grands boulevards. « On se disait que le régime intérieur des partis préfigure ce qu’ils deviendront une fois au pouvoir », se souvient Cambadélis. Puis ils entrent dans une salle de cinéma voir La Déchirure, le film de Roland Joffé sur la folie sanguinaire des Khmers rouges. « À la sortie, on était sous le coup des images du film qui se télescopaient avec nos réflexions sur le parti, ajoute Cambadélis. On va dîner et on se dit : “L’extrême gauche, c’est terminé. Ce film marque la fin des années 1960.” »
Deux ans plus tard, Stora et Cambadélis font partie des quatre cents militants de l’OCI qui claquent la porte pour rejoindre le PS. La chimère du parti d’avant-garde avait vécu à leurs yeux. « Aujourd’hui, je vois mon engagement [de l’époque] comme un mélange d’idéalisme et d’aveuglement, de romantisme et d’une inquiétante volonté de pureté », écrit Stora dans La Dernière Génération d’octobre.
La quête sans relâche d’une filiation
En fait, il s’était déjà éloigné de l’action politique à petits pas à mesure que la redécouverte de l’Algérie par le travail universitaire l’absorbait de plus en plus. Il se lance à corps perdu dans une recherche sur Messali Hadj, figure tutélaire de l’indépendantisme algérien (qui s’est affronté au FLN), piste qu’il élargit ensuite à l’exploration des parcours des acteurs du mouvement nationaliste. Et il enchaîne sur une histoire politique de l’immigration algérienne en France, matière de sa thèse d’État. À l’époque, les jeunes chercheurs sur l’Algérie n’étaient pas légion, émules plutôt esseulés des pionniers Charles-André Julien ou Charles-Robert Ageron. Et pour Benjamin Stora le mobile personnel, cette quête sans relâche d’une filiation, va s’imposer progressivement.
« Là, je n’explique plus l’histoire de l’Algérie par le grand récit classique de la décolonisation, (…) mais par le récit des connivences individuelles, familiales, culturelles. » Benjamin Stora
« Au début, travailler sur l’Algérie, c’était travailler sur la révolution et non pas sur mon origine, confie-t-il. Mais une première brèche s’est ouverte avec le travail sur Messali Hadj. Elle s’élargira avec mon Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens (L’Harmattan, 1985). Là, je n’explique plus l’histoire de l’Algérie par le grand récit classique de la décolonisation, tel que la gauche savait en produire, mais par le récit des connivences individuelles, familiales, culturelles. » Et comme il s’intéresse aux « vaincus de l’histoire », défaits par la France ou le FLN arrivé au pouvoir, le voilà dans un « contre-récit officiel » à rebours de la geste « héroïsante » et « totalisante » du célèbre slogan : « Un seul héros, le peuple ».
Le grand tournant, c’est son ouvrage maître, La Gangrène et l’Oubli (La Découverte, 1991). Benjamin Stora s’attaque de front à la question de la mémoire tronquée de la guerre d’Algérie, dans le sillage des travaux de l’époque sur l’occupation. Il y décrit comment l’amnésie française des « événements » (la « guerre sans nom ») a trouvé son pendant du côté algérien dans une « frénésie commémorative » au service d’un État-FLN unanimiste (la « révolution sans visage »). Bref, un double refoulement qui « mine » et « ronge » les deux sociétés. « J’accomplis un saut avec La Gangrène et l’Oubli, raconte-t-il. Je travaille dans l’interstice entre la mémoire vivante, celles des acteurs, des biographies, et les archives mortes. Et dans l’interstice, il y a le passage de la mémoire à l’autobiographie. »
Une époque douloureuse
L’évolution méthodologique de Benjamin Stora jette le trouble chez certains de ses collègues, notamment ceux les plus liés à une certaine orthodoxie de gauche. La controverse éclate après la diffusion sur Antenne 2 en septembre 1991 de son documentaire fleuve Les Années algériennes, nourri de dizaines d’interviews d’acteurs. Cinq historiens (Pierre Vidal-Naquet, Gilbert Meynier, Madeleine Rébérioux, Annie Rey-Goldzeiguer et Mohammed Harbi) se fendent d’un texte acerbe ravalant le film au rang de « soft histoire médiatique ». « L’histoire de la guerre d’Algérie ne peut plus se contenter d’être, seulement, écrite à partir de la mémoire », tancent-ils.
La méprise ne pouvait être plus profonde. Benjamin Stora est blessé par la charge. Il rétorque qu’« entreprendre de dire la vérité sur les mémoires, ce n’est assurément pas admettre que les mémoires disent la vérité ». Il est surtout meurtri par une allusion perfide du texte – « larmoiement pied-noir » – à la scène du film montrant sa mère lors d’un retour à Constantine. « Je suis allé voir Vidal-Naquet, raconte Stora. Je n’étais pas content. J’ai été dur avec lui. Je lui dis : “Moi pied-noir ? J’ai vingt siècles d’histoire sur la terre algérienne !” Bon, il s’est excusé. »
L’époque est douloureuse pour Benjamin Stora. Avec la mort en 1992 à l’âge de 12 ans de sa fille, atteinte d’un cancer, il dit « perdre la bataille la plus importante de [sa] vie ». L’apparition du mal, quatre ans plus tôt, avait lourdement pesé dans son glissement vers un nouveau rapport à la discipline historique, cette tentation autobiographique de plus en plus assumée. « Mon drame personnel m’a conduit à sortir du carcan académique pour aller vers une autre façon d’écrire l’histoire, confesse-t-il. Car il s’agissait de préserver quelque part la mémoire d’une personne dont je savais qu’elle pouvait disparaître. »
Autre tragédie, collective celle-là, l’Algérie bascule la même année dans « la décennie noire » d’une guerre civile d’une violence inouïe entre l’armée et les maquis islamistes. Benjamin Stora est à l’époque – déjà ! – très présent dans les médias mais, prudent, il se garde bien de prendre parti, ce qui est déjà trop aux yeux de certains acteurs. « Je n’ai jamais su le fin mot de l’histoire, dit-il, mais je commence à recevoir des menaces de mort. » Il trouve dans son courrier des petits cercueils ou des enregistrements de prières coraniques mortuaires. Il bénéficie de la protection de la police. Et en 1995, il décide de se faire oublier deux ans au Vietnam puis quatre ans au Maroc, « nouvel exil ».
Publié le 11 décembre 2020
Par Frédéric Bobin
https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/12/11/benjamin-stora-les-deux-rives-de-la-memoire-franco-algerienne_6063039_4500055.html
Lorsque la mère de Benjamin Stora est décédée en 2000, il a découvert, au fond du tiroir de sa table de nuit, les clés de leur appartement de Constantine, quitté en 1962. Ces clés retrouvées ouvrent aussi les portes de la mémoire. La guerre est un bruit de fond qui s'amplifie soudain. Quand, en août 1955, des soldats installent une mitrailleuse dans la chambre du petit Stora pour tirer sur des Algériens qui s'enfuient en contrebas, il a quatre ans et demi et ne comprend pas. Quelques années plus tard, quand ses parents parlent à voix basse, il entend les craintes et l'idée du départ. Mais ses souvenirs sont aussi joyeux, visuels, colorés, sensuels. Il raconte la douceur du hammam au milieu des femmes, les départs à la plage en été, le cinéma du quartier où passaient les westerns américains, la saveur des plats et le bonheur des fêtes. Ces scènes, ces images révèlent les relations entre les différentes communautés, à la fois proches et séparées. Entre l'arabe quotidien de la mère et le français du père, la blonde institutrice de l'école publique et les rabbins de l'école talmudique, la clameur des rues juives et l'attirante modernité du quartier européen, une histoire se lit dans l'épaisseur du vécu. Benjamin Stora a écrit là son livre le plus intime. A travers le regard d'un enfant devenu historien, il restitue avec émotion un monde perdu, celui des juifs d'Algérie, fous de la République et épris d'Orient.
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