Secteur de M'Sila en Algérie, section de commando de chasse V66 du 4me Zouaves en "crapahut" | Entre 1960 et 1962. Domaine public, Wikimédia.
La fragmentation des mémoires de la guerre d’Algérie est sans doute inévitable mais elle risque également d’empoisonner le débat politique français. Les incursions du président Macron sur ce terrain ne vont pas sans difficultés, mais elle permettent au moins d’engager publiquement d’indispensables débats.
Révélations ou reconnaissance
Incomplet car, tout en interprétant correctement les déclarations du président de la République, à savoir que ce dernier n’amalgame nullement la guerre d’Algérie et la Shoah (comme feint de le croire – ou pire, le croit bêtement – un Bruno Retailleau), mais opère un rapprochement avec la posture chiraquienne du 16 juillet 1995, Paul Thibaud ne saisit pas – peut-être parce qu’il prend justement le président trop à la lettre – la singularité de la position macronienne et de ses dilemmes. Plus généralement, le contexte social actuel dans lequel la question de la guerre d’Algérie intéresse aussi bien les jeunes générations que celles qui l’ont directement vécue, n’est pas évoqué.
Erroné car, même si nous sommes tout à fait conscients de l’exploitation du sentiment anti-français à l’étranger (par exemple au Mali, avec la résurgence du nationalisme bambara) et du « populisme » mystificateur du « système Fln » que Paul Thibaud décrit, pour le coup, avec finesse, il n’est pas vrai qu’un retour critique sur notre passé national conforterait l’irresponsabilité des potentats qui, de l’Algérie au Rwanda, font de la dénonciation du « néocolonialisme » français leur fonds de commerce.
Certes, comme le remarque Paul Thibaud, la « thérapie narrative » pratiquée à l’échelle nationale n’est pas sans effets secondaires : approximations historiques et crise de passéisme verbeux. Mais son diagnostic convaincrait davantage s’il ne jouait pas sur l’opposition grossière entre la figure tutélaire, indépassable nécessairement, de De Gaulle et ses indignes héritiers. Après tout, « dérapage » pour « dérapage », on peut préférer le « glissement » de Chirac le 16 juillet 1995 à celui de son glorieux aîné, le 27 novembre 1967, lorsqu’il relançait par ses propos une certaine forme d’antisémitisme en France2.
De plus, l’avenir a des relents amers lorsqu’il s’édifie sur des mythes réconciliateurs, tels que le « résistancialisme », qui ne font que repousser à plus tard l’ouverture des vieux placards encombrés de cadavres. De même, si l’histoire de la colonisation est aujourd’hui encore si épineuse à faire et à enseigner, c’est en partie parce que les hommes politiques du passé en avaient mal soldé les comptes (et le conte). Certes, ce n’est certainement pas au tombeur de Pétain et à l’artisan de la décolonisation de se le voir reprocher. Il aura accompli sa part et plus que sa part. Mais ne reprochons pas non plus à ses successeurs de tenter de dénouer les nœuds de fixation qui empêchent, selon la formule canonique, le passé de passer. Chirac n’a pas « révélé » en 1995 la « participation de l’État français » à la rafle des 16 et 17 juillet 1942. La parole politique ne dicte pas le travail des historiens, elle le rattrape (et souvent bien tard). Faute de quoi, elle se scléroserait dans ce que Thibaud lui attribue par nature : les simplismes répétitifs. De même, sur la guerre d’Algérie, nous n’attendons pas du président des révélations, mais qu’il reconnaisse ce que des historiens, des écrivains, des cinéastes et des intellectuels se sont employés depuis plusieurs décennies à reconstituer et à penser.
Réconcilier par décret ?
Il est vrai que la personnalité d’Emmanuel Macron – son assurance inébranlable et son goût de la provocation – n’est peut-être pas la plus apte à conduire ce débat sensible car, sans ressortir la caricature éculée du « président jupitérien », force est de constater qu’en dépit de ses efforts et du « grand débat national » qu’il a orchestré, ses interventions suscitent encore souvent polémiques et suspicions. Certes, on aura bien du mal à retrouver, dans les décennies passées, trace d’un dialogue sincère et ouvert entre des adversaires politiques, mais l’anomie de notre société et la polarisation du débat politique n’ont fait que s’aggraver depuis le début de son quinquennat. Et, contrairement à l’allocution chiraquienne de 1995, prononcée alors que la mémoire de la Shoah avait gagné un relatif consensus, les divisions autour de la guerre d’Algérie restent profondes, comme en témoignent la multiplicité des dates de commémoration et les polémiques autour du choix du 19 mars3. Dans ce climat délétère, on peut même reconnaître à Macron une certaine habileté lorsqu’après avoir rendu hommage à la veuve (aujourd’hui décédée) de Maurice Audin, il a multiplié les gestes de bienveillance à destination d’autres groupes.
On ne réconciliera personne par décret.
On ne réconciliera personne par décret, d’autant que, chez les anciens appelés, les pieds-noirs, les harkis et les immigrés algériens, les divisions internes ne sont pas moins virulentes. Cette première incursion du président sur le terrain mémoriel montre qu’il ne devrait pas se faire le chantre d’une seule partie, ni qu’il s’adonnera à l’auto-flagellation étatique, pas plus qu’il ne troquera sa volonté d’être dans l’action plutôt que dans le commentaire (une faiblesse qu’il prête à son prédécesseur et ex-mentor, François Hollande). On ajoutera que, sans les confondre – comme en rêvent tant de politiciens – on ne peut pas aisément, dans le champ de la politique, dissocier et opposer la parole et l’action, pas plus chez Macron ou Chirac que chez de Gaulle.
Secret défense
Le véritable défi, c’est qu’une parole en appelle une autre. Or l’ouverture des archives (promise par le président, mais en fait récemment compliquée par la nouvelle application du « secret défense » par le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale) et le réexamen de la guerre d’Algérie impliquent de se confronter plus globalement à la mémoire de la colonisation.
Indispensable mais d’autant plus délicat que le seul glissement observé à ce jour dans le discours présidentiel, c’est d’avoir troqué l’ambition d’unir le centre droit et le centre gauche pour celle d’incarner, pour le dire vite, un sarkozysme chiraquien ou un chiraquisme sarkozyste : un oxymore politique bien plus ardu à tenir que l’évocation simultanée du passé et de l’avenir ! D’autant plus que l’électorat visé n’est pas moins sensible à la loi du 23 février 2005, qui défendait les « bienfaits de la colonisation », qu’au discours de 1995.
Car si rien n’est simple avec la société civile, tout se complique lorsqu’on tient compte de l’électorat à conserver ou à conquérir. Essorée par les crises en cascade (Gilets jaunes, réforme des retraites, coronavirus), la majorité Lrem presse son président d’assurer une seconde moitié de mandat plus apaisée et apaisante et rechigne à envisager de nouveaux chantiers explosifs. Déjà, le rapport de la commission sur les archives liées à l’intervention française au Rwanda, dont la remise est prévue en 2021, risque de faire tanguer, quelles que soient ses conclusions, la barque mémorielle. Alors ajouter la question algérienne… Il y a déjà assez à faire avec les chantiers de la crise économique et de la relance ! L’articulation entre la Shoah et la collaboration du régime de Vichy, d’une autre nature, n’engageait pas aussi brutalement la question de l’identité nationale. Sauf à y voir un marqueur tactique face au Rassemblement national, ce qui serait une idiotie, le traitement politique de la question mémorielle algérienne n’a rien d’une opportunité à saisir pour briller à bon compte. On comprend donc que le président hésite et « tourne autour » : Y aller ou pas ? Et si oui, comment ?
D’un autre côté, la fragmentation des mémoires agit comme un poison tenace qui se diffuse jusque dans notre jeunesse, en particulier mais pas seulement celle d’origine maghrébine (la récupération par la propagande de Daech n’en étant que la forme la plus extrême). L’imaginaire de la guerre d’Algérie est aussi exploité par les chantres d’un nationalisme à connotation raciste4. Loin de se réduire à « une injonction que de jeunes générations n’ayant pas vécu directement l’événement adressent de manière péremptoire à leurs contemporains, parfois en oubliant que, parmi eux, certains ont bel et bien vécu la tragédie5», l’enjeu mémoriel algérien touche aussi bien la génération de mon père (un appelé parmi un million et demi) ou celle de Paul Thibaud (dont l’engagement intellectuel de l’époque honore cette revue), que la mienne et celles qui suivent.
Cette remémoration collective, la parole présidentielle, accompagnée de mesures, peut la favoriser sans pour autant se l’approprier. Ce travail s’annonce difficile et long, mais il est incontournable. En nous dotant d’une culture responsable, plutôt que d’une culture de la responsabilité, nous nous renforcerons non seulement en tant que nation mais surtout et d’abord en tant que démocratie. Bien sûr, cette perspective repose sur une certaine confiance en l’avenir. Aussi abîmée soit-elle aujourd’hui, la démocratie ne peut être tenue comme un leurre. Elle mérite d’être défendue dans et par nos débats publics sur le présent et sur le passé, avec la même ferveur que celle des manifestants du Hirak à Alger. Si leur mouvement parvient à balayer le système Fln et à pousser leur pays sur une voie plus démocratique, nul doute que l’examen de conscience historique plus ouvert qu’ils ne manqueront pas d’engager à leur tour sera encouragé et facilité par le travail mémoriel que nous aurons entrepris de l’autre côté de la Méditerranée.
- 1. Paul Thibaud, « Travail politique ou travail mémoriel », Esprit, avril 2020.
- 2. Comme s’en alarmera Raymond Aron dans De Gaulle, Israël et les Juifs [1968], rééd. avec une préface de Frédéric Brahami, Paris, Les Belles Lettres, 2020.
- 3. Voir Benjamin Stora, Les Mémoires dangereuses. De l’Algérie coloniale à la France d’aujourd’hui, Paris, Albin Michel, 2016 et Raphaëlle Branche, La Guerre d’Algérie. Une histoire apaisée ?, Paris, Seuil, 2005.
- 4. Voir Jérôme Fourquet et Nicolas Lebourg, La nouvelle guerre d’Algérie n’aura pas lieu, Paris, Éditions Fondation Jean Jaurès, 2017.
- 5. Henry Rousso, La Hantise du passé, Paris, Textuel, 1998, p. 43.
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