Ce trentième roman est un véritable « page-turner », un roman construit comme une horloge où il n'y a pas de temps mort. Le lecteur accroche dès les premières pages, intrigué par le personnage d'Adem Naït-Gacem, un original qui décide de quitter une vie confortable vers une vie d'aventure dont il n'aura aucun contrôle sauf celui d'oublier sa vie conjugale et sa vie d'enseignant. En effet, son épouse Dalal le quitte pour un autre homme. Le chaos s'installe alors dans son esprit, même s'il comprend le désir de sa femme de vivre une autre vie, d'être tombée amoureuse d'un autre que lui, d'être libre de faire ce qui lui plaît, de partir.
La douleur de l'abandon est si profonde qu'Adem se transforme en vagabond, survivant dans l'errance, dans des chemins improbables, rencontrant des personnages particuliers pour sa survie, tout en recherchant la solitude et l'abandon de soi. La trame psychologique se densifie tout au long du roman et les pensées les plus intimes alimentent une intrigue haletante, riche en soubresauts. La force de cette fiction se situe dans un mélange d'aventure, de sagesse populaire et de philosophie de vie.
Néanmoins, si Adem est le personnage principal, le personnage de Mika le nain est encore plus intrigant, car il incarne selon moi une symbolique particulière. Vu son physique disgracieux, sa force de caractère et sa générosité envers Adem l'errant, Mika joue le rôle d'un ange gardien, d'un sauveur, d'un bienfaiteur dans un monde de vilenie, de méchanceté, de trahison et de roublardise. Enfant rejeté par son père dès sa naissance, puis par sa mère, à cause de sa laideur et de son nanisme, adulte il ne sombre pas dans la revanche et ne se lamente pas sur son sort en devenant la bonté même. Il aime la nature, les gens, un vrai « candide ». En croisant la route de la vie cabossée d'Adem, il devient par la force de sa nature, son protecteur jusqu'à la fin du récit, fort en émotions.
Une histoire dans l'Algérie nouvellement indépendante
Yasmina Khadra crée avec brio à travers cette fiction un Don Quichotte et un Pablo Sanchez des temps modernes, un Don Quichotte et un Pablo Sanchez algériens. Deux personnages emblématiques qui errent à travers les campagnes d'une Algérie qui vient de se libérer du colonialisme.
L'histoire se déroule dans une période que Yasmina Khadra n'avait pas explorée littérairement jusque-là ; celle d'une Algérie nouvellement indépendance, car le récit se déroule en 1963, une année charnière, une année entre deux mondes, celui de la colonisation et celui de l'indépendance. Même si le temps historique n'est pas le sujet premier du roman, Yasmina Khadra contextualise par touche, avec des commentaires qui ne souffrent d'aucune ambiguïté, des mises en situation de faits sociaux, politiques et historiques avec le premier président algérien, Ahmed Ben Bella, cité dans le cadre de l'intrigue du récit. Mekki et son épouse Hadda hébergent Adem l'intellectuel, le lettré et qui accepte de les aider à écrire une missive de réclamation au président Ben Bella. Le romancier intègre de manière subtile des faits spécifiques à cette période historique. Par exemple, la ferme de Hadda et Mekki appartenait au grand-père de ce dernier.
Durant la colonisation, les colons avaient désapproprié ce dernier qui était devenu un ouvrier dans sa propre ferme. Juste avant l'indépendance, le petit-fils du colon propriétaire, Xavier, décide, par la voie d'un notaire, de remettre la ferme au nom de Mekki, de manière légale. Voilà qu'un commissaire politique peu scrupuleux, Ramdane Barra, décide de s'approprier la ferme, de mettre dehors Mekki et Hadda, sous prétexte que la ferme, ayant appartenu à un colon, est déclarée « bien vacant », après le départ de ce dernier d'Algérie en 1962. Ramdane Barra, le Mouhafed, prétexte que l'acte notarié n'est pas valide, car signé pendant la colonisation. C'est dans ce contexte qu'Adem, moyennant gîte et nourriture, écrit la lettre dénonçant l'abus de pouvoir du Mouhafed au président Ben Bella.
Contrarié, ce Mouhafed véreux incarcéra Adem illégalement, car il a développé une grande haine contre ce « clerc en écriture », une attaque qui remonte à la guerre de libération. Ramdane Barra hurle : « Nous avons liquidé une bonne partie dans le maquis, mais la purge en a laissé filer quelques-uns qui, aujourd'hui, s'improvisent en défenseur des veuves et des orphelins et fourrent leur nez dans les affaires qui ne les concernent pas. »
Le rappel d'une page douloureuse de la guerre d'indépendance
Yasmina Khadra rappelle par le biais de ce Ccommissaire politique gourmand une page d'histoire douloureuse de la guerre d'indépendance. Il immerge ainsi le récit dans un temps historique où l'analphabétisme et la naïveté du petit peuple étaient une réalité, où les marabouts étaient puissants, où les aînés avaient une grande influence dans les villages reculés.
Yasmina Khadra dépeint la place et l'inscription de la femme dans une société traditionnelle et religieuse. Par exemple, le charretier qui transporte Adem n'arrive pas à concevoir que ce dernier ait laissé partir son épouse Dalal avec un autre homme, sans réagir en tant qu'homme ! La logique pour lui aurait été de se venger, voire de la tuer pour sauver l'honneur. Dalal était l'espoir de l'Algérie nouvellement indépendante, une symbolique enterrée par un « code de la famille » qui maintient la femme algérienne dans une position de mineure à vie.
Les traces de Frantz Fanon
Le Sel de tous les oublis est construit sur une trame simple, celle de l'errance d'Adem à travers les villages des hauts plateaux, dans l'arrière-pays de Blida, tout en étant un récit en nuances, avec plusieurs niveaux de lecture, en tiroir comme lorsque Adem fuit le village d'Oued Mazafran et se retrouve camisolé à l'hôpital Joinville de Blida. Yasmina Khadra introduit dans le contexte les traces de Frantz Fanon quand celui-ci soignait des victimes de la torture et de la guerre.
Adem observe cette fois des internés identiques à ceux décryptés dans Les Damnés de la terre : des malades mentaux victimes d'une guerre qui a duré sept ans et dont les conséquences psychiques sur la population et sur les combattants restent visibles. Adem refuse d'être interné et mis sous calmants. Remis par la police à l'hôpital psychiatrique, car il gisait sur la voie ferrée près de la gare de Blida, complètement ivre, d'où la méprise.
Ainsi, l'Histoire s'immisce dans un récit avec des personnages de chair et de sang, des personnes authentiques, qui dévoilent avec subtilité leurs pensées et leurs humeurs, devenant attachants comme Adem, Mika et Hadda. Le Sel de tous les oublis est une fiction accomplie qui confirme l'art de raconter des histoires de Yasmina Khadra qui transporte l'imaginaire du lecteur par le conte, la poésie, le réalisme des plus crus et des scènes les plus osées, rares dans la littérature d'Algérie. Un roman qui dépeint la vie et ses aléas dans une Algérie à l'aube de tous les espoirs.
* Professeur de littératures coloniales et postcoloniales à l'université d'Angers.
** Yasmina Khadra, « Le sel de tous les oublis », Paris Julliard, août 2020 et Alger, Casbah Éditions, août 2020.
Publié le
Par Benaouda Lebdai
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