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Retour sur « lâĂ©vĂ©nement politique majeur du conflit algĂ©rien
Il ne se passe guĂšre de semaines sans que soit publiĂ© en France un ouvrage sur la guerre dâAlgĂ©rie. Dâaucuns y voient le symptĂŽme de la grande maladie dâautodĂ©nigrement qui affaiblirait la France depuis mai 1968. Dâautres interprĂštent au contraire cette « volontĂ© de savoir » comme un signe de vigueur. Ils avancent que le respect pour une histoire officielle, pour un rĂ©cit momifiĂ© et camphrĂ©, est le propre des nations affaiblies ou convalescentes. Et observent que lâhistoriographie de la guerre dâAlgĂ©rie est passĂ©e en trente ans du simple au complexe, du singulier au pluriel. Vinrent dâabord les rĂ©cits et les mĂ©moires. La lave des controverses nây avait pas refroidi ; ces ouvrages-lĂ sâoffrent aujourdâhui comme des sources imprimĂ©es pour le chercheur, une fois dĂ©mĂȘlĂ©s lâĂ©cheveau des passions et des faits .
Les trois coups dâune histoire qui Ă©chappe Ă ses acteurs furent frappĂ©s au dĂ©but des annĂ©es 1990, avec des publications en forme de coups de poings bien assĂ©nĂ©s . Coup de poing Ă la bonne conscience dĂ©colonisatrice des gaullistes, quâun retour sur le massacre de Charonne Ă©branla durablement. Coup de poing Ă tous ceux qui voulaient oublier que lâenvoi du contingent Ă partir de 1956 avait nĂ©cessairement fait de la guerre dâAlgĂ©rie un morceau de leur histoire. Coup de poing aux mĂ©moires particuliĂšres, qui insistaient sur lâĆuvre accomplie outre-MĂ©diterranĂ©e ou sur lâhumanitĂ© dâune armĂ©e française dont lâhonneur nâaurait Ă©tĂ© compromis que par une poignĂ©e de misĂ©rables ou de fanatiques. La littĂ©rature scientifique sur la guerre dâAlgĂ©rie se dĂ©ploie aujourdâhui sur des terrains plus vastes, Ă la rencontre de lâopinion publique mĂ©tropolitaine (voir Ă ce sujet le livre publiĂ© rĂ©cemment sous la direction de RaphaĂ«lle Branche et Sylvie ThĂ©nault) ou des « masses musulmanes », pour utiliser une expression qui fleure bon les annĂ©es 1950. On pourrait rĂ©sumer cette Ă©volution dâune formule lapidaire : aprĂšs les grands hommes, les Ă©vĂ©nements ; aprĂšs les Ă©vĂ©nements, les sensibilitĂ©s et la vie quotidienne. En consacrant un livre entier au discours du 16 septembre 1959, Benjamin Stora semble donc remonter le courant de lâhistoriographie pour analyser un Ă©vĂ©nement. Plus dâun lecteur se prendra du reste Ă penser que lâouvrage Ă©voque la collection des « Grandes journĂ©es qui ont fait la France », chez un autre Ă©diteur.
Un discours préparé en solitaire
Lâallocution radiodiffusĂ©e et tĂ©lĂ©visĂ©e du 16 septembre 1959, hors quelques mots dâexorde en forme de bilan autosatisfait , fut toute entiĂšre consacrĂ©e à « un problĂšme difficile et sanglant (âŠ) : celui de lâAlgĂ©rie ». De Gaulle âque les membres de lâOAS devaient affubler du surnom, quâils voulaient ridicule, de « grande Zohra »- y posait pour la premiĂšre fois le principe de lâautodĂ©termination. Il reconnaissait aux hommes et femmes dâAlgĂ©rie le droit de choisir eux-mĂȘmes la voie quâils entendaient suivre au regard de leur lien avec la France. En « historien qui travaille depuis trente ans sur la guerre dâAlgĂ©rie et qui consacre pour la premiĂšre fois un livre au gĂ©nĂ©ral de Gaulle », Benjamin Stora considĂšre cette date comme un tournant dans la guerre dâAlgĂ©rie et entend faire partager cette conviction. Il fonde sa dĂ©monstration sur la littĂ©rature secondaire, sans âet câest un des reproches majeurs qui peut lui ĂȘtre formulĂ©- avoir consultĂ© de nouvelles archives ni apporter dâĂ©lĂ©ments nouveaux Ă ce quâun honnĂȘte homme amateur dâhistoire pouvait dĂ©jĂ savoir.
Sâil prĂ©vint son Premier ministre Michel DebrĂ©, câest seul que de Gaulle prit la dĂ©cision de franchir ce point de non-retour que reprĂ©sentait le mot dâ « autodĂ©termination ». Contrairement au personnel politique de la IVĂšme RĂ©publique, auquel lâancien diplomate RenĂ© Massigli reprochait en 1958 dâignorer le secret , le gĂ©nĂ©ral de Gaulle avait su rester discret ou ambigu sur ses intentions depuis son retour au pouvoir le 1er juin 1958. Des trois options envisageables âintĂ©gration/francisation, association et indĂ©pendance-, il aurait prĂ©fĂ©rĂ© trĂšs tĂŽt la seconde, sans pouvoir dĂ©savouer la premiĂšre aprĂšs son accession au pouvoir, sous peine dâembraser lâAlgĂ©rie au lendemain des Ă©vĂ©nements de mai 1958. Au sein du gouvernement que dirigeait Michel DebrĂ©, les partisans de lâintĂ©gration se trouvaient du reste reprĂ©sentĂ©s par Jacques Soustelle et Bernard Cornut-Gentille, tandis quâAntoine Pinay se montrait Ă tout le moins rĂ©servĂ© sur la perspective dâune Ă©volution « libĂ©rale ». Lâentourage du gĂ©nĂ©ral de Gaulle Ă©tait en revanche dominĂ© par les partisans de lâassociation ou de lâautodĂ©termination .Se dĂ©tachaient en particulier sur cet ensemble de collaborateurs les figures de Geoffroy de Courcel, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de lâElysĂ©e, et de Bernard Tricot . Benjamin Stora souligne que les notes de ce dernier exercĂšrent une influence sur le gĂ©nĂ©ral de Gaulle. PrĂ©cises et argumentĂ©es, elles envisageaient les diffĂ©rentes hypothĂšses dâĂ©volution institutionnelle de façon trĂšs pragmatique et concluaient Ă lâimpraticabilitĂ© de lâintĂ©gration.
En toile de fond : les mutations de la société française
AprĂšs avoir rĂ©glĂ© la focale sur le temps court de lâallocution, Benjamin Stora la dĂ©place sur le temps long des mutations françaises, au tournant des annĂ©es 1950-1960. Il discerne dans la sociĂ©tĂ© dâalors les signes dâun bouleversement trĂšs profond, entre tertiarisation de lâĂ©conomie, hausse brutale du taux dâĂ©quipement des mĂ©nages, gĂ©nĂ©ralisation des loisirs et montĂ©e de lâindividualisme. Outre quâil ne fait pas toujours lâĂ©conomie de gros lieux communs , lâhistorien simplifie peut-ĂȘtre Ă lâexcĂšs ce temps de transition oĂč deux temporalitĂ©s semblent se superposer. La France de 1959 nâĂ©tait certes plus cette nation peu ouverte au commerce international que la crise de 1929 avait mis longtemps Ă frapper, mais les changements qui lâaffectaient nâavaient peut-ĂȘtre pas encore bouleversĂ© les systĂšmes de valeurs et de reprĂ©sentations. Il suffit dâouvrir un journal de 1965 pour comprendre que ce temps-lĂ fut Ă la fois celui de Brigitte Bardot et du gĂ©nĂ©ral de Gaulle, sans que la silhouette galbĂ©e de lâune ait Ă©vincĂ© la raideur de lâautre. Sur ce terrain, on suivra plus volontiers Jean-François Sirinelli, qui parle des « vingt dĂ©cisives » Ă propos des annĂ©es qui courent entre 1965 et 1985 et dĂ©crit une mue progressive de la sociĂ©tĂ© française, dont les archaĂŻsmes Ă©taient loin dâĂȘtre dĂ©nouĂ©s en 1959 . A trop dĂ©crire cette annĂ©e-lĂ en rapide de lâhistoire, Benjamin Stora distrait le lecteur ou Ă©veille sa mĂ©fiance ; en brossant Ă gros traits le portrait dâune France qui change, veut-il convaincre que le choix de De Gaulle Ă©tait jouĂ© dâavance ?
Verbe du stratĂšge
Lâauteur livre en revanche une synthĂšse trĂšs convaincante sur le processus de dĂ©cision dans la France de la VĂšme RĂ©publique. Alors que les auteurs de la Constitution de la VĂšme RĂ©publique avaient peut-ĂȘtre souhaitĂ© concilier parlementarisme et stabilitĂ©, la lecture gaullienne des institutions les emportait dĂ©jĂ , en 1959, vers un prĂ©sidentialisme sans retour. Câest un pays suspendu au verbe gaullien, entre « la paix des braves » dâoctobre 1958, « lâautodĂ©termination » du 16 septembre 1959 ou le « quarteron de gĂ©nĂ©raux en retraite » dâavril 1961, que dĂ©crit un Benjamin Stora comme fascinĂ© par les origines charismatiques du pouvoir prĂ©sidentiel. En de Gaulle se croisaient les figures du gĂ©nĂ©ral victorieux (Alexandre), du prophĂšte (MoĂŻse) et du lĂ©gislateur (Solon), ainsi que lâavait observĂ© Raoul Girardet . Il fallait peut-ĂȘtre cette superposition de charismes aux origines diverses pour que lâindĂ©pendance algĂ©rienne ne fĂ»t pas ressentie comme une dĂ©robade par lâopinion publique. GĂ©nĂ©ral victorieux, de Gaulle lâĂ©tait toujours en septembre 1959, qui avait attendu dâenregistrer les succĂšs du Plan Challe pour sâexprimer sur lâautodĂ©termination. ProphĂšte, le chef de lâEtat semblait le redevenir lorsquâil envisageait un avenir de coopĂ©ration et de fraternitĂ© entre la France et ses anciennes colonies au sein de la CommunautĂ© quâavait crĂ©Ă©e la Constitution. Charles de Gaulle campait enfin en lĂ©gislateur quand il lança le Plan de Constantine en octobre 1958 pour illustrer la volontĂ© française de promouvoir des « Ă©lites musulmanes » et dâĂ©quiper lâAlgĂ©rie. Lâhomme qui reconnut aux AlgĂ©riens le droit de disposer dâeux-mĂȘmes en septembre 1959 nâĂ©tait donc pas acculĂ©. Il pensait au contraire avoir la situation en main malgrĂ© lâisolement international de la France sur le dossier algĂ©rien. Sa promesse dâautodĂ©termination nâen revĂȘtit que plus de poids. Benjamin Stora le montre : ce choix fut tout sauf un acte de faiblesse.
Lâembarras du mouvement nationaliste algĂ©rien
Le discours du 16 septembre 1959 surprit dâailleurs un mouvement nationaliste en pleine crise. Un groupe de dix colonels oĂč figurait le jeune Houari BoumĂ©diĂšne rĂ©flĂ©chissait alors Ă la refondation du Gouvernement provisoire de la RĂ©publique algĂ©rienne (GPRA), tandis que lâautoritĂ© de Ferhat Abbas se voyait notamment contestĂ©e par Krim Belkacem. La premiĂšre rĂ©action du FLN au discours sur lâautodĂ©termination frappe surtout par son caractĂšre tardif. Elle nâintervint pas en effet avant le 28 septembre 1959. Comment interprĂ©ter ces douze jours de silence ? Les nationalistes algĂ©riens pouvaient craindre une manĆuvre de De Gaulle visant Ă desserrer lâĂ©tau de rĂ©probation qui condamnait la France Ă la discrĂ©tion sur la scĂšne internationale depuis le bombardement de Sakhiet Sidi Youssef, le 8 fĂ©vrier 1958 . Leur rĂ©ponse se devait de reconnaĂźtre le nouveau rapport de forces, sans pour autant donner de nouvelles marges de manĆuvre au pouvoir mĂ©tropolitain. Ils tentĂšrent de reprĂ©senter lâ « autodĂ©termination » quâacceptait de Gaulle comme « le fruit de la lutte efficace du peuple algĂ©rien ». La guerre dâAlgĂ©rie ne sâachĂšverait pas en effet avec ce discours du 16 septembre 1959 que Benjamin Stora considĂšre comme « lâĂ©vĂ©nement politique majeur du conflit . Le souci de nĂ©gocier sous les meilleurs auspices allait conduire les forces en prĂ©sence Ă prolonger jusquâen 1962 une guerre qui ne disait pas son nom.
Le mystĂšre de Gaulle produit au total une impression contrastĂ©e. Lâauteur souhaitait porter lâĂ©clairage sur une allocution trop nĂ©gligĂ©e Ă son goĂ»t. Pari tenu ! Câest aisĂ©ment quâil convainc de lâimportance de lâallocution du 16 septembre 1959 ; mais les chercheurs nâapprendront rien de neuf de ce coup de projecteur. Il y a longtemps en effet que lâhistoriographie sâĂ©tait chargĂ©e de tirer le discours sur lâ « autodĂ©termination » des limbes de lâoubli. Pour peu quâon accepte toutefois de considĂ©rer que le livre de Benjamin Stora sâadresse en prioritĂ© au grand public, on le refermera sans sĂ©vĂ©ritĂ© particuliĂšre. Ni rĂ©vĂ©rence exagĂ©rĂ©e
Date de publication âą 07 octobre 2009
https://www.nonfiction.fr/article-2818-la_grande_zohra_vous_salue_bien.htm
David Valence est directeur-adjoint de la Fondation Charles de Gaulle.
Ses recherches portent sur l'histoire de l'Etat et de l'administration française, et plus spécifiquement sur le rapport des fonctionnaires à l'engagement politique. Il participe à l'équipe de recherche du programme ANR "Gaulhore (le gaullisme : hommes et réseaux)" depuis sa fondation en novembre 2007 et s'intéresse en outre à l'histoire du genre et des femmes.
Professeur agrégé d'histoire, il enseigne à Sciences-Po Paris depuis 2005. Il a également enseigné à l'Université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense (histoire moderne et contemporaine) en 2008-2009 et à l'Université d'Orléans (histoire contemporaine) en 2009-2010.
David Valence écrit pour nonfiction.fr depuis avril 2008. Il a été responsable du pÎle Histoire de nonfiction.fr de février 2009 à octobre 2010.
Il participe également au pÎle Gender studies et féminisme depuis octobre 2009 et est membre du conseil d'administration de nonfiction.fr depuis février 2010.
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