Jean-Pierre Darroussin et Gérard Depardieu dans « Des Hommes ». (DR
Au quintal de haine et d’abjection, il faut ajouter le poids de la mémoire et la surcharge pondérale de la solitude, au fond d’un gourbi. Le « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », sculpté par Mallarmé, c’est Gérard Depardieu, dans le beau film de Lucas Belvaux. « Des hommes » (prochainement en salles) est l’adaptation du roman polyphonique de Laurent Mauvignier, qui donne la parole – le plus souvent intérieure – à une poignée de paysans français, dont les rides cachent mal les cicatrices. Revenus traumatisés de la guerre d’Algérie, ils sont hantés par les images insoutenables de camarades abattus, de fellagas torturés, de filles violées, de villages détruits au napalm, de harkis trahis. Pour eux, la guerre ne sera jamais finie. Quarante ans plus tard, ils sont incapables de survivre en paix.
Parmi ces hommes, il y a Bernard, alias Feu-de-Bois. Il vit seul, à l’écart du village, qu’il abhorre et qui le craint. Il est plein de larmes, de suées et d’alcool. Retranché dans sa maison crasseuse, un fusil chargé à la main, il guette son passé comme si c’était un ennemi. Quand il sort de chez lui, c’est pour casser du « bougnoule » et terroriser la famille de l’unique Arabe du canton. Il rentre en titubant de ses expéditions racistes, s’écroule dans un fauteuil en charpie, se poste devant la fenêtre et, la nuit, regarde passer les images horrifiques de sa guerre d’Algérie.
« Pour un acteur, le corps est ce qu’il y a de plus important »
A Feu-de-Bois, Gérard Depardieu donne le visage marmoréen de Marlon Brando dans « Apocalypse Now » et la sauvagerie hallucinée du colonel Kurtz. Il attend la mort, qui l’a épargné là-bas et prend son temps. Il n’a pas besoin d’ouvrir la bouche pour hurler. Son corps énorme l’exprime et l’accuse. « Pour un acteur, le corps est ce qu’il y a de plus important. Il faut laisser tomber le scénario, le corps parle bien plus et mieux que n’importe quelle réplique. » Depardieu écrit ça dans « Ailleurs » (Cherche Midi, 19 euros). Un livre désordonné où, comme par hasard, il chante les louanges de l’Algérie, ses « fruits et légumes extraordinaires, sans une merde de glyphosate dessus », ses cultivateurs qui « ont tout à nous apprendre », ses paysans qui « n’ont rien oublié de la nature », et sa faculté de résilience.
S’il rend grâce à Albert Camus et André Mandouze, il n’oublie pas qu’il a vu, dans sa jeunesse, à Châteauroux, « des gamins revenir de la guerre avec des colliers d’oreilles d’Arabes. C’est aussi ça, la France ». Des gamins qui vieillissent comme Feu-de-Bois, dans un silence de mort.
Paru dans « L’OBS » du 5 novembre 2020.
https://www.nouvelobs.com/l-humeur-de-jerome-garcin/20201109.OBS35889/des-hommes-de-lucas-belvaux-gerard-depardieu-en-veteran-traumatise-par-la-guerre-d-algerie.html
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