J’étais prisonnier du FLN, dans la forêt de l’Akfadou par René Rouby (60), Robert Bonnet(34) et Louis Costard (50) : 114 jours dans le maquis de Kabylie.
Le cadre de mon départ et mon environnement en Algérie. Répondant à l’appel du gouvernement du Général de Gaulle, en août 1958, je me suis porté candidat à un poste d’instructeur du plan de scolarisation de l’Algérie alors en pleine guerre. J’avais 18 ans. Je suis parti fin septembre en Grande Kabylie ; là, un hélicoptère me transporte jusqu’au douar des Béni Yenni. D’autres instructeurs me rejoignent dont Joël Cayes de Baccarat qui vient avec moi à l’école la plus éloignée, à trois kilomètres environ, à Agouni-Ahmed, un des six postes du douar. Joël, qui va devenir comme un frère, connaîtra le même sort de prisonnier des hommes d’Amirouche.
Notre école ouvrit ses portes le 3 novembre avec ses 240 élèves. Joël avait pris les 130 plus jeunes et moi les 110 autres qui ne demandaient qu’à apprendre l’alphabet, l’histoire, la géographie, à lire, à compter, à dessiner…Ces gamins, en gandoura blanche ou grise souvent sale et déchirée, certains avec des têtes couvertes de croûtes de teigne et les yeux larmoyants à cause du trachome, et d’autres nu-pieds, ne parlaient pas ou très mal le français.
Nous étions bien accueillis par les gens du village. Un commerçant nous faisait vérifier ses comptes, un autre venait nous demander de le soigner, des femmes déposaient un petit sac d’oranges ou de dattes…Un jour, un élève de 13 ans avait un doigt enflé, tout violacé, plié dans une sorte de toile qui contenait une pâte noirâtre et visqueuse qui sentait la pourriture. Le garçon avait mal, je l’accompagnai à l’infirmerie de la garnison à Taourirt-Mimoun pour voir le médecin militaire. Il reçut les soins et une piqûre antitétanique et revint à l’école quelques jours après, le doigt guéri. Son grand père nous invita à manger un couscous. Ces gens démunis nous reçurent comme des princes.
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Le premier trimestre s’est déroulé sans incident. Nous faisions de notre mieux pour assurer aux petits kabyles l’enseignement et la présence de la France à travers nous. La tâche était rude mais exaltante, nous étions jeunes et pleins d’idéal, nous étions heureux de notre nouveau métier d’instructeurs, fiers de représenter notre pays et nous ne voyions pas la guerre qui pourtant était partout présente.
Nos problèmes commencent le 21 janvier 1959. Ce jour-là, vers 16 heures, un commando de fellaghas aux ordres du sinistre colonel Amirouche, a fait soudain irruption dans notre école. Joël et moi avons été enlevés.
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Le commando nous encadra et nous entraîna vers le djebel. Dès cet instant, commença une terrible et douloureuse épreuve qui allait durer pour moi 114 jours. Les fellaghas nous ont attaché les mains et entraînés dans le maquis, par une marche forcée et épuisante. Dès les premiers instants mon camarade, malade, ne put supporter ce rythme et s’écroula à plusieurs reprises. Je dus le soutenir et le porter. Plusieurs jours et nuits se passèrent à marcher sans cesse. Bien qu’étant cheikh-la-koul (maître d’école), leur sollicitude était bien mince car ils m’aidaient à me relever à coups de pieds, de coups de poings ou de crosses de fusils. Les haltes dans les mechtas étaient rares et courtes, laissant cependant assez de temps aux gens des villages pour nous insulter et nous maltraiter.
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Avec peu de nourriture et peu de repos, nous progressons de crêtes en oueds, d’un village ou d’une mechta à l’autre. Dans les escalades, nous tombons lourdement sur les pierres mais des coups de pieds nous forcent à nous relever.
Cette marche forcée allait se poursuivre jusqu’au 26 janvier, soit 5 jours et 5 nuits, plus de 70 heures de marche, d’angoisse et de souffrance pour se rendre dans la forêt de l’Akfadou. Nous n’avions aucun entraînement physique, surtout en terrains accidentés. Arrivés dans une clairière, on nous poussa dans une cabane du camp où 26 personnes nous avaient précédés. Il y avait là dix soldats dont certains capturés depuis douze mois, dix civils : colons, commerçants, un instituteur, un autre enseignant Maxime Picard et six Algériens.
On nous enleva les cordes qui entravaient nos mains, des chaînes les remplacèrent. Une couverture sale et déchirée, une boîte de conserve pour gamelle, une cuillère furent les seules choses qu’on nous donna. A compter de cet instant, la vie s’est arrêtée. Nous sommes menottés aux poignets avec une chaîne fermée par un cadenas. Je porterai ces chaînes près de quatre mois dans cet enfer. Durant 114 jours, j’allais vivre dans ce secteur de grande Kabylie, Akfadou, Tigrine et Yakouren. Une section de 50 fellaghas nous garde. Ils assurent la discipline d’un camp de concentration et nous ne savons pas si nous serons libérés un jour.
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Nous ratissions notre chevelure pour réduire les poux et autres vermines qui nous infestaient. Souvent, on faisait face à son voisin et, tels des singes en cage, nous nous épouillions réciproquement. Les conditions d’hygiène étaient déplorables. La vermine qui nous rongeait sans cesse provoquait des lésions cutanées que nous envenimions en nous grattant. Nos vêtements sales et déchirés nous protégeaient mal du froid et de l’humidité.
Chaque jour qui s’enfuyait prenait avec lui un peu d’espoir de vivre. Les vexations, les coups, les punitions, le froid, la faim, la saleté, le désespoir nous ravalaient peu à peu au rang de bêtes ou d’esclaves.
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Les semaines ont passé… Il fallait souvent fuir dans les bois pour se soustraire à l’armée. Ces marches forcées étaient dures et éprouvantes.
Nous étions 28 prisonniers et chacun était sous la responsabilité d’un gardien. Le mien s’appelait Mokrane, il avait quarante ans environ, courageux et humain. Il était près de moi, m’aidait quand je trébuchais et ne m’a jamais frappé. Chaque matin je me disais : « aujourd’hui ça ira, tiens jusqu’à demain… » et la foi que m’avaient inculquée mes parents m’aida, m’empêchant de sombrer dans un désespoir qui aurait été très vite mortel.
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Au camp, le ravitaillement n’était pas régulier. Lorsque les stocks de semoule diminuaient, les rations s’en trouvaient réduites et la faim s’ajoutait à tous nos malheurs. Nous sommes parfois restés plusieurs jours sans nourriture. L’espoir de retrouver la liberté s’amenuisait au fil des jours. Isolé dans cette forêt, loin de tout, chacun de nous ignorait le sort qui lui était réservé.
Lorsque le général Challe démarra les grandes opérations, les secteurs rebelles se réduisirent. Les fellaghas devinrent des fugitifs, sans cesse en mouvement,. Notre groupe était au cœur de ce cyclone militaire. La désorganisation de la wilaya 3, ses purges sanglantes, la chasse à l’homme et le manque de ravitaillement asphyxièrent l’armée d’Amirouche. Le risque pour ceux qui nous gardaient en otages de se faire repérer par l’armée française grandissait de jour en jour. Alors commença une terrible série de fuites et de courses à travers le maquis, les djebels et les forêts. Au cours d’une de ces marches un compagnon tombera, délivré à jamais de cet enfer. La fatigue, la faim et le désespoir ont eu raison de lui.
Durant ces marches, le ravitaillement ne suivait pas. Une fois, nous avons mangé deux morceaux de sucre en deux jours. La nature nous donnait de quoi survivre : pissenlits, ails sauvages, champignons, feuilles de buissons et les glands apaisaient pour un temps notre faim, et la rigueur du climat contribua largement à la dégradation de nos organismes.
La terrible nuit du 12 au 13 mars. Ce matin du 12 mars, de très bonne heure, roulés dans nos couvertures, nous attendons que les gardiens nous apportent le café. Soudain, nous entendons le chef donner un ordre : « Debout, vite… Laissez vos affaires, on part… Vite, vite ! »…
Une nouvelle incursion des Français dans le territoire rebelle a lieu en ce moment. Pendant la nuit, l’armée a encerclé le secteur, sur nos têtes passent en rase-mottes et en rugissant les T6. Sous une pluie glaciale, nous courons dans la forêt sans savoir où aller, nous dégringolons à toute allure vers l’oued. La pluie qui ne cesse de tomber ruisselle sur nos visages, plaque nos vêtements sur les cuisses, nous imbibe comme des éponges.
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En face, de l’autre côté de la rivière, des soldats ont pris position. Nous les voyons manipuler leurs armes, scruter la rive. Nous autres, figés sur place, la peur au ventre, abrutis par la pluie, le froid, la fatigue, ne pensons qu’à une chose vitale : ne pas faire de bruit.
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J’aperçois Joël. Il est là à quelques mètres, assis, le dos contre une pierre, il a perdu espoir, son visage amaigri n’exprime qu’une grande tristesse. Il tourne la tête vers moi et je sens sa détresse. J’ignore en cet instant que je le vois pour la dernière fois.
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Le face-à-face avec les soldats durera toute la journée. De notre côté, c’est l’immobilité absolue. Nous devenons des statues tétanisées. L’eau qui dégouline sur nos corps meurtris semble emporter avec elle le peu de vie qui nous reste. Heureusement, les fellaghas n’avaient pas enchaîné mes camarades par groupes, mais nous avions les mains menottées par-devant.
Le soir, les soldats français quittent le coin. Nous attendons un peu pour partir à notre tour. Devant moi, marche monsieur Marceau, notre doyen. Il a 62 ans. J’entends soudain un bruit sourd et un cri. Il vient de s’écrouler. Un gardien se penche pour l’aider… Il est mort. Quelques mètres plus loin, une nouvelle chute, c’est Jean Azzopardi, un homme de cinquante ans qui s’écroule. Il ne se relève pas et son gardien le pousse sur le bord du sentier. Il crie des noms, ceux de sa femme et de ses enfants. Nous ne le reverrons plus.
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Nous descendons vers une rivière dont nous entendons les grondements de plus en plus forts à mesure que nous approchons de la berge. Grossi par l’eau qui coule de tous côtés l’oued nous oppose une barrière dangereuse à franchir. Mais il faut passer et gagner l’autre rive. L’eau nous arrive à la poitrine et la force du courant nous entraîne…
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Michel Champignoux, jeune soldat du contingent, vingt deux ans, trébuche et coule. Son gardien parvient à le rattraper et le porte sur la berge. Michel reprend conscience, se relève, fait quelques pas puis s’affale, son voyage dans l’horreur se termine ici. Il vient de nous quitter, mort lui aussi. La faim, la pluie, le froid, le désespoir auront le dernier mot. Nous devons continuer à avancer. J’ai bien cru que je n’en sortirais pas, c’était trop dur et nous ne voyions pas d’issue heureuse à notre calvaire. Mais lorsque nous repartirons, un homme manquera, Joël Cayes n’est plus là.
Durant cette nuit tragique, d’autres victimes sont à déplorer. Deux prisonniers qui ont laissé une chaussure dans la boue du djebel sont blessés aux pieds. Les plaies s’infectent rapidement malgré quelques soins empiriques. Nous assistons impuissants et horrifiés au pourrissement des jambes des deux malheureux qui se tordent et hurlent leur douleur.
Jean Bohn, mon voisin de paillasse mourra le premier, la fièvre le terrassa. La gangrène avait gagné tout le bas du corps et les souffrances furent intolérables. Monsieur Louis était le deuxième blessé. Les fellaghas l’emportèrent un matin « à l’infirmerie » pour le soigner dirent-ils, en fait, ils abrégèrent ses souffrances.
Six autres personnes, les prisonniers algériens qui partageaient notre prison manquent à l’appel, aucune explication ne nous est donnée, mais nous savons qu’Amirouche avait ordonné leur exécution. Ils furent victimes de cette sanglante épuration appelée « bleuite ». Par crainte de trahison, il fit exécuter par ses bourreaux plus de 2500 des ses hommes. C’était le règne de la terreur même au sein de son armée.
Nous restons quinze désormais pour affronter ce que nous réserve l’avenir. Dans ma tête, revenaient sans cesse le visage de mon ami, son dernier regard là-bas au bord de l’oued, et la chanson de Gilbert Bécaud « c’était mon copain, c’était mon ami… »
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La faim prit le relais de la fatigue et nous maigrissions à vue d’œil. Le coin de l’Akfadou devenait malsain, alors les fellaghas décidèrent de changer d’endroit pour nous établir sur les pentes du mont de Tigrine (entre Akfadou et la mer) .
Une vilaine plaie causée à mon poignet droit par la chaîne s’envenima. Les risques d’infection étaient bien réels. Mon gardien me libéra mon poignet et ma blessure fut bandée avec un morceau de mon maillot. Plus de quarante ans après cet épisode, je garde encore sur mon poignet la trace de la chaîne qui m’avait ouvert la chair
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Autre camp, autre genre de vie. Dans ce nouveau camp, le comportement de nos gardiens avait changé. Le souvenir, les images de la nuit dramatique et le cauchemar que nous avions tous vécus semblaient avoir modifié leur mentalité. La brutalité avait diminué, les contacts étaient plus corrects.
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J’ai été la tête de turc d’un jeune fellagha qui jouissait de me torturer et de me faire souffrir, surtout pendant les corvées. Sa cruauté lui faisait inventer de nouvelles manières de me diminuer et à chaque acte de torture qu’il m’infligeait avec un sourire sadique, j’avais peur de craquer. L’angoisse et la douleur ont eu raison de bien plus courageux que moi.
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A notre réveil du jour de Pâques, les rebelles nous ont amené le café avec le petit morceau de galette et le chef de nous dire :« tout à l’heure vous aurez la visite du Docteur ! »
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Il vint et un instant d’humanité entra avec lui. Avant de nous quitter il nous distribua des vitamines et nous annonça la prochaine visite du commandant Mira Abdéramane.
Le lundi de Pâques, le chef entra dans la cabane suivi par deux militaires : les commandants Mira et Mohand (El-Hadj), officiers de l’ALN. Mira prit la parole, annonça la mort d’Amirouche et dit qu’il était le nouveau responsable de la wilaya. Il ajouta qu’il avait l’intention de nous libérer. Il nous fit distribuer des fruits puis les deux chefs repartirent en promettant de revenir bientôt avec de bonnes nouvelles.
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Face aux grandes opérations, dont l’opération « Jumelles », l’ALN devait se disperser en petits groupes d’une dizaine d’hommes. En outre, il semblait évident que les déplacements imposés à notre groupe par la pression de l’armée française se termineraient à brève échéance, soit par une reddition, soit une tuerie générale. En bon calculateur, Morand trouva ainsi dans le motif de notre libération une occasion de propagande très judicieuse.
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Le docteur Ben Abid nous fit une nouvelle visite au début du mois de mai. Il parla à chacun, nous soigna, distribua quelques comprimés de vitamines et nous dit : « Dans quelques jours, vous retrouverez la liberté, soyez patients et forts.
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Le 11 mai nous avons la visite de Mira, en grande tenue qui nous dit « j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, dans huit jours vous serez libérés ! » puis il ajoute « Je sais que vous n’avez rien fait de mal. Vous, les soldats, vous obéissez, vous les civils vous aviez votre place et vous faisiez du bien…Mais vous êtes Français, vous représentez la France qui est notre ennemie… En fait, c’est pas aux français qu’on en veut mais au colonialisme que nous voulons chasser de chez nous ! » Et il continue son discours : « Quand vous serez rentrés chez vous…etc…etc… »
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Quelques jours plus tard, le docteur est de retour. Il entre dans notre cabane avec le chef et nous annonce « Messieurs vous êtes libres ! »
Sur un signe du chef, deux gardiens nous libèrent de nos chaînes. Alors, d’un coup, les larmes montent du plus profond de moi, incontrôlables, intarissables. Larmes de joie, larmes de bonheur… il fallait que la pression tombe et nombreux sont ceux qui comme moi montrent leur émotion. Je masse mon poignet droit blessé par la chaîne. La marque imprimée par un maillon restera un signe indélébile gravé dans ma chair.
Le Docteur Ben Abib avait ajouté : « arrivés chez vous, vous ne conserverez qu’un souvenir de ces mois passés ici. Et malgré les souffrances endurées pendant votre captivité vous penserez aux soldats algériens qui luttent pour leur pays, leur peuple, leur liberté.
Excusez-nous si nous vous avons maltraités parfois, mais la haine qui partout se glisse dans le cœur de chacun y est pour beaucoup…etc…etc…
Retournez chez vous et vivez en hommes libres et heureux comme un jour le fera l’Algérie… vous savez à présent ce que c’est que de vivre en esclaves, vous savez ce que vaut une vie misérable, vous savez que nous voulons nous libérer de ce joug si lourd du colonialisme…etc…! »
Le chef nous invite à sortir de la cabane. Dehors, les fellaghas sont là réunis en plusieurs groupes. Quelques-uns s’approchent en souriant et nous distribuent des vêtements neufs: un maillot de corps, un caleçon, une chemise kaki et un tricot de même couleur, une veste et un pantalon gris, des chaussettes, une paire de pataugas et un béret avec un insigne FLN. Un jeune fellagha nous coupe les cheveux et nous rase sans nous tailler car les lames sont neuves.
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La situation devenait étrange, extraordinaire, extravagante. Propres, habillés de neuf, nous sommes méconnaissables. Dans cet uniforme aux couleurs de l’armée rebelle, nous nous sentons d’un coup revenus vers un monde civilisé. Les restrictions avaient disparu et l’abondance semblait de retour au camp. Prisonniers et gardiens réunis en cercle autour de trois grosses marmites, assis côte à côte piochaient avec leurs cuillères au même plat de semoule et de légumes. A la fin du repas, un lieutenant de la wilaya 3 dit quelques mots à chaque prisonnier puis s’adressant à tous :
« J’espère, messieurs que vous ne nous tiendrez pas rigueur du séjour forcé que vous avez passé parmi nous… Je compte sur vous pour que le peuple français sache que nous ne sommes pas des bandits mais des guerriers loyaux et courageux…»
Je lui demande s’il y a possibilité de récupérer nos papiers d’identité ainsi que ceux de nos amis décédés. Il me répond qu’il va faire le nécessaire…
Un peu plus tard dans l’après-midi, une marmite de café est apportée. Chacun peut alors se servir avec sa boîte. Puis les mains serrées forment une chaîne et sur tous les visages un grand sourire semble vouloir faire oublier notre récente condition d’otages.
Mon gardien place entre mes mains son arme, une nouvelle photo immortalise cet instant. La joie et l’excitation causées par notre libération imminente occultent totalement les heures dramatiques que nous avons vécues, seul compte l’instant présent.
Un autre fait concernant mon gardien. Au lendemain de la terrible nuit qui vit mourir quatre camarades, il m’annonça la mort de Joël avec des larmes dans les yeux et des trémolos dans la voix. Je sens aujourd’hui encore sa main serrer mon bras et je l’entends dire « Inch-Allah, c’est la faute à cette sale guerre… mais toi, ça va aller… ». J’aurais dû normalement mourir, moi aussi, mais tu m’as protégé parfois même contre les tiens. Où que tu sois à présent, je te salue Mokrane.
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Un peu plus tard, le chef de camp nous rassemble et nous donne quelques consignes. Nous marcherons en file indienne, en silence, sans bruit, puis nous disparaissons dans la nuit. Une tape à l’épaule me ramène à la réalité. Le chef veut me parler. « Tiens René, voilà tes papiers. Prends aussi ceux de ton ami Joël, tu les donneras à sa famille. Mais les montres, chaînes et les bagues, c’est pas possible de te les donner, c’est disparu…» tant pis.
Nous faisons une pause et un léger repas dans une mechta avant de reprendre la piste par une nuit d’encre. Un fellagha me donne son fusil et je m’en sers comme d’une canne. Image peu banale d’un prisonnier marchant avec l’aide de l’arme de son gardien ! Le jour arrive, notre longue colonne se regroupe dans une clairière pour une halte et un repos mérités.
Le chef donne un autre ordre : « Debout tout le monde ! c’est l’heure. Allez, vite, vite ! »
Les fellaghas se sont alignés sur un rang. C’est l’heure pour eux de regagner le maquis et continuer leur combat. Seuls trois d’entre eux vont nous accompagner. Le chef nous invite à dire « au revoir » à ses hommes. Des mains se tendent, elles se serrent. Des sourires illuminent les visages. Quelques mots sont prononcés :
- « Salam ! Salam ! Au revoir, bonne chance ! »
Mokrane, mon gardien vient vers moi :
- « Au revoir René ! tu vas partir chez toi… Moi je ne peux pas encore. Mais quand la guerre sera finie tu viendras à la maison et on mangera un bon couscous…J’ai un garçon de ton âge, tu le connaîtras ! Tu viendras hein ? »
-Oui Mokrane, je viendrai… « Adieu et bonne chance ! »
-Adieu Mokrane, et bonne chance à toi aussi ! Et soudain, Mokrane m’embrasse. Je suis ému, je sens monter des larmes. Il me regarde en souriant, me lâche, se recule, se retourne et s’en va rejoindre les autres rebelles.
Le regard de Mokrane est resté gravé dans ma mémoire. Cet homme, cet ennemi, ce fellagha qui obéissait à des chefs cruels et sanguinaires, m’avait protégé et aidé quand il en avait l’occasion. Dans cet enfer où j’ai vécu plusieurs mois, il avait témoigné d’un peu d’humanité et de fraternité à mon égard.
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Nous avançons derrière deux rebelles d’un pas rapide… Les deux hommes s’arrêtent et nous disent : « Là-bas, à l’autre bout du champ que vous allez traverser, une route goudronnée, suivez-là, elle va à Yakouren… à quatre kilomètres. Bonne chance. Salam ! »
Les deux fellaghas se retournent et partent. En ce 19 mai, nous sommes libres, le cauchemar prenait fin, du moins je le croyais… Mais je sens encore le froid, la pluie, la faim, les coups de bâtons ou de pieds, la vermine, et les chaînes qui meurtrissaient mes poignets.
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J’ai pardonné depuis longtemps à mes bourreaux, je n’ai plus de rancune mais je n’oublierai pas. D’autres péripéties nous attendaient…
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De ce même groupe de prisonniers, Robert Bonnet, du 8e RSA, est resté 15 mois et demi en captivité…etc… Louis Costard et Gilbert Sauvage, ancien du 28e B.C.A. allaient passer 2 mois et 2 jours attachés l’un à l’autre par une chaîne et un cadenas dans la forêt de l’Akfadou. Ils poursuivent ce récit par leur propre témoignage.
http://appelesenalgerie.free.fr/livre3/prisonnier.html
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