19 juin 1965 : putsch, répression et dissidences
Le 19 juin 1965, le colonel Houari Boumediène, vice-président du Conseil du gouvernement, chef d’état-major de l’ANP et ministre de la Défense, renverse par un coup d’Etat militaire le Président en exercice, Ahmed Ben Bella.
19 juin 1965-19 juin 2020. Cinquante-cinq ans se seront écoulés depuis le coup d’Etat militaire orchestré par le colonel Houari Boumediène contre le président Ahmed Ben Bella.
Le pronunciamento est déguisé en «Tas’hih thawri», «redressement révolutionnaire». Pour se remémorer cet épisode marquant qui a lourdement pesé dans l’histoire de l’Algérie indépendante, la revue Naqd a rendu publics des documents qui réfèrent à la résistance organisée contre le coup d’Etat à l’initiative de Mohammed Harbi et Hocine Zahouane.
Ce que l’on peut noter d’emblée, c’est que ces documents fournissent une analyse très rigoureuse de la situation de l’Algérie post-19 juin et les échecs et les errements du «projet boumédiéniste».
Une lecture qui se révèle, comme le souligne l’historien Daho Djerbal et directeur de la revue Naqd, d’une brûlante actualité. Ces documents ont été, convient-il de le signaler, diffusés par la revue Naqd sur sa page Facebook et sont parfaitement accessibles aux lecteurs (voir : https://web.facebook.com/naqd.critic).
L’hommage de NAQD aux militants «anti-19 juin»
«Le 19 juin 1965, le colonel Houari Boumediène, vice-président du Conseil du gouvernement, chef d’état-major de l’ANP et ministre de la Défense, renverse par un coup d’Etat militaire le Président en exercice, Ahmed Ben Bella. L’opposition au nouveau régime militaire s’organise autour de l’ORP (Organisation de la résistance populaire)», écrit Daho Djerbal dans un texte de présentation et de mise en contexte.
«Le 28 juillet 1965, poursuit l’historien, Mohammed Harbi et Hocine Zahouane lancent un appel à la résistance. L’armée et les services de la sécurité militaire hérités du MALG ont tôt fait d’arrêter les initiateurs de l’ORP parmi lesquels Mohammed Harbi, Hocine Zahouane, Lemnouer Merouche, Tahar Zeggagh, Bachir Benzine, Madjid Bennacer, ainsi que d’autres militants communistes (dont Abdelhamid Benzine, secrétaire général du PCA) ou de la gauche du FLN.»
«Torturés pour certains d’entre eux, mis au secret puis assignés à résidence, Mohammed Harbi et Hocine Zahouane parviennent à s’évader en 1973.» Les deux opposants font alors «une déclaration politique d’une extraordinaire pertinence quant à l’histoire du temps présent. Certains passages ont une étrange résonance 55 ans plus tard», fait observer l’auteur de L’Organisation spéciale de la Fédération de France du FLN.
Il cite, à l’appui, cet extrait : «La concentration progressive des pouvoirs entre les mains de Boumediène, les luttes de clans, la crise de la productivité, le gaspillage des ressources, la circulation incontrôlée des marchandises et des capitaux, le pillage et la corruption, sont des traits inhérents à la bourgeoisie bureaucratique.
Le mythe de son efficacité s’effondre devant l’inefficacité des mythes destinés à cacher son impuissance.» Daho Djerbal note dans la foulée : «Il suffit de changer quelques noms, de remplacer »la bourgeoisie bureaucratique en formation dans le cadre de l’Etat » par la classe-Etat au service d’une oligarchie capitaliste néolibérale prédatrice et corrompue.»
Et d’annoncer : «Pour mémoire, la revue Naqd leur rend hommage ainsi qu’à tous les opposants au pouvoir militaire en publiant l’Appel à la résistance du 28 juillet 1965, la Déclaration de Rome de mai 1973 ainsi que les CV de Harbi et Zahouane datés de 1965.»
L’Appel à la résistance du 28 juillet 1965
«Depuis le 19 juin, vous n’avez cessé de manifester votre désapprobation du coup d’Etat militaire qui a renversé le pouvoir révolutionnaire constitué au lendemain de l’indépendance du pays.
Que ce soit en clamant dans les rues votre indignation ou votre colère, ou que ce soit par le silence qui a endeuillé nos villes et nos campagnes le jour anniversaire de notre indépendance, vous n’avez cessé de refuser le fait accompli, les « explications » et « justifications » des hommes du 19 juin», peut-on lire dans l’Appel du 28 juillet 1965 lancé à l’adresse des Algériens.
Le tract, qui avait été ronéotypé et diffusé clandestinement, fait l’éloge de la dissidence en exhortant le peuple algérien à «entreprendre la lutte sous toutes les formes contre les étrangleurs de la République, pour la sauvegarde de l’indépendance nationale menacée et pour le triomphe de la révolution socialiste».
Après le putsch, la répression des opposants est féroce. Massive. Les uns seront arrêtés et torturés, les autres contraints à l’exil et à la clandestinité. Parmi les catégories ciblées, les étudiants, tout spécialement ceux qui étaient regroupés au sein de l’UNEA (l’Union nationale des étudiants algériens).
Dans une interview accordée à El Watan (parue le 9 novembre 2003), Houari Mouffok, ancien président de l’UNEA au moment du coup d’Etat, livre un témoignage saisissant sur les affres de l’arbitraire qu’il a eu à subir dans sa chair ainsi que la violence répressive qui s’est abattue sur tous ceux qui se sont insurgés contre les putschistes.
«J’ai fait l’objet de sévices inhumains de la part de la Sécurité militaire», confiait M. Mouffok dans cet entretien. «J’ai été recherché par les services de sécurité après la déclaration que j’ai faite au nom du comité exécutif de l’UNEA, et qui dénonçait le coup d’Etat du 19 juin 1965 et exigeait la libération de Ben Bella, président de la République, garant de l’application de la Charte d’Alger.
(…) La répression s’est abattue sur les compagnons de Ben Bella comme Benalla, le Dr Nekkache et autres, sur les leaders du PCA comme Bachir Hadj Ali, Sadek Hadjerès… et la gauche du FLN, comme Harbi, Zahouane… qui ont constitué l’Organisation de la résistance populaire. Les étudiants ont payé un lourd tribut en raison de leurs actions pour les libertés démocratiques», se souvenait avec émotion Houari Mouffok.
Harbi, Zahouane, Bachir Hadj Ali…arrêtés
Mohammed Harbi sera arrêté le 9 août 1965, et Hocine Zahouane quelques semaines plus tard, en septembre 1965, en compagnie de Bachir Hadj Ali.
Dans une récente interview accordée au journal Le Monde (édition du 6 décembre 2019), Mohammed Harbi est revenu sur les péripéties de son arrestation et ses années de captivité avec, à la clé, ce récit palpitant : «Quand j’ai été arrêté, le 9 août 1965, ce n’est pas moi que l’on cherchait. Mais les putschistes ont essayé de m’enrôler à plusieurs reprises. Boumediène a demandé à me voir.
J’ai refusé. On m’a proposé une ambassade, un ministère. J’ai répondu : »Je n’ai rien à faire avec vous. Vous avez pris le pouvoir, vous avez un programme, je n’y ai pas participé. » Ils ont torturé atrocement certains camarades, mais pas moi.
Au début, on a souvent été déplacés, au pénitencier de Lambèse, à l’hôpital de Annaba, dans un ancien centre de torture des Français, à la Villa Bengana à Alger, d’où on a dû partir pour céder la place à Moïse Tshombé (ancien président du Katanga), puis au centre de police de Chateauneuf.
En 1969, ils ont décidé de nous placer en résidence surveillée libre. J’ai été envoyé à Adrar, puis à Timimoun, dans le Sahara. A partir de 1971, j’ai pu être à Skikda, pas loin de chez moi.» S’agissant des conditions dans lesquelles il a réussi à s’évader, l’éminent historien confie au journaliste du Monde : «Tout était organisé depuis la France.
Des copains sont venus avec des voitures louées en Tunisie. Nous sommes sortis avec des passeports turcs récupérés dans les camps palestiniens de Beyrouth. Nous avons rejoint Tunis, puis Genève. Annette Roger – de son vrai nom Anne Beaumanoir – nous a fait traverser la frontière vers la France.»
Une fois en France, «on nous a dit : vous avez l’asile mais pas politique, voici des cartes de travail mais tenez-vous tranquilles. Je dois reconnaître qu’on ne nous a jamais appelés pour nous reprocher quoi que ce soit.
Nos communiqués étaient sourcés de Rome ou de Bruxelles (pour ne pas embarrasser Paris). J’ai vite abandonné l’idée de créer une organisation, quand il m’est apparu que la Sécurité algérienne avait envahi l’espace français. Je n’ai pas renoncé à la politique pour autant».
«La liberté politique, le plus profond des besoins»
En 1973, Mohammed Harbi et Hocine Zahouane se retrouvent en exil et rendent publique cette déclaration que vient d’exhumer la revue Naqd en souvenir de ces jours houleux. Disséquant l’état du pays huit ans après le renversement de Ben Bella et la prise du pouvoir par Boumediène, les auteurs de la déclaration (datée de mai 1973) faisaient ce constat accablant : «Ni le brouillard de la propagande ni la complaisance à l’égard de l’accompli ne sauraient masquer le fait que les producteurs algériens sont radicalement expropriés de la gestion de l’économie et les citoyens de la direction de l’Etat.
A tous les niveaux de la société se déploie une force coercitive des appareils répressifs. Compléments indispensables à leur action, l’alibi nationaliste, la manipulation de la religion, la censure et le contrôle de la circulation des hommes, tentent de créer en Algérie une nouvelle »ligne Morice » qui garantirait le monologue des bénéficiaires du pouvoir et persuaderait les masses que la liberté politique n’est pas le plus profond des besoins.»
Animés par une profonde détermination à poursuivre leur combat, Harbi et Zahouane expriment crûment leur intransigeance : «C’est pourquoi, l’alternance des pressions et des ouvertures en notre direction n’a pas entamé notre refus de donner une quelconque caution à un régime fondé sur l’exploitation et la suppression des libertés.»
Dressant le bilan de la gestion Boumediène, les deux opposants assènent : «Les critiques faites le 19 juin 1965 à Ben Bella pourront être adressées avec plus de force à ses successeurs.» «Le projet socialiste a été falsifié. (…) Les contradictions entre adeptes de l’initiative privée et partisans de la gestion étatique restent secondaires face à leur commune opposition aux damnés de la terre.
L’enrichissement scandaleux des uns et des autres révèle leur interaction dans la rivalité et la solidarité, ainsi que leur dépendance commune à l’égard du marché capitaliste mondial.»
Les deux leaders de l’ORP estiment que «la lutte pour des changements décisifs irréversibles doit s’inscrire dans une stratégie de longue durée, exclure les complots et les conspirations, prendre appui sur la prise de conscience des masses, et s’attacher d’abord à la clarification des questions fondamentales qui se posent au mouvement révolutionnaire. Le renouveau est à ce prix».
«Que les prisonniers politiques sortent de prison !»
Dans une autre déclaration commune diffusée par l’équipe de Naqd sur sa page Facebook, toujours dans le cadre de cette halte mémorielle, Mohammed Harbi et Hocine Zahouane lancent un nouvel appel au peuple algérien. L’appel est daté du 26 novembre 1978, soit un mois avant la disparition brutale du président Boumediène.
«Se taire. Ne cédez pas à ce chantage. La démocratie ce n’est pas le désordre, c’est l’ordre dans lequel le peuple se reconnaît. Ce n’est pas en dissimulant les contradictions et en les transposant au sein d’appareils qu’on les résout. C’est en laissant l’ensemble du peuple algérien (et à lui seul) assumer ses responsabilités» écrivent-ils.
Dans leur harangue, ils interpellent tout particulièrement la classe ouvrière : «Travailleurs ! Vous avez un cadre organisationnel tout indiqué pour votre action : ce sont les syndicats. Faites-en votre instrument. Chassez-en les bureaucrates serviles qu’on vous a imposés. Rassemblez vos forces indépendamment du FLN.
Vous pourrez ainsi veiller à ce qu’à 1’occasion de réformes de structures indispensables, la bourgeoisie ou les sociétés étrangères ne reprennent les biens expropriés.» Mohammed Harbi et Hocine Zahouane insistent sur l’importance de ne pas dissocier les questions sociales du combat démocratique en martelant : «Ne séparez pas votre combat économique de classe du combat politique pour la démocratie.
Créez des comités pour la convocation d’une assemblée constituante, étape indispensable sur la voie du socialisme autogestionnaire. Exigez que toutes les tendances, tous les courants politiques – même ceux que vous combattez et à la condition qu’ils acceptent les règles de la démocratie – puissent s’exprimer librement.
Que les prisonniers politiques sortent de prison ! Que les exilés réintègrent sans danger le territoire national ! Que le pays se ressaisisse, qu’il débatte de ses orientations et que le peuple tout entier ait le sentiment d’être le seul maître de son histoire !»
18 JUIN 2020
https://www.elwatan.com/edition/actualite/19-juin-1965-putsch-repression-et-dissidences-18-06-2020
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