Lors de leur première rencontre à Biskra, Paul Bosc lui avait dit : « Vous savez mon lieutenant, ce qui m’a le plus choqué quand je suis arrivé en Algérie, c’est de découvrir deux populations, une d’origine européenne et l’autre d’origine indigène qui vivaient côte à côte, et s’ignoraient. J’ai vu aussi la misère de gens qui vivaient dans des conditions que je ne pouvais pas imaginer. Il y avait des enfants en haillons, des logements en terre battue. Et puis, j’ai eu beaucoup de mal à accepter certaines exactions. Un jour, j’ai vu un Algérien et un soldat du service des Renseignements sortir d’une salle. Le soldat a donné un coup de crosse de fusil dans le dos de l’Algérien qui, déséquilibré, est tombé le nez dans la poussière. Alors le soldat l’a abattu à bout portant, en disant : « Tentative d’évasion ! »
Très vite le reporter avait compris que le lieutenant Marc Leroy n’était pas un héros, un « Centurion » du romancier Lozérien Jean Lartéguy. Aussi, quand il avait appris que le capitaine lui avait demandé d’accompagner les fameuses corvées de bois, et de donner le coup de grâce aux prisonniers blessés, accusés d’avoir voulu s’échapper, il l’avait soutenu. Il l’avait soutenu aussi lors de la scène du sous-officier Marcel Picot que l’ennemi leur avait rendu ficelé comme un saucisson, avec les couilles dans la bouche.
Cette haine de bêtes féroces que le jeune Montpelliérain ne connaissait pas encore, avait submergé sa tête et son cœur. Comment les hommes pouvaient-ils en arriver à commettre de telles atrocités ?
C’est vrai que là-bas, il leur arrivait de ne plus être des hommes, mais des pions sur un échiquier. Mais quel échiquier ? Ils perdaient et sacrifiaient leur jeunesse. Tous étaient cocus de la France, et cela ne leur plaisait pas. Ils avaient tellement envie d’oublier. Ils avaient tellement envie d’avoir des nuits de rêves de princesses et de princes charmants, de danses des sept voiles et d’érotisme brûlant, sans têtes éclatées, sans éclaboussures de sang et de chairs visqueuses sur leurs rangers…
Seulement voilà, il leur arrivait encore d’avoir peur.
Il y avait des nuits où ils entendaient le cliquetis des armes. Ils voyaient même luire les couteaux des égorgeurs. Ils étouffaient. Ils éructaient. Ils toussaient. Ils bavaient. Ils étaient en sueur. Alors, les « bougnoules », la « gégène », les « ratonnades » et les viols ! Tout se mélangeait dans leur tête. Chut ! secret défense. Vive la quille bordel ! et Moi, RAB ! (Je n’en ai plus rien à branler !)
C’est tout ça que le reporter Paul Bosc voulait montrer dans ses reportages, loin de l’héroïsme cocardier qui suintait de toutes les pages de l’Histoire de France, l’Histoire, la grande, l’officielle pour des élèves en culottes courtes et en blouses noires qui, après avoir ôté leur béret, se mettaient en rangs pour entrer, dans un bruit de galoches, dans la salle de classe.
Il y a trois ans, au début de l’été, Paul Bosc avait invité le Sous-bite à venir passer quelques jours sur son Aubrac. Les deux hommes s’étaient retrouvés après le Col de Bonnecombe, devant le lac de Born. Ils avaient été très heureux de s’asseoir à une table, le dos calé au mur épais du buron. En attendant la pièce de bœuf, ils étaient fatalement retournés dans leur djebel algérien, et Marc avait alors confié à son ami : « Quand je suis arrivé là-bas, je n’avais rien contre les « fellouzes ». On m’avait appris qu’ils étaient Français comme nous. Qu’ils vivaient dans des départements, qu’ils fréquentaient les écoles de la République, où on leur enseignait que leurs ancêtres étaient des Gaulois. Ça m’amusait !
Que savions-nous alors de l’Algérie et de son histoire ? Quand j’ai quitté la caserne de Pau, à bord d’un Nord Atlas, c’était la première fois que j’allais survoler la Méditerranée. Mais, mis à part ce que j’avais appris en classe de troisième, je ne savais rien de ce Pays. Les noms du général Bugeaud et d’Abdelkader m’étaient familiers. Le coup d’éventail du Pacha Turc Hussein Day au Consul de France ne datait pas d’hier, puisqu’il avait été donné en 1827. C’est lui qui avait déclenché les hostilités entre la France et l’Algérie, après le blocus d’Alger par la Marine Royale. En 1843, le Duc d’Aumale battait Abd El Kader et sa smala, en faisant 3.000 prisonniers. L’Emir se rendait au général Bugeaud.
Cinq ans plus tard, l’Algérie devenait la France avec ses départements, identiques à ceux de la Métropole. Quant aux musulmans et juifs de ce territoire, ils étaient devenus d’un coup sujets français. Un siècle passé, en 1954 et jusqu’en 1962, éclatait une guerre d’indépendance entre le « Front de Libération Nationale » (FLN) et la France. Pour moi, c’était couru d’avance ! »
Plus tard devant le lac de Saint Andéol, Paul avait pris le temps d’expliquer au Sous-bite que des légendes étranges étaient nées là. Lorsque éclataient des orages accompagnés d’éclairs fulgurants et du bruit épouvantable du tonnerre, l’on pouvait voir surgir des vagues de trois à quatre mètres de hauteur : « Je ne les ai pas vues, de mes yeux vues ! » s’était-il empressé d’ajouter. Mais, toujours d’après lui, les populations primitives avaient voué un culte au dieu Hélan, culte, idolâtrie combattu par Grégoire de Tours.
« On raconte aussi que le deuxième dimanche de juillet avait lieu un grand rassemblement de plus de 5.000 personnes venues célébrer ce culte païen, en jetant dans les eaux du lac, pains, fromages, gâteaux de cire, étoffes, toisons de laine, pièces de monnaie. Aux premiers temps du christianisme, en Rouergue on a cherché à christianiser ces antiques croyances afin de les faire disparaître petit à petit. Saint Andéol, qui évangélisa le Gévaudan, s’y consacra, mais en vain ; ces croyances subsistèrent en partie jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle et même plus tard. Une légende veut aussi que, sur l’emplacement de ce lac, ait jadis existé une ville. Aussi, affirme-t-on encore qu’à certaines périodes de l’année on peut entendre les cloches carillonner. Certes, on a pu retrouver des épaves, planches ou poutres, ayant pu appartenir à une cité lacustre, à moins que ce ne soient les restes de constructions de castors », avait ironisé Paul.
A la veillée, ils avaient longuement discuté de la « guéguerre » du déneigement, essentiellement administrative, qui en cette fin de siècle avait quelque chose de ridicule. En tout cas, elle soulignait l’absurdité du découpage administratif d’un vrai pays naturel l’Aubrac, en trois Régions et en trois départements. Quoi qu’il en soit après une semaine, non pas de mauvais temps, ni de tempête, mais de tergiversations pour ne pas dire autre chose, entre les responsables des deux administrations des deux départements voisins, plus la passivité béate des élus, il y avait de quoi se poser des questions sur la fameuse politique de proximité, et sur la non moins fameuse décentralisation…
Le lendemain matin, seuls devant un bol de café, les deux amis avaient poursuivi leur discussion. Puis, Paul Bosc le reporter éleveur de bovins avait lâché en tournant la clé de contact et en surveillant le préchauffage de son 4×4 , il avait lâché : « Tu sais Leïla !… Elle m’empêche toujours de dormir ».
« Moi aussi ! » avait renchéri Marc avant de demander à son ami, s’il avait toujours le film ?
« Toujours ! Dans un coffre de l’agence du Crédit Agricole de Laguiole. »
« Leïla ! »
« Oui Leïla et toujours le même cauchemar ! »
A partir de là, tous deux avaient fait silence s’enfermant chacun dans un mauvais rêve comme s’ils n’avaient plus rien à dire. Plus rien à ajouter. L’évocation du prénom de l’adolescente avait suffi. Il venait de réveiller les années, comme si c’était hier. Il leur était tombé sur la tête, et l’avait fracassée d’un coup de hache, entre les deux oreilles. Il leur avait fait prendre de la vitesse au cœur, et les avait laissés sans voix, la langue épaisse, surpris d’être encore des hommes dits civilisés.
« Réussirons-nous à oublier ? » avait fini par lâcher Marc avant de poursuivre :« Je sais que c’est le lot de tous ceux qui ont fait la guerre. De nos grands-parents à nos parents. Et chez les autres, c’est pareil ! Les anciens d’Indochine ont du mal à s’en remettre. Idem, pour les Américains qui sont revenus du Vietnam, et qui ont été enfermés dans les cages à tigres… »
Paul avait fini par lui annoncer : « Au printemps un réalisateur de télé, un Parisien, est venu me rendre rendu visite car il préparait un documentaire sur les parachutistes dans les Aurès. Par hasard, il avait appris l’histoire de Leïla. Il savait aussi que j’étais présent, et que j’avais tourné des images. Il désirait les voir, et si elles lui convenaient, me les acheter pour les incorporer dans son film. Je l’ai envoyé se faire voir, en lui disant qu’il était cinglé, que l’Algérie, les paras, les commandos des coupeurs d’oreilles, la gégène n’intéressaient plus personne. Le mec a insisté. J’ai été obligé de le foutre dehors, surtout après qu’il a employé connement le mot repentance. Je lui ai dit sèchement que les Français n’avaient pas à se repentir de quoi que ce soit. J’ai ajouté que le mea culpa n’était pas dans mes habitudes et lui ai conseillé de faire très attention, car si la France comme d’autres pays européens avait colonisé l’Afrique au XIXè siècle, il ne faudrait pas que l’Afrique finisse par coloniser la France au XXIè siècle. Ce con il ne m’a pas cru. Je lui ai dit aussi que les 500.000 jeunes hommes qui s’étaient retrouvés en Algérie à partir de 1954 et jusqu’en 1962, n’avaient rien demandé et que surtout, surtout, ce n’était pas leur faute ! Et si certains d’entre eux avaient employé la gégène, ils n’y étaient pour rien ! Surtout pas les appelés ! Il m’a demandé si je te voyais ? Si tu étais toujours en vie ? Je ne lui ai rien répondu. Je suis sûr qu’il va tout faire pour te retrouver ! » « Tu as bien fait ! J’ai achevé mon bouquin sur cette guerre, sur ma conduite là-bas. J’ai adressé mon manuscrit à plus de vingt éditeurs. Pas un n’en a voulu, car la guerre d’Algérie, mon vieux, n’est pas commerciale. Et puis, tout le monde s’en fout ! C’est sûrement un éditeur qui a refilé l’information à ton réalisateur. »
https://lejournaldunjournaliste.wordpress.com/2020/06/24/13/
ous-bite (21ème épisode, roman)
Après quelques virages serrés, ils passent sous le Château de Cabrières de la cantatrice Emma Calvé qui s’illustra dans Carmen, puis sous un pont ferroviaire. Ils entrent dans Aguessac. Il y a un stop. Marc en profite pour boire à la bouteille. Au démarrage, étant contraint de donner un violent coup de frein pour ne pas toucher le coffre carré de l’Audi qui le devance, il s’arrête de justesse, avale de travers une gorgée d’eau et manque s’étouffer. Il retrouve vite son souffle et lâche : « Terminus ! »
« Vous pouvez nous laisser là, au carrefour » dit John. « Nous vous remercions beaucoup. Vous êtes de la région ? »
« Je vis à Montpellier. »
« Je connais » dit Jennifer. « C’est une belle ville. J’y ai séjourné avec mon père. Nos sommes allés à La-Grande-Motte voir les pyramides de béton. Un soir dans un restaurant, nous avons eu droit à un concert gitan avec Manitas de Plata. »
Marc se gare sur le trottoir, abandonne le volant pour soulever le hayon et leur donner leurs sacs. La jeune fille l’embrasse et ils se disent au revoir, tout comme s’ils étaient des amis de longue date.
Pensant à l’accident mortel de Lady Di, il ne comprend pas que ses passagers ne lui en aient pas parlé. Il en déduit que ce n’est pas très important pour eux, ou qu’ils ne sont pas au courant. Peut-être aussi qu’ils s’en moquent ?
Ils sont jeunes. Ils voyagent en couple. Eux, ils ont un tout autre projet, vraisemblablement à des années-lumière de la couronne d’Angleterre. Leur voyage emplit leur vie. Il se dit qu’ils ont raison !
Lui, il n’a pas eu cette chance, celle de voyager durant des jours et des nuits en compagnie de sa petite amie, sur les routes de France. Quant à la pratique de l’auto-stop, c’était du temps où il était boy-scout.
Place du Mandarous à Millau, il fait trois fois le tour du rond-point sans trouver de place pour se garer. Il n’est pas au cinéma où les voitures qui transportent héros et héroïnes trouvent toujours une place, même au beau milieu d’un flot ininterrompu de circulation.
Un jour, il en avait fait par hasard la réflexion à Françoise qui, bien entendu, l’avait pris pour un demeuré, en rétorquant que la rue servant de décor à un film était souvent barrée. « Ah ! bon, tu en sais des choses ! » s’était-il exclamé pour se moquer d’elle.
Bientôt, la camionnette d’un artisan peintre avec ses échelles sur le toit effectue une marche arrière. Marc actionne le clignotant. Il attend. Derrière lui une voiture klaxonne. Il ne bouge pas. Le conducteur insiste.
Une fois la Renault garée, le quinqua emprunte le trottoir de droite. Il claudique toujours, aussi choisit-il un fauteuil de toile, à la terrasse d’un café où il commande un jus d’oranges à une jeune femme qu’il estime être la patronne. Elle n’est pas vêtue de l’uniforme des serveuses. Elle porte une blouse ceinturée avec une chaîne dorée, sur un pantalon de daim marron qui, de dos, la flatte, surtout quand elle se penche pour ouvrir un parasol sur deux. Elle est bientôt secondée par un homme qui s’attaque, lui aussi, au déploiement des parasols. Il est grand. Vêtu d’une chemise blanche aux manches retroussées et en jean. On ne voit que sa chaîne en or autour du cou avec une plaque, comme celles des militaires en guerre. Une fois tués, leurs plaques sont partagées en deux, une moitié est clouée sur leur cercueil, et l’autre offerte à la famille. Mort pour la France !
Unique consommateur installé en terrasse, il surveille leur travail. Il s’intéresse surtout à celui de la jeune femme qui, dans ses gestes, joue harmonieusement de toutes les courbes de son corps. Sans aucune hésitation elle lui offre son décolleté généreux et émouvant d’une féminité conquérante.
Vite rassasié des seins animés de la patronne, il jette un œil à Midi-Libre qui traîne sur une table. Il sait que l’information chasse toujours l’information. Le numéro du jour annonce pourtant l’exposition photos de Paul Bosc au « Club de la Presse de Montpellier ». Il lit rapidement l’article dans lequel Paul est présenté comme ancien reporter de guerre et raconte qu’il a tourné plusieurs films. Certains ont intéressé des chaînes de télévision, mais aucune n’a osé diffuser ses images algériennes : « En France, nous sommes trop frileux avec notre Histoire. Nous ne savons mettre en avant que nos exploits héroïques. Jamais nos faiblesses ! Je peux témoigner qu’en Algérie nous avons torturé des femmes et des hommes. Nous ne sommes pas des saints. Les Algériens n’en étaient pas non plus. C’était la guerre ! Et que l’on ne vienne surtout pas me parler de repentance ! »
Le lieutenant ne peut qu’approuver, puisque depuis leur retour d’Algérie, personne ne voulait écouter ni croire les anciens combattants qui se retrouvaient presque dans la situation des Juifs qui, par miracle, étaient revenus des camps d’extermination nazis. Personne ne souhaitait les entendre et certains pensaient même qu’ils en rajoutaient. Qu’ils jouaient les martyrs ! Qu’ils voulaient imiter les grands-pères de la Grande Guerre. Que cela n’avait aucune importance. Que tout cela était du passé et qu’il fallait vouloir, savoir même oublier pour entrer de plain-pied dans la nouvelle société. Celle de la consommation, du bien-être, des loisirs, et que l’on n’avait plus rien à foutre des rabâcheurs de guerre, des morts, des blessés et des cauchemars.
Et pourtant, ce temps avait bel et bien existé… A quoi bon alors raconter sa guerre ? C’était prêcher dans le désert. Pour une large partie de l’opinion publique – celle qui ne s’intéresse généralement qu’au fric, aux vacances et au football – les anciens d’Algérie s’étaient toujours très mal conduits. Ils avaient tué. Ils avaient torturé. Les paras étaient les premiers visés. Tous des fachos ! Selon les âmes bien pensantes, de plus en plus nombreuses, ils n’auraient pas dû obéir aux ordres. Encore moins les exécuter !
« Enfin quoi ma chère ! Ces garçons auraient dû refuser, contester, se rebeller ! Si à vingt ans on n’a pas appris à dire non, où allons-nous ? » Tout juste si l’on ne leur demandait pas de ne pas avoir fait la grève de la guerre ? C’était toujours tellement plus facile de réécrire l’Histoire. Plus de trente ans après ! De faire des commentaires et de citer les Droits de l’Homme sans retenir ses larmes de crocodile. C’était toujours tellement plus facile de juger de loin. De condamner les acteurs, sans leur donner les moyens de se défendre. Sans les remettre dans leur époque.
La France avait voulu franciser le pays jusqu’à en faire des départements semblables à ceux de la Métropole, avec une administration quasi-identique. Elle avait apporté aussi l’éducation tricolore et une religion. Elle était fille aînée de l’Eglise. Elle pouvait donc jouer les grands seigneurs en considérant les Arabes comme des serfs. Mais voilà qu’un beau matin ces derniers en avaient eu assez du mépris français. Ils avaient décidé de nous l’enfoncer dans la gorge et de nous renvoyer chez nous !
A la lecture des déclarations de son ami au journaliste de Midi-Libre Marc ne peut s’empêcher de revoir Leïla.
Au cours de l’entretien, Paul avait sûrement, lui aussi, pensé à elle et au film qu’il avait mis à l’abri, dans un coffre du Crédit Agricole de Laguiole.
Dans la vitrine d’un marchand de chaussures, il repère une paire de boots, comme il les aime. En voyant le prix sur l’étiquette, il ne peut s’empêcher de commenter que cela fait cher le talon. Deviendrait-il radin ? Il ne se reconnaît plus. Aujourd’hui, lui, les poches trouées, l’enfant gâté, les mains percées, le consommateur effréné. Il s’est enfin assagi.
Au fil du temps, le désir de possession s’est émoussé. C’est fou comme on peut devenir un autre !
Le marchand de chaussures l’observe derrière son journal déplié et par-dessus ses lunettes demi-lunes alors que Marc franchit le seuil du magasin. Aussitôt le commerçant abandonne la page des sports, plie son journal pour accueillir son client d’un professionnel « Bonjour monsieur… Monsieur désire ? » Sans le regarder Marc dit alors : « Les boots noirs, ceux qui sont en vitrine ! Auriez-vous ma pointure, du 44 ? »
« Bien sûr Monsieur ! Magalie, occupez-vous de monsieur, » ordonne le boutiquier.
Magalie est physiquement la plus grande des deux vendeuses qui viennent à l’instant de sortir de la réserve du magasin, pour faire une entrée en scène remarquée. Elle est brune, l’autre blonde. Toutes deux portent une blouse rose avec des poches vertes. Marc se déchausse aussitôt. Il s’en veut de ne pas avoir changé de chaussettes.
La vendeuse s’agenouille sur la moquette en retroussant sa blouse d’Arlequin. Et, une fois à ses pieds, elle lui demande s’il souhaite essayer les deux chaussures ?
Bêtement, il se surprend à lui répondre : « Bien sûr, mademoiselle, si c’est le même prix ? » Enfin chaussé de neuf, il fait quelques pas sur la moquette épaisse et sous les yeux du patron et des vendeuses : « Très bien, je les garde ! »
Il croit deviner le ouf ! de soulagement du boutiquier, qui ajoute que ces boots sont de grande qualité et très à la mode. Il le reprend immédiatement, en lui faisant remarquer qu’ils sont sans doute de bonne qualité, mais de la saison dernière au moins, puisque justement la mode est cette saison aux bouts ronds, et que les bouts de ces chaussures – oui celles qu’il a maintenant aux pieds – sont pointus. A moins d’être aveugle !
Puis, se moquant des cordonniers qui sont toujours les plus mal chaussés, il se met à siffler l’air du petit cordonnier qui voulait aller danser et sort de la boutique, ravi d’avoir fait passer le marchand pour un con devant son personnel.
En souriant l’ancien para se souvient alors du cordonnier des ramblas à Barcelone et de sa fameuse « goma especial ». Il revoit le visage buriné du « zapatero » qui, travaillant en plein air, lui avait offert sa chaise pliante avant de l’inviter à se déchausser, prétextant avec force gestes que ses mocassins avaient besoin d’un patin de caoutchouc. « De la « goma » d’avion, de la « goma especial » ! » Et joignant le geste à la parole il avait aussitôt arraché la semelle des souliers de Marc dans un bruit de longue fermeture éclair qui se déchire tout en continuant de rabâcher : « Especial ! », le laissant pieds nus, cloué sur place dans une échoppe en plein air, sous le regard amusé des passants qui allaient et venaient en vagues successives de la place de Catalunya à la mer.
Coincé, fait comme un rat, il l’avait laissé réparer ses chaussures qu’il venait de rendre inutilisables de deux coups de tenaille. Il avait jeté un œil aux chaussures du cordonnier. C’était des sandales de toile et de corde dont la corde s’effilochait, de vraies sardanes. Il s’était mis alors à fredonner la chanson de Francis Lemarque : « Un petit cordonnier qui voulait allerdanser, avait fabriqué une paire de souliers… »
Le « zapatero » lui avait souri de ses dents jaunes et irrégulières, juste avant de reprendre le couplet en la sifflotant, jusqu’à ce qu’il aperçoive la « Guardia civil » en patrouille. Il s’était tu et s’était remis au travail en baissant la tête sur les semelles. Appliqué. Visiblement, le petit cordonnier n’avait pas la conscience tranquille et craignait un éventuel contrôle. D’ailleurs il achevait au plus vite son travail, encaissait, se levait, pliait sa chaise, chargeait sa boîte à outils sur l’épaule et disparaissait au milieu de la foule.
En le découvrant ainsi, en haut des ramblas Françoise les bras chargés de poches de vêtements et de chaussures s’était moqué de lui. Pourtant, ça pouvait arriver à tout le monde de se faire avoir. Surtout à l’étranger.
Longtemps après dans les dîners, quand il arrivait à un invité d’évoquer l’Espagne et Barcelone, Françoise ne ratait jamais l’occasion de raconter l’anecdote du cordonnier en ajoutant que le ressemelage à « la goma d’avion espécial » était quasiment indestructible puisqu’elle avait dû jeter les mocassins de son mari à la poubelle, non pas à cause des semelles, mais bien des coutures qui avaient fini par lâcher. Toutes en même temps !
« Marc ! Marc ! »
Il relève la tête et le temps de retirer la clef du hayon de sa voiture après avoir jeté ses vieilles chaussures dan le coffre, il reconnaît Paule Andréani qui achève de baisser la vitre arrière fumée d’une grosse berline sombre. Il voit la passagère lui faire de la main de grands signes amicaux.
Un chauffeur sans casquette, mais en costume bleu marine, chemise blanche et cravate noire, veste croisée à boutons dorés, sort de l’automobile. L’ex-officier de l’Armée Française s’approche de la voiture officielle et entend Paule dire au chauffeur, un grand brun aux yeux clairs, athlétique et souriant. Un bel homme, dans son approche animale de la quarantaine. « Oui, s’il vous plaît Jean, apportez-moi une bouteille de Saint Yorre. Merci ! » lui dit-elle en souriant.
En la rejoignant, Marc se souvient que Paule, son amie d’enfance, est l’épouse d’un homme politique, un sénateur de la Lozère. Il la regarde se chausser d’escarpins daim et vernis noirs pour descendre de la Peugeot, tout comme d’un carrosse. « Sans perdre sa pantoufle ! » plaisante-t-il. « On dirait Cendrillon ! » Ils s’embrassent et il ajoute : « Madame, sa voiture et son chauffeur ! Madame profite des privilèges de la République, privilèges qui ressemblent étrangement à ceux de la monarchie. Tu n’as pas honte ? Vivement une nouvelle Nuit du 4 août ! Je pense que les manants se révolteront contre les petits seigneurs des départements qui, depuis les lois de la décentralisation, se la jouent tout comme des petits marquis. D’ailleurs tous, qu’ils soient de gauche ou de droite, se sont installés dans des châteaux. Ma chérie, je voudrais savoir : ton chauffeur n’est que chauffeur ? Hum ! Il est bel homme… »
« Que tu es bête ! Tu ne changeras donc pas. Tu rentres à Montpellier ? »
« Je vais divorcer ! »
« Je n’y pensais plus ! Quelle mouche a donc piqué Françoise ? »
« Tu dois le savoir ! Elle a dû te faire des confidences ? »
« Plusieurs fois, j’ai essayé de l’avoir au téléphone. Elle m’a simplement rétorqué que c’était son problème et que ça ne me regardait pas ».
« Que tu sois au courant ou pas n’a pas d’importance. La décision est prise. Comment vas-tu ? Tu viens de t’offrir un weekend à la mer ? Coquin j’espère ? »
« Pierre m’a obligée de l’accompagner au Château de Castries où le Président de la Région Languedoc-Rousillon avait organisé une soirée. Nous sommes descendus en voiture. Ce matin, à Fréjorgues il a pris l’avion de Paris. Je rentre à Mende. Car tu sais, moi la politique, ça me barbe ! D’ailleurs si ça continue, je crois que je vais finir par imiter ta femme. »
« Comme disent les spécialistes, tu es dans le cœur de cible de toutes celles qui pensent que trente ans avec le même homme est amplement suffisant. Les hommes, eux, sont plus près de vingt que de trente. Résultat : chacun y trouve enfin son compte, faute d’y avoir trouvé l’amour ! »
« Tu as une autre femme dans ta vie ? »
« Je ne me le souhaite même pas ! »
« Je ne te crois pas. »
« Tu fais comme tu veux ! »
« Tu sais que Pierre n’a jamais compris que Françoise t’épouse. D’après lui, c’était un mariage contre nature qui ne pouvait pas tenir. Elle, la fille d’un chirurgien renommé et toi un va-nu-pieds ! C’est vrai, mon mari ne t’aime pas. »
« C’est réciproque. Je me demande encore pourquoi tu l’as épousé. C’est un planqué. Grâce à son père qui était déjà dans la politique et qui fut ministre quelques jours sous la IVème République il s’est fait réformer pour ne pas partir en Algérie. Il n’a même pas eu le courage d’être un objecteur de conscience. »
« Laisse mon mari tranquille… Toi, tu as toujours aimé la guerre. »
« Faire la guerre, tuer, ne s’apprend pas dans les livres. Au début, ton éducation, ton intelligence, ton corps refusent. Mais on t’oblige ! Tes supérieurs te menacent si tu refuses de tuer. Si tu acceptes au nom de la France ils te félicitent, te décorent. Et puis, petit soldat revient bien sagement à la vie civile. Il est seul. Il doit se démerder avec ses cauchemars, sa conscience. Tu ne peux pas savoir. Personne ne peut savoir. Sauf ceux qui ont fait ce chemin. Ceux qui ont appris à donner la mort. A donner le coup de grâce. Tout le reste ma chérie n’est que littérature ou sujet de polémique pour hommes politiques en campagne, qui veulent à tout prix plaire à l’opinion publique. Or, dans l’affaire algérienne, tout Français y est mêlé jusqu’à l’os, même ceux qui n’ont jamais tiré un coup de feu. Je reconnais que je me suis trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment, et qu’on m’a mouillé plus que les autres. Depuis, j’ai du mal à sécher au soleil noir de mes souvenirs. »
Tous deux se faufilent entre les voitures en stationnement et gagnent un large trottoir de béton. Elle lui offre une cigarette. Il la refuse. Elle l’allume et la première bouffée la fait tousser, tandis que le vent balaie une mèche de cheveux devant les yeux. Elle secoue la tête, et regarde Marc par en dessous, en disant : « Marc, tu es un drôle de type. »
« C’est une critique ou un compliment ? »
« Un compliment ! »
A pas lents, ils reviennent vers le parking et il lui confie : « Je te trouve très en beauté. »
« Merci, vil flatteur ! Toi, tu n’as pas changé. Même pas pris un gramme ! Tu es au courant pour la princesse Diana ? »
« Oui, les radios ne parlent que de l’accident. Tu sais, moi les princesses ! Les vraies, les fausses ! »
Paule lui sourit.
A cet instant, il a envie de la bousculer, et même de la renverser sur la banquette arrière de sa voiture officielle, fleurie de la cocarde tricolore, mais quatre hommes qui discutent affaires en regagnant leurs voitures l’en empêchent. Il remarque que leurs regards s’attardent plus longuement sur la silhouette de Paule, le cheveu blond cendré ramené en chignon, le tee-shirt noir, ras du cou, sous un tailleur jupe prince-de-galles, gris souris, le collant fumé et l’escarpin vernis.
Très BCBG. Comme d’habitude !
« Vous êtes convoqués quand chez le juge ? »
« Mercredi après-midi. C’est la seconde et dernière fois. Nous divorçons à l’amiable. »
« C’est mieux ! »
« Je ne sais pas, je crois. Et puis je m’en fous ! »
« A l’amiable, ça doit être plus facile, ça doit laisser moins de rancœur. »
Marc n’a pas envie de parler de Françoise, ni de leur divorce, ni de sa soirée à Paris, ni… Il a envie de parler de leurs souvenirs. De leurs espoirs. De leurs rêves. Il a envie d’ouvrir en compagnie de Paule les tiroirs de leur adolescence, du temps où ils étaient gamins, quand ils pensaient qu’en s’embrassant sur la bouche ils risquaient de faire un enfant.
« Un de ces soirs, nous pourrions peut-être dîner ensemble. Nous aurions le temps de parler. » « Pourquoi pas ? Mercredi soir par exemple ? Viens me rejoindre à Mende, je peux te loger. »
« On s’appelle ! »
Le chauffeur revient avec une bouteille d’eau de Vichy.
« Merci Jean. A mercredi Marc… »
« Non, jeudi. Je n’ai pas ton numéro de téléphone, et je ne suis pas équipé d’un portable. Il va bien falloir que je me décide à vivre avec mon temps. »
Paule se retourne, saisit son sac à main sur la banquette de la voiture noire, l’ouvre, en extirpe une carte de visite qu’elle tend à Marc. Puis, elle lui offre sa joue pour qu’il l’embrasse, mais ils ne peuvent pas éviter de s’effleurer les lèvres.
Souriante, elle remonte à l’arrière de la Peugeot officielle. Le chauffeur claque la portière, salue Marc et s’installe au volant.
« A jeudi ! J’ai hâte que tu me racontes la suite de tes aventures, » lance-t-elle à travers la fenêtre arrière de la voiture noire qui effectue une marche arrière.
« Si tu n’étais pas aussi pressée, nous pourrions peut-être partir en voyage. Pourquoi pas à Barcelone ? »
« Maintenant ? »
« Oui ! »
« Tu es fou ? »
« J’ai pourtant grand besoin d’autres cieux. Ciao bella ! »
(À SUIVRE…)
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