Le livre de Camus connaît un regain de popularité depuis quelques semaines. Y a-t-il là de quoi apprendre quant aux pandémies ?
Lors des premières annonces de mesures d’urgence, je me suis tout de suite dit qu’il fallait que je retourne à mon vieil exemplaire tout jauni de La peste. Ce roman d’Albert Camus m’avait tellement plu à ma première lecture, en deuxième année de cégep, que je l’avais relu immédiatement. La peste figure parmi une demi-douzaine de classiques personnels que je retrouve périodiquement, avec Les misérables, de Victor Hugo, David Copperfield, de Charles Dickens, Cent ans de solitude, de Gabriel García Márquez, Le seigneur des anneaux, de J. R. R. Tolkien, et Le fléau, de Stephen King. J’ai des amis qui s’indignent de cette manie de relire des œuvres. Alors qu’il y a tant d’excellentes nouveautés, pourquoi perdre son temps avec de vieux livres ? Je lis de tout, mais je reviens aux classiques parce qu’ils conservent leur pertinence à travers les époques, et prennent un sens nouveau selon les contextes.
Avant de vous parler de La peste, je dois préciser que je ne suis pas un spécialiste d’Albert Camus. Je connais sa doctrine philosophique, l’existentialisme, mais je ne pourrais vous situer Camus dans ce courant de pensée, ni vous expliquer comment au juste La peste a contribué à construire la pensée de son auteur. J’ai lu d’autres livres de Camus, notamment des pièces de théâtre, mais son roman le plus populaire, L’étranger, m’a toujours paru insupportable. Exactement le contraire de l’effet produit par La peste.
Ma relecture de ce roman est donc celle d’un admirateur sélectif et aussi celle d’un journaliste au temps d’une pandémie mondiale et de mesures sanitaires d’exception.
Ça faisait assez longtemps que je l’avais lu pour en avoir « oublié » de grands pans, d’où deux surprises qui me sont apparues tout de suite.
La première chose qui m’a frappé, c’est l’influence du mouvement #moiaussi dans nos mentalités : étant moi-même un mâle blanc, je n’avais jamais noté à quel point La peste est un roman archimâle et archiblanc. L’histoire se passe en Algérie, plus précisément à Oran, une ville de 200 000 habitants, mais en 278 pages, Albert Camus n’a pas trouvé le moyen d’y faire figurer un seul Arabe. De plus, il n’y a que deux personnages féminins : l’épouse de l’un des protagonistes, le Dr Rieux, est malade, et Camus l’envoie en Suisse se faire soigner au début du chapitre 2 ; et la mère du docteur vient s’occuper du ménage, mais sa contribution au roman est sans intérêt. Cette faute par omission est malheureusement typique des hommes de l’époque. Il faut néanmoins donner à l’auteur le crédit de ne pas l’avoir aggravée par des commentaires déplacés ou des anecdotes ridicules.
L’autre aspect de La peste qui m’a frappé, c’est qu’il n’y a rien à en apprendre quant aux épidémies. Même si, de toute évidence, Albert Camus avait fait une excellente recherche sur ce que l’on savait des « pestilences » vers 1942, les mesures paraissent immédiatement ridicules : la ville est coupée du monde, certes, mais tous les cinémas, tous les cafés, tous les restaurants sont ouverts.
Malgré cela, le roman publié en 1947 a très bien vieilli. Pourquoi ? Pour la même raison qui m’amène à le relire tous les 5 ou 10 ans. C’est que la peste n’est pas le propos, mais un prétexte. Le véritable sujet est la lutte contre le fléau, quel qu’il soit, et la nécessité morale de le combattre. Le fléau, pour Camus, est une machine aveugle qui tue en masse, le mal absolu. Cela peut être une épidémie, un tremblement de terre, la guerre ou le nazisme. La peste de Camus est une métaphore du fléau.
L’auteur a écrit La peste entre 1942 et 1946, et la vie en temps de peste qu’il décrit correspond en tout point à la vie sous l’Occupation. Jusqu’à l’été 1944, la France est coupée du monde ; tout le monde piétine et tourne en rond. Camus lui-même passe deux ans à Paris de 1942 à 1944, séparé de sa femme et de sa fille, lesquelles se trouvent en Algérie libérée depuis le débarquement allié de novembre 1942.
Il était alors dangereux de critiquer ouvertement l’occupant, à plus forte raison si, comme Albert Camus, l’on était actif en tant que résistant. Le choix d’une situation imaginaire comme la peste a ceci de brillant qu’il donne à l’auteur la capacité de se libérer du réel et de faire de son livre plus qu’un livre de la Résistance. Le lecteur est placé devant un mal absolu, objectif, qui ne résulte d’aucun choix individuel, historique ou idéologique.
La peste est un roman philosophique où l’auteur explore sa pensée sous le mode de l’illustration plutôt que du raisonnement. Longtemps, Albert Camus a envisagé de l’intituler Les prisonniers ou Les séparés, ce qui se rapproche des grands thèmes qu’il y aborde : l’exil, l’emprisonnement, la condamnation, la nécessité de se battre contre l’absurde, l’erreur de l’abstraction. Pour lui, un « homme » (on dirait un « humain ») ne pouvait rester indifférent devant le mal : il fallait se battre même si cela ne donnait rien.
Il est possible de lire La peste au premier degré, juste pour l’histoire. Le roman est court et se lit d’une traite. Le papier était rare à l’époque et Camus, comme bien des auteurs français du temps, écrivait serré et juste, et ne s’embarrassait pas de grossir des détails. L’ensemble est dépouillé, presque lapidaire.
Cette apparente simplicité marque une très grande complexité entre un certain nombre de personnages qui sont des archétypes. Le Dr Rieux fait « métier d’homme ». Tarrou, son ami, veut être un saint sans la religion. Rambert, le journaliste de passage, tente de quitter la ville par tous les moyens avant de prendre parti et de rester. Grand, le petit fonctionnaire et aspirant auteur le soir, tient les statistiques de la peste tout en cherchant sans relâche le mot juste. Cottard, le profiteur, est celui à qui la peste réussit. Ces personnes sont aux prises avec la mécanique absurde de l’abstraction, incarnée par le juge Othon, et le rôle ambigu de la foi, incarnée par le père Paneloux.
Le roman fonctionne selon moi parce que Camus l’auteur a su créer des personnages vivants dont Camus le philosophe a perdu la maîtrise. Ce qui devait être une fable philosophique est devenu un véritable roman. La petite histoire nous dit que Camus était lui-même convaincu d’avoir échoué et qu’il fut même au départ désolé par son succès au moment de la parution du livre.
J’aimerais pouvoir tirer une grande conclusion, mais il n’y en a pas. Car c’est justement dans cette richesse de propos et de personnages que La peste conserve à mes yeux toute sa pertinence aujourd’hui.
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