Le photographe, auteur, en tant qu’appelé du contingent, de clichés d’identité de femmes kabyles dévoilées malgré elles, vient de décéder. Il a passé sa vie à expier cet acte qu’il réprouvait.
C’est par un tweet de Martin Garanger, son fils, déclarant : « Mon père, le photographe Marc Garanger, a déposé son appareil photo à tout jamais », que l’on a appris le décès de ce dernier. Il avait 85 ans et était l’auteur des photos d’identité de femmes kabyles incarnant l’humiliation de la colonisation.
Nous sommes entre 1960 et 1962. C’est la fin de la guerre d’Algérie. Les hommes ayant pris le maquis, quelques 2000 images de femmes sont alors prises en dix jours dans les villages des hauts plateaux de Kabylie pour l’armée française, qui a décidé que les autochtones doivent avoir une carte d’identité française afin que leurs déplacements dans « les villages de regroupement » soient mieux contrôlés.
Un pas de plus dans l’agression
Marc Garanger les fait assoir sur un tabouret contre le mur blanc de leur maison. Au début, elles font tomber le morceau de tulle qui voile leur visage mais gardent le cheich enroulé autour de la tête, puis elles sont forcées de tout enlever. « C’était un pas de plus dans l’agression et ça se lit dans le regard de ces femmes. A l’exception des plus jeunes qui étaient sans doute plus apeurées, elles m’ont foudroyé du regard », se souvenait le photographe. « Je savais que c’était un acte policier épouvantable. Mais immédiatement je me suis rappelé les photos de l’Américain Edward Curtis qui avait photographié à la fin du 19e siècle les indiens bousillés par le peuple américain. Je me suis dit que c’était l’histoire qui recommençait. Donc je n’ai pas fait des photos d’identité mais des portraits en majesté cadrés à la ceinture pour rendre à ces femmes toute leur dignité. »
C’est dans la chambre noire qu’il s’est bricolée que Marc Garanger recadre les portraits.
Ami de l’écrivain Roger Vaillant, cette guerre de colonisation lui répugne. « Toutes ces femmes, dans leur absolue droiture, non seulement assument pleinement le regard que l’occupant fait peser sur elles, avec tout ce qu’il véhicule d’ignominie, mais surtout, elles nous le retournent », a-t-il l’occasion de répéter, lors des quelques 300 expositions de ses portraits devenus icôniques. Un peu trop exposés ? Un peu trop icôniques ? Peut-être…
"Elle est sortie de la cuisine, je l’ai rephotographiée"
Marc Garanger attendra d’ailleurs 45 ans pour, à la demande du quotidien le Monde, pour partir en 2004 sur les traces de ces femmes afin de les re-photographier. « Mais je n’avais aucun nom, explique-t-il. Je ne me souvenais que des lieux. » Les photos de 1960 sous le bras, il se souvenait : « Je rencontrais dans la rue essentiellement des jeunes gens qui n’avaient pas vécu la guerre et pour qui ça ne voulait quasiment rien dire. Mais d’un seul coup, en jetant un coup d’oeil à mes photos, il y en avait qui disait “celle-ci je la connais, elle habite là”. Il y en a même un qui a reconnu sa mère. Il l’a appelée. Elle est sortie de la cuisine et je l’ai photographiée dans l’instant. »
Et puis il y a eu, encore cinq ans plus tard, à la galerie Binôme, l’exposition des photos d’hommes, totalement inédites, que le photographe avait jusque-là écartées parce que, confiait-t-il à Photographie.com, « dans une guerre de rébellion, les hommes ont d’autres façons de se manifester : ils prennent les armes. On ne retrouve donc pas, dans leur regard, cette protestation si manifeste dans les portraits des femmes. Je n’ai pas voulu mélanger ces discours. Maintenant, je me dis que 50 ans après, il est temps de les montrer ».
JACQUES DEMARTHON / AFP
Jeudi, 30 Avril, 2020
https://www.humanite.fr/disparition-marc-garanger-une-vie-passee-reparer-688543
« Mon père a déposé cette nuit son appareil photographique à tout jamais. » C’est par ces quelques mots sobres que nous avons appris le décès du photographe Marc Garanger, le 27 avril 2020, à l’aube de ses 85 ans.
Enfant bègue, profondément complexé jusqu’à en devenir mutique à l’adolescence : ses photos parleront pour lui. Dès l’âge de 15 ans, il trouve refuge dans la photographie avec le vieil appareil photo de ses parents. « En bridant la parole, mon œil s’est aiguisé », dira-t-il des années plus tard. Pour son bac, son père lui offre son premier appareil photo, un Foca, mais photographe, ce n’est pas un métier… Il deviendra pourtant le sien, une fois son diplôme d’instituteur en poche.
Jeune homme en colère, Marc Garanger est envoyé faire son service militaire en Algérie en 1960, après avoir épuisé tous les sursis. Comme on lance un appât, il laisse traîner quelques photos sur le bureau du secrétariat où il a été affecté et le stratagème fonctionne : il est promu photographe du bataillon. Il se fait alors la promesse d’utiliser la seule arme dont il dispose pour rendre sa dignité aux colonisés : son appareil photo.
Les photos d’une « protestation muette »
Envoyé dans les villages des contreforts de Kabylie, il est chargé de réaliser des photographies d’identité des « indigènes » en vue de leur faire établir des papiers. Il réalise près de 2 000 portraits en 10 jours, surtout des femmes – les hommes ont pris le maquis – contraintes de se dévoiler devant l’objectif. D’une sordide opération de mise en fiches de la population, il tire une série de puissants portraits cadrés à la ceinture, empreints de dignité.
Ensuite, dans la chambre noire qu’il s’est bricolée, il les recadre serrées sur le visage avant de les montrer à ses supérieurs. Il pressent que cette expérience sera déterminante : « J’ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente. Je me suis juré de lancer un jour ces images à la face du monde. »
Ses portraits de femmes algériennes passés clandestinement en Suisse lors d’une permission, lui valent le prix Niépce en 1966, grâce auquel il pourra financer ses futures excursions. En 1984, il en tire un livre : La Guerre d’Algérie vue par un appelé du contingent (1) aux éditions du Seuil, passé plutôt inaperçu à l’époque. Depuis, ces portraits de femmes ont fait l’objet de nombreuses expositions en France comme à l’étranger, que soit aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles, à la Biennale de Venise ou Museum of Modern Art de San Francisco.
Donner la parole aux gens du peuple
À l’occasion du cinquantenaire du déclenchement de l’insurrection algérienne et à l’initiative du journal Le Monde, il y retourne en août 2004, pour retrouver les lieux et les personnes près d’un demi-siècle plus tard. « Témoigner de la violence des destins et des libérations individuelles ou collectives, renvoyer à ceux que je photographie le miroir de leur vie inscrite sur leur visage, cette façon de faire, c’est en Algérie qu’elle m’a été révélée », explique-t-il.
Cette même volonté n’a cessé de l’animer tout au long de son parcours : donner par l’image la parole aux peuples et aux gens du peuple, qu’ils soient Indiens de la cordillère des Andes, chibanis des foyers lyonnais, chamanes du Grand Nord sibérien, dissidents slovaques ou ouvriers sur les chaînes de montage.
(1) Un regard essentiel sur l’Algérie La Guerre d’Algérie, vue par un appelé du contingent, de Marc Garanger, Seuil, 134 p.
https://www.la-croix.com/Culture/Mort-Marc-Garanger-photographe-coeur-colere-2020-05-01-1201092078
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