Un beau passage d'histoire coloniale, très méconnu l'imposition d'un état civil à ce qu'on appelait les indigènes.
« Nomen nescio »
Avant d’imposer un nom, les États autoritaires veillent à nier le nom, nomen nescio ("je ne sais pas le nom"), N.N. : Vladimir Jankelevitch (Le Nouvel Observateur, mai 1978) rapprochait ces initiales de celles de Nacht und Nebel (qui signifiait qu’aucune information ne serait donnée sur les personnes arrêtées). Ainsi, ce sont des cohortes d’êtres humains allant à la mort avec, pour toute identification, un numéro tatoué sur le bras. On pense aussi à la consigne de Franco de ne pas tenir l’état-civil des républicains exécutés, enfouis dans des charniers. Il en fut de même lors du nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine, ainsi que pour les disparus au Guatemala, en Argentine, au Chili, tous enterrés dans des tombes anonymes avec pour seule indication : « N.N. ».
Selon l’anthropologue Tassadit Yacine, spécialiste du monde berbère, le système colonial français a imposé des noms aux Algériens qui n’en avaient pas : le boiteux, la puanteur, le muet, le moustachu, le borgne ou des noms d’animaux en français ou en arabe (châdl, le singe, donnant Chadli ; Rasekelb, le chien). S’il ne s’agissait pas d’un patronyme ridicule, c’était l’appartenance ethnique qui servait à nommer : Kebayli (le Kabyle), Aârab (l’Arabe) ou Tarki (le Turc). Le nom retenu était parfois celui du maître (2). Certains noms impossibles avaient pu être donnés par des Algériens eux-mêmes qui voulaient se moquer de l’officier d’État-civil ou qui donnaient un nom que ce dernier n’avait pas compris. Car les populations d’Algérie résistèrent à cette volonté coloniale d’imposer des noms.
Il fut même un temps où, en Grande Kabylie (massif du Djurdjura), les habitants étaient nommés selon un principe d’étiquetage-quadrillage : dans un village, tous avaient des noms commençant par A (Aberkan, Azzam,…), dans le suivant par B, et ainsi de suite (toutes les lettres de l’alphabet français y passaient), ce qui permettait de savoir d’où les individus étaient originaires. Des agents de l’État-civil venaient dans les villages distribuer les patronymes ! Selon le démographe et historien Hervé Le Bras, ce procédé a été utilisé jadis dans certaines régions françaises, en particulier en Bretagne.
« SNP »
Mais sans doute le pire a été de décréter qu’aucun Algérien ne devait être sans nom patronymique. Comme beaucoup n’avaient que des prénoms (s’enchaînant parfois avec ben, fils de : Ahmed ben Mohamed ben Malik, ce qui indiquait une filiation sur deux ou trois générations) alors apparut dans des documents officiels, pour nommer ces gens-là, le sigle S.N.P., le plus souvent SNP ou carrément Sans Nom Patronymique, Essennepet ou Sanpé, termes qui pouvaient être retranscrits sur les cartes d’identité.
En effet, une loi, débattue à l’Assemblée nationale française en février 1882, a prévu d’imposer à chacun de posséder un nom, personne ne pouvait être « sans nom patronymique » : elle n’impose pas explicitement qu’en l’absence de nom, l’individu devrait s’appeler SNP, mais c’est ce qui se produisit. Ainsi furent-ils nommés, y compris dans des documents officiels. Lors des débats parlementaire (3), la gauche de l’époque réclame que des noms soient donnés aux indigènes, pour faciliter l’achat des terres aux Arabes, rappelant qu’un décret de 1808 a forcé les Juifs de France « à prendre un nom patronymique et que ce décret a été exécuté sans difficulté ». Un général de division, très à droite, s’y oppose en invoquant le fait que les Arabes, redoutant des tremblements de terre et compte tenu des conditions « climatériques » (sic), dont les fortes chaleurs, vivent sous tente et « cette vie sous tente rend l’immatriculation très difficile ». Dans la mesure où les Arabes en sont « réduits presque à se nourrir de chair humaine », il est peu vraisemblable qu’« ils penseront à faire régulariser leur carte d’identité ». Manifestement, il craint des troubles, rappelle que Philippe II d’Espagne a tenté de le faire en 1566 en Espagne sans jamais pouvoir y parvenir, ce qui le conduisit à expulser les « Mauresques » du territoire (4). La loi fut votée le 23 mars 1882. Une loi précédente, de 1873, ayant pour but de « franciser » les terres en Algérie, avait déjà exigé que les propriétaires indigènes disposent d’un patronyme.
Un bandit d’honneur, Ug Zelmad ou Messaoud Ben Zelmat, s’oppose dans les Aurès, de 1917 à 1921, à l’État colonial qui le combat comme un bandit, tandis que les populations locales voient en lui un justicier (qui redistribue aux pauvres ses prélèvements sur les riches). Un film sur ses exploits a été réalisé par Abderrazak Hellal en 1984 : SNP Messaoud Benzelmat. Certains le considèrent comme un précurseur de la résistance à l’occupant. Un de ses collègues, dans le sud des Aurès, se nomme, lui, S.N.P. Salah Ben Mohamed Améziane (dit Moumesrane). Ainsi, on le voit, malgré un nom assez long, cela ne suffisait pas à faire un patronyme. Dans Parcours maghrébins (avril 1987), Abderrazak Hellal a publié un texte, Benzelmat mort ou vif (cité par Malek Chebel dans son Dictionnaire amoureux de l’Algérie, 2012) : évoquant les Aurès où se déroule l’épopée de Benzelmat, il écrit que « l’histoire dans cette contrée se répète après les légions romaines, des bataillons catapultés de France foulèrent cette terre, ils cernèrent les Chaouis, les appelèrent comme partout ailleurs en Algérie « sans nom patronymique », ils tentèrent d’effacer leur langue, leurs coutumes, leur religion. A l’encre noire, ils les couchèrent sur des registres ». Les plus valeureux résistèrent, se révoltèrent, « prémices de la grande guerre ».
La consultation de Gallica (la BNF en ligne) permet d’accéder à des journaux anciens où, lors des ventes immobilières aux enchères en Algérie, on constate que des expropriés indigènes se nomment SNP. Ainsi, dans la Gazette algérienne du 4 juillet 1896, dans l’annonce de la vente d’une maison par licitation, les trois co-propriétaires sont SNP ! M. El Hadj Youssef ben Mohamed et son épouse Mme Lalla bent Amor ben Hamou ben Ayoub se sont vus tous deux imposer le fait qu’ils étaient… sans nom patronymique ! Tous ces prénoms étaient ceux des ancêtres, aucun ne pouvait être considéré comme un nom transmissible. Un juriste cependant, dans la Revue algérienne et tunisienne de législation et de jurisprudence (année 1886) estimait qu’un Algérien naturalisé pouvait avoir pour nom tout simplement son dernier prénom : selon lui, la naturalisation empêcherait que son patronyme soit désormais modifié.L’Écho d’Oran du 22 octobre 1912 : cour criminelle de l’arrondissement de Mascara, au milieu de plusieurs poursuivis pour meurtres, « Moussa ben Brahim (sans nom patronymique) » pour vol qualifié. Raymond Féry, qui se qualifiait lui-même « médecin de colonisation », décrit son expérience dans les Aurès (précisément à Arris, vers 1937) dans un livre intitulé Médecin chez les Berbères (1986). Il ironise sur son infirmier-interprète qui lui annonce que le prochain patient se nomme Sen’pi Mohamed Ben Ali (en réalité SNP comme indiqué sur le livret militaire de cet ancien tirailleur). Il précise qu’en ces temps-là, « les habitants des Aurès n’avaient en règle générale point de patronyme ». Dans une base de données des dossiers individuels des condamnés au bagne de la Guyane française (dont manifestement nombreux Algériens), je relève des SNP parmi les bagnards jugés en 1918 comme SNP Mohamed ben Ammar ou SNP Mohamed ben Hadjeren (tandis qu'étrangement Mohamed ben Mohamed n’est pas SNP).
On le sait, durant les deux guerres mondiales, les Algériens furent massivement enrôlés. Lors de la Seconde, 340 000 hommes. Dans la longue première liste de prisonniers de guerre que la Wehrmacht adresse à la France le 17 septembre 1940, nombreux sont originaires d'Algérie, parmi eux des Sans Nom Patronymique (voir document joint). 130 000 tirailleurs algériens de la 1ère armée débarquent en 1944 en Provence : beaucoup seront tués, parmi eux quelques SNP comme Mohamed SNP Madani, selon le registre officiel, mort lors de la bataille de Kilstett dans le Bas-Rhin (la stèle du monument aux morts indique : Mohamed Ben Madani, comme pour éviter l’indignité de « SNP »). Pendant la guerre d'Algérie, certains combattants du FLN n’avaient pas de nom reconnu par l’État français : ainsi, l’ancien adjoint au maire libéral d’Alger, Jacques Chevalier, se nommait SNP Mustapha Ben Mohamed. Suspecté d’avoir monté un réseau terroriste, il fut arrêté et torturé (cité dans D'une rive à l'autre : la guerre d'Algérie, de la mémoire à l'histoire, par Gilles Manceron et Hassan Remaoun, éd. Syros, 1993). Dans un texte paru dans L’Humanité le 18 décembre 2000, un ancien appelé, Raymond Falaise, témoigne de la torture et des exécutions sommaires (y compris sur des appelés algériens). Il dit que la sécurité militaire à Saïda (il y était affecté) considérait les « Mohamed SNP » par définition comme des suspects. Dans le travail de recherche considérable entrepris par l’association 1000autres (Alger 1957, des Maurice Audin par milliers), on dénombre 16 disparus qui se nommaient SNP (dont SNP Mohamed ben Mohamed, SNP Benlakhdar Bouallem Bendjelloul, SNP Djamila bent Mohamed, et ci-jointe fiche de SNP Mohamed ben Amirouche sur le site "1000 autres", avec photo d'un document officiel où ce disparu est nommé SNP ).Certains se retrouvaient affublés de trois autres lettres, FMA (pour Français Musulmans d’Algérie), comme l’indique Maurice Brunetti, dans La Vigne de Léon (Delérins, 1997), où l’un de ses personnages se nomme SNP FMA Mahjoub.
Sur Internet, on découvre des photos de classe de cours complémentaires (rattachés à une école primaire de Philippeville, actuelle Skikda), des années 1959/1962 où des élèves sont désignés ainsi : « SNP (Sans Nom Patronymique »), à côté de Yves Augier et d’un rare « El Mokli ».
Dans Les 1001 années de la nostalgie (Gallimard), qui se déroule dans les années 1970, l’écrivain algérien Rachid Boudjedra met en scène un personnage, Mohamed S.N.P., qui mobilise les villageois contre un gouverneur contesté et est en quête d’une identité et d’une filiation, malgré une mère, Messaouada S.N.P., particulièrement aimante et active. Michel Jourdain, décrit Une petite ville au bord du désert (sous-titre : Une histoire vraie, éditions Champ Vallon, 2001), où les personnes qui y vivaient n’avaient qu’un prénom et toutes le même nom bien que n’étant pas de la même famille, « même si, la plupart du temps, elles appartenaient à la grande famille des pauvres » : ce nom unique était S. N.P. (S.N.P. Zohra, S.N.P. Nourredine). Il semble que des enfants nés sous X aient été également nommés SNP, y compris au début de l’Algérie indépendante, si l’on en croit Fatiha Talahite (CNRS), dans un texte intitulé L’Alibi féministe (revue Mouvements, 1998).
En 2005, Messaoud Benyoucef écrit une pièce de théâtre, Au nom du père, qui met en scène l’histoire compliquée d’un fils de harki, qui joue les espions en infiltrant les milieux islamiques, puis en adhérant à leur cause avant de revenir à la case départ. Créée par la Compagnie Bagages de Sable au théâtre Le Passage à Fécamp, elle fut jouée dans plusieurs salles mais contestée par l’association Générations Mémoire Harkis, portant plainte en diffamation pour l’image qui était ainsi donnée des harkis et de leurs enfants (déboutée par le tribunal correctionnel de Paris). Le personnage principal, qui se prénomme Ali ou Alain, peut-être Elias, refuse le nom de son père et celui que lui impose l’État : il se revendique… Sans Nom Patronymique et exige d’être appelé ainsi !
Dans un livre paru l'an denrier, Luce Rostoll décrit deux personnages, Djilali et Zina, tous deux se nommant SNP, d’où le titre du roman SNP, tout simplement (éd. Az'art atelier). Deux êtres « sans nom » dans un pays déchiré. L’éditeur précise que « cet acronyme accolé au prénom usuel constituait l'identité officielle attribuée à certains Algériens dont la filiation paternelle n'avait pu être établie lors de leur enregistrement à l'état civil par les fonctionnaires français ».
En réalité, SNP ne signifiait pas que la filiation n’était pas établie : c’est l’administration coloniale qui décrétait que l’individu n’avait pas un patronyme satisfaisant, qui lui refusait son nom, alors qu’il en avait un. Il avait même une filiation bien établie. Dans L’Algérie, cultures et révolution (au Seuil, 1977), Bruno Etienne, anthropologue et sociologue renommé, relève le mépris et l’ignorance de l’État colonial qui attribuait ainsi le sigle SNP « à des gens qui connaissaient, oralement, leur généalogie sur plusieurs générations, la rattachant parfois à une chaîne d’ancêtres ». « Qui remontait jusqu’au Prophète ! », ajoute l'universitaire.
Et en Métropole ?
Je relève dans un journal d’annonces légales de Seine-et-Marne, Feuille de Provins, du 15 avril 1854 (sur Gallica et Retronews) la vente d’une terre effectuée par un « M. Victor, sans nom patronymique ».
Le journaliste Alexis Danan, qui s’est mobilisé avant-guerre en faveur de l’enfance maltraitée et abandonnée (des associations encore aujourd’hui portent son nom), lance, dans Paris-Soir du 6 septembre 1939, un appel aux lecteurs : « adoptez un soldat sans parent pour la durée de la guerre ». Il convoque ses souvenirs de la Première, en 1915, et son camarade "Georges" : « c’était tout son nom. Je le savais valet de ferme. Mais j’ignorais dans ce temps que les « enfants trouvés » de l’Assistance publique fussent sans nom patronymique ».
Dans Pickpockets, vingt ans de flagrants délits : un flic parle, François Abjean raconte l’arrestation de deux pickpockets aux Puces de Clignancourt : l’un d’eux refusant de donner son nom, il est alors déféré au parquet sous l’appellation SNP.
Un site de généalogie (Geneanet) dénombre 700 personnes portant le nom de SNP en France (surtout dans la région de Montbéliard et de Saint-Jean-de-Maurienne), 41 aux Baléares, 2 en Italie. Sans date, le document n’indique pas si ce dénombrement reste d’actualité. Le site Filae dénombre en France 1204 personnes portant le nom de SNP, nées depuis 1890. En 2002, dans une cité de la banlieue lyonnaise, j’ai interrogé une femme d’origine algérienne, la soixantaine, qui m’a confirmé que quelques années auparavant plusieurs Algériens se nommant SNP vivaient dans ce quartier.
L’Instruction Générale Relative à l’État-civil (IGREC) en vigueur insiste, à destination des officiers d’État-civil, sur le fait que chaque citoyen doit posséder un nom patronymique. L’article 532 stipule précisément que « si l’intéressé n’a pas de nom patronymique, il convient de le désigner sous les autres vocables par lesquels il est identifié ; il n’y a jamais lieu de porter une mention telle que “ sans nom patronymique ” ». L’article 717, concernant « les personnes, anciennement de statut local algérien », précise que « s’ils sont dépourvus de nom patronymique, il leur est attribué comme nom le ou les vocables qu’ils partagent avec leur père, même s’il ne s’agit pas d’un nom à proprement dit. Ce vocable peut être un prénom, un nom de tribu ou de région, voire un surnom. Le mot “ Ben ” qui ne constitue pas au sens strict un élément du nom (…) n’a pas en principe à être reproduit dans leurs actes de l’état civil. Il en est toutefois différemment s’il est établi, y compris par l’usage, que ce mot est réellement intégré dans le nom et si l’intéressé en fait la demande. »
En Algérie aujourd’hui
De son côté, l’Algérie, par une ordonnance du 26 septembre 1975, a fait en sorte que quiconque n’avait pas de nom (et continuait à s’appeler SNP) devait en acquérir un. Les registres d’État-civil ne doivent plus reproduire ce sigle.
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(1) Voir le beau livre, fort documenté, de Nicole Lapierre, Changer de nom, Stock, 1995 et Folio Gallimard 2006.
(2) Dans les Antilles et en Guyane, même procédé : des anciens esclaves affublés de noms ridicules (Trouabal, Crétinoir, Pasbeau, etc), du nom de leur maître ou de l’acronyme du nom de leur maître, comme Mathurin donnant Thuram (Lilian). Mais aussi des nommés SNP : un inventaire en compte 341 en Guyane, en 6ème position au Top 50 des noms, sans que l’on sache si cette statistique est toujours d’actualité (de même que le site payant MyHeritage annonce ou prétend que, pour SNP, il a 133 722 références dans sa base de données, à l'échelle mondiale).
(3) Le XIXème siècle, journal quotidien politique et littéraire du 18 février 1882. Vers la même date, de nombreux journaux reproduisent le même article : L’Univers, Le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, Le Soleil, Le Progrès de la Côte-d’Or, etc.
(4) Suite à une révolte dite des Alpujarras, en 1568, des « morisques », musulmans convertis de force au catholicisme, qui revendiquaient de conserver leur culture, leur langue et leurs noms, furent non pas chassés d’Espagne mais déportés vers le nord du pays. Les Juifs et Musulmans avaient été chassés d’Espagne par Isabelle la catholique après la prise de Grenade, en 1492.
J'ai retranscrit le sigle SNP, devenu acronyme, sans points de séparation sauf lorsque des auteurs l'écrivaient ainsi : S.N.P.
- AOÛT 2020
- PAR YVES FAUCOUP
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