e brigadier-chef Benmohamed a dénoncé à ses supérieurs un système de maltraitance et de racisme au dépôt du Tribunal de Paris. Aucun policier n’a été sanctionné. Pire, sa hiérarchie et le cabinet du préfet Lallement ont tenté d’enterrer l’affaire.
C’est une affaire que la hiérarchie policière voulait à tout prix étouffer. Depuis près de trois ans, le brigadier-chef Amar Benmohamed, responsable d’une unité au sein du Tribunal de grande instance de Paris (TGI), dénonce de très nombreux faits de maltraitance au sein du dépôt (1). Dans les cellules des retenus, convoqués devant un juge : humiliations, insultes souvent racistes ou homophobes, privations de nourritures ou d’eau, refus de soins médicaux par les policiers… Au quotidien. Les faits sont confirmés par d’autres fonctionnaires. Il y aurait eu plus de mille victimes, selon le lanceur d’alerte.
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Pourtant, dans un document destiné à l’IGPN (la police des polices), un haut gradé s’attaque vertement à ce policier lanceur d’alerte dont il critique « le manque de loyauté ». En filigrane, il semble réclamer des sanctions contre le brigadier-chef Amar Benmohamed plutôt qu’à l’encontre des fonctionnaires racistes. Ce commissaire divisionnaire écrit :
« Indépendamment de la véracité des faits dénoncés, la méthode utilisée par Benmohamed pose réellement question. Son manque de loyauté et sa méfiance viscérale envers la hiérarchie du service dénotent un état d’esprit qu’il convient de dénoncer. Nous ne pouvons nous satisfaire du chantage qu’il met en oeuvre. »
Au lieu d'être soutenu par sa hiérarchie, Amar Benmohamed a été visé. Comme sur ce document destiné à l'IGPN où un commissaire divisionnaire critique son « manque de loyauté ». / Crédits : DR
« À partir du moment où tu dénonces un problème dans la police, tu deviens le problème », soupire le brigadier-chef Amar Benmohamed, posé dans une salle de la rédaction de StreetPress. Si le lanceur d’alerte a décidé de témoigner à visage découvert, c’est qu’il a épuisé tous les recours internes. Comme le démontrent des documents que StreetPress s’est procuré, les faits dénoncés sont connus de toute la hiérarchie policière au sein du dépôt. Le brigadier-chef explique qu’ils sont remontés jusqu’au cabinet du préfet de police de Paris, Didier Lallement. Pourtant ils ont été étouffés (2). Depuis les premiers signalements à l’IGPN en 2018, aucune sanction n’a été prise et la justice n’a pas été saisie (4).
Arié Alimi, l’avocat du brigadier-chef, tonne :
« La volonté affichée des autorités judiciaires et policières de dissimuler et d’étouffer ce système délictuel est aggravée par les mesures de rétorsions prises contre les policiers courageux qui tentent de s’y opposer ou de les dénoncer. La volonté de réduire mon client au silence est manifeste et constitue en soi une nouvelle infraction pénale qui ne saurait perdurer. »
Tout pour étouffer l’affaire
Le 12 mars 2019, aux alentours de 2h du matin, dans l’enceinte du TGI, une énième insulte raciste d’une gardienne de la paix sur un homme enfermé fait sortir de ses gonds le brigadier Benmohamed (3). Tout comme l’apathie des gradés face à la situation. Cela fait deux ans qu’il dénonce ce genre de comportement auprès de ses supérieurs. Sans succès. Alors cette fois, il prévient qu’il compte grimper dans les étages du palais de justice pour alerter les magistrats des délits qui sont commis dans leur tribunal. Afin de calmer ses ardeurs, son supérieur lui demande de rédiger un rapport. Amar Benmohamed s’exécute. Mais au lieu de ne l’envoyer qu’à son N+1, comme c’est l’usage, il envoie le document à plusieurs officiers, avant de rentrer chez lui. « Je me dis que je vais revenir en fin d’après-midi pour en discuter avec eux et que je vais pouvoir dormir un peu », se rappelle-t-il.
Amar Benmohamed se met à table. / Crédits : Yann Castanier
Au dépôt, la situation est vécue comme une déclaration de guerre. Le commandant d’Amar lui demande immédiatement de faire demi-tour – « C’est urgent, le patron veut vous voir » – et convoque une réunion de crise. Autour de la table, le commandant du dépôt, celui du Service de sûreté et de garde au tribunal de Paris (SGSTP), et d’autres gradés. Ils lui intiment l’ordre de ne pas ébruiter l’affaire en dehors de la police nationale, en maniant habilement la carotte et la bâton.
« On m’a dit : “Pensez à l’institution”, “pensez collectif”, “vous avez bien fait”, “on va tout changer”. »
Ils lui promettent aussi « des problèmes » s’il prévient un juge. Il faut préserver les bonnes relations avec les étages supérieurs, lui dit-on. Le mieux serait donc que les magistrats ne sachent pas ce qui se passe sous leurs pieds. La présidence du tribunal confirme à StreetPress qu’elle n’a pas connaissance des faits évoqués (1). Ni l’équipe de Stéphane Noël, l’actuel président du TGI de Paris, ni celle de son prédécesseur n’ont été alertées. La présidence s’indigne :
« Si ces faits sont avérés, c’est totalement inacceptable. »
Une situation qui écoeure le brigadier-chef. « Les officiers de police judiciaire sont tenus d’informer le procureur de la République des crimes, délits et contravention dont ils ont connaissance », s’étrangle Amar Benmohamed qui insiste :
« On est sur un délit constitué aggravé, on est théoriquement obligé de signaler à la justice. »
La préfecture au courant
La hiérarchie policière a pourtant conscience de la gravité de l’affaire. Lorsqu’Amar Benmohamed est convoqué quatre mois plus tard au sein des locaux de l’IGPN, il est auditionné par la commissaire divisionnaire, cheffe du deuxième cabinet de la police des polices en personne. Pour qu’un officier de ce grade recueille directement un témoignage c’est que l’affaire est sensible, confirme un habitué de la maison. Mais le brigadier-chef Benmohamed déchante rapidement. On lui présente une « lettre de saisie » qui émane directement du cabinet du préfet Lallement (le dépôt du TGI est sous la responsabilité de la préfecture), raconte-t-il. Le document demande à l’IGPN de procéder aux actes d’enquêtes nécessaires pour faire toute la lumière sur les faits de racisme et de maltraitance. Pour Amar Benmohamed, saisir l’IGPN sans alerter la justice c’est en fait, encore une fois, un moyen d’enterrer l’affaire. L’IGPN seule « ne peut qu’auditionner et rien d’autre », explique Amar. Il n’y a pas « de garde à vues, de perquisitions ou une quelconque coercition » :
« Normalement, on ouvre en judiciaire [c’est-à-dire qu’on alerte la justice, ndlr] pour des faits graves et on avise le procureur. »
L’IGPN a toutefois procédé à plusieurs dizaines d’auditions. Selon nos informations, plusieurs fonctionnaires de police auraient confirmé les faits au cours de leurs entretiens. Pourtant, un an après les faits, aucun magistrat n’est saisi. Aucune sanction n’a été prononcée.
Durant l'été 2019, l'IGPN a auditionné plusieurs dizaines de policiers au dépôt. Pourtant, un an après les faits, aucune sanction n'a été prononcée. / Crédits : DR
Harcelé par sa hiérarchie
Ce n’est pas la première fois que la parole d’Amar Benmohamed est étouffée. À l’été 2018, il prévient son supérieur hiérarchique puis l’IGPN que des vols d’argent et de petits matériels informatiques sont commis au sein du dépôt. Les fonctionnaires véreux ciblent les non-francophones enfermés [ lire notre enquête ]. Il est auditionné, à plusieurs reprises, par la police des polices. Déjà à l’époque, d’autres fonctionnaires confirment les faits. Pourtant, aucune mesure n’a été prise contre les policiers mis en cause.
Pire, cinq semaines après avoir signalé ces vols, c’est Amar qui fait l’objet d’une enquête pour non-respect de la chaîne de commandement par l’unité de récompense et de discipline (URD). Il lui est reproché de ne pas avoir avisé sa hiérarchie avant d’être auditionné par l’IGPN ! C’est faux et il peut le prouver. L’enquête sera classée, mais personne au sein de sa hiérarchie ne l’a défendu.
À partir de son premier témoignage chez à l'IGPN à propos des maltraitances et du racisme envers les déférés au dépôt du tribunal, il subit des « humiliations multiples » de sa hiérarchie, proches du harcèlement. / Crédits : Yann Castanier
À partir de ce premier témoignage chez les boeufs-carottes, il subit des « humiliations multiples » des gradés qui, mises bout-à-bout, se transforment en véritable harcèlement. Amar égrène les exemples les uns après les autres : « On m’empêche d’avoir une adresse mail professionnelle et même un tampon de signature, mes demandes de stage sont refusées, on me reproche de faire des heures supplémentaires… ».
Le brigadier-chef Benmohamed dirige l’unité de transfèrement. Avec ses effectifs, il est chargé d’emmener les personnes condamnées du dépôt aux différentes prison d’Île-de-France. En avril 2019, il apprend que son supérieur lui interdit de participer physiquement aux transferts de détenus. Il doit « rester au bureau » pour s’occuper de la gestion. Amar le « conjure » de revenir sur sa décision dans un mail. Il explique notamment que « les trois-quarts de ses effectifs sont stagiaires ou de très jeunes gardiens de la paix titulaires » et qu’aller sur le terrain avec eux répond « à un souci évident, logique de formation et de contrôle ». La réponse de son chef tombe quelques heures plus tard. Sans nier les faits, elle est lapidaire :
« Chef, si vous avez des remarques à faire, c’est sous forme de rapport. Pour le reste, il vous est demandé d’appliquer les instructions reçues. »
En avril 2019, Amar apprend que son supérieur lui interdit de participer physiquement aux transferts de détenus. Il demande diplomatiquement à sortir avec ses collègues. La réponse de son chef est lapidaire. / Crédits : DR
Le même commandant va jusqu’à faire fuiter au sein du service des noms des fonctionnaires convoqués devant l’IGPN pour confirmer les accusations portées par Amar Benmohamed. Ainsi, en novembre 2019, il transfère un échange avec la police des polices à une bonne partie du dépôt et notamment des personnes impliquées dans les faits dénoncés. La confidentialité de l’enquête est mise en danger et la fuite n’est colmatée en catastrophe qu’une quarantaine d’heures plus tard. Comme le montre un échange consulté par StreetPress, un major a dû effacer le mail du commandant et a demandé à trois membres du dépôt « de n’en parler à personne et de faire comme s’ils n’avaient jamais été au courant du courriel ».
Fin juin 2020, nouveau coup bas. Sa hiérarchie décide de lui coller une convocation chez le médecin. En raison d’un arrêt maladie, il ne peut s’y rendre. Mais le brigadier-chef craint que le commandement tente de le faire passer pour fou. Incroyable ? Pas vraiment. Une note, que StreetPress s’est procurée, révèle qu’un de ses supérieurs a déjà envisagé de le faire taire par ce biais en mai 2019. Amar Benmohamed rédige un rapport détaillant des problèmes dans les délais de transferts des détenus. Le sujet, pourtant plutôt technique, met en rogne ce commandant divisionnaire. En pied du rapport, le gradé visiblement très courroucé ajoute une annotation manuscrite et signée par laquelle il demande la « présentation du M.Benmohamed à médecin pour avis sur son état psychologique ». Le gradé fera finalement machine arrière.
En mai 2019, Amar Benmohamed pointe que les délais de transferts des détenus au tribunal sont trop longs. Le sujet met en rogne un commissaire divisionnaire qui demande par écrit sa présentation à un médecin « pour avis psychologique ». / Crédits : DR
« Je ne parle pas ici, il y a des balances »
Le brigadier chef subit aussi les brimades de ses collègues :
« Dans la boîte, si tu écris contre un collègue, tu deviens une balance et cela te suivra toute ta vie. »
Certains arrêtent de lui dire bonjour, voir refusent de lui adresser la parole. Parfois, quand il entre dans une pièce, il entend des phrases comme : « Je ne parle pas ici, il y a des balances ». Ou des policiers débarquent dans le bureau des gradés pour parler de certains problèmes avant de lancer à son intention :
« On va encore se faire dénoncer ».
Finalement, aucun des policiers concernés par ces faits délictueux n’ont été sanctionnés. Sur la vingtaine de fonctionnaires, dix ont obtenus une mutation à un poste convoité à la rentrée 2019. Quatre des supérieurs directs de ces policiers, témoins réguliers des faits, ont également obtenu une promotion au grade supérieur. Le brigadier-chef Amar Benmohamed a lui décidé de déposer une plainte avec constitution de partie civile pour les faits de harcèlements à son encontre, annonce à StreetPress son avocat Arié Alimi.
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(1) Le dépôt a été renommé Compagnie de Gare de la Zone d’Attente (CGZA). Dans la mesure où les personnes que nous avons interrogées continuent de l’appeler « dépôt », nous avons choisi de garder ce terme dans notre enquête.
(2) Contacté par StreetPress, le ministère de la Justice a transmis nos questions au parquet, « seul habilité à répondre si une enquête est en cours » (ce qu’ils ne précisent pas). Ce dernier explique « que l’ensemble des faits portés à la connaissance du parquet a donné lieu à des enquêtes judiciaires, confiées à l’IGPN. » Selon une autre source, n’ont été portés à la connaissance du parquet que des faits isolés : « Il n’y a, a priori, pas d’enquête chapeau qui porterait sur des faits commis par un groupe sur une période », témoigne notre source.
Le parquet nous apprend en outre que « six représentants du contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) ont effectué du 7 au 9/10/19 une visite complète des locaux du dépôt à la suite de laquelle ils ont adressé un rapport provisoire en date du 19/12/19 aux chefs des juridictions ». Ce rapport n’est pas encore public, précise à StreetPress le CGLPL. Comme évoqué plus haut, la présidence du Tribunal de grande instance (TGI), a déclaré à StreetPress qu’elle n’a pas connaissance des faits évoqués. Ni l’équipe de Stéphane Noël, l’actuel président du TGI de Paris, ni celle de son prédécesseur n’ont été alertées (la présidence précise cependant avoir été alertée à deux ou trois reprises de faits isolés. « Si les faits que vous rapportez sont avérés, c’est totalement inacceptable », complète la présidence.
La préfecture de police de Paris, de son côté, se déclare « particulièrement sensibilisée au suivi et à l’encadrement de jeunes personnels » et assure par ailleurs que « lors d’un signalement d’un fait pouvant revêtir d’une qualification pénale, la Justice est avisée par la hiérarchie policière, le parquet décide alors de saisir le service le plus adapté aux investigations, y compris l’IGPN le cas échéant. La préfecture de police, compte tenu du principe du respect du secret de l’enquête ne fera pas de commentaires sur les procédures judiciaires en cours. » .
(3) Amar Benmohamed est syndiqué. Il est délégué unité SGP Police.
(4) Suite à nos révélations, la préfecture a annoncé le 27 juillet qu’un conseil de discipline se tiendra en septembre 2020 pour un fonctionnaire et que des blâmes et avertissements sont en cours de notification pour cinq autres policiers. Lorsqu’elle a répondu à nos questions le matin du 27 juillet, la préfecture ne nous a jamais informé de ces mesures.
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27 / 07 / 2020
Par
Outre les « violences volontaires », l’enquête ouverte par le parquet de Paris s’intéresse aux « injures publiques en raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion » des retenus, ainsi que des « injures publiques à raison du sexe ou de l’orientation sexuelle ». Dans cette enquête, StreetPress révèle en effet de nombreuses insultes racistes comme : « Ferme ta gueule, sale bougnoule », « nègro », « sale race ». Plus terribles encore : « Je te lancerais tout ça dans la Seine », « Si on me laissait faire, je mettrais le feu à toutes ces merguez ». Mais aussi des insultes homophobes.
« Au total, sur un peu plus de deux ans, plus de mille prévenus ont été maltraités. C’est même sans doute plus », estime le brigadier-chef Amar Benmohamed dans notre enquête. En parallèle, la Défenseur des droits a également décidé d’ouvrir « une enquête relative aux faits » révélés par StreetPress.
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