Nous sommes au tout début du XXe siècle. Isabelle Eberhardt a un peu plus de 20 ans et elle marche dans le désert du Sahara. Elle s'enfonce dans les dunes, parfois à pied, souvent à cheval.
Moi à qui le paisible bonheur dans une ville d'Europe ne suffira jamais. J'ai conçu le projet hardi pour moi, réalisable de m'établir au désert et d'y chercher à la fois la paix et les aventures. Chose conciliable avec mon étrange nature.
Elle ne le sait pas, bien sûr, mais il lui reste seulement quelques années à vivre. Elle fait partie du club des 27 avant l'heure, comme Amy Winehouse, Jimi Hendricks et Kurt Cobain. Elle était de ceux qui n'ont pas le temps, de ceux qui se doivent de découvrir comme s'ils savaient qu'ils ne resteraient pas ici très longtemps. Alors, elle a parcouru l'Algérie, le Maroc, la Tunisie.
Garçon manqué
17 février 1877, elle est Verseau. Peut être qu'elle s'en fiche, mais je le dis pour nos auditeurs passionnés d'astrologie. Déjà, sa naissance est un condensé de nationalités, de cultures. Isabelle Eberhardt, née en Suisse, près de Genève, d'une mère russe d'origine allemande et probablement d'un père né en Arménie, alors tuteur, professeur, précepteur de ses frères et amant de sa mère. Il ne la reconnaîtra jamais, mais il semble que ce soit bien lui, le père.
Il l'élève en tout cas "comme un garçon", dit-on à l'époque. D'une manière assez étrange pour nous qui regardons cette période aujourd'hui. D'un côté, dans la liberté, les pensées anarchiques. Il lui apprend la philo, l'histoire et partage avec elle son amour des langues. Isabelle parle le russe, bien sûr, mais aussi l'allemand, le français, l'italien, l'arabe et le turc. Impressionnant. D'autant plus impressionnant que l'arabe, elle, l'apprend seule. D'un autre côté, leur éducation est très stricte. Ni Isabelle ni ses frères n'ont le droit de sortir de leur villa, enfermés, calfeutrés, ce qui lui est de plus en plus insupportable.
J'avais soif de liberté et je n'ai pas trouvé la liberté chez nos libertaires.
Alors, elle s'évade dans l'écriture et dans les livres. Elle lit à l'ombre du sapin du jardin Tchekhov, Tolstoï, mais aussi Pierre Loti et elle écrit des lettres avec des correspondants qu'elle connaît plus ou moins. Parmi eux, un jeune militaire français basé à Oran et un ami de ses frères qui l'initie à l'islam.
Avant même d'y mettre un pied, peut être aussi grâce à ses correspondances, le Maghreb la fascine. Avec son frère, elle écrit un voyage imaginaire qui s'y déroule. Une nouvelle publiée alors qu'elle a seulement 18 ans. Infernalia. Il est publié non pas sous son nom, mais sous un pseudo, celui de Nicolas Podolinsky. Déjà sa correspondance était, au gré de ses humeurs, signée d'un nom d'homme ou d'un nom de femme.
Il ne faut jamais chercher le bonheur. Il passe sur la route, mais toujours en sens inverse.
Bientôt, elle ne se contentera pas de signer ses nouvelles d'un nom masculin. Elle en prendra aussi l'apparence pour pouvoir se fondre dans les deux corps et vivre libre. Direction les immenses dunes du Sahara qui dessinent un paysage mouvant qui change sans cesse.
Je ne suis qu'une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde.
Vivre libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce qu'elle a vu et peut être de communiquer à quelques uns, le frisson mélancolique et charmé qu'elle ressent en face des splendeurs tristes de Sahara.
L'appel du désert
Isabelle Eberhardt a 20 ans quand son rêve d'ailleurs prend corps. Sa mère russe veut elle aussi découvrir l'autre rive de la Méditerranée. Là bas, au loin, mais pas si loin. L'Algérie. Elle traverse en 1897, arrive à Beaune, une ville qui s'appelle aujourd'hui Annaba. Très rapidement, la fille et la mère quittent les beaux quartiers des expatriés pour se mêler à la vie algérienne. Elles s'installent dans un quartier populaire, se retrouvent dans cette culture qui les fascine toutes les deux. Mais soudain, sa mère décède. Alors, que faire ? Partir, rester ?
Elle écrit dans son journal :
Je resterai toute ma vie amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés. Car tout voyage, même dans les contrées les plus fréquentées et les plus connues, est une exploration.
Elle enfourche son cheval et s'en va vers les dunes du Sahara, qui l'appellent depuis si longtemps, desquelles elle rêve depuis son adolescence. Direction Batna, à 51 heures de marche, nous apprend aujourd'hui Google Maps. Puis descend vers Oued Souf, pas très loin de la frontière tunisienne, à 70 heures de marche supplémentaire. Les paysages sont sublimes, enveloppants. Sur la route, elle apprend le décès de son père, puis de l'un de ses frères. Elle est seule, seule avec son chagrin, mais aussi avec son bonheur.
Pour qui connaît la valeur et aussi la délectable saveur de la solitaire liberté, car on n'est libre que tant qu'on est seul, l'acte de s'en aller est le plus courageux et le plus beau. Égoïste bonheur peut être, mais c'est le bonheur pour qui sait le goûter.
Isabelle Eberhardt se convertit alors à l'islam. Elle se fait désormais appeler Mahmoud Saadi, en référence au poète persan. Elle a les cheveux courts, des habits de garçon - pour l'époque, un costume de bédouin. Elle ressemble à une photo de Pierre Loti. Elle pourrait être "gender fluid" avant l'heure. Ce n'est pas qu'elle se sent mal dans son corps de femme (en tout cas, elle n'a rien écrit sur la questio), c'est qu'elle veut circuler librement, qu'on ne la remarque pas, qu'elle puisse observer à sa guise sans que son genre soit une question. Qu'elle puisse transmettre aussi cette culture qu'elle aime tant. Chaque jour, elle écrit. Elle doit revenir en Europe quelques mois, mais tout lui crie de revenir au Maghreb. C'est là-bas qu'elle veut vivre.
Nouvelle traversée de la Méditerranée. Alger, fin juillet 1900 :
Je dois isoler mon âme de tout contact humain, créer un nid solitaire au fond du désert, un endroit où je pourrais enfin être.
Elle épouse tout de cette région, s'y intéresse avec minutie et assez logiquement dans ses écrits. Elle s'oppose avec force aux colonialistes d'alors, anglais et français qui, pour beaucoup, cherchent plutôt à imposer leurs cultures que de connaître celle du Maghreb. Elle fait le chemin intellectuel inverse. Alors sur place, en découvrant que cette jeune aristocrate se lie d'amitié avec des Algériens, les dents des militaires grincent. Au début, ils sont juste étonnés. Qui est cette jeune femme qui se grime en homme et qui est tant intéressée par la région? Il y a forcément un loup. Alors, elle est suivie, très vite espionnée. Ce qui ne l'empêche pas de partir enfin vers le désert tant attendu, vers El Oued.
J'aime mon Sahara d'un amour dense, mystérieux, profond, inexplicable. Ma vie est désormais liée pour toujours à ce pays que je ne dois plus quitter.
Là-bas, la chaleur est accablante. Ses émotions sont puissantes. Elle écrit sans s'arrêter. Elle y rencontre Slimène Ehnni, un sous officier musulman de l'armée française dont elle va décider de partager la vie. Par le biais de Slimène, la jeune femme est intronisée secrètement dans un ordre soufi.
El Oued me fut une révélation de beauté visuelle et de mystère profond. La prise de possession de mon être errant et inquiet par un aspect de la Terre que je n'avais pas soupçonnée.
El Oued, le Sahara, l'amour avec son compagnon Slimène. Nous sommes au début du siècle, 1900, et plus Isabelle Eberhardt se rapproche des locaux, plus elle écrit sur leur culture, plus elle suscite la haine des militaires français. La colonisation est relativement récente : un demi siècle pour l'Algérie ; la conquête du Sahara s'achèvera en 1902 et celle du Maroc en 1901. Le Maroc, où elle se rend- à la frontière, tout du moins, elle qui sillonne l'Algérie à la recherche de réponses, de sensations et de découvertes.
En réalité, où est la frontière? Personne ne se soucie de le savoir. La situation actuelle hybride et vague convient aux caractères arabes.
Les militaires exaspérées la font suivre, l'espionnent, guettent le moindre faux pas, veulent comprendre ce qu'elle mijote, elle qui, pour pouvoir se déplacer plus facilement, se grime en jeune garçon bédouin une bonne partie du temps.
Je ne demande rien au destin, si ce n'est de me laisser vivoter en paix dans mon désert, loin de l'hypocrisie et de la bassesse des hommes. Car jamais aucun autre site de la Terre ne m'a ensorcelé.
1901, annus horibilis
Isabelle Eberhardt n'agace pas que les Français. Des extrémistes religieux algériens s'en inquiètent eux aussi, surtout les membres d'une communauté soufie éloignée de la sienne. Première punition : Slimène, son compagnon militaire, est envoyé par les Français à l'autre bout du pays. Elle l'a bien cherché, après tout. Il faut alors de l'argent au jeune couple pour se rejoindre. Alors, elle cherche. Elle cherche notamment auprès d'instances religieuses. Et un matin, alors qu'elle se promène, un homme surgit de l'ombre. La scène est rapide. L'homme lève le bras, un grand couteau au dessus de la tête, et tente de le lui planter dans le cœur. Par réflexe, elle se protège et c'est son bras qui est transpercé.
Les épreuves de ce monde ne font que tremper mon âme.
Très vite, l'homme est maîtrisé. Elle apprendra plus tard qu'il est membre d'une autre confrérie soufie. Elle échappe d'un souffle à la mort. Nous sommes le 29 janvier 1901. Annus horribilis puisque quelques mois plus tard, lassés, inquiets, les Français l'expulsent d'Algérie. Étant de nationalité russe et non de nationalité française, elle est malheureusement assez simple à expulser.
Malgré la tristesse profonde qui a envahi mon cœur, ma rêverie n'est point désolée ni désespérée. Après ces derniers mois si tourmentés, si incohérents, je sens mon cœur trempé à jamais et invincible désormais, capable de ne point fléchir, même à travers les pires tempêtes, à travers tous les anéantissement et les deuils.
Pour pouvoir repartir en Algérie, il faut donc qu'elle soit française. Slimène, son amant ayant la nationalité, la retrouve à Marseille où ils se marient.
Une fois que c'est chose faite, elle repart à l'assaut du désert.
Un droit que bien peu d'intellectuels se soucient de revendiquer, c'est le droit de l'errance, du vagabondage. Et pourtant, le vagabondage, c'est l'affranchissement. Et la vie le long des routes, c'est la liberté.
Isabelle Eberhardt s'amuse de tous ces gens qui ne comprennent pas. Elle joue avec le masculin et le féminin, avec l'obscurité et la lumière. De moins en moins elle se grime en homme, son double Mahmoud.
J'éprouve de plus en plus de dégoût pour ce second moi, voyou et dégingandé moralement, qui fait son apparition de temps en temps.
Un admirateur nommé Lyautey
D'un côté, son amour de la religion, son attrait pour l'islam. De l'autre, son goût immodéré pour l'absinthe et le kif. Mais ce serait une nouvelle fois la réduire, tant sa personnalité est complexe, et peu arrivent à la suivre. Elle fascine un jeune général français, Lyautey, impressionné par son esprit. Il dira d'elle :
Personne ne comprend l'Afrique mieux qu'elle
Alors était-elle une espionne ? Au compte de qui ? Au fond, on n'a aucune certitude. Ce qui est certain, c'est qu'elle était une femme de lettres, une aventurière et une avant-gardiste. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les femmes rédactrices ne représentent en France que 5% des effectifs de la profession.
Angoissée, elle semble, avec les années qui passent, s'apaiser, trouver une forme de paix en elle. Elle est elle, sans aucun préjugé.
Moi qui, naguère encore, rêvait de voyages toujours plus lointains. Qui souhaitait d'agir. J'en arrive à désirer, sans encore oser me l'avouer bien franchement, que la griserie de l'heure et la somnolence présente puisse durer, sinon toujours, au moins longtemps encore.
Mais sa vie agitée n'est pas sans conséquences sur sa santé. Elle attrape le paludisme, mais ne reste pas à l'hôpital. Elle veut retrouver Slimène, son mari, à l'oasis de Aïn Sefra. Se poser un peu, rêver, méditer.
Le 21 octobre 1904, la voici enfin avec Slimène. Elle est arrivée la veille, prête à se faire dorloter, pour se requinquer. Et soudain, un bruit sourd de plus en plus intense se rapproche. La porte s'ouvre et une coulée de boue, un torrent emporte une partie de leur maison. Une crue subite.
Affaiblie par la maladie, Isabelle aurait peut être le temps de partir, mais elle ne veut pas laisser ses écrits. Elle se débat avec le courant, tente vainement de sauver des carnets et finalement, elle meurt, emportée.
Certains disent qu'elle attendait son mari, que le mur de leur maison s'est effondré sur elle. Ils sont plusieurs à mourir ce jour là.
Elle avait 27 ans.
Sur sa tombe tournée vers La Mecque, est écrit "Isabelle Eberhardt, épouse Slimène Ehnni" en caractères romains et "Mahmoud Saïdi" en lettres arabes (le nom de ce jeune bédouin dont elle prenait régulièrement l'apparence).
Si on peut lire nombre de ces écrits aujourd'hui, c'est grâce au général Lyautey. Brisé par le chagrin, il dépêche ses hommes pour qu'ils retrouvent le corps de la jeune femme, mais aussi ses écrits. Le corps est retrouvé six jours plus tard. Les écrits sont, eux, retrouvés de façon éparse. Curieusement, tous les mots n'avaient pas été effacés par les eaux et ils restaient pour la plupart, lisibles, tantôt écrits au masculin, tantôt au féminin. Ils seront publiés après sa mort.
Tout le grand charme poignant de la vie vient peut être de la certitude absolue de la mort ; si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d'attachement.
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