Dans la nuit du 25 au 26 avril, à L’Ile-Saint-Denis, un homme, suspecté de vol, s’est jeté à la Seine pour échapper à un contrôle de police. Son repêchage sur la rive du fleuve a été filmé par des riverains, et les images sont glaçantes, tout comme le sont les conversations des policiers enregistrées à leur insu : «Il sait pas nager, un bicot comme ça, ça nage pas (rires.) - Ça coule ! T’aurais dû lui accrocher un boulet au pied.» A cette violence verbale s’ajoute la brutalité physique, que l’on devine sans la voir, aux cris qui s’échappent ensuite du fourgon. Les gestes, les injures employées, la désinvolture rigolarde des témoins, jusqu’aux lieux mêmes, tout dans cette scène nous ramène brutalement soixante ans en arrière. Le travail historique n’a pas pour fonction de tracer un signe d’égalité entre des événements distants de plusieurs décennies. Il peut, en revanche, permettre d’éclairer le présent à la lumière du passé. Dans le cas présent, la lumière est blafarde, comme celle qui éclairait sans doute, dans la nuit du 17 octobre 1961, ces mêmes berges de la Seine, depuis les ponts de Bezons, d’Asnières, de Clichy ou des quais de Paris.

Alors que la guerre d’Algérie est entrée dans sa dernière phase, une manifestation pacifiste est organisée ce jour-là à Paris pour protester contre le couvre-feu imposé aux Algériens de métropole. De tous les bidonvilles environnant la capitale, des hommes, des femmes, des enfants convergent vers le centre-ville, à l’appel du FLN qui se charge de vérifier que personne n’emporte d’armes avec soi. Alors que certains n’ont même pas encore atteint leur but, la répression s’abat sur les différents cortèges : à l’instigation de Maurice Papon, préfet de police, une déferlante de coups de matraques s’abat sur les manifestant·e·s. Outre les très nombreux blessés, les historiens s’accordent aujourd’hui sur le chiffre de 200 morts : au cours de cette nuit d’octobre, ils ont été battus à mort dans la cour de la préfecture, pendus aux arbres du bois de Vincennes ou encore jetés à la Seine.

Longtemps niées, les preuves de ce massacre existent pourtant dès l’origine : ce sont les photos d’Elie Kagan. Ce sont aussi les récits des témoins : ceux qui, comme l’un de mes anciens professeurs alors lycéen, ont vu passer les bus réquisitionnés remplis d’Algériens ensanglantés ; ou ceux qui, comme Monique Hervo, ont le lendemain recensé les disparus dans les bidonvilles de Nanterre. Quelques semaines après les faits, une bande de copains situationnistes mène une opération nocturne : au matin, une grande inscription en lettres capitales barre le quai de Conti, face à l’Institut de France : «Ici, on noie les Algériens.» Rencardé par le journaliste Claude Angeli, un jeune correspondant de l’Humanité, Jean Texier, la prend en photo, sans savoir que l’image deviendra iconique. A travers elle, la Seine restera intrinsèquement mêlée, dans la mémoire parisienne, aux violences policières et au racisme d’Etat. Ce n’est qu’en 2001 que le maire de Paris, Bertrand Delanoë, aura le courage d’apposer une plaque commémorative sur le pont Saint-Michel - laquelle est encore régulièrement profanée.

Les faits survenus à L’Ile-Saint-Denis le 25 avril ne jettent pas l’opprobre sur l’ensemble d’une profession - ce serait un raccourci bien maladroit. Ils sonnent, en revanche, comme autant de constats de la défaillance de l’Etat républicain. Que nous dit cet enregistrement terrible, capté tout près des lieux de 1961 ? Que l’image de la police est aujourd’hui tellement dégradée que des individus, suspects ou non, préfèrent prendre des risques insensés plutôt que de se soumettre à son contrôle - comment, ici, ne pas évoquer la mémoire de Zyed et de Bouna ? Que cette dégradation tient à des comportements indignes qui, quoi qu’en dise le ministère de l’Intérieur, ne relèvent pas seulement d’agissements individuels et isolés mais s’expliquent aussi, dans certains quartiers, par l’attitude de la hiérarchie policière : comme l’a révélé Mediapart, c’est un commissaire au lourd passé judiciaire qui a dirigé l’opération de L’Ile-Saint-Denis. Qu’il y a enfin, en tout état de cause, pour certains membres des forces de l’ordre, deux poids et deux mesures dans la manière d’appliquer la loi - et les vidéos récentes montrant la différence de traitement des infractions au confinement entre les centres des villes et les banlieues populaires l’illustrent sans pitié.

En 1961, il n’y avait pas de caméras pour filmer les violences policières, et le pouvoir politique soutenait sans réserve son préfet de police. En 2020, on aimerait qu’il en soit autrement et que, à l’instar de bien des fonctionnaires de police qui s’expriment anonymement sur les réseaux sociaux, ministère et syndicats condamnent et punissent sans détour des pratiques en passe de devenir systémiques et qui, à force de n’y pas prendre garde, gangrènent déjà une institution pourtant essentielle à notre République.