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Qui peut résister à Isabelle Eberhardt après l’avoir découverte ? La nouvelle bio-fiction de Tiffany Tavernier, chez Tallandier, confirme la règle qu’on ne plonge pas impunément dans l’aventure de celle que les prédécesseurs en biographie ont, tour à tour, nommée, « la bonne nomade », « une Russe au désert », « La Louise Michel du Sahara », « la Révélation du Sahara », « l’amazone des sables », « l’errante », « une rebelle », « une Maghrébine d’adoption », « Nomade », « Isabelle l’Algérien », « Si Mahmoud »… Dans La couronne de sable, Françoise d’Eaubonne suggérait même qu’elle serait la fille de Rimbaud… Entre document, fantasme et reconstitution, la vie d’Isabelle Eberhardt fait rêver. En ces temps où l’islam est au banc des accusés, il peut être intéressant de relire sa vie et surtout de lire ses textes et de comprendre, des uns aux autres, cette quête profonde pour construire son identité hors des chemins de sa naissance.
Le travail d’écriture d’une biographie est réalisé avec beaucoup d’empathie et de « mentir-vrai » par Tiffany Tavernier. Empathie car, comme le dit la 4è de couverture, pour elle la découverte d’Isabelle Eberhardt fut une révélation. « Mentir-vrai » car elle ne laisse aucun silence entre les intervalles silencieux des faits attestés de sa vie. Elle donne comme certaine une filiation qui ne l’est pas et a fait couler beaucoup d’encre et surtout, elle nous installe dans l’intimité de la jeune fille puis de la jeune femme en puisant abondamment dans ses écrits qui deviennent ainsi tous autobiographiques. Il est certain que chez Isabelle Eberhardt, vie et œuvre sont intimement liés mais peut-être pas au point que la seconde soit un simple reflet de la première. Toutes les références sont données mais le récit en fondu enchaîné ne permet pas de distinguer entre le fait biographique et la reconstitution imaginée. Cela donne un ouvrage très enlevé, qu’on lit d’un trait avec carte, bibliographie fournie et glossaire ainsi qu’un cahier central de photographies. Les lecteurs familiers de cette figure étonnante seront reconnectés avec bonheur ; d’autres pourront la découvrir en cette période de cadeaux où les livres ont une bonne place ! Le sous-titre peut être aussi une incitation, en écho à la photo d’Isabelle en costume arabe d’apparat, « Un destin dans l’islam », une des dominantes de ce récit biographique. L’intérêt de cette biographie fictionnalisée est d’inventer au plus près des livres déjà écrits sur ou par Isabelle Eberhardt en donnant
l’illusion de partager ses émois, ses épreuves et ses émerveillements.
Par rapport à l’énorme biographie réalisée par Edmonde Charles-Roux, avec l’aide de quelques autres, il n’y a pas gonflement de la vie elle-même de l’héroïne par la sollicitation d’événements de l’époque plus ou moins rattachés à son destin : un ton enlevé, une sobriété et une complicité font de cette nouvelle biographie
une incitation à la connaître. Il est illusoire de vouloir lire tout ce qui s’est écrit sur elle. Toutefois nous signalons la biographie écrite par Khelifa Benamara, en 2005, aux éditions Barzakh à Alger, présentée ainsi par ses éditeurs : « né dans l’habitation même où elle mourut, K.B. nous livre une biographie captivante ». La couverture est sensiblement la même que celle de Tiffany Tavernier.
Il semble difficile de parler de l’Algérie au tournant des XIXe et XXe siècles sans évoquer cette figure emblématique. Scandaleuse pour les uns, fascinante pour les autres, la brièveté de sa vie ajoute encore une aura de mystère et d’inachevé propice au rêve, au fantasme, à l’invention. Toujours inclassable, elle est une femme « aux semelles de vent »…, inversant les perspectives, en cherchant la voie qui, de la compréhension de l’autre et de sa quasi-immersion en lui, dans sa religion, ses coutumes et sa langue, au début d’un siècle algérien « très » colonial, la reconduisait vers la vérité d’elle-même qu’elle n’a cessé de sonder.
Dans les biographies, une image revient avec prédilection, celle d’une jeune femme déguisée en homme, chevauchant les étendues désertiques et signant de divers pseudonymes masculins mais dont le plus fréquent est Mahmoud Saadi. Quand elle fut expulsée d’Algérie, le chancelier du consulat de Russie à Alger lui écrit le 18 juin 1901 : « Vous portiez un costume arabe masculin, chose qui, avouez-le vous-même, ne convient pas trop à une demoiselle de nationalité russe »… Elle est ce « trimadeur », titre qu’elle donne à son roman resté inachevé, terme qui n’a pas de féminin ! Terme masculin, terme populaire, il ne peut que plaire à celle qui a plongé autant qu’elle le pouvait dans les sphères des plus défavorisés de la société coloniale d’alors et des habitants du grand sud. Les éditions Cérès à Tunis l’ont réédité en poche en 1997, soulignant qu’il a accompagné la jeune femme et bruisse donc de ses étapes de vie : « Bien plus qu’une tentative biographique transposée, Trimardeur apparaît comme le miroir romanesque du cheminement d’Isabelle Eberhardt. Véritable obsession, son élaboration incessante accompagne (…) la destinée tumultueuse de l’écrivain nomade ».
Si l’exil est voyage, la naissance d’Isabelle, le 17 février 1877 à Genève, d’une exilée russe et de père inconnu, s’inscrit sous ce signe. Deuxième signe du voyage : être enfant naturelle, ce qui ouvre à toute la « mobilité » identitaire qui sera la sienne. Ses années d’enfance et d’adolescence qu’elle a présentées dans ses lettres et ses Journaliers sous un jour très favorable, se passent à Genève, dans un milieu peu conventionnel, à la « Villa neuve » : elle y est choyée et son éducation, rude néanmoins, est originale par rapport aux canons de l’époque. Lorsqu’elle en sort, c’est pour se mêler aux milieux immigrés puisque Genève est alors l’asile des réfugiés politiques de l’Europe et des jeunes Turcs, chassés de leur pays par des pouvoirs autocratiques islamiques. Elle reçoit une éducation libertaire – son précepteur (père ?) Trophimowsky est un disciple de Bakounine –, qui peut expliquer de nombreuses caractéristiques de ses aspirations et de ses principes ; c’est aussi un milieu étouffant, sans doute à cause du caractère dominateur de Trophimowsky et dont elle va aspirer à se libérer. Lorsqu’attaquée par les petits esprits de la colonie, elle écrit dans un article autobiographique où elle lève le voile sur sa personnalité, en 1903 : « Telle est ma vraie vie, celle d’une âme aventureuse, affranchie de mille petites tyrannies, de ce qu’on appelle les usages, le « reçu »… et avide de vie au grand soleil changeante et libre ». Attirée par les pays musulmans d’Orient, son choix pour l’Algérie a été, sans doute induit par l’engagement, en 1894 de son demi-frère Augustin dans la Légion étrangère à Sidi Bel-Abbès.
Le premier séjour d’Isabelle Eberhardt, sur le sol algérien date de mai 1897, lorsque sa mère et elle s’installent à Bône (actuelle Annaba). C’est son premier séjour long, de sept mois, jusqu’à la mort de sa mère, le 28 novembre 1897. Assez rapidement après, elle fait son premier séjour en Tunisie et une petite incursion dans le Sahara. Les questions d’héritage la conduisent à nouveau à Genève et le 15 mai 1899, Alexandre Trophimowsky, « Vava », meurt.
S’ouvre alors son second séjour au Maghreb : l’été 1899 la trouve entre Tunis et Timgad, Biskra, Touggourt. Elle fait un séjour d’une semaine, à la fin du mois d’août dans les Aurès et retourne à Tunis au début septembre. Ce second séjour aura duré 4 mois à peu près. De l’automne 1899 à la fin du mois de juillet 1900, elle retourne en Europe : Marseille, Paris et La Sardaigne. De fin janvier à avril 1900 elle fait des déplacements à Paris, à Genève (les 7 mai, 8 juin, 14 juillet). Elle est à Marseille du 15 au 20 juillet.
Le troisième séjour d’Isabelle Eberhardt commence à Alger, le 22 juillet 1900 ; elle n’y reste qu’une semaine et part très vite à El Oued. L’arrivée dans cette ville du Souf est datée du 4 août 1900 et elle rencontre, peut-être le 6, Sliméne Ehni, maréchal des logis des spahis qui devient son compagnon. D’août à février, donc sept mois, elle y réside. Mais le 29 janvier 1901, Isabelle, initiée à la confrérie des Quadriya, est blessée à Behima par un membre de la confrérie des Tidjania de Guémar et est hospitalisée à El Oued. Après la période la plus lumineuse et apaisée de son existence, elle entre dans une séquence sombre qui a des répercussions sur son couple puisque Slimane est muté à Batna où elle le rejoint, le 25 février 1901, après les soins reçus. On lui conseille d’attendre son procès en France et elle repart à Marseille, chez son frère Augustin où elle ne se plaît pas.
Son quatrième séjour est entièrement consacré au procès de son agresseur : elle arrive à Constantine, le 4 juin 1901 et, à l’issue du procès où elle plaide pour la clémence pour son agresseur, elle est expulsée d’Algérie, le 18 juin. Ce quatrième séjour fut particulièrement court et éprouvant car la publicité du procès l’a livrée à la vindicte et à la malveillance du milieu colonial. Du 4 au 18 juin 1901, elle a donné des articles sur l’attentat et le procès dans La Dépêche algérienne. Dans l’un d’eux : « Je tiens à déclarer ici que je n’ai jamais été chrétienne, que je ne suis pas baptisée et que, quoique sujette russe, je suis musulmane depuis fort longtemps ». Le 20 juin, elle doit quitter l’Algérie et se retrouve à Marseille où Slimène la rejoint le 28 août. Ils se marient le 17 octobre 1901.
Son cinquième séjour en Algérie est le retour tant attendu car elle a vécu l’année 1901 comme un véritable exil de sa terre : désormais française par son mariage avec Slimène Ehni, Isabelle Eberhardt n’est plus sous le coup de l’expulsion ! Le 15 janvier 1902, elle arrive à Bône. Elle se rend à Alger où elle fait la connaissance des Barrucand.
Elle qui a toujours voulu exercer son métier de journaliste, est grandement aidée par cette amitié. Barrucand lui ouvre les portes de L’Akhbar et elle continue à publier des nouvelles dans différents organes de presse. Ces publications éparpillées sont les meilleures garanties pour l’édition de son œuvre future puisque, de son vivant, elle n’a jamais publié d’ouvrage. Cette activité de reporter ainsi que son besoin de voyager font qu’elle se déplace beaucoup. Fin juin-début juillet, elle visite la zaouïa d’El Hamel à Bou Saâda où elle rencontre Lalla Zeynab, une maraboute pour laquelle elle aura une grande admiration. Le 7 juillet, elle s’installe à Ténès où Slimane a été nommé Khodja à la Commune mixte. Elle y fait la connaissance de Robert Randau.
L’atmosphère de Ténès est telle qu’elle fait de fréquents voyages à Alger et ailleurs ; ainsi le 26 janvier 1903, elle est à nouveau à Bou Saâda et à la zaouïa d’El Hamel pour retrouver le calme et la paix auprès de Lalla Zeynab. En avril 1903, elle est accusée par L’Union Républicaine de fomenter des exactions dans les douars et d’avoir des actions anti-françaises, à Ténès. Slimène Ehni est contraint de démissionner. C’est alors qu’elle fait paraître, le 27 juillet 1903, l’article autobiographique dans La Petite Gironde. En septembre 1903, le journal, La Dépêche algérienne l’envoie faire une tournée dans le Sud Oranais. C’est lors de ce périple, en octobre 1903, qu’elle fait la connaissance de Lyautey. Elle passe l’hiver à Figuig. En mai 1904 : elle part pour le sud-ouest et passe l’été à Aïn Sefra, Colomb Béchar et à la zaouïa de Kenadsa. Mais à la fin de l’été, malade, elle renonce à partir plus au Sud et rentre à Aïn Sefra où elle est hospitalisée.
Le 21 octobre 1904, elle sort de l’hôpital et rejoint Slimène dans une maison qu’elle a louée au bord de l’oued. Mais une crue subite de l’oued l’ensevelit sous les décombres ; Slimène parvient à s’enfuir. Le corps d’Isabelle est retrouvé deux jours plus tard et est enterré au cimetière musulman. Près du corps, dans la maison, est retrouvé un sac contenant des manuscrits plus ou moins endommagés par la boue et qui sont confiés à Barrucand. Le cinquième séjour d’Isabelle Eberhardt a duré 21 mois. Il semble qu’alors, son installation était définitive, si tant est qu’on puisse parler de définitif avec Isabelle Eberhardt.
Ainsi, les séjours d’Isabelle Eberhardt ont tous été assez différents : le premier, avec sa mère, la familiarise avec le pays et où elle vit d’une vie citadine totalement atypique pour l’époque, dans les quartiers musulmans et une liaison amoureuse tumultueuse. Le second séjour est plutôt une quête à la recherche de quelque chose qu’elle ne nomme pas encore. Le troisième est celui de sa réalisation, à la fois en tant qu’amante découvrant avec Slimène un amour qui la comble, en tant qu’adepte d’une confrérie et en conformité avec la vie de misère et de nomadisme qu’elle veut sienne. Il n’est interrompu qu’à cause de l’attentat et du procès. Le quatrième séjour, de quinze jours, le plus bref et le plus désespérant, est celui du procès. Enfin, le cinquième séjour est celui de l’installation définitive dans le pays avec des déplacements assez nombreux et la conviction que semble avoir trouvé la jeune femme de son lieu, du mode de vie auquel elle aspire et de la nécessité de l’écriture, tant littéraire que journalistique.
Le voyage de vie d’Isabelle Eberhardt prend racine dans le déplacement familial et se développe dans une recherche existentielle qui dépasse largement les années algériennes, somme toute brèves en termes de décompte temporel. Avec ce rappel biographique, le plus important n’est-il pas de la lire ?… Trois directions peuvent être suivies, non exclusives d’autres : son art du reportage, sa fascination pour l’islam et son jeu avec les genres féminin/masculin.
Il y a plusieurs textes que l’on peut convoquer pour donner une idée de son écriture de reporter. Mon choix se porte sur Sud Oranais. Envoyée par le journal, L’Akhbar et La Dépêche Algérienne, elle saute sur l’occasion pour repartir vers le Sud : « Un lourd ennui pesait sur Alger, et je me laissais aller dans une somnolence vague, sans joie et sans chagrin, et qui, sans désirs aussi, aurait pu avoir la douceur de l’anéantissement. Tout à coup, le combat d’El Moungar survint, et, avec lui, la possibilité de revoir les régions âpres du Sud : j’allais dans le Sud Oranais, comme reporter… Le rêve de tant de mois allait se réaliser, et si brusquement ».
Elle revendique donc très clairement son statut de journaliste-reporter, ce qui n’est pas une profession exercée couramment par une femme alors. A Aïn Sefra, elle va interroger les survivants des combats : « Un peu fiers d’être « interviewés » – un mot qu’on leur a appris – ils sont un peu intimidés » et c’est le caporal Zolli qui répond à ses questions. La journaliste nous restitue ainsi, avec beaucoup de savoir-faire, le récit de l’embuscade.
Outre ces nouvelles « militaires », toujours transformées en tranches de vie, les « papiers » du reporter sont riches de toutes sortes de détails et de précisions. Dans la grande tradition du réalisme, Isabelle Eberhardt multiplie les notations pour faire vivre un décor, un paysage, un groupe humain. Elle sait qu’elle pénètre là où peu d’Européens l’ont précédée et avec une disponibilité unique, due à son adoption du mode de vie. Sa plume est picturale : elle sait rendre les jeux d’ombre et de lumière, les couleurs, le végétal et le minéral des paysages. Il serait aisé de multiplier les exemples : ainsi de son évocation de « Hadjerath M’guil » ou celles de Figuig : « Les heures s’écoulent, monotones, sur le ksar mourant. Seul, l’ocre mat du rempart, le lambeau de ciel que découpe la porte change, passant du mauve irisé des matins au bleu incandescent des midis, au rouge carminé taché d’or des couchants et aux transparences marines des nuits lunaires. Le soir, la petite porte semble s’ouvrir sur une fournaise dont le reflet ardent descend jusqu’au fond des ruines ».
Ainsi de sa visite aux marabouts et de ce bonheur qu’elle ressent d’être seule mais de partager cette solitude avec son lecteur pour l’assurer en quelque sorte de l’excellence de son observation : « Pas de guide, nulle vision étrangère s’interposant entre mes sens et les choses, nulle explication oiseuse, tandis que j’errais, toute seule, dans ce coin de pays nouveau pour moi ». C’est avec la même précision qu’elle évoquera la mort d’une chamelle ou qu’elle livrera le morceau descriptif obligé de tout voyageur, le marché, à différents endroits de son reportage dont le « Marché d’Aïn Sefra ».
Son réveil au camp des goumiers est possible car elle exerce son métier sous son costume de cavalier arabe qu’elle porte toujours. En ethnologue qui ne se nomme pas, elle traduit les chants des goumiers, comme elle le fera plus loin des mélopées entendues les soirs de Ramadan. Certains de ses relevés ont pu lui servir pour des nouvelles ; d’autres auraient pu être la matière première de textes futurs : « En passant par Aflou, dans le Djebel Amour, je recueillis quelques sujets de contes, et je fus vivement frappée par le caractère de la belle population industrieuse et forte de cette région où s’est conservée l’art du tapis (…) Le siège de Taghit, raconté par un rhapsode arabe, passionnait l’auditoire d’un café maure ». Elle passe sans heurt du portrait du légionnaire qui lit la Bible à la description de la salle longue du maître de la zaouïa. Elle sait aussi évoquer, en un tableau saisissant, les conditions de vie de la communauté juive de Figuig ou de Kenadsa.
Isabelle Eberhardt a une grande attention aux types nationaux, aux types ethniques, nous faisant découvrir la sorte de « Babel » qu’est l’armée coloniale ; quand elle aborde la description des esclaves noirs, elle nous laisse assez perplexe sur l’ambiguïté de ses propos. Elle décrit aussi dans ses articles le fonctionnement d’une « théocratie saharienne », une fumerie de kif, la danse des négresses « au corps mince et souple ». On a, sans aucun doute, pour cette époque – 1903 – un reportage inédit sur le Sud-Oranais. Le côté inestimable, c’est que son don d’écriture est nourri par une implication dans ces lieux qu’elle visite, partageant le quotidien des êtres qu’elle côtoie.
Un autre aspect passionnant à découvrir en lisant les textes de l’écrivaine elle-même et pas seulement ses biographes, c’est la fascination que l’islam a exercé sur elle. Attirée dès sa jeunesse par l’islam, on ne connaît pas la date exacte de sa conversion. Ce qui semble certain, c’est que c’est à El Oued en 1900 – une des années les plus heureuses de sa courte vie –, qu’elle est devenue « Khouan » (membre) d’une des confréries religieuses les plus fermées de l’époque, la Quadriya. Sa connaissance du Coran lui a attiré l’estime des marabouts, en particulier celle de Sidi Hussein ben Brahim, chef religieux de la zaouïa de Guemar, qu’elle fréquente assidûment. Une de ses critiques précise : « Elle est bientôt initiée à la mystique soufie, à laquelle sa nature la prédisposait déjà, initiation qui contribuera largement à l’attitude de plus en plus contemplative, religieuse d’Isabelle. Désormais, elle cherchera cette « unité avec Dieu », but ultime du soufi, quête qui ne va pas toutefois sans contradictions chez la jeune femme » dans la lutte entre son besoin d’ascèse et sa sensualité, contradictions dans lesquelles elle se débat et qu’elle exprime dans ses Journaliers : « C’est l’aube, l’heure radieuse entre toutes au désert. Je m’éveille au murmure grave des mokhazni qui prient dehors, baignés dans la lueur irisée du jour levant ». L’islam qu’Isabelle vit avec volupté, est étroitement lié au soufisme et au nomadisme qu’elle a choisi comme constante de sa vie : « O volupté des logis de hasard où, insouciant, seul, ignoré de tous, on s’hallucine ? Ombre amie des ports provisoires, des haltes longues sur la route ensoleillée du vagabond libre ! Douceur infinie des rêves quintessenciés, dans les abîmes de silence, aux pays d’islam ! ». A Djenan ed dar, elle mesure son « noir cafard » à l’immensité du désert et retrouve ce qu’elle semble chercher : « Et là, au tournant, brusquement, tout change. C’est l’espace sans bornes, aux lignes douces imprécises, ne s’imposant pas à l’œil, fuyant vers les inconnus de lumière ». Elle a une admiration certaine pour les mokhazni car « de tous les soldats musulmans que la France recrute en Algérie, (ils sont) ceux qui demeurent les plus intacts, conservant sous le burnous bleu leurs mœurs traditionnelles. Ils restent aussi très attachés à la foi musulmane, à l’encontre de la plupart des tirailleurs et de beaucoup de spahis ». Lorsqu’elle rencontre des Figuiguiens, elle note : « Ils passèrent devant mon compagnon en burnous bleu et moi et nous jetèrent distraitement le salut de paix qui est comme le mot d’ordre de l’islam, le signe de solidarité et de fraternité entre tous les musulmans, des confins de la Chine aux bords de l’Atlantique, des rivages du Bosphore aux barres du Sénégal. En regardant ces hommes marcher dans la vallée, je compris plus intimement que jamais l’âme de l’islam, et je la sentis vibrer en moi. Je goûtai, dans l’âpreté splendide du décor, la résignation, le rêve très vague, l’insouciance profonde des choses de la vie et de la mort ».
Elle sait rendre, avec une sensibilité extrême les soirs de Ramadan et lorsqu’elle s’introduit dans son texte, c’est toujours avec discrétion mais en laissant entendre une longue familiarité avec ce rite musulman. Mais ce à quoi elle revient toujours comme dans un texte évoquant Oujda, le 27 mars 1904, c’est la conjonction islam/mort/éternité : « Dans une chambre antique, je m’étends sur un tapis et je m’endors. Comme en rêve, dans un demi-sommeil, j’entends une voix indistincte d’abord qui monte du silence angoissant d’Oujda enfin apaisée. La voix monte, monte, s’élevant en des sonorités claires de hautbois, pour finir en une plainte douce, mourante, en un soupir : ce sont des Aïssaouah qui prient et psalmodient leur dikr dans la sérénité pudique de la nuit, cachant la pourriture des choses, et la déchéance des êtres.
Et là encore, c’est, comme au coucher du soleil, une impression de paix immense, d’immobilité, une impression intense de vieil Islam indifférent devant la mort, insoucieux des ruines, poursuivant à travers ces siècles de guerre et de sang son grand rêve serein d’éternité ». C’est dans Sud Oranais aussi qu’on trouve le récit très épuré, puisque jamais la narratrice ne donne ses vraies motivations, des semaines qu’elle va passer à la zaouïa de Kenadsa, lieu d’enseignement de la confrérie des Zianya. Une de ses éditrices écrit : « le cheikh de la confrérie accepte Si Mahmoud il sait pourtant qu’il s’agit d’une femme, mais il respecte sa « demande » et sa connaissance de l’arabe et du Coran. Pendant plusieurs semaines, Mahmoud se consacre à son expérience intérieure, « dans l’ombre chaude de l’islam ». Quelque chose va lâcher en elle, qui l’emporte au-delà des limites du corps et de la sensation. Quelque chose d’indicible ».
Il est vraisemblable qu’elle retrouve là tout ce qu’elle cherche de son rêve d’islam, de son rêve de dépouillement matériel et spirituel, loin des bruits du monde et dans la vie la plus humble possible. Elle a véritablement acquis l’esprit de « soumission » qui est le sens même du mot islam. En même temps cette expérience est bien un témoignage exceptionnel sur l’une des dernières anciennes théocraties sahariennes.
Le dernier point sur lequel nous voudrions nous attarder est celui de son usage du masculin, dans ses écrits et dans sa vie. L’image qui vient immédiatement à l’esprit est celle de l’apparence masculine « arabe » qui fut la sienne durant sa courte vie. Elle s’est véritablement transformée en « cliché » au mauvais sens du terme faisant écran à sa quête véritable dont nous venons de donner une idée. Aventurière au sens noble du terme, elle est loin d’être la première femme à adopter le costume masculin ; ce qui est plus original est d’adopter le costume oriental ou arabe mais il correspond au pays qu’elle a choisi.
Le début du « Premier journalier » commence ainsi et indique que cet « habillement » est conjointement un « habillage » de l’énonciation :
« Cagliari, le 1er janvier 1900.
Je suis seul, assis en face de l’immensité grise de la mer murmurante… Je suis seul… seul comme je l’ai toujours été partout, comme je le serai toujours à travers le grand Univers charmeur et décevant, seul, avec, derrière moi, tout un monde d’espérances déçues, d’illusions mortes et de souvenirs de jour en jour plus lointains, devenus presque irréels.
Je suis seul, et je rêve… »
Sa volonté de s’écrire au masculin est fréquente mais non systématique et ouvre des questions passionnantes sur sa position existentielle, sociale et religieuse. Femme, oui mais femme masquée en homme, pour quelle raison ? Est-ce un refus de sa féminité, refus d’un certain statut des femmes, dans sa culture d’origine et dans sa culture d’élection ? Ici aussi beaucoup de textes pourraient être choisis, comme Journaliers, Au pays des sables et Sud Oranais mais aussi ses fictions, des nouvelles ou son roman inachevé Trimardeur.
Tous ces déplacements, elle les fait habillée (et non déguisée) en homme, en cavalier arabe. Au début, elle avait adopté une tenue masculine citadine tunisienne puis très vite, elle adopta l’habillement du grand sud. Cette apparence qui lui a permis d’aller partout où elle le voulait, lui valut beaucoup d’attaques et de médisances dans le milieu colonial. Le séjour à Ténès où elle dût essuyer une campagne de dénigrement et de harcèlement particulièrement féroce, a laissé un document qu’il faut citer en son intégralité pour comprendre quelle haine pouvait susciter ce « jeu » sur les marques sexuées.
Un rédacteur de L’Union Républicaine, journal à la solde du clan qui avait décidé de la campagne contre Isabelle Eberhardt et d’autres de ses amis au moment d’une élection, en mai 1903, écrit : « Une dame masquée. Un aimable échantillon du sexe auquel nous devons la Belle Fatma et Louise Michel a daigné, d’une plume légère, effleurer dans Le Turco, L’Union Républicaine.
Cette douce créature prétend constater que nous n’avons pas répondu à une lettre de sa blanche main à notre adresse, et nous fournit, en vingt lignes, cent sujets de gaieté.
Elle signe madame Mahmoud Saadi, rue d’Orléansville, Ténès, s’adjoint comme renfort, une demoiselle Eberhardt.
Or, nous avions été mis, par épître recommandée – oui, ma chère -, en demeure de fournir des explications à une dame Ehnni, villa Bellevue, Mustapha, prise en tant que rédactrice – en réalité directrice de L’Akhbar.
Quel lien de parenté unit madame Mahmoud, du Turco, madame Ehnni, de L’Akhbar, mademoiselle Eberhardt, de La Dépêche ?… Y a-t-il là une réédition du mystère de la Sainte Trinité ? Et lorsqu’une madame Ehnni nous écrit de Mustapha, que devons-nous à madame Mahmoud, de Ténès ?
Nous avons souvent rencontré dans les bureaux de l’imprimerie Zamith, la cigarette aux lèvres, un jeune indigène, imberbe, au front rasé, portant un manteau noir fièrement relevé sur l’épaule et faisant sonner de superbes bottes rouges (il s’appelle Mahmoud, nous déclara M. Barrucand, au début de L’Akhbar. C’est mon domestique).
Ce domestique est-il un collaborateur, ce jeune homme est-il une femme, est-ce une demoiselle ou une dame, cette dame s’appelle-t-elle madame Mahmoud ou madame Ehnni ? Habite-t-elle Orléansville ou Mustapha ? Cruelle, ô très cruelle énigme !
Comme il n’est pas d’usage de confier à la poste des lettres à la suscription ainsi libellée : Monsieur X…, mademoiselle Y…, ou madame Z…, quelque part ! nous rendrons raison au sphinx qui nous occupe dès qu’il nous aura appris son adresse véritable, son sexe, son nom légal.
Entre Mahmoud, Ehnni et Eberhardt, entre un homme et une femme, entre une dame et une demoiselle, entre Ténès et Mustapha, il y a vraiment trop de différence et de distance pour nous contenter d’à peu près ».
Aujourd’hui où l’on connaît bien les différents pseudonymes de l’écrivaine et le nom qu’elle s’était donné dans sa vie algérienne et que ceux qui la côtoyaient lui donnaient volontiers, on mesure, par un tel article, le degré de violence et de malveillance qu’elle pouvait soulever et comment, pour l’attaquer, on s’en prenait à cette oscillation intolérable entre le masculin et le féminin.
Parfois, au contraire, cette apparence masculine intriguait, fascinait. Robert Randau rapporte les souvenirs de Fernand Carayol, fonctionnaire à la Commune mixte et qui se souvenait très bien de l’arrivée du couple à Ténès, le soir du 7 juillet 1902 : « Mon interlocuteur avait gardé dans sa mémoire le spectacle de l’arrivée en 1902, un soir, de la jeune Russe, à l’Hôtel des Arts, dont il était l’un des pensionnaires. Elle descendit de la diligence à cinq chevaux, qui reliait chaque jour Orléansville à Ténès. Vers 19 heures, il se trouvait à table avec ses commensaux (…) quand un couple d’indigènes proprement vêtu traversa la salle. Quelqu’un remarqua, en voyant que l’un de ces voyageurs était imberbe et avait les mains fines : « Tiens, on dirait une femme ». Et la bonne qui servait murmura : » Oui, c’est une femme, mais elle s’est inscrite au bureau sous le nom de Si Mahmoud ». Ils apprirent de la sorte qu’elle était l’héroïne de ce drame du Sud Algérien dont ils avaient lu naguère les péripéties dans les quotidiens ».
En avril 1903, des journalistes furent invités à une réception lors de la visite du Président de la République Loubet en Algérie. Avec Barrucand, Isabelle Eberhardt fut parmi les convives : « Sa présence parmi ceux-ci, dans son élégant costume de cavalier arabe, suscita un vif mouvement de curiosité chez les reporters qui l’entouraient ; ils l’accablaient de questions dont la plupart étaient saugrenues. Elle souhaita de mettre fin aux légendes épiques imaginées déjà par les publicistes eux-mêmes, ardents à informer le lecteur ébaubi de l’existence à Alger d’un confrère musulman appartenant au beau sexe et vêtu en indigène. Elle refusa d’être considérée en héroïne de roman-feuilleton, échappée à une tentative d’assassinat dans un désert perfide ; elle rédigea une lettre-notice sur sa vie et ses aventures, document qui fut inséré dans La Petite Gironde du 23 avril 1903 ».
Dernier portrait cité, cette fois par elle-même, dans une lettre à son frère Augustin, en 1900 : « D’ici quelques jours, mon cheikh, Si Mohammed El Hachemi, frère du Naïb, et l’esprit le plus prodigieux que j’aie jamais rencontré, sera à Touggourt. Nous irons l’y chercher, Slimène et moi. La poudre parlera, au jour de l’arrivée du grand marabout et les chevaux galoperont dans la plaine de Tèksébet, sous El Oued ! Parmi les cavaliers, tu en verrais un, monté sur un fougueux petit alezan doré… Le cavalier, vêtu de gandouras et de burnous blancs, d’un haut turban blanc à voile, portant à son cou le chapelet noir des Kadria, la main droite bandée avec un mouchoir rouge pour mieux tenir les brides, ce sera Mahmoud Saadi, fils adoptif du grand Cheikh blanc, fils de Sidi Brahim ».
C’est enfin son mari qui « décodera », de la manière la plus simple, ce jeu sur les identités de genres. Il vient se présenter à R. Randau en sa qualité de Khodja de la Commune Mixte, nouvellement nommé et présente ainsi Isabelle : « Je vous présente Si Mahmoud Saadi (…) C’est là son nom de guerre ; en réalité il s’agit de Mme. Ehnni, ma femme ».
S’habiller autrement est le prix d’une liberté. Isabelle est à Alger, le 23 juillet 1900 et note dans son « Journalier » : « Après une station très courte avec Eugène dans ma chambre, lui parti, je suis allé, seul, à la découverte. Mais mon chapeau me gênait, me retranchant de la vie musulmane.
Alors, je suis rentré, et, ayant mis mon fez, je suis ressorti et je suis allé, avec Ahmed, le domestique, d’abord à la djemaâ el-Kebira…(…) Salué l’oukil de la mosquée (…) Soupe chez El-Hadj-Mohammed, au coin de la rue Jénina. Là, ressenti intensément la joie du retour, la joie d’être de nouveau là, sur cette terre d’Afrique à laquelle m’attachent non seulement les meilleurs souvenirs de ma vie, mais encore cette attirance singulière, ressentie avant de l’avoir vue, jadis, à la Villa monotone. J’étais heureux, là, à cette table de gargote… Indéfinissable sensation, irressentie où que ce soit ailleurs qu’en Afrique ». Il est bien évident qu’en costume européen et plus encore en costume féminin, Isabelle Eberhardt n’aurait pu faire ce qu’elle nous décrit là et qui lui est indispensable.
Son second long reportage, Sud Oranais, dont le manuscrit a été retrouvé dans la boue de l’inondation d’Aïn Sefra où elle a trouvé la mort en octobre 1904, souligne aussi combien l’allure masculine protège et permet de vivre comme on entend vivre. Plus encore que dans Au pays des sables, le contrat qui lit I. Eberhardt à son journal et à ses lecteurs et la connaissance qu’ils ont de son « originalité » sont sensibles. Aussi, les passages où elle se confie sont, en règle générale au féminin. Combien de fois, ne trouve-t-on pas : « j’étais assise… j’étais seule… », ou « j’étais accoudée au petit mur… », alors que, lorsqu’elle se met en scène, c’est au masculin ou pour souligner l’ambiguïté qu’elle provoque chez ceux qui ne sont pas au courant. Ainsi, lorsqu’elle arrive à Hadjerath M’guil, « le chef de poste, un capitaine de la Légion, me regarde, stupéfait. Il ne comprend pas du tout le rapport qu’il peut y avoir entre ma carte de femme journaliste et le tout jeune Arabe qui la lui tend. Nous finissons cependant par nous expliquer».
On la voit ainsi passer très aisément de sa qualité de « reporter de guerre » à celle, essentielle, de « reporter du Sud » dont le pouvoir de pénétration est accru grâce à son statut de musulman. Lorsqu’elle rend compte de sa visite à un marabout de la région où aucun officier n’est rentré, aucun chrétien, elle précise : « Moi, musulmane, on m’y mène, car Sidi Slimane est le grand guérisseur des malades ». Cela donne évidemment un très beau « papier » inédit de journaliste.
Cette ambivalence féminin/masculin parcourt l’ensemble de Sud Oranais. Elle se campe au milieu des hommes car ils la prennent pour l’un d’eux ; ainsi, aucun doute sur le côté de la tente où elle dort ni au sens qu’il faut entendre pour l’adverbe « fraternellement » : « Il fait chaud, sous la tente, dans l’entassement des hommes à demi couchés, accoudés sur les genoux ou sur l’épaule du voisin, fraternellement.
Dans l’autre moitié de la tente, derrière les tentures aux somptueux reflets de laine pourpre, ce sont des frôlements de femmes et des chuchotements qui intriguent vivement mon compagnon. Pourtant, il s’efforce de rester impassible et de ne rien remarquer de ce qui révèle le voisinage des femmes ».
Dans un texte suivant, « Les Marabouts », après avoir décrit et suggéré l’ambiance entre fumeurs de kif où elle s’intègre au « nous », elle se lance dans une de ses grandes envolées lyriques, à nouveau au masculin car ce qu’elle revendique, elle n’a pu le vivre qu’avec le masque de l’autre sexe. Le dernier soir qu’elle passe avec les spahis, soir de ramadan, ils lui demandent avec insistance de rester : « Ils savaient bien, par tant d’indiscrétions européennes, que Si Mahmoud était une femme. Mais, avec la belle discrétion arabe, ils se disaient que cela ne les regardait pas, qu’il eût été malséant d’y faire allusion, et ils continuaient à me traiter comme aux premiers jours, en camarade lettré et un peu supérieur ».
La seconde partie de Sud Oranais est plus tardive et porte sur le printemps et l’été 1904 qu’Isabelle Eberhardt y a passé, d’Aïn Sefra à Kenadsa. Les notations personnelles sont masculines : « j’étais heureux (…) joyeux » ; souvent malicieuses, comme lorsqu’elle rapporte ces propos de légionnaires : « Il est girond, le petit spahi… ». Lors de sa retraite à la zaouïa de Kenadsa, l’ambivalence est vitale pour son projet et sa restitution littéraire, en apparence toute masculine, en confidence, féminine : « Mon guide leur répète ce que Kaddour ou Barka lui a dit que je suis Si Mahmoud ould Ali, jeune lettré tunisien qui voyage de zaouïa en zaouïa pour s’instruire ».
Après son acceptation, elle se confie : « je suis seule » mais dans tous les rapports avec les autres, elle est nécessairement un jeune taleb. Et quand il s’agit de changer une fois encore son costume – on peut supposer que ce n’est pas pour déplaire à Isabelle…–, c’est pour passer du costume « algérien » mal vu dans la palmeraie de Kenadsa, au costume marocain : « En effet, les Marocains abhorrent les Algériens, qu’ils considèrent comme des renégats » et elle développe cette information à partir de ses propres convictions : « Et voilà que ce soir, pour sortir, je me suis transformée en Marocain, quittant le lourd harnachement des cavaliers algériens pour la légère djellaba blanche, les savates jaunes qu’on chausse sur les pieds nus, et le petit turban blanc sans voile, roulé en auréole autour d’une chechiya ».
Lorsqu’elle est parfois effrayée par sa solitude, surtout après ces accès de fièvre qui l’obligeront à retourner à Aïn Sefra, elle restitue cela par un passage où s’entremêlent féminin, pour dire ses angoisses concrètes : « j’étais seule, seule dans ce coin perdu de la terre marocaine… » et masculin, pour dépasser cet état contingent vers une sorte de vérité d’ordre général : « Etre seul, c’est être libre, et la liberté était le seul bonheur nécessaire à ma nature. Alors je me dis que ma solitude était un bien ».
On voit donc, dans ce double reportage qu’est Sud Oranais, combien le costume et le comportement – Isabelle a toute une gestuelle masculine et des habitudes musulmanes –, sont liés à la manière de s’énoncer au masculin ou au féminin en une oscillation intéressante. Le 15 août 1901 à Marseille, dans un état particulièrement désespéré, elle écrit, à quelques lignes de distance : « M’en aller, vagabond et libre, comme je l’étais avant même au prix de n’importe quelle souffrance nouvelles ! (…) m’embarquer humble et inconnue et fuir, fuir enfin pour toujours (…) Certes, je ne suis venue ici que pour pleurer, pour regretter, pour me débattre dans l’obscurité et ses angoisses, pour souffrir, pour être prisonnière ! A quand le départ radieux ? »
Dans Au pays des sables, brèves inspirées de son premier long séjour au Sahara, en 1902, on retrouve cette même variation d’un genre à l’autre. Comme ces textes sont plutôt des nouvelles journalistiques qui ont été publiées dans la presse algéroise et métropolitaine, on peut penser que le jeu est en partie de la séduction et du mystère vis-à-vis des lecteurs, plus conscient que dans ses écrits intimes. Dans le premier texte qui a donné son titre à l’ensemble, la journaliste transmet son amour de l’âme du désert, d’autant qu’elle écrit alors qu’elle est éloignée de sa « patrie d’élection » et dans son « souvenir nostalgique d’exilé ». Le texte suivant évoque un morceau haut en couleurs et pittoresque de la littérature exotique dont Isabelle Eberhardt se tire bien car elle n’est pas simple observatrice mais « acteur » et donc percevant des détails qu’un œil extérieur ne verrait pas. Dans ce « reportage », elle privilégie le « nous » qui masque la différence sexuelle au profit du masculin et qui, en même temps, s’accorde avec son besoin d’intégration, au cœur de sa quête. Elle privilégie aussi les verbes actifs qui dispensent du participe passé et de ses fameux accords. Une seule phrase laisse « voir » sa présence, au masculin, dans une activité impensable pour une femme :
« Toute la folie contenue, toute l’épouvante aussi des chevaux se donnent enfin libre cours, et ils fuient, ils fuient comme s’ils ne devaient plus s’arrêter jamais. L’ivresse de toutes ces âmes violentes et sincères m’a gagné, et, comme les autres cavaliers, j’achève de me griser dans la course folle ».
Le troisième texte, « Soir de ramadan » est très intéressant car évoquant, avec beaucoup de retenue, les premiers temps d’amour avec Slimène, il est entièrement au féminin : « où j’étais allée me perdre un matin » – « Et moi, mélancoliquement, je prolongeais mon jeûne, fascinée par le spectacle unique d’El Oued » – « Là, sur cette pierre, j’étais assise, un soir déjà obscur » et plus loin : « C’est aussi de cette tranquille demeure de Salah ben Feliba qu’après la nuit folle du vingt-huit janvier, passée en des caresses furieuses de part et d’autre et qui fut la dernière que j’étais destinée à passer sous mon toit, je partis, mélancolique, me sachant déjà exilée, mais bien calme, pour la sinistre Behima ».
Il semble qu’ici le masculin vise à renforcer toute la crédibilité de l’informateur qu’est la journaliste aux yeux de son lecteur et à obtenir une information inédite. Mais, en même temps, la journaliste s’affirme comme reconnue par ceux qu’elle veut siens ; ce que confirme bien la fin de l’histoire que le nomade lui a confiée : « Nous nous étions roulés dans nos burnous (…) lui, le nomade (…) moi, la solitaire, que son idylle avait bercée ».
Dans le choix même des personnages de ses fictions et reportages, nés de sa vie ou de ses rencontres, les personnages qui « collent » le plus à ce qu’elle était et à ce à quoi elle aspirait sont des hommes. Trois exemples peuvent en être donnés : le héros de son roman, Trimardeur ; « Le Major » et « L’Anarchiste » d’Au pays des sables. Il s’agit, à chaque fois, de jeunes hommes idéalistes, russes ou français, Dmitri Orschanow, Jacques le major et Andreï Antonoff. Le premier fait tout un parcours de sa Russie natale au port de Marseille, les deux autres pour d’autres raisons mais comme lui, se retrouvent en Algérie. Ils découvrent une autre vie dans ce pays mais leur sympathie pour le peuple arabe les met au ban de leur société et ils repartent ou meurent. Certains de ces personnages sont plus proches que d’autres de l’écrivaine mais la ligne majeure est toujours celle du difficile passage entre deux civilisations et deux cultures non du fait de l’individu mais du fait de l’étroitesse d’esprit des sociétés.
Si Isabelle Eberhardt peint plus volontiers et avec une grande connaissance et familiarité les milieux masculins, les seuls qu’elle ait vraiment connus, son œuvre est également traversée de portraits ou de silhouettes féminines, en trois constantes. Les Françaises ou Européennes de la colonie sont brocardées et tournées en ridicule, particulièrement au moment du procès, de ses séjours à Marseille et des écrits à Ténès puisque c’est alors qu’elle les a le plus côtoyées. Les Algériennes sont vues et « croquées », rarement individualisées, avec la commisération et la sympathie qui caractérisent son regard dès qu’elle observe et décrit le peuple colonisé. Elle voit leur gloire, elle voit aussi leur misère. Elle admire leur port, même avec des guenilles mais elle ne donne pas dans l’exotisme facile, sachant combien cela est faux. Elle sait aussi être acerbe. Mais son écriture de prédilection lorsqu’elle évoque plus longuement et positivement des femmes est pour des marginales ou des exceptionnelles. Les portraits de prostituées sont d’une grande humanité et sont très nombreux, ce qui s’explique aussi par le mode de vie d’Isabelle Eberhardt. C’est un milieu qu’elle a côtoyé et dont on peut penser qu’il la fascinait à cause de l’hypocrisie de sa mise à l’écart.
Les femmes exceptionnelles, ce sont les maraboutes. Ainsi cette brève consacrée à Lella Khaddoudja dans Sud Oranais, belle histoire que lui conte Ba Mahmadou et à partir de laquelle, elle rêve : « A mon tour je me mets à rêver à cette Lella Khaddoudja inconnue, et qui a sans doute une âme un peu aventureuse, puisqu’elle a rompu, de sa propre volonté, avec la routine somnolente de la vie cloîtrée de ses pareilles, pour aller ailleurs recommencer une existence nouvelle, sous un autre ciel. Que s’est-il passé dans le cœur de cette maraboute voyageuse ? » Celle qui se détache est, bien sûr, Lella Zeyneb de la zaouïa d’El-Hamel à Bou-Saada et qu’elle évoque dans ses Journaliers : si elle brille par l’absence de son portrait, elle illumine la vie d’Isabelle par son enseignement sur lequel celle-ci reste très discrète : « De ce voyage, rapide comme un rêve, de Bou-Saada, je suis revenue plus forte, guérie de la maladive langueur qui me minait à Alger… » écrit-elle le 7 juillet 1902, de retour à Ténès. Ce passage ouvre un long paragraphe sur le sens de son nomadisme qui est recherche mystique : « Cette idée amènerait à penser que la vraie figure de ce grand Univers est à jamais insaisissable et inconnue… Cette figure absolue serait en effet la face de Dieu… » Dix-huit mois plus tard, le 31 janvier 1903, Isabelle note son passage à Bou-Saada : « Hier, nous sommes rentrés d’El-Hamel vers 3 heures du soir, Ben Ali et moi. Toutes les fois que je vois Lella Zeyneb, j’éprouve une sorte de rajeunissement, de joie sans cause visible, d’apaisement. Je l’ai vue hier deux fois dans la matinée. Elle a été très bonne et très douce pour moi et a manifesté la joie de me revoir. (…) Tout – et moi-même – est changé radicalement…. ».
Avec Isabelle Eberhardt se dessine la construction d’un personnage auquel elle s’est identifiée pour vivre son idéal, refusant le rôle féminin de sa société d’origine mais aussi de sa société d’élection puisqu’elle y a vécu en tant que musulman. Peut-être que, dans cette société, eut-elle consenti à reprendre les marques extérieures de son sexe si elle avait eu le temps de devenir, comme Lalla Zeyneb, une femme hors statut !
« Isabelle Eberhardt, femme au destin en forme de météore, écrivain controversé, continue à susciter intérêt et fascination (…) Pour apprécier les nouvelles d’Isabelle Eberhardt, il convient sans doute de les situer à la fois dans leur époque et dans l’itinéraire passionné et généreux de leur auteur » écrit à son propos Tahar Djaout. Car elle est une figure prégnante de la littérature algérienne, sans parler des articles nombreux et des biographies écrites à son sujet. Ainsi le nom d’Isabelle Eberhardt surgit dans le roman autobiographique de Jean Sénac, en 1989, avec le qualifiant complice et affectueux de « ma folle du désert », aux côtés des noms de Genet et d’Artaud, trois noms lourds de symboles pour le poète. Tahar Djaout la classe ainsi : « premier écrivain algérien de langue française » ou « écrivain européen indigénophile. »
Ce second qualifiant a un parfum d’exotisme non l’exotisme de pacotille qui met des signes convenus sur un pays mais l’exotisme, au sens fort du terme, qui traduit en écriture une expérience existentielle qui tient l’équilibre entre l’appartenance d’origine et l’appartenance nouvelle désirée : « Ce qui différencie radicalement Isabelle Eberhardt des autres écrivains français séduits par le désert, comme André Gide par exemple, c’est qu’elle a renoncé à tous ses antécédents, ses vieilles attaches européennes pour vivre quotidiennement et jusqu’à la mort cette fascination qui n’était pas dénuée de douleur. […] En outre, l’auteur de Yasmina possède une connaissance des coutumes et de la culture algériennes qui la distingue résolument des écrivains de passage. Cette connaissance est une connaissance de l’intérieur. »
Quatre écrivaines l’inscrivent dans leur écriture dans des textes écrits entre 1986 et 2005. Dès 1986, Dans Lettres parisiennes, échange épistolaire entre elle-même et Nancy Huston, Leïla Sebbar cite assez longuement Isabelle Eberhardt dans une de ses missives en choisissant des qualifiants comme « singulière, aventurière et mystique […] les mystiques et les saintes m’attirent comme les guerrières.» Première esquisse qui met le doigt sur ce qui retient l’écrivaine française née en Algérie, la marginalité, l’attrait pour les Arabes et l’islam soufi. L’intérêt est affirmé mais il n’y a pas véritablement de généalogie littéraire revendiquée, plutôt une curiosité signalée qu’elle veut partager. Elle y revient plus substantiellement en 2005 dans un recueil de nouvelles, Isabelle l’Algérien – Un portrait d’Isabelle Eberhardt. Le premier texte est un récit biographique, sous le titre de l’appellation dont on dit qu’elle était celle de Lyautey, « Cette bonne Mahmoud ». Leïla Sebbar raconte Lyautey écoutant Isabelle racontant Lella Zeyneb, la célèbre maraboute de la Zaouïa d’El Hamel. Les autres textes, partant d’une nouvelle, la réécrivent ou la prolongent. Comme le dit la 4ème de couverture : « On entend la voix et les mots des humbles (soldats indigènes, paysans, bagnards, nomades, prostituées, légionnaires) et des dignitaires qu’elle a croisés (officiers de Saint-Cyr dans les Bureaux arabes, chefs de confréries musulmanes, fils de grande tente, hommes de lettres » algérianistes »). On entend aussi le Spahi Slimène, le mari d’Isabelle, Lyautey, Lella Benben à Alger, Lella Zeyneb à El Hamel. »
Il en va autrement en 1999 de la trace de ce nom dans un texte particulièrement cité et connu d’Assia Djebar, dans Ces voix qui m’assiègent, « Entre corps et voix ». Revenant sur son parcours d’écriture et de création et ayant introduit dès le début du texte la référence au « désert ancestral », le dernier tiers a pour titre, justement, « Repères dans le sable ancestral ». On y lit :
« Le sable, je n’ai pas encore couru au désert
Isabelle, dès le début de ce siècle
En grandes foulées avides
Elle, l’aventurière
La rimbaldienne des ksours et des oasis
La convertie « dans l’ombre chaude de l’islam »
comme on a dit pour elle,
En quelques années rapides de sa jeunesse
de son ivresse
Isabelle nous a toutes précédées…
Écriture de sable pour celle qui, à la fin, s’est noyée
La miraculée
La ressuscitée.
Mon sable à moi sur des décennies
S’effeuille dans la voix de cendre
Des ancêtres ».
Citation assez lourde de sens… « Isabelle nous a toutes précédées », « nous les Algériennes » qui ont pris le départ, qui ont pris la plume. Ici, clairement se dessine une généalogie littéraire et la nécessité de l’échappée.
Il revient à Maïssa Bey d’établir une complicité avec elle, dans sa ville d’origine, Ténès. Les points d’information sur le passage d’Isabelle Eberhardt à Ténès s’inspirent sans doute du très attachant livre de Robert Randau, évoqué précédemment. Essaimant des informations biographiques, Maïssa Bey les interprète, livrant ainsi sa « version » de la position marginale de la jeune femme : « Ténès. Traversée accidentellement par une femme venue d’un pays lisse et neutre. Peut-être trop lisse. Trop neutre pour une femme comme elle. Pour une bâtarde nourrie de laits amers, trop amers. […]
Elle, Isabelle. Maintenant, en écriture, ombre retrouvée, reconnue, nommée. Quelque vision peut-être, entrevue dans la fragile lueur d’un matin, dans le pas entendu aux confins d’un rêve étranger surgi de ces lectures mêmes. »
Isabelle est un modèle d’audace, mais aussi modèle né de la forêt de ses lectures, la fascination s’affirme pour le mystère de « la cavalière », de la femme hors normes, de celle qui n’a pas hésité « à tenter de franchir les portes interdites ». « Mais elle, Isabelle, ou Mériem, ou Nicolas, ou bien encore Mahmoud, homme ou femme, chrétienne ou musulmane, illuminée ou simplement lucide, anarchiste, libertaire ou en quête d’absolu, à la recherche d’improbables racines, qu’a-t-elle trouvé ? A-t-elle fini par rejoindre, à Ténès, Aïn Sefra ou ailleurs, la cohorte de ceux qui n’ont dans les mains, dans les mots, que leurs « rêves pareils à des cavaliers noirs » ? »
C’est évidemment la tentative d’assimilation profonde qui est la plus significative et la plus troublante. L’écrivain qui devient personnage de fiction acquiert alors une force pérenne d’être inscrit dans une écriture contemporaine. C’est ce que fait Malika Mokeddem. Dans Le Siècle des sauterelles, de 1992, elle est une référence fondatrice de la protagoniste qui éclaire son désir de création. Tout fait écho : le parcours et la halte, Kenadsa, Aïn Sefra et le désert, Yasmine et Mahmoud. Car les « noms » d’Isabelle Eberhardt ou de ses personnages sont attribués aux deux protagonistes. La référence est encore renforcée par le nom de la mère qui est assassinée au début du roman, Nedjma, rattachant ainsi Isabelle Eberhardt à la lignée du fondateur du roman algérien et maghrébin, Kateb Yacine. La citation d’Isabelle Eberhardt va des allusions les plus explicites aux analogies significatives. Pratiquement au centre du roman, le long passage qui lui est consacré éclaire les cent cinquante premières pages et guident la lecture des cent quarante suivantes. Tout prend sens et au fil des pages, on sent partout l’ombre portée d’Isabelle Eberhardt. Référence centrale du roman, Le Siècle des sauterelles consacre Isabelle Eberhardt comme figure-guide pour la liberté d’une femme et de sa création. Cette référence dynamise une écriture réaliste en introduisant une forte symbolisation de l’univers fictif proposé.
Au terme de ce parcours, il est assez évident, que c’est plus la stature exceptionnelle d’Isabelle Eberhardt que son écriture qu’ont retenue les lettres algériennes. Est-ce étonnant ? On doit rappeler, encore une fois, que l’œuvre d’Isabelle Eberhardt est une œuvre « nomade » au sens éditorial du terme. Ses textes sont dispersés car publiés de son vivant dans des revues et journaux, et toutes les rééditions ont suscité des contestations, depuis les interventions importantes de Victor Barrucand aux erreurs dues à tel ou tel manuscrit : c’est une œuvre non encore fixée et la plus accessible est aujourd’hui les quatre tomes aux éditions Joëlle Losfeld ; ainsi que la reprise par Martine Reid de quelques nouvelles d’Amours nomades dans la collection « Femmes de Lettres » chez Gallimard en 2008.
Mais au-delà de ces incertitudes éditoriales, c’est une œuvre jeune, une œuvre de débutante qui prenait ses marques et sa texture avec de plus en plus d’évidence. C’est une écriture passionnante à lire et à analyser avec ses emprunts, les influences reçues – celle de Loti par exemple que les derniers textes commencent à dépasser –, celle d’une écriture qu’on peut qualifier de picturale en la mettant en regard avec des peintres orientalistes – Eugène Fromentin, Maxime Noiré –, celle de l’influence de l’écriture du reportage sur l’écriture plus littéraire – ses textes sont une mine sur l’Algérie coloniale et sur le rapport littérature et journalisme –, celle de l’adhésion à un mysticisme religieux qui n’a pas fini de faire réfléchir.
Les romancières algériennes ne se sont pas trompées sur son importance : « Isabelle nous a toutes précédées… », « Elle, Isabelle. Maintenant, en écriture, ombre retrouvée, reconnue, nommée », « Un songe où une femme marche et écrit. Une roumia habillée en bédouin (…) Yasmine marche sur ses traces, dans la même contrée et dans l’écrit ». Pour elles, elle est une ombre vers laquelle se diriger, une audace à atteindre, un absolu sans compromis, au-delà des assignations identitaires frileuses et sclérosantes. On pourrait qualifier cette écrivaine journaliste de femme rebelle mais en comprenant sa révolte comme profondément individuelle. Elle n’a jamais cherché à avoir des adeptes, ni à fédérer autour d’elle des émules. Sa rébellion s’est traduite par le refus des conventions. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à une jeune femme, entre ses 20 et 27 années, qui était gouailleuse et aimait aussi faire des farces ! En adoptant un mode de vie au masculin, sans renier son rôle féminin sexué, en le faisant dans une autre culture, Isabelle Eberhardt a véritablement franchi des frontières dans le contexte de son époque. Contrairement à ses consœurs d’Europe adoptant le vêtement masculin, elle a choisi, avec le vêtement, un autre mode de vie, une autre civilisation, une autre spiritualité. Les photographies que l’on a d’elle, très connues aujourd’hui, font bien la différence entre l’apparat et l’intégration : tenue d’apparat, celle qui est la plus souvent reprise en couverture de ses œuvres ou en blason de biographies ; tenue d’intégration, plus bouleversante parce que plus modeste et proche du quotidien, celle de la photo que Robert Randau légende comme étant la dernière où on la voit dans une tenue beaucoup moins prestigieuse et plus commune, assise contre un mur, cigarette à la main et regardant à terre.
Elle fut fidèle à la devise adoptée à son adolescence : « J’irai solitaire jusqu’à ma mort », elle a été en quête d’elle-même dans un pays et une région de ce pays, le grand Sud, où elle semble avoir pu aller jusqu’au bout de sa foi. Elle a été à la recherche, par le déplacement et le voyage, d’un autre sens à la vie et à la mort qui hante ses écrits, à une spiritualité. C’est en ce sens que ses textes sont à lire pour suivre les cheminements d’une expérience de vie exceptionnelle. C’est après sa première visite à Lalla Zeyneb à la zaouïa d’El-Hamel que avons évoquée qu’elle note, dans son journal, ce passage si souvent cité car emblématique de ce que l’on croit comprendre de cette personnalité complexe : « Nomade j’étais quand, toute petite, je rêvais en regardant la route, la blanche route attirante qui s’en allait, sous le soleil qui me semblait plus éclatant, toute droite vers l’inconnu charmeur… nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés, car tout voyage, même dans les contrées les plus fréquentées et les plus connues, est une exploration ».
https://diacritik.com/2016/12/23/isabelle-eberhardt-1877-1904-une-identite-dans-lalterite/
Rédigé le 08/05/2020 à 14:53 dans Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
« Pourquoi faut-il relire le roman ? (…) Lecture anxiogène en ces temps difficiles ? Pas tant que ça. La Peste offre surtout une réflexion profonde et humaniste sur les comportements adoptés par une société lorsqu’on restreint ses droits. Voici ce qu’il faut en savoir ». (Vogue, avril 2020)
Vogue est loin d’être seul magazine à sommer les lecteurs de lire La Peste, roman de 1947 : on notera les deux impératifs d’obligation du verbe falloir ! La formulation n’est pas une invitation à lire le roman dans sa complexité mais une obligation à le lire pour décrypter le présent. On pourrait multiplier les exemples de cette pressante incitation, en parcourant les sites Babelio ou Amazon et d’autres encore. La montée en flèche des ventes du roman camusien a été célébrée plus d’une fois à la radio ou à la télévision.
Par deux fois, dans sa chronique du Point, les 10 mars et 10 avril, Kamel Daoud a sollicité le roman. « La Peste, un manuel de dignité » ; puis « Oran à l’heure de la nouvelle « peste » » avec un chapeau de présentation explicite : « Dans un Oran déserté, l’écrivain est parti sur les traces des personnages du roman d’Albert Camus. Un pèlerinage irréel aux étranges accents de remake ». François Busnel, dans l’émission du 22 avril de « La Grande Librairie », conviait l’écrivain à suivre les pas de Camus dans la ville d’Oran où il réside et proposait de lancer une lecture intégrale à haute voix : la première page, lue par Camus, la seconde par Kamel Daoud et la suite par les lecteurs qui le souhaiteraient. Pourquoi pas ? Mais n’y a-t-il pas un autre mode de lecture que celui de l’hommage et de la décalcomanie ?
Un dernier exemple sur cette lecture : dans sa lettre aux Français depuis leur futur, en date du 20 mars 2020, l’écrivaine italienne, Francesca Melandri, écrivait : « vous sortirez de vos étagères La Peste de Camus, mais vous découvrirez que vous n’avez pas envie de le lire »…
Le plus souvent l’incitation à la lecture, dans les termes où elle est exprimée, convie à la célébration admirative en suggérant une superposition du récit d’hier et de la pandémie d’aujourd’hui, effaçant tout ce qui fait de ce roman, un roman de son temps, ancré dans des réalités de son époque. Sans remettre en cause cette lecture, on peut tenter d’ouvrir la porte à une lecture plus interrogative qui, sans exclure le parallèle entre hier et aujourd’hui, voudrait tenter de complexifier les significations de cette « chronique » en la rendant à son temps tout en montrant par quels procédés une œuvre en contexte peut être lue comme intemporelle grâce à différents procédés littéraires. En ces temps où l’on insiste tant sur les bienfaits du retour à la lecture, je propose donc une interrogation sur le mode de lecture d’une œuvre consacrée du patrimoine.
Quand paraît La Peste, en 1947, ses premiers lecteurs lisent le roman dans le contexte de l’actualité de ces années 40. Ils sortent du conflit mondial, avec toutes les blessures profondes qui le caractérisent et sont sensibles à la dénonciation du nazisme dont ils décodent les signes tout au long du roman. Sans doute ne prêtent-ils pas une attention particulière au cadre citadin choisi : ils prennent Oran comme n’importe quelle ville de préfecture française, selon l’indication du narrateur. Et s’ils remarquent ce décor, ils ne peuvent être étonnés que Camus choisisse une ville d’Algérie. Un autre regard peut aussi se déceler qui mettra des années à s’exprimer : c’est celui de ceux qui sortent aussi de ce conflit mondial mais qui ont espéré que la victoire contre le fascisme ouvrirait la voie à une autre libération : la fin du colonialisme. Ceux-là lisent Oran comme « une ville algérienne » dans laquelle ils cherchent une algérianité moins monolithique que celle qu’offre le romancier.
Ce second regard peut s’énoncer par une question toute simple : où sont les « Arabes » ? Ils ne sont pas là. Il serait plus juste de dire, ils sont peu là. L’écho du réel dans une fiction ne se mesure pas toujours au nombre de mots qui lui sont consacrés. Ici, la présence-absence des Arabes est intéressante et on peut s’y arrêter un instant. Au moment de la première rencontre de Rambert et Rieux, au début du roman, on nous dit que Rambert enquête « pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes ». Il vient voir Rieux pour avoir « des renseignements sur leur état sanitaire ». Rieux donne une première réponse : cet état n’est pas bon. Mais, avant de poursuivre, il veut savoir, « si le journaliste (peut) dire la vérité.
— Certes, dit l’autre.
— Je veux dire : pouvez-vous porter condamnation totale ?
— Totale, non, il faut bien le dire. Mais je suppose que cette condamnation serait sans fondement ».
Cet échange se glisse subrepticement en ouverture et le ton de Rieux est noté avec précision ; il énonce sa remarque « doucement » : « Rieux dit sans élever le ton (…) que c’était le langage d’un homme lassé du monde où il vivait, ayant pourtant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, l’injustice et les concessions ». Rieux propose alors à Rambert un autre reportage « curieux » : enquêter sur la quantité de rats morts dans la ville.
Ce passage est remarquable par sa position textuelle et par son objet : une enquête sur les Arabes et leur état de santé dont on ne parlera plus comme si l’écriture étouffait volontairement un sujet qu’elle sait exister mais dont elle ne peut pas ou ne veut pas dire ce qu’il faut en dire. Remarquable aussi par son détournement : Rieux propose un autre reportage à ce journaliste venu de la Métropole, comme s’il le détournait de ce que lui-même a fait avec Misère de la Kabylie, quelques années auparavant : l’Oran dont il sera question ne sera pas l’Oran multi-ethnique, mais autre chose : le cadre d’une ville envahie par les rats. Cette première conversation rebondit subrepticement ensuite lorsque Rambert vient attendre Rieux à la sortie de l’hôpital et que, pour se faire reconnaître, il lui rappelle son projet initial. Rieux le convie à aller avec lui jusqu’au dispensaire du centre : « Ils descendirent les ruelles du quartier nègre (…) le long des rues abruptes, entre les murs bleus, ocres et violets des maisons mauresques, Rambert parlait, très agité ». Le « quartier nègre » vs la ville européenne… : « Le monde colonial est un mode coupé en deux », écrira Frantz Fanon, treize années plus tard.
La peste, symbole pour dénoncer le totalitarisme ; le fascisme, le colonialisme : une dénonciation pourrait en cacher une autre. ce n’est pas le cas. Cela n’annule pas l’importance du projet engagé ici, de « ce premier grand roman français de l’immédiate après-guerre » comme l’écrit Jacqueline Lévi-Valensi, qui rappelle une note des Carnets : « La Peste est un pamphlet ! » Le cadre de l’épidémie doit servir de cadre et non être un sujet en soi dont l’écrivain solliciterait toutes les données.
Dès les premières pages, le décor du roman est posé dans la meilleure tradition réaliste. la couleur est annoncée : Oran est une ville « ordinaire », une ville « française » et cette définition se développe en fonction de ces deux qualifiants. La voix narrative s’inclut dans le collectif mis en scène : celui qui parle est un « oranais » contrairement à Jean Tarrou qui est un Oranais de fraîche date et dont le narrateur utilise les Carnets, à Cottard qui est originaire de Montélimar ou à Rambert qui est lui tout à fait « étranger à cette ville », comme il l’affirme à plusieurs reprises.
L’usage insistant du pronom impersonnel avec toutefois l’implication narrative du « nous » qui tempère la dévalorisation du décor, la fréquence des présentatifs « objectifs » transmettent au lecteur une atmosphère de ville caractérisée : par ses manques (« comment faire imaginer (…) une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles »), par des peintures sociales sans relief (les Oranais ont la vie sans surprise et sans passion de commerçants aux « joies simples (…) les femmes, le cinéma et les bains de mer ») et par une modernité peu engageante ni exaltante (Oran « est apparemment une ville sans soupçons, c’est-à-dire une ville tout à fait moderne »). Oran est une ville qui ne réfléchit pas, qui refuse de sonder la complexité de la vie et qui se laisse aller à l’habitude. Et parce que c’est « un lieu sec », c’est-à-dire sans l’irrigation de l’emportement, de la surprise et du doute, il est difficile d’y mourir : « à Oran, les excès du climat, l’importance des affaires qu’on y traite, l’insignifiance du décor, la rapidité du crépuscule et la qualité des plaisirs, tout demande la bonne santé ».
Ville banale, ville d’ennui et d’ordre, « cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme », elle a accompli l’exploit de se construire dos à la mer alors qu’elle avait un paysage sans égal. On saura plus loin que « le seul endroit d’où l’on peut apercevoir la mer » est … le monument aux morts ! Décidément, les vivants se détournent de ce mystère toujours renouvelé qu’éveille le bruit des vagues…
En 1994, un autre écrivain algérien originaire d’Oran a fait paraître Camus à Oran avec un avant-propos d’Emmanuel Roblès. Il illustre, par la précision des faits biographiques et par une riche iconographie, l’Oran de l’époque, l’Oran de La Peste. Comme une façon de dire : c’est bien notre ville que Camus a décrite ! En trois pages, le peintre littéraire a planté un décor, avec suffisamment de précision pour que chaque lecteur l’intègre sans difficulté. Sa « neutralité » négative est en même temps espace de l’excès puisque « le soleil incendie les maisons » en été et que les rues sont transformées en « déluge de boue » à l’automne. Elle est donc prête à recevoir l’excès de malheur que représentera l’épidémie.
Avant de comprendre cette signification symbolique d’une ville susceptible d’être le réceptacle de la tragédie, nous remarquons que, toute neutre qu’elle soit, la ville décrite est bien Oran. Les lieux sont nommés à plusieurs reprises, lieux classiques d’une ville « française » : halls administratifs, préaux d’école, terrasses des cafés, gare assez longuement évoquée lorsque Rambert la hante ; ou lieux plus spécifiques : les boulevards, la promenade du Front-de-Mer, la rue Faidherbe, le village nègre, la place d’Armes, plusieurs fois nommée et même décrite après l’installation de l’épidémie : « les branches des ficus et des palmiers pendaient, immobiles, grises de poussière, autour d’une statue de la République, poudreuse et sale ». Plus loin, est évoqué « le casque de la Jeanne d’Arc entièrement dorée qui garnit la place ». Statue qui, aujourd’hui, trône sur une place de Caen !
Toutefois si la spécificité oranaise est un peu diluée, les notations climatiques et les jeux de lumière correspondent bien à une ville méditerranéenne avec ses contrastes brutaux, de l’éclatant au sombre. Les précisions climatiques suivent les aléas de l’épidémie. Il serait fastidieux d’en multiplier les exemples. Notons, toutefois, le flash descriptif quand la ville croit n’avoir essuyé qu’une fausse alerte: « Le lendemain, 30 avril, une brise déjà tiède soufflait dans un ciel bleu et humide. Elle apportait une odeur de fleurs qui venait des banlieues les plus lointaines. Les bruits du matin dans les rues semblaient plus vifs, plus joyeux qu’à l’ordinaire ». A la fin du mois de juin : « un grand vent brûlant se leva d’abord qui souffla pendant un jour et qui dessécha les murs. Le soleil se fixa. Des flots ininterrompus de chaleur et de lumière inondèrent la ville à longueur de journée. En dehors des rues à arcades et des appartements, il semblait qu’il n’était pas un point de la ville qui ne fût placé dans la réverbération la plus aveuglante. Le soleil poursuivait nos concitoyens dans tous les coins de rue et, s’ils s’arrêtaient, il les frappait alors (…) Parmi les faubourgs, entre les rues plates et les maisons à terrasses, l’animation décrut et, dans ce quartier où les gens vivaient toujours sur leur seuil, toutes les portes étaient fermées et les persiennes closes, sans qu’on pût savoir si c’était de la peste ou du soleil qu’on entendait se protéger ».
On sait que Camus a précisément décrit Oran dans deux textes antérieurs : celui de 1939, « Le minotaure ou la halte d’Oran », où, après avoir évoqué différentes villes, il introduit ainsi son évocation : « Pour fuir la poésie et retrouver la paix des pierres, il faut d’autres déserts, d’autres lieux sans âme et sans recours. Oran est l’un de ceux-là ». Il y avait privilégié la rue, le désert à Oran, les jeux, les monuments et la pierre d’Ariane, sans gommage des spécificités oranaises, bien au contraire. Il y insistait sur les caractéristiques qu’il conservera de façon plus générale dans La Peste : la poussière, la pierre, l’ennui, l’excès, le dos à la mer, la laideur des monuments. L’ironie du narrateur est parfois présente comme lorsqu’il croque « La Maison du Colon » : « Les Oranais ont médité d’y bâtir, dans le sable et la chaux, une image convaincante de leurs vertus […] Si l’on en juge par l’édifice, ces vertus sont au nombre de trois : la hardiesse dans le goût, l’amour de la violence, et le sens des synthèses historiques. L’Égypte, Byzance et Munich ont collaboré à la délicate construction d’une pâtisserie figurant une énorme coupe renversée ».
Le second texte date de l’année même de publication de La Peste et s’intitule « Petit guide pour des villes sans passé » (rappelons que la ville d’Oran a été fondée en 903), publié et repris, comme le précédent, en 1953 dans L’Été. Ici, ce sont les villes d’Algérie qui sont mises en concurrence, chacune recevant, des qualifications plus ou moins laudatives, neutres ou dévalorisantes : « L’éclat cruel d’Oran a quelque chose d’espagnol ». Oran a les plages et les femmes les plus belles et les plus sauvages !… un village nègre pour le pittoresque, « peu d’arbres mais les plus belles pierres du monde ». Un troisième texte est créé parallèlement au roman : la pièce de théâtre, L’État de siège, qui travaille sur la thématique peste/fascisme mais pas sur la même ville-décor ; elle n’est pas une adaptation du roman. Elle fut un échec alors.
On voit donc que le choix d’Oran n’est pas dû au hasard et participe d’une préoccupation d’écriture de Camus entre ces années 39 et 46. Il montre aussi la sélection : plus préoccupé d’évoquer ces êtres nouveaux qui forment sa communauté, Camus n’a pas de mots particuliers pour les autres Algériens. Et ce constat, pour une lecture prospective, est intéressant car ce que choisit de taire un texte est aussi significatif que ce qu’il dit. Un écrivain, à lui seul, ne peut restituer la complexité d’un réel contradictoire ; il sélectionne en fonction de l’orientation qu’il donne à sa narration et de son vécu. Notons que, dans ces années-là, Oran est démographiquement la ville la plus européenne d’Algérie et que les « européens » y sont plus nombreux que les « musulmans » qui sont bien là néanmoins. Mais les deux communautés vivent séparées… : « Le monde colonial est un monde compartimenté (…) La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure (…) elles obéissent au principe d’exclusion réciproque : il n’y a pas de conciliation possible, l’un des termes est de trop », écrira Fanon.
Nous l’avons dit, Rieux propose à Rambert un autre reportage « curieux » sur Oran, un reportage qui ne s’intéresse pas aux Arabes mais à l’épidémie qui commence dans la ville. C’est la base dont s’empare Camus pour écrire son roman anti-fasciste. Il est donc nécessaire qu’Oran perde ses caractéristiques trop marquées pour devenir la ville de l’enfermement et de l’emprisonnement. Entre neutralisation et agressivité, la ville est le lieu propice pour inscrire la maladie. Le « soleil de la peste » va pouvoir régner « sur la ville close et silencieuse ». Il y aura de nombreuses variations sur les portes de la ville, leur fermeture, la nouvelle organisation que cela entraîne : « ils éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien ».
L’impression de clôture que l’observateur algérois avait noté dans Le Minotaure ou la halte d’Oran devient la réalité des Oranais. Ainsi, après le prêche de Paneloux, les gens « soudain conscients d’une sorte de séquestration, sous le couvercle du ciel où l’été commençait de grésiller, (…) sentaient confusément que cette réclusion menaçait toute leur vie ». Pour que le point de vue ne soit pas unique, pour augmenter sa crédibilité, le narrateur s’appuie sur les Carnets de Tarrou décrivant, avec précision, la ville assiégée. La très courte troisième partie est entièrement consacrée à cette ville méditerranéenne aux prises avec son fléau. La « ville repliée sur elle-même » attend, dans la prostration et la peur, la fin de l’hécatombe.
Le choix de Camus s’est donc bien porté sur une ville qui pouvait être, dans la perception qu’il en avait, le décor idéal de l’enfermement. Cette négociation que Camus engage, entre réalisme et imaginaire, « dés-algérianise » Oran comme ville coloniale. Il n’en laisse subsister que des traces notées plus haut. Le choix est donc de construire un espace du mythe où l’exemplarité du décor, en dépassant un événement historiquement daté, le rend emblématique et autorise un réinvestissement ultérieur pour d’autres événements tragiques. Un ancrage trop réaliste ne permettrait pas ce transfert de signes et aurait gelé le sens dans des limites temporelles précises, d’autant que, « la peste, comme l’écrit J. Lévi-Valensi, est sans doute aussi la maladie la plus littéraire, celle qui a inspiré le plus de descriptions ou de réflexions ». Une épidémie de peste eut bien lieu à Oran en 1557 et on peut trouver de longs récits à son sujet de soldats de la garnison espagnole ou de voyageurs parcourant le Maghreb, récits dont Camus ne s’est pas inspiré.
Revenir au contexte d’une œuvre n’est pas l’appauvrir mais, au contraire, la rendre plus complexe et mettre en valeur la fabrication d’un texte dont l’auteur ne mesure pas toutes les ramifications. Pour finir, ce souvenir d’une enseignante algérienne des années 1970, Bouba Tabti-Mohammedi, témoignant des effets complexes du roman : « Au tout début des années 70, La Peste, avec une promotion d’étudiants attentifs et appliqués. Dans l’intransigeance qui nous caractérisait alors, il nous apparaissait que le texte manquait bien d’Arabes et cela nous irritait d’une certaine façon mais ne nous aveuglait pas au point d’ignorer la force de l’œuvre dont nous émouvait cette inquiétude à propos de la résurgence de bacilles que notre jeunesse et nos certitudes balayaient d’un revers de main ».
Apprécier et questionner, replacer dans un contexte, ce sont les réflexes mêmes d’une lecture fertile qui ouvre un texte, le rend à son époque et explique comment il la dépasse.
Rédigé le 08/05/2020 à 09:32 dans Camus, Covid-19 | Lien permanent | Commentaires (0)
Communiqué du collectif unitaire pour la reconnaissance des crimes d'Etat en Algérie, Sétif, Guelma, Kherrata
Il est impossible de célébrer l’anniversaire de la victoire contre le fascisme sans vouloir arracher à l’oubli ce qui s’est passé en Algérie ce même 8Mai 1945 et les jours suivants. Des manifestations pacifiques à Sétif, Guelma Kherrata et la région ont été réprimées dans le sang, des dizaines de milliers de civils Algériens ont été massacrés par la police, la gendarmerie, des milices armées par les autorités locales et l’Armée Française aux ordres de l’exécutif. C’est après le déclenchement de cette répression que l’on a déploré à Sétif et aux alentours une centaine de victimes européennes.
Amputer notre histoire commune par l’occultation de ce crime d’Etat ne permet pas à la France d’en finir avec la page coloniale de son histoire.
En 2015, le Conseil Municipal de Paris a demandé, à l’unanimité, au Président de la République de reconnaître ces massacres comme crimes d’Etat. Des vœux dans ce sens ont été adoptés par des villes : Rennes, Nanterre, Ivry sur Seine...
Avant de devenir président de la République, le 5 février 2017, à l’occasion d'un déplacement en Algérie, Emmanuel Macron a affirmé que la “colonisation est un crime contre l’humanité”, et, interrogé par Mediapart, le 5 mai suivant, a répondu : “je prendrai des actes forts”. En ce 8 mai 2020, il est indispensable de passer enfin des paroles aux actes.
Nous demandons : l’ouverture de toutes les archives, l’inscription dans la mémoire nationale de ces événements par le biais de gestes forts des plus hautes autorités de l’Etat et un soutien à la diffusion des documentaires relatifs aux événements dans les programmes de l’Education Nationale comme dans les médias publics.
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Rédigé le 08/05/2020 à 05:36 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
45.000 Algériens ont été, ce jour-là, assassinés non pas par la France, mais au nom de la France. Soulevons le couvercle sur cet aspect volontairement caché...
Le mensonge à beau courir... 75 ans après, les massacres d'Algériens, le 8 Mai 1945, n'ont toujours pas livré leur secret. La France officielle considère que c'est «une tragédie inexcusable» qui fait partie du «crime contre l'humanité» durant 130 années de colonisation. Ces déclarations ont un sens. Pour les comprendre, il faut revisiter l'histoire. Durant la Seconde Guerre mondiale, la France a été occupée par l'Allemagne en laissant une partie du territoire dirigée à partir de Vichy par le maréchal Pétain sous l'autorité allemande. Quant à l'Empire colonial français de l'époque et l'Algérie en particulier, l'Allemagne avait laissé la gestion à Vichy. Avec l'abrogation du décret Crémieux, le 7 octobre 1940, les juifs d'Algérie perdent la nationalité française. C'est alors que se constituent des groupes autour de quelques personnages comme le tristement célèbre Jean Achiary, Roger Carcassonne et José Aboulker qui organisèrent, sous le nom de code «opération torch», le débarquement des troupes américaines à Sidi Ferruch (même endroit que le débarquement de 1830) le 8 novembre 1942. Un débarquement suivi aussitôt par un putsch organisé par les milices regroupées autour de José Aboulker, renversa les responsables militaires et civils de Vichy en occupant les points névralgiques de la capitale algérienne. A partir de ce moment-là, l'Algérie n'était plus dirigée par la France, mais par des individus au nom de la France. Des individus qui ont régné en maîtres le 8 mai 1945. La France qui n'existait que par un gouvernement provisoire dirigé par le général de Gaulle, n'avait aucune prise sur ce qui se passait réellement en Algérie. Le 22 octobre 1943 le décret Crémieux est rétabli. Dans cette confusion générale qui régnait en Algérie et en France, Messali Hadj était, le 8 Mai 1945, en résidence surveillée à Brazzaville (Congo). Des militants du PPA ont organisé le 1er Mai et le 8 Mai 1945 des manifestations pour demander la libération de Messali. Il faut rappeler que Messali revendiquait, dans son programme, l'indépendance de l'Algérie. C'est pourquoi les manifestations du PPA ne pouvaient pas être tolérées par les colons les plus extrémistes qui avaient organisé le putsch pour se séparer de l'Etat français. Le prétexte fut tout trouvé et Achiary, l'un des chefs de l'opération torch, se chargea de «rétablir» l'ordre dans l'Algérie «française». Ce criminel a pris le soin de s'éloigner d'Alger pour agir loin des regards et éviter les témoignages pour s'en aller organiser son génocide dans l'Est algérien. On sait aujourd'hui que ce trio de comploteurs ne faisait pas confiance au général de Gaulle sur le sort à réserver au territoire algérien. D'où l'idée de lui forcer la main et le mettre devant le fait accompli lorsque, fier de lui, le général Raymond Duval à qui avait été confiée la mission de «maintien de l'ordre» par le trio d'assassins, a déclaré à l'adresse des pieds-noirs: «Je vous ai donné la paix pour dix ans!». Toute la longue période de la colonisation de l'Algérie (1830-1962) a été gérée de la même manière. C'est-à-dire par les colons qui y faisaient la pluie et le beau temps (pour eux) au nom de la France. Tout le monde se rappelle la tentative de putsch du général Salan en avril 1961. Il était calqué sur le même mode opératoire que le putsch de 1942 organisé par les milices de José Aboulker. Sauf qu'en 1961, De Gaulle ne dirigeait plus la France de façon «provisoire» comme en 1945, mais d'une main de fer et avec toute l'autorité d'un chef d'Etat. C'est pourquoi l'aventure de Salan échoua. Ceci pour dire que fort de tous ces éléments de l'histoire, Emmanuel Macron a pu qualifier la colonisation de «crime contre l'humanité». Il n'accuse pas la France, mais les milices qui agissaient au nom de la France. Dans les deux cas la responsabilité de l'Etat français reste entière. D'ailleurs, bien plus tard, une femme politique française, dans un autre contexte, a distingué cette différence par cette phrase devenue célèbre: «Responsable mais pas coupable.» Comme ce n'était pas la première fois que la France devait endosser des actions «empruntées». En 1830, le débarquement et ensuite la colonisation de l'Algérie étaient l'oeuvre de Bacri et de Busnach, deux associés dans le négoce qui ont induit en erreur le dey d'Alger et le roi de France Charles X. Avec la complicité de Talleyrand alias le Boiteux. C'est exactement avec le même procédé et le même écran de fumée que le massacre des 45.000 Algériens le 8 mai 1945 a été organisé. Ce qui ne dédouane en rien l'Etat français, mais permet une plus grande précision dans l'étude de l'histoire de la colonisation de l'Algérie. Pour mieux comprendre le présent!
Rédigé le 08/05/2020 à 05:29 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
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Rédigé le 07/05/2020 à 22:00 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
45.000 Algériens ont été, ce jour-là, assassinés non pas par la France, mais au nom de la France. Soulevons le couvercle sur cet aspect volontairement caché...
Le mensonge à beau courir... 75 ans après, les massacres d'Algériens, le 8 Mai 1945, n'ont toujours pas livré leur secret. La France officielle considère que c'est «une tragédie inexcusable» qui fait partie du «crime contre l'humanité» durant 130 années de colonisation. Ces déclarations ont un sens. Pour les comprendre, il faut revisiter l'histoire. Durant la Seconde Guerre mondiale, la France a été occupée par l'Allemagne en laissant une partie du territoire dirigée à partir de Vichy par le maréchal Pétain sous l'autorité allemande. Quant à l'Empire colonial français de l'époque et l'Algérie en particulier, l'Allemagne avait laissé la gestion à Vichy. Avec l'abrogation du décret Crémieux, le 7 octobre 1940, les juifs d'Algérie perdent la nationalité française. C'est alors que se constituent des groupes autour de quelques personnages comme le tristement célèbre Jean Achiary, Roger Carcassonne et José Aboulker qui organisèrent, sous le nom de code «opération torch», le débarquement des troupes américaines à Sidi Ferruch (même endroit que le débarquement de 1830) le 8 novembre 1942. Un débarquement suivi aussitôt par un putsch organisé par les milices regroupées autour de José Aboulker, renversa les responsables militaires et civils de Vichy en occupant les points névralgiques de la capitale algérienne. A partir de ce moment-là, l'Algérie n'était plus dirigée par la France, mais par des individus au nom de la France. Des individus qui ont régné en maîtres le 8 mai 1945. La France qui n'existait que par un gouvernement provisoire dirigé par le général de Gaulle, n'avait aucune prise sur ce qui se passait réellement en Algérie. Le 22 octobre 1943 le décret Crémieux est rétabli. Dans cette confusion générale qui régnait en Algérie et en France, Messali Hadj était, le 8 Mai 1945, en résidence surveillée à Brazzaville (Congo). Des militants du PPA ont organisé le 1er Mai et le 8 Mai 1945 des manifestations pour demander la libération de Messali. Il faut rappeler que Messali revendiquait, dans son programme, l'indépendance de l'Algérie. C'est pourquoi les manifestations du PPA ne pouvaient pas être tolérées par les colons les plus extrémistes qui avaient organisé le putsch pour se séparer de l'Etat français. Le prétexte fut tout trouvé et Achiary, l'un des chefs de l'opération torch, se chargea de «rétablir» l'ordre dans l'Algérie «française». Ce criminel a pris le soin de s'éloigner d'Alger pour agir loin des regards et éviter les témoignages pour s'en aller organiser son génocide dans l'Est algérien. On sait aujourd'hui que ce trio de comploteurs ne faisait pas confiance au général de Gaulle sur le sort à réserver au territoire algérien. D'où l'idée de lui forcer la main et le mettre devant le fait accompli lorsque, fier de lui, le général Raymond Duval à qui avait été confiée la mission de «maintien de l'ordre» par le trio d'assassins, a déclaré à l'adresse des pieds-noirs: «Je vous ai donné la paix pour dix ans!». Toute la longue période de la colonisation de l'Algérie (1830-1962) a été gérée de la même manière. C'est-à-dire par les colons qui y faisaient la pluie et le beau temps (pour eux) au nom de la France. Tout le monde se rappelle la tentative de putsch du général Salan en avril 1961. Il était calqué sur le même mode opératoire que le putsch de 1942 organisé par les milices de José Aboulker. Sauf qu'en 1961, De Gaulle ne dirigeait plus la France de façon «provisoire» comme en 1945, mais d'une main de fer et avec toute l'autorité d'un chef d'Etat. C'est pourquoi l'aventure de Salan échoua. Ceci pour dire que fort de tous ces éléments de l'histoire, Emmanuel Macron a pu qualifier la colonisation de «crime contre l'humanité». Il n'accuse pas la France, mais les milices qui agissaient au nom de la France. Dans les deux cas la responsabilité de l'Etat français reste entière. D'ailleurs, bien plus tard, une femme politique française, dans un autre contexte, a distingué cette différence par cette phrase devenue célèbre: «Responsable mais pas coupable.» Comme ce n'était pas la première fois que la France devait endosser des actions «empruntées». En 1830, le débarquement et ensuite la colonisation de l'Algérie étaient l'oeuvre de Bacri et de Busnach, deux associés dans le négoce qui ont induit en erreur le dey d'Alger et le roi de France Charles X. Avec la complicité de Talleyrand alias le Boiteux. C'est exactement avec le même procédé et le même écran de fumée que le massacre des 45.000 Algériens le 8 mai 1945 a été organisé. Ce qui ne dédouane en rien l'Etat français, mais permet une plus grande précision dans l'étude de l'histoire de la colonisation de l'Algérie. Pour mieux comprendre le présent!
Rédigé le 07/05/2020 à 19:46 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
« C’est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J’avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l’impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l’ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme. » Kateb Yacine
« L’histoire n’est pas le passé. C’est le présent. Nous portons notre histoire avec nous. Nous “sommes” notre histoire. » James Baldwin
À la mémoire de Nicole Dreyfus, infatigable avocate qui a constamment lutté pour la reconnaissance des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata comme crimes contre l’humanité.
À la veille des commémorations destinées à célébrer le soixante-quinzième anniversaire de la victoire des Alliés contre le régime nazi et la fin de la Seconde Guerre mondiale, Geneviève Darrieussecq, diaphane secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées, relaie les desiderata jupitériens. « Le président de la République, écrit-elle, demande aux Françaises et aux Français qui le souhaitent de pavoiser leur balcon aux couleurs nationales. »
Faute d’avoir réussi à s’imposer comme un « chef de guerre » capable de lutter efficacement contre le Covid-19, après avoir ravalé les manifestations passées du 1er mai au rang de « chamailleries », les conseillers d’Emmanuel Macron espèrent certainement que ce 8 mai 2020 sera enfin l’occasion pour le chef de l’État de « reprendre de la hauteur », selon l’expression consacrée. Il participera donc à une cérémonie à l’Arc-de-Triomphe en présence d’un nombre limité d’autorités civiles et militaires, et cette cérémonie sera retransmise en direct à la télévision.
Si en raison de la pandémie, la suppression des commémorations municipales du 8 mai 1945 a été un moment envisagée, les protestations des anciens combattants, celles des Républicains et de l’Association des maires de France (AMF) ont conduit l’Elysée à les maintenir.
Impossible, eu égard à la situation calamiteuse de Jupiter et de son gouvernement confrontés à une fronde inédite de nombreux élus locaux, de persévérer dans cette voie sauf à s’aliéner plus encore ces derniers et de nombreux électeurs.
Nul doute, l’écrasante majorité des médias vont donc rappeler, avec force drapeaux tricolores, Marseillaise, témoignages et images d’archives, cette date assurément historique qui a vu les Français-e-s célébrer avec allégresse la paix enfin retrouvée. Histoire partielle et partiale bien faite pour entretenir la mythologie hexagonale chère aux nationaux-républicains de droite comme gauche qui ne manqueront d’intervenir pour dire combien la France, fille aînée de la Révolution et des droits de l’homme, a su, en dépit des terribles épreuves de la guerre et de l’Occupation, restée fidèle à ses glorieuses traditions.
8 mai 1945 à Sétif. Plusieurs milliers de manifestants « indigènes » se retrouvent dans la rue principale du centre européen de cette ville où sévit une ségrégation raciale et spatiale commune à de nombreuses autres agglomérations d’Algérie et de l’empire. À 9h25, Saal Bouzid, jeune scout algérien est assassiné par un policier français.
De quoi est-il coupable ? D’avoir osé se rassembler pacifiquement, en portant le drapeau de l’Algérie indépendante, avec des milliers d’autres « Arabes » pour exiger la libération du leader nationaliste Messali Hadj, alors déporté à Brazzaville et placé en résidence surveillé, et défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Celui-là même qui est débattu à la Conférence de San-Francisco (25 avril-26 juin 1945) à laquelle participe le représentant de la France, Georges Bidault, désigné par le général de Gaulle. Admirable principe, assurément, puisqu’il est inscrit dans l’article premier de la Charte des Nations unies adoptée à l’issue de cette conférence, mais ni l’un ni l’autre n’engagent à rien.
Dans les jours qui suivent la répression sanglante de la manifestation précitée, des émeutes éclatent ; une centaine d’Européens sont tués. Pour rétablir l’ordre colonial et terroriser les autochtones, les forces armées françaises et de nombreuses milices composées de civils multiplient les « opérations ». Elles ont duré plusieurs semaines. Bilan : Entre 20 000 et 30 000 victimes, arrêtées, torturées et exécutées sommairement. « Agir vite et puissamment pour juguler le mouvement » ; tels sont, le 15 mai 1945, les ordres du général Raymond Duval qui commande les troupes dans cette région. Ils ont été appliqués à la lettre car la France est alors prête à tout pour défendre l’empire jugé indispensable à son statut de grande puissance européenne et mondiale.
Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, des coups de tonnerre dans un ciel serein ? Nullement.
L’une des premières applications sanglantes de la doctrine fixée par de Gaulle et les participants à la conférence de Brazzaville (30 janvier 1944-8 février 1944) organisée par le Comité français de la Libération nationale (CFLN). En ouverture des travaux, après avoir salué « l’immortel génie » de la France toute désignée pour élever les « hommes vers les sommets de dignité et de fraternité », le général avait ajouté : « entre la métropole et l’Empire, le lien [est] définitif. (…) Il appartient à la nation française et il n’appartient qu’à elle, de procéder, le moment venu, aux réformes impériales de structure qu’elle décidera dans sa souveraineté.[1] »
Quelques jours plus tard, la déclaration finale de la conférence précisait rejeter « toute possibilité d’évolution hors du bloc français et toute constitution, même lointaine, de self-government. » Lumineux ! Des changements donc pour mieux préserver la domination de l’Hexagone sur ses colonies dans un contexte bouleversé par la Seconde Guerre mondiale mais des indépendances, il n’est pas question. Et pour combattre celles et ceux qui osent s’engager dans cette voie, la France redevenue républicaine est impitoyable.
A preuve ce qui a été perpétré en Algérie à partir du 8 mai 1945 avec l’approbation de l’ensemble des forces politiques, Parti communiste compris dont l’organe officiel, L’Humanité, dénonce trois jours plus tard les « éléments troubles d’inspiration hitlérienne [qui] se sont livrés à Sétif à une agression armée contre la population qui fêtait » la victoire contre l’Allemagne nazie. Le 31 du même mois, L’Humanité encore salue l’arrestation de « Ferrat Abbas » et condamne de nouveau les membres du « Comité des Amis du Manifeste », cette « association pseudo-nationale, dont les membres ont participé aux tragiques incidents de Sétif. [2] »
Au-delà du cas particulier des départements français d’Algérie, il s’agit aussi de signifier à l’ensemble des colonisé-e-s qu’aucune contestation ne sera tolérée. Contrairement à des chronologies sommaires et aux opinions de responsables politiques souvent oublieux, ignorants ou pleutres, les massacres commis dans ce territoire ne sont pas l’épilogue sanglant de la politique ultra-marine française mais le prologue d’exactions, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité perpétrés jusqu’au début des années 60.
En attestent ceux de Haiphong (23-27 novembre 1946) : 6000 morts, de Madagascar (mars 1947-mars 1948) : près de 89 000 morts, la répression des manifestations à Sfax en Tunisie (5 août 1947), 29 morts, la guerre d’Indochine (décembre 1946-juillet 1954) 400 000 victimes « indigènes » et cinq mois plus tard, le début du conflit algérien qui s’achève le 18 mars 1962 après avoir fait entre 300 000 et 500 000 morts parmi les « Arabes »[3]. Entre 1945 et 1964, la France a donc été presque constamment engagée dans des opérations et des conflits militaires d’ampleur qui se sont soldés par près d’un million de morts. Ce chiffre est supérieur au nombre de Français – militaires, résistant-e-s, civils – disparus au cours de la Seconde Guerre mondiale (environ 600 000).
Relativement aux massacres du 8 mai 1945, l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de Verdière, évoquait, le 27 février 2005 à Sétif, « une tragédie inexcusable. » Trois ans plus tard, son successeur, Bernard Bajolet, en visite à Guelma, soulignait « la très lourde responsabilité des autorités françaises de l’époque dans ce déchaînement de folie meurtrière » qui a fait « des milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes. » « Aussi durs que soient les faits, ajoutait-il, la France n’entend pas, n’entend plus les occulter. Le temps de la dénégation est terminé. » Ces massacres sont une « insulte aux principes fondateurs de la République française » et ils ont « marqué son histoire d’une tâche indélébile. » Depuis, aucune déclaration des plus hautes autorités de l’Etat n’est venue confirmer ces propos.
Ni François Hollande, ni Emmanuel Macron ne se sont engagés dans cette voie lors même que le second a déclaré, au cours d’un voyage en Algérie en tant que candidat à l’élection présidentielle (février 2017), sur la chaîne de télévision Echorouk News : « la colonisation était un crime contre l’humanité. » Comme ses prédécesseurs, une fois installé à l’Elysée, Jupiter s’est bien gardé de réitérer ses dires.
En septembre 2018, il a certes admis que Maurice Audin, jeune mathématicien et militant du Parti communiste algérien, est « mort » en juin 1957 « sous la torture du fait du système institué alors en Algérie par la France. » Depuis longtemps attendu par celles et ceux qui se sont engagés pour connaître la vérité, cet acte majeur n’a été suivi d’aucun autre. Classique tactique. Bien connue sous le nom de part du feu, elle consiste à céder sur un point pour mieux préserver l’essentiel : le silence sur les centaines de milliers de « musulmans » massacrés en 1945 puis au cours de la guerre entre 1954 et 1962. Les descendant-e-s algériens et français des victimes, et ceux qui soutiennent leurs revendications, attendent toujours la reconnaissance de ces crimes.
Rappelons donc quelques faits au président de la République qui prétend incarner une politique « disruptive », conformément à la novlangue de saison désormais utilisée pour qualifier de façon hyperbolique les orientations élyséennes. En avril 2015, sur proposition de Danielle Simonnet, le Conseil de Paris a adopté à l’unanimité un vœu dans lequel les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata sont qualifiés de « crimes de guerre » et de « crimes d’Etat. »
De plus, l’ouverture de toutes les archives et la création d’un lieu du souvenir à la mémoire des victimes sont également demandées. A Marseille, une plaque, rappelant ce qu’il s’est passé en Algérie, a été apposée en juillet 2014. A Givors, un square de l’Autre 8 mai 1945 a été inauguré il y a peu grâce à la persévérance d’une élue au conseil municipal, Amelle Gassa. Des avancées locales significatives et courageuses d’un côté, la pusillanimité, le déni et le mépris toujours reconduits de l’autre.
Rappelons enfin, contrairement à l’autosatisfaction affichée par de nombreux élus qui pérorent gravement sur la grandeur admirable de ce pays, que la France est sur ces sujets fort en retard par rapport à d’autres anciennes puissances coloniales. Depuis plusieurs années déjà, certaines ont reconnu les crimes perpétrés dans leurs possessions respectives. C’est le cas, entre autres, de l’Allemagne, pour le génocide (1904) des tribus Hereros et Namas dans les territoires du Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), et de la Grande-Bretagne pour les massacres commis pour écraser le soulèvement des Mau-Mau au Kenya dans les années 1950.
Glorieuse France ?
Veulerie et conservatisme sinistres des élites politiques de ce pays qui ajoutent aux terribles violences physiques infligées aux colonisé-e-s, la violence symbolique du silence opposée aux héritier-e-s de l’immigration coloniale et post-coloniale qui luttent depuis des années pour la reconnaissance de cette histoire, laquelle affecte toujours leur existence, parfois au plus intime.
Olivier Le Cour Grandmaison. Universitaire. Dernier ouvrage paru : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019.
[1]. Discours du général de Gaulle le 30 janvier 1944. (Souligné par nous.)
[2]. Cité par A. Ruscio, Les Communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962, Paris, La Découverte, 2019, p. 125 et 127. Un an plus tard, le Parti communiste soutient le principe de l’Union française, cette réforme de l’empire destinée à reconduire la domination française outre-mer, qui est incluse dans la constitution de la Quatrième République.
[3]. N’oublions pas le massacre des tirailleurs sénégalais au camp de Thiaroye, à quelques kilomètres de Dakar (1er-2 décembre 1944), environ 70 morts et la guerre longtemps oubliée menée par la France au Cameroun (1955-1964) qui a laissé derrière elle plusieurs dizaines de milliers de victimes. Voir Armelle Mabon, Prisonniers de guerre « indigènes ». Visages oubliées de la France occupée, Paris, La Découverte, 2019 et Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, Paris, La Découverte, 2011.
Rédigé le 06/05/2020 à 23:55 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Dans la nuit du 25 au 26 avril, à L’Ile-Saint-Denis, un homme, suspecté de vol, s’est jeté à la Seine pour échapper à un contrôle de police. Son repêchage sur la rive du fleuve a été filmé par des riverains, et les images sont glaçantes, tout comme le sont les conversations des policiers enregistrées à leur insu : «Il sait pas nager, un bicot comme ça, ça nage pas (rires.) - Ça coule ! T’aurais dû lui accrocher un boulet au pied.» A cette violence verbale s’ajoute la brutalité physique, que l’on devine sans la voir, aux cris qui s’échappent ensuite du fourgon. Les gestes, les injures employées, la désinvolture rigolarde des témoins, jusqu’aux lieux mêmes, tout dans cette scène nous ramène brutalement soixante ans en arrière. Le travail historique n’a pas pour fonction de tracer un signe d’égalité entre des événements distants de plusieurs décennies. Il peut, en revanche, permettre d’éclairer le présent à la lumière du passé. Dans le cas présent, la lumière est blafarde, comme celle qui éclairait sans doute, dans la nuit du 17 octobre 1961, ces mêmes berges de la Seine, depuis les ponts de Bezons, d’Asnières, de Clichy ou des quais de Paris.
Alors que la guerre d’Algérie est entrée dans sa dernière phase, une manifestation pacifiste est organisée ce jour-là à Paris pour protester contre le couvre-feu imposé aux Algériens de métropole. De tous les bidonvilles environnant la capitale, des hommes, des femmes, des enfants convergent vers le centre-ville, à l’appel du FLN qui se charge de vérifier que personne n’emporte d’armes avec soi. Alors que certains n’ont même pas encore atteint leur but, la répression s’abat sur les différents cortèges : à l’instigation de Maurice Papon, préfet de police, une déferlante de coups de matraques s’abat sur les manifestant·e·s. Outre les très nombreux blessés, les historiens s’accordent aujourd’hui sur le chiffre de 200 morts : au cours de cette nuit d’octobre, ils ont été battus à mort dans la cour de la préfecture, pendus aux arbres du bois de Vincennes ou encore jetés à la Seine.
Longtemps niées, les preuves de ce massacre existent pourtant dès l’origine : ce sont les photos d’Elie Kagan. Ce sont aussi les récits des témoins : ceux qui, comme l’un de mes anciens professeurs alors lycéen, ont vu passer les bus réquisitionnés remplis d’Algériens ensanglantés ; ou ceux qui, comme Monique Hervo, ont le lendemain recensé les disparus dans les bidonvilles de Nanterre. Quelques semaines après les faits, une bande de copains situationnistes mène une opération nocturne : au matin, une grande inscription en lettres capitales barre le quai de Conti, face à l’Institut de France : «Ici, on noie les Algériens.» Rencardé par le journaliste Claude Angeli, un jeune correspondant de l’Humanité, Jean Texier, la prend en photo, sans savoir que l’image deviendra iconique. A travers elle, la Seine restera intrinsèquement mêlée, dans la mémoire parisienne, aux violences policières et au racisme d’Etat. Ce n’est qu’en 2001 que le maire de Paris, Bertrand Delanoë, aura le courage d’apposer une plaque commémorative sur le pont Saint-Michel - laquelle est encore régulièrement profanée.
Les faits survenus à L’Ile-Saint-Denis le 25 avril ne jettent pas l’opprobre sur l’ensemble d’une profession - ce serait un raccourci bien maladroit. Ils sonnent, en revanche, comme autant de constats de la défaillance de l’Etat républicain. Que nous dit cet enregistrement terrible, capté tout près des lieux de 1961 ? Que l’image de la police est aujourd’hui tellement dégradée que des individus, suspects ou non, préfèrent prendre des risques insensés plutôt que de se soumettre à son contrôle - comment, ici, ne pas évoquer la mémoire de Zyed et de Bouna ? Que cette dégradation tient à des comportements indignes qui, quoi qu’en dise le ministère de l’Intérieur, ne relèvent pas seulement d’agissements individuels et isolés mais s’expliquent aussi, dans certains quartiers, par l’attitude de la hiérarchie policière : comme l’a révélé Mediapart, c’est un commissaire au lourd passé judiciaire qui a dirigé l’opération de L’Ile-Saint-Denis. Qu’il y a enfin, en tout état de cause, pour certains membres des forces de l’ordre, deux poids et deux mesures dans la manière d’appliquer la loi - et les vidéos récentes montrant la différence de traitement des infractions au confinement entre les centres des villes et les banlieues populaires l’illustrent sans pitié.
En 1961, il n’y avait pas de caméras pour filmer les violences policières, et le pouvoir politique soutenait sans réserve son préfet de police. En 2020, on aimerait qu’il en soit autrement et que, à l’instar de bien des fonctionnaires de police qui s’expriment anonymement sur les réseaux sociaux, ministère et syndicats condamnent et punissent sans détour des pratiques en passe de devenir systémiques et qui, à force de n’y pas prendre garde, gangrènent déjà une institution pourtant essentielle à notre République.
Rédigé le 06/05/2020 à 22:38 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Notre école ouvrit ses portes le 3 novembre avec ses 240 élèves. Joël avait pris les 130 plus jeunes et moi les 110 autres qui ne demandaient qu’à apprendre l’alphabet, l’histoire, la géographie, à lire, à compter, à dessiner…Ces gamins, en gandoura blanche ou grise souvent sale et déchirée, certains avec des têtes couvertes de croûtes de teigne et les yeux larmoyants à cause du trachome, et d’autres nu-pieds, ne parlaient pas ou très mal le français.
Nous étions bien accueillis par les gens du village. Un commerçant nous faisait vérifier ses comptes, un autre venait nous demander de le soigner, des femmes déposaient un petit sac d’oranges ou de dattes…Un jour, un élève de 13 ans avait un doigt enflé, tout violacé, plié dans une sorte de toile qui contenait une pâte noirâtre et visqueuse qui sentait la pourriture. Le garçon avait mal, je l’accompagnai à l’infirmerie de la garnison à Taourirt-Mimoun pour voir le médecin militaire. Il reçut les soins et une piqûre antitétanique et revint à l’école quelques jours après, le doigt guéri. Son grand père nous invita à manger un couscous. Ces gens démunis nous reçurent comme des princes.
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Le premier trimestre s’est déroulé sans incident. Nous faisions de notre mieux pour assurer aux petits kabyles l’enseignement et la présence de la France à travers nous. La tâche était rude mais exaltante, nous étions jeunes et pleins d’idéal, nous étions heureux de notre nouveau métier d’instructeurs, fiers de représenter notre pays et nous ne voyions pas la guerre qui pourtant était partout présente.
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Le commando nous encadra et nous entraîna vers le djebel. Dès cet instant, commença une terrible et douloureuse épreuve qui allait durer pour moi 114 jours. Les fellaghas nous ont attaché les mains et entraînés dans le maquis, par une marche forcée et épuisante. Dès les premiers instants mon camarade, malade, ne put supporter ce rythme et s’écroula à plusieurs reprises. Je dus le soutenir et le porter. Plusieurs jours et nuits se passèrent à marcher sans cesse. Bien qu’étant cheikh-la-koul (maître d’école), leur sollicitude était bien mince car ils m’aidaient à me relever à coups de pieds, de coups de poings ou de crosses de fusils. Les haltes dans les mechtas étaient rares et courtes, laissant cependant assez de temps aux gens des villages pour nous insulter et nous maltraiter.
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Avec peu de nourriture et peu de repos, nous progressons de crêtes en oueds, d’un village ou d’une mechta à l’autre. Dans les escalades, nous tombons lourdement sur les pierres mais des coups de pieds nous forcent à nous relever.
Cette marche forcée allait se poursuivre jusqu’au 26 janvier, soit 5 jours et 5 nuits, plus de 70 heures de marche, d’angoisse et de souffrance pour se rendre dans la forêt de l’Akfadou. Nous n’avions aucun entraînement physique, surtout en terrains accidentés. Arrivés dans une clairière, on nous poussa dans une cabane du camp où 26 personnes nous avaient précédés. Il y avait là dix soldats dont certains capturés depuis douze mois, dix civils : colons, commerçants, un instituteur, un autre enseignant Maxime Picard et six Algériens.
On nous enleva les cordes qui entravaient nos mains, des chaînes les remplacèrent. Une couverture sale et déchirée, une boîte de conserve pour gamelle, une cuillère furent les seules choses qu’on nous donna. A compter de cet instant, la vie s’est arrêtée. Nous sommes menottés aux poignets avec une chaîne fermée par un cadenas. Je porterai ces chaînes près de quatre mois dans cet enfer. Durant 114 jours, j’allais vivre dans ce secteur de grande Kabylie, Akfadou, Tigrine et Yakouren. Une section de 50 fellaghas nous garde. Ils assurent la discipline d’un camp de concentration et nous ne savons pas si nous serons libérés un jour.
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Nous ratissions notre chevelure pour réduire les poux et autres vermines qui nous infestaient. Souvent, on faisait face à son voisin et, tels des singes en cage, nous nous épouillions réciproquement. Les conditions d’hygiène étaient déplorables. La vermine qui nous rongeait sans cesse provoquait des lésions cutanées que nous envenimions en nous grattant. Nos vêtements sales et déchirés nous protégeaient mal du froid et de l’humidité.
Chaque jour qui s’enfuyait prenait avec lui un peu d’espoir de vivre. Les vexations, les coups, les punitions, le froid, la faim, la saleté, le désespoir nous ravalaient peu à peu au rang de bêtes ou d’esclaves.
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Les semaines ont passé… Il fallait souvent fuir dans les bois pour se soustraire à l’armée. Ces marches forcées étaient dures et éprouvantes.
Nous étions 28 prisonniers et chacun était sous la responsabilité d’un gardien. Le mien s’appelait Mokrane, il avait quarante ans environ, courageux et humain. Il était près de moi, m’aidait quand je trébuchais et ne m’a jamais frappé. Chaque matin je me disais : « aujourd’hui ça ira, tiens jusqu’à demain… » et la foi que m’avaient inculquée mes parents m’aida, m’empêchant de sombrer dans un désespoir qui aurait été très vite mortel.
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Au camp, le ravitaillement n’était pas régulier. Lorsque les stocks de semoule diminuaient, les rations s’en trouvaient réduites et la faim s’ajoutait à tous nos malheurs. Nous sommes parfois restés plusieurs jours sans nourriture. L’espoir de retrouver la liberté s’amenuisait au fil des jours. Isolé dans cette forêt, loin de tout, chacun de nous ignorait le sort qui lui était réservé.
Lorsque le général Challe démarra les grandes opérations, les secteurs rebelles se réduisirent. Les fellaghas devinrent des fugitifs, sans cesse en mouvement,. Notre groupe était au cœur de ce cyclone militaire. La désorganisation de la wilaya 3, ses purges sanglantes, la chasse à l’homme et le manque de ravitaillement asphyxièrent l’armée d’Amirouche. Le risque pour ceux qui nous gardaient en otages de se faire repérer par l’armée française grandissait de jour en jour. Alors commença une terrible série de fuites et de courses à travers le maquis, les djebels et les forêts. Au cours d’une de ces marches un compagnon tombera, délivré à jamais de cet enfer. La fatigue, la faim et le désespoir ont eu raison de lui.
Durant ces marches, le ravitaillement ne suivait pas. Une fois, nous avons mangé deux morceaux de sucre en deux jours. La nature nous donnait de quoi survivre : pissenlits, ails sauvages, champignons, feuilles de buissons et les glands apaisaient pour un temps notre faim, et la rigueur du climat contribua largement à la dégradation de nos organismes.
Une nouvelle incursion des Français dans le territoire rebelle a lieu en ce moment. Pendant la nuit, l’armée a encerclé le secteur, sur nos têtes passent en rase-mottes et en rugissant les T6. Sous une pluie glaciale, nous courons dans la forêt sans savoir où aller, nous dégringolons à toute allure vers l’oued. La pluie qui ne cesse de tomber ruisselle sur nos visages, plaque nos vêtements sur les cuisses, nous imbibe comme des éponges.
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En face, de l’autre côté de la rivière, des soldats ont pris position. Nous les voyons manipuler leurs armes, scruter la rive. Nous autres, figés sur place, la peur au ventre, abrutis par la pluie, le froid, la fatigue, ne pensons qu’à une chose vitale : ne pas faire de bruit.
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J’aperçois Joël. Il est là à quelques mètres, assis, le dos contre une pierre, il a perdu espoir, son visage amaigri n’exprime qu’une grande tristesse. Il tourne la tête vers moi et je sens sa détresse. J’ignore en cet instant que je le vois pour la dernière fois.
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Le face-à-face avec les soldats durera toute la journée. De notre côté, c’est l’immobilité absolue. Nous devenons des statues tétanisées. L’eau qui dégouline sur nos corps meurtris semble emporter avec elle le peu de vie qui nous reste. Heureusement, les fellaghas n’avaient pas enchaîné mes camarades par groupes, mais nous avions les mains menottées par-devant.
Le soir, les soldats français quittent le coin. Nous attendons un peu pour partir à notre tour. Devant moi, marche monsieur Marceau, notre doyen. Il a 62 ans. J’entends soudain un bruit sourd et un cri. Il vient de s’écrouler. Un gardien se penche pour l’aider… Il est mort. Quelques mètres plus loin, une nouvelle chute, c’est Jean Azzopardi, un homme de cinquante ans qui s’écroule. Il ne se relève pas et son gardien le pousse sur le bord du sentier. Il crie des noms, ceux de sa femme et de ses enfants. Nous ne le reverrons plus.
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Nous descendons vers une rivière dont nous entendons les grondements de plus en plus forts à mesure que nous approchons de la berge. Grossi par l’eau qui coule de tous côtés l’oued nous oppose une barrière dangereuse à franchir. Mais il faut passer et gagner l’autre rive. L’eau nous arrive à la poitrine et la force du courant nous entraîne…
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Michel Champignoux, jeune soldat du contingent, vingt deux ans, trébuche et coule. Son gardien parvient à le rattraper et le porte sur la berge. Michel reprend conscience, se relève, fait quelques pas puis s’affale, son voyage dans l’horreur se termine ici. Il vient de nous quitter, mort lui aussi. La faim, la pluie, le froid, le désespoir auront le dernier mot. Nous devons continuer à avancer. J’ai bien cru que je n’en sortirais pas, c’était trop dur et nous ne voyions pas d’issue heureuse à notre calvaire. Mais lorsque nous repartirons, un homme manquera, Joël Cayes n’est plus là.
Durant cette nuit tragique, d’autres victimes sont à déplorer. Deux prisonniers qui ont laissé une chaussure dans la boue du djebel sont blessés aux pieds. Les plaies s’infectent rapidement malgré quelques soins empiriques. Nous assistons impuissants et horrifiés au pourrissement des jambes des deux malheureux qui se tordent et hurlent leur douleur.
Jean Bohn, mon voisin de paillasse mourra le premier, la fièvre le terrassa. La gangrène avait gagné tout le bas du corps et les souffrances furent intolérables. Monsieur Louis était le deuxième blessé. Les fellaghas l’emportèrent un matin « à l’infirmerie » pour le soigner dirent-ils, en fait, ils abrégèrent ses souffrances.
Six autres personnes, les prisonniers algériens qui partageaient notre prison manquent à l’appel, aucune explication ne nous est donnée, mais nous savons qu’Amirouche avait ordonné leur exécution. Ils furent victimes de cette sanglante épuration appelée « bleuite ». Par crainte de trahison, il fit exécuter par ses bourreaux plus de 2500 des ses hommes. C’était le règne de la terreur même au sein de son armée.
Nous restons quinze désormais pour affronter ce que nous réserve l’avenir. Dans ma tête, revenaient sans cesse le visage de mon ami, son dernier regard là-bas au bord de l’oued, et la chanson de Gilbert Bécaud « c’était mon copain, c’était mon ami… »
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La faim prit le relais de la fatigue et nous maigrissions à vue d’œil. Le coin de l’Akfadou devenait malsain, alors les fellaghas décidèrent de changer d’endroit pour nous établir sur les pentes du mont de Tigrine (entre Akfadou et la mer) .
Une vilaine plaie causée à mon poignet droit par la chaîne s’envenima. Les risques d’infection étaient bien réels. Mon gardien me libéra mon poignet et ma blessure fut bandée avec un morceau de mon maillot. Plus de quarante ans après cet épisode, je garde encore sur mon poignet la trace de la chaîne qui m’avait ouvert la chair
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Autre camp, autre genre de vie. Dans ce nouveau camp, le comportement de nos gardiens avait changé. Le souvenir, les images de la nuit dramatique et le cauchemar que nous avions tous vécus semblaient avoir modifié leur mentalité. La brutalité avait diminué, les contacts étaient plus corrects.
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J’ai été la tête de turc d’un jeune fellagha qui jouissait de me torturer et de me faire souffrir, surtout pendant les corvées. Sa cruauté lui faisait inventer de nouvelles manières de me diminuer et à chaque acte de torture qu’il m’infligeait avec un sourire sadique, j’avais peur de craquer. L’angoisse et la douleur ont eu raison de bien plus courageux que moi.
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A notre réveil du jour de Pâques, les rebelles nous ont amené le café avec le petit morceau de galette et le chef de nous dire :« tout à l’heure vous aurez la visite du Docteur ! »
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Il vint et un instant d’humanité entra avec lui. Avant de nous quitter il nous distribua des vitamines et nous annonça la prochaine visite du commandant Mira Abdéramane.
Le lundi de Pâques, le chef entra dans la cabane suivi par deux militaires : les commandants Mira et Mohand (El-Hadj), officiers de l’ALN. Mira prit la parole, annonça la mort d’Amirouche et dit qu’il était le nouveau responsable de la wilaya. Il ajouta qu’il avait l’intention de nous libérer. Il nous fit distribuer des fruits puis les deux chefs repartirent en promettant de revenir bientôt avec de bonnes nouvelles.
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Face aux grandes opérations, dont l’opération « Jumelles », l’ALN devait se disperser en petits groupes d’une dizaine d’hommes. En outre, il semblait évident que les déplacements imposés à notre groupe par la pression de l’armée française se termineraient à brève échéance, soit par une reddition, soit une tuerie générale. En bon calculateur, Morand trouva ainsi dans le motif de notre libération une occasion de propagande très judicieuse.
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Le docteur Ben Abid nous fit une nouvelle visite au début du mois de mai. Il parla à chacun, nous soigna, distribua quelques comprimés de vitamines et nous dit : « Dans quelques jours, vous retrouverez la liberté, soyez patients et forts.
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Le 11 mai nous avons la visite de Mira, en grande tenue qui nous dit « j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, dans huit jours vous serez libérés ! » puis il ajoute « Je sais que vous n’avez rien fait de mal. Vous, les soldats, vous obéissez, vous les civils vous aviez votre place et vous faisiez du bien…Mais vous êtes Français, vous représentez la France qui est notre ennemie… En fait, c’est pas aux français qu’on en veut mais au colonialisme que nous voulons chasser de chez nous ! » Et il continue son discours : « Quand vous serez rentrés chez vous…etc…etc… »
…
Quelques jours plus tard, le docteur est de retour. Il entre dans notre cabane avec le chef et nous annonce « Messieurs vous êtes libres ! »
Sur un signe du chef, deux gardiens nous libèrent de nos chaînes. Alors, d’un coup, les larmes montent du plus profond de moi, incontrôlables, intarissables. Larmes de joie, larmes de bonheur… il fallait que la pression tombe et nombreux sont ceux qui comme moi montrent leur émotion. Je masse mon poignet droit blessé par la chaîne. La marque imprimée par un maillon restera un signe indélébile gravé dans ma chair.
Le Docteur Ben Abib avait ajouté : « arrivés chez vous, vous ne conserverez qu’un souvenir de ces mois passés ici. Et malgré les souffrances endurées pendant votre captivité vous penserez aux soldats algériens qui luttent pour leur pays, leur peuple, leur liberté.
Excusez-nous si nous vous avons maltraités parfois, mais la haine qui partout se glisse dans le cœur de chacun y est pour beaucoup…etc…etc…
Retournez chez vous et vivez en hommes libres et heureux comme un jour le fera l’Algérie… vous savez à présent ce que c’est que de vivre en esclaves, vous savez ce que vaut une vie misérable, vous savez que nous voulons nous libérer de ce joug si lourd du colonialisme…etc…! »
Le chef nous invite à sortir de la cabane. Dehors, les fellaghas sont là réunis en plusieurs groupes. Quelques-uns s’approchent en souriant et nous distribuent des vêtements neufs: un maillot de corps, un caleçon, une chemise kaki et un tricot de même couleur, une veste et un pantalon gris, des chaussettes, une paire de pataugas et un béret avec un insigne FLN. Un jeune fellagha nous coupe les cheveux et nous rase sans nous tailler car les lames sont neuves.
…
La situation devenait étrange, extraordinaire, extravagante. Propres, habillés de neuf, nous sommes méconnaissables. Dans cet uniforme aux couleurs de l’armée rebelle, nous nous sentons d’un coup revenus vers un monde civilisé. Les restrictions avaient disparu et l’abondance semblait de retour au camp. Prisonniers et gardiens réunis en cercle autour de trois grosses marmites, assis côte à côte piochaient avec leurs cuillères au même plat de semoule et de légumes. A la fin du repas, un lieutenant de la wilaya 3 dit quelques mots à chaque prisonnier puis s’adressant à tous :
« J’espère, messieurs que vous ne nous tiendrez pas rigueur du séjour forcé que vous avez passé parmi nous… Je compte sur vous pour que le peuple français sache que nous ne sommes pas des bandits mais des guerriers loyaux et courageux…»
Je lui demande s’il y a possibilité de récupérer nos papiers d’identité ainsi que ceux de nos amis décédés. Il me répond qu’il va faire le nécessaire…
Un peu plus tard dans l’après-midi, une marmite de café est apportée. Chacun peut alors se servir avec sa boîte. Puis les mains serrées forment une chaîne et sur tous les visages un grand sourire semble vouloir faire oublier notre récente condition d’otages.
Mon gardien place entre mes mains son arme, une nouvelle photo immortalise cet instant. La joie et l’excitation causées par notre libération imminente occultent totalement les heures dramatiques que nous avons vécues, seul compte l’instant présent.
Un autre fait concernant mon gardien. Au lendemain de la terrible nuit qui vit mourir quatre camarades, il m’annonça la mort de Joël avec des larmes dans les yeux et des trémolos dans la voix. Je sens aujourd’hui encore sa main serrer mon bras et je l’entends dire « Inch-Allah, c’est la faute à cette sale guerre… mais toi, ça va aller… ». J’aurais dû normalement mourir, moi aussi, mais tu m’as protégé parfois même contre les tiens. Où que tu sois à présent, je te salue Mokrane.
…
Un peu plus tard, le chef de camp nous rassemble et nous donne quelques consignes. Nous marcherons en file indienne, en silence, sans bruit, puis nous disparaissons dans la nuit. Une tape à l’épaule me ramène à la réalité. Le chef veut me parler. « Tiens René, voilà tes papiers. Prends aussi ceux de ton ami Joël, tu les donneras à sa famille. Mais les montres, chaînes et les bagues, c’est pas possible de te les donner, c’est disparu…» tant pis.
Nous faisons une pause et un léger repas dans une mechta avant de reprendre la piste par une nuit d’encre. Un fellagha me donne son fusil et je m’en sers comme d’une canne. Image peu banale d’un prisonnier marchant avec l’aide de l’arme de son gardien ! Le jour arrive, notre longue colonne se regroupe dans une clairière pour une halte et un repos mérités.
Le chef donne un autre ordre : « Debout tout le monde ! c’est l’heure. Allez, vite, vite ! »
Les fellaghas se sont alignés sur un rang. C’est l’heure pour eux de regagner le maquis et continuer leur combat. Seuls trois d’entre eux vont nous accompagner. Le chef nous invite à dire « au revoir » à ses hommes. Des mains se tendent, elles se serrent. Des sourires illuminent les visages. Quelques mots sont prononcés :
- « Salam ! Salam ! Au revoir, bonne chance ! »
Mokrane, mon gardien vient vers moi :
- « Au revoir René ! tu vas partir chez toi… Moi je ne peux pas encore. Mais quand la guerre sera finie tu viendras à la maison et on mangera un bon couscous…J’ai un garçon de ton âge, tu le connaîtras ! Tu viendras hein ? »
-Oui Mokrane, je viendrai… « Adieu et bonne chance ! »
-Adieu Mokrane, et bonne chance à toi aussi ! Et soudain, Mokrane m’embrasse. Je suis ému, je sens monter des larmes. Il me regarde en souriant, me lâche, se recule, se retourne et s’en va rejoindre les autres rebelles.
Le regard de Mokrane est resté gravé dans ma mémoire. Cet homme, cet ennemi, ce fellagha qui obéissait à des chefs cruels et sanguinaires, m’avait protégé et aidé quand il en avait l’occasion. Dans cet enfer où j’ai vécu plusieurs mois, il avait témoigné d’un peu d’humanité et de fraternité à mon égard.
…
Nous avançons derrière deux rebelles d’un pas rapide… Les deux hommes s’arrêtent et nous disent : « Là-bas, à l’autre bout du champ que vous allez traverser, une route goudronnée, suivez-là, elle va à Yakouren… à quatre kilomètres. Bonne chance. Salam ! »
Les deux fellaghas se retournent et partent. En ce 19 mai, nous sommes libres, le cauchemar prenait fin, du moins je le croyais… Mais je sens encore le froid, la pluie, la faim, les coups de bâtons ou de pieds, la vermine, et les chaînes qui meurtrissaient mes poignets.
…
J’ai pardonné depuis longtemps à mes bourreaux, je n’ai plus de rancune mais je n’oublierai pas. D’autres péripéties nous attendaient…
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De ce même groupe de prisonniers, Robert Bonnet, du 8e RSA, est resté 15 mois et demi en captivité…etc… Louis Costard et Gilbert Sauvage, ancien du 28e B.C.A. allaient passer 2 mois et 2 jours attachés l’un à l’autre par une chaîne et un cadenas dans la forêt de l’Akfadou. Ils poursuivent ce récit par leur propre témoignage.
http://appelesenalgerie.free.fr/livre3/prisonnier.html
Rédigé le 06/05/2020 à 17:14 dans Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
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