L’Etat de Siège, mise en scène Charlotte Rondelez, au Théâtre de Poche.
L’Etat de siège est d’abord l’histoire d’un échec, colossal. Albert Camus en rend compte lui-même dans une lettre du 15 janvier 1949 : « L’insuccès a été total. La critique, à deux ou trois exceptions près, a été féroce – des feuilletons-fleuve qui n’ont rien épargné et qui ont arrêté immédiatement la location. La pièce vient de quitter l’affiche après 23 représentations, qui se déroulaient d’ailleurs dans une curieuse atmosphère de meeting. Mais quoi qu’il en soit, c’est un four ». Pourtant, le soir de la première, le 17 octobre 1948 au théâtre Marigny, tout est réuni : décors et costumes de Balthus, musique d’Arthur Honegger, mise en scène de Jean-Louis Barrault et distribution de choc : Madeleine Renaud, Pierre Brasseur, Maria Casarès, Jean Desailly, Simone Valère, Éléonore Hirt, Marie Hélène Dasté, et même Marcel Marceau !
Barrault, Casarès, Camus: quel trio!
Barrault, depuis longtemps, souhaitait monter une pièce sur la peste, notamment pour incarner les thèses d’Antonin Artaud. Il songe dès 1941 au Journal de l’année de la peste, de Daniel de Foe, avant de se tourner vers Camus, dont il a appris qu’il travaillait sur ce thème. Les deux hommes construisent ensemble la pièce, Camus semble un dialoguiste au service des idées de Barrault. Albert Camus réfléchit à un titre, il hésite : « Le fléau », « Le vent se lève », « L’amour de vivre ». Jean-Louis Barrault lui apporte ceux qu’il envisageait pour l’adaptation scénique du Journal de l’année de la peste : « La tragédie purifiante », « Le mal des ardents », « La tragédie de la peste », « Le Mal ». Ensemble, ils envisagent : « Les uns et les autres », « Le bagne de Cadix », « Les grands inquisiteurs », « L’Inquisition ». L’État de siège est sans nul doute le meilleur titre, celui qui nous parle le plus aujourd’hui, entre attaques de Daesh et vagues pandémiques.
L’Etat de siège n’est pas l’adaptation de La Peste.
L’échec vient d’abord d’un malentendu : le public s’attend à une adaptation du roman de Camus intitulé La Peste, qui a triomphé en 1947. Or, L’Etat de siège aucun rapport narratif avec La Peste. Cadix a remplacé Oran, mais, surtout, la forme théâtrale prend une emphase qui tranche sur la sobriété du roman. C’est une sorte de nouvelle tragédie grecque que les deux hommes veulent bâtir, ou bien un conte édifiant de type médiéval, ce qu’ils appelleront « une œuvre de théâtre populaire », de « théâtre grand public ». Camus souhaite opposer le style administratif, politique et militaire des oppresseurs au lyrisme poétique du peuple. Cela donne une pièce ronflante, à la sentimentalité un peu lourde et au pathos affleurant. Son ambition métaphorique s’égare dans une logorrhée didactique. « Le lyrisme que l’on trouve dans L’Etat de siège, correspond, selon moi, exactement à ce qu’il s’agit de défendre contre les forces de la dictature et du totalitarisme », plaidera Camus en 1955.
Une ambition scénographique protéiforme.
Le sous-texte politique de la pièce est évident – trop : derrière l’Espagne, c’est le franquisme qui est désigné, et derrière le franquisme, toutes les dictatures. La peste, c’est le fascisme, c’est l’oppression s’appuyant sur la lâcheté des hommes pour installer sa puissance. Les gouvernants fuient, le peuple collabore, la peur de mourir crée l’aliénation, la servitude volontaire. Il suffit qu’un homme se lève, triomphe de la peur et de la lâcheté, et tout s’inverse. C’est ce qui va, bien sûr, arriver, à travers l’histoire d’amour qui unit Diego et Victoria. C’est peut-être l’une des raisons de l’échec de la pièce : le public attend une charge contre les dictatures communistes de l’Est plus que contre une autocratie de l’ouest ; il songe plus au récent « coup de Prague » qu’à la plus ancienne guerre d’Espagne. La France de 1948 redoute, après les grèves de l’année précédente, de tomber sous la botte rouge plutôt que de succomber à la peste brune.
L’Etat de siège, revu par Emmanuel Demarcy-Mota.
L’État de siège est sans doute la moins jouée des pièces de Camus, à cause de ses défauts mais aussi de sa distribution pléthorique et de son ambition scénographique. Deux versions, néanmoins, ont récemment occupé la scène parisienne – deux versions antagonistes. Emmanuel Demarcy-Mota a relevé le défi de l’espace et des moyens spectaculaires, dans une vision sombre, presque gothique du mythe. Après les attentats, la peste semblait évoquer le terrorisme islamiste, mais son didactisme craque sous l’impression que « l’état d’urgence », dont le but est d’organiser la résistance, peut aussi être un état de siège à l’envers, une manière de céder à l’oppresseur en sacrifiant les libertés profondes à une sécurité de surface.
En 2014, L’Etat de siège vu par Charlotte Rondelez.
Auparavant, Charlotte Rondelez, dans le minuscule espace du théâtre de Poche, a repris en 2014 la démarche poétique, le minimalisme des lieux l’aidant à supprimer toute emphase. Le peuple, ces hommes « à mi-hauteur » réduits à des marionnettes à visage humain et corps de poupée, trouvait une innocence joyeuse et ridicule, son lyrisme soudain enfantin sonnait juste et frais. Il y a donc encore, ces mises en scène le prouvent, quelque chose à faire avec cette pièce ratée, pourvu qu’on crève ses boursouflures comme les bubons de la peste.
Aujourd’hui, face à un virus sans ambition politique, dans un confinement qui est à la fois une soumission (la peur de mourir immole les libertés) et une résistance (en me soumettant, je sauve et je combats), certaines répliques trouvent un écho troublant… Les hésitations du gouvernement, la volonté de croire que ce n’était pas grave, qu’il ne fallait pas s’inquiéter ? « Les bons gouvernements sont les gouvernements ou rien ne se passe. Or telle est la volonté du gouverneur qu’il ne se passe rien en son gouvernement, afin qu’il demeure aussi bon qu’il a toujours été. » L’interdiction des spectacles de plus de 5000 personnes, 2000, 100, 50, 0…, la fermeture des théâtres et des cafés ? « À partir de ce jour, en signe de pénitence à l’endroit du malheur commun et pour éviter les risques de contagion, tout rassemblement public est interdit et tout divertissement prohibé. » L’identification et l’isolement des « Covid + » ? « Toutes les maisons infectés devront être marqué au milieu de la porte d’une étoile noire d’un pied de rayon orné de cette inscription : « Nous sommes tous frères. » » Le couvre-feu dans certaines communes, les attestations de déplacement, les amendes ? « Tous les feux devront être éteints à 9h du soir et aucun particulier ne pourra demeurer dans un lieu public ou circuler dans les rues de la ville sans un laissez-passer en due forme qui ne sera délivré que dans des cas extrêmement rares et toujours de façon arbitraire. Tout contrevenant à ces dispositions sera puni des rigueurs de la loi. » Ce retour du laisser-passer, y compris pour les actes de la vie quotidienne, offre un éloquent parallèle avec la disposition préférée du dictateur nommé « la peste » : « Le grand principe de notre gouvernement est justement qu’on a toujours besoin d’un certificat. On peut se passer de pain et de femme, mais une attestation en règle, et qui certifie n’importe quoi, voilà ce dont on ne saurait se priver ! » Jusqu’au décompte quotidien des morts par Jérôme Salomon, sympathiquement joufflu et chaleureusement mathématique : « 100 000 hommes, voilà qui devient intéressant. C’est une statistique et les statistiques sont muettes ! On en fait des courbes et des graphiques, hein ! »
La grande tirade du personnage qui s’appelle La Peste (dont Michel Bouquet a enregistré une version éloquente), mérite d’être lue en entier, ou écoutée ICI.
« A partir d’aujourd’hui, vous allez apprendre à mourir dans l’ordre
Une seule mort pour tous
Le destin s’est assagi, il a pris ses bureaux, vous serez dans la statistique
Se mettre en rangs pour bien mourir
Ceux qui persuadés que ça ne les concerne pas font la queue aux arènes du dimanche
Tous suspects, c’est le bon commencement
Je vous apporte le silence, l’ordre et l’absolue justice.
J’exige votre collaboration active; »
Oppression ou servitude volontaire?
Et si le pouvoir, aujourd’hui face à l’épidémie et demain pour relancer l’économie, s’appuyait sur la peur de mourir, sur la réalité de la mort, pour obtenir la docilité des masses ? « L’idéal, c’est d’obtenir une majorité d’esclaves à l’aide d’une minorité de mort bien choisis. » Nous n’avons pas encore entendu, cependant, les répliques suivantes. Celle du coronavirus triomphant, même quand l’épidémie s’achèvera : « J’aime le bruit qu’on fait autour de mon nom et je sais maintenant que vous ne m’oublierez pas. » Celle de l’homme révolté qui, tel Diego chez Camus, refuse de s’applatir parce qu’il a peur de mourir : « Ma vie n’est rien. Ce qui compte, ce sont les raisons de ma vie. Je ne suis pas un chien. »
Le pouvoir actuel est-il camusien? Le coronavirus est-il politique?
L’épisode coronavirus est-il camusien ? Le président de la République lui-même a tenté l’analogie, en justifiant le confinement par l’opposition solitaire/solidaire chère au Prix Nobel de littérature. L’embrigadement de Camus dans cette bataille prophylaxique coince un peu à la lecture de L’État de siège… D’autant que l’auteur déclare en 1957, dans la préface de ses œuvres théâtrales traduites en anglais : « Il y a peu de pièces qui aient bénéficié d’un éreintement aussi complet. Ce résultat est d’autant plus regrettable que je n’ai jamais cessé de considérer que L’Etat de siège, avec tous ses défauts, est peut-être celui de mes écrits qui me ressemble le plus. » Signe des temps, l’Occident est désormais incapable de sacrifier des vies pour sauver sa puissance : plutôt une économie en ruines avec 10 000 morts qu’une économie intacte avec 300 000 morts. C’est un humanisme et c’est un renoncement. Il ne se discute pas, il se constate : tout partisan du choix contraire est au mieux un cynique, au pire un barbare. Mais un renoncement peut en cacher un autre : une fois de plus, on nous demande d’écorner les libertés au nom de la sécurité. Le peuple lui-même le demande : il ne réclame pas la réouverture des théâtres et des cafés, il plaide pour un confinement plus dur, donc plus efficace. Et les rares rebelles ne tiennent pas des réunions politiques en cachettes, ils n’improvisent pas des attroupements philosophiques provocateurs : ils tentent, misérables, de partir en vacances, ils ont la résistance égoïstes, il veulent fuir, doubles lâches, et le virus et le confinement ! Ce n’est pas l’agora dont on réclame le rétablissement, c’est le Airbnb.
Mais peut-être faut-il refuser toute interprétation politique de l’épidémie actuelle ? C’est ce que nous suggère tous les jours le fleuve de faits et de larmes qui coule sur les écrans de télévision. Le coronavirus ne serait qu’une affaire de pharmacie ? Tiens donc ! Relisons Camus, même le mauvais Camus…
Barrault, Balthus, Camus
Christophe Barbier, publié le
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