«Burkini» interdit sur certaines plages françaises, liste du ministère de l’Intérieur pour détecter les signes de radicalisation, dont figure «le port de la barbe», violente diatribe contre l’accompagnement d’écoliers par des mères portant le voile dans les sorties scolaires, énième couverture polémique du journal satirique Charlie Hebdo qui répand le mythe d’une «islamisation de la République» consentie par le président Macron, etc. Ce ne sont là que quelques-uns des non-événements qui distraient et passionnent l’opinion publique française, l’éloignant du débat sur la question sociale que les Gilets jaunes avaient fait émerger.
Pour Olivier Le Cour Grandmaison, professeur de sciences politiques à l’université de Paris-Saclay-Evry-Val-d’Essonne et auteur du livre Ennemis mortels : représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, «la résurgence d’une islamophobie élitaire en France connaît une évolution assez spectaculaire». Dans cet entretien, Le Cour Grandmaison évoque les origines du racisme institutionnel et de l’islamophobie sous les différents gouvernements de la République impériale française et met en lumière les enjeux du débat sur le voile dans la vie politique française actuelle.
Algeriepatriotique : On a régulièrement des débats en France sur la laïcité qui pointent du doigt le «danger du communautarisme». Pensez-vous qu’il y a une certaine continuité dans les représentations islamophobes du passé et celles d’aujourd’hui ?
Olivier Le Cour Grandmaison : Il y a des continuités certaines. Parfois, il est possible de les établir, puisque des militants de droite extrême, nationalistes révolutionnaires pour quelques-uns d’entre eux, ont exhumé des textes violemment islamophobes rédigés par des Orientalistes du début du XXe siècle. Objectif poursuivi : recouvrir leurs positions antimusulmanes d’un vernis prétendument scientifique pour renforcer la légitimité de ces prises de position. Ici, les filiations sont claires car elles sont revendiquées, puisque ces textes passés sont convoqués au soutien de l’islamophobie présente, toujours plus envahissante et radicale.
Pour d’autres, il n’y a pas, à proprement parler, de continuité, ce qui n’empêche nullement de grandes proximités argumentatives. Dès lors qu’un certain nombre, hélas croissant, de nos contemporains considèrent que l’islam et les musulmans sont la cause de nombreux problèmes politiques et sécuritaires, voire même incarnent une menace existentielle pour le pays, il est logique que ces contemporains soient conduits à utiliser une rhétorique et à mobiliser des représentations voisines de celles qui étaient dominantes pendant l’entre-deux-guerres et que l’on découvre dans les ouvrages multiples publiés alors. Force est de constater que l’on assiste toujours plus au développement d’une islamophobie élitaire en France désormais entretenue par des responsables politiques de droite comme de gauche, par de nombreux médias et, enfin, par des universitaires, lesquels promeuvent ainsi une islamophobie qui se veut savante. L’ensemble risque fort de nourrir et de légitimer une islamophobie populaire et durable.
Quel rôle ont joué les femmes au sein du système colonial français ?
S’il s’agit des femmes indigènes comme on le disait avant 1945, ou des Françaises musulmanes d’Algérie, comme on le dit après la Seconde Guerre mondiale, la majorité d’entre elles sont pensées, par les spécialistes, comme autant de maillons faibles susceptibles d’être gagnés à la cause de l’Algérie française et d’affaiblir ainsi le combat mené par les militants nationalistes algériens pour l’indépendance de leur pays. C’est dans ce but que des opérations de dévoilement ont été menées en pleine Guerre d’Algérie. Notamment le 16 mai 1958, par les femmes des généraux Massu et Salan. A proximité du gouvernorat d’Alger, des jeunes femmes dites musulmanes se sont donc dévoilées. L’objectif ? Faire croire que la France est ainsi du côté de la liberté, de l’égalité homme-femme, de l’émancipation, et qu’elle demeure fidèle à la thèse forgée sous la IIIe République selon laquelle la colonisation française se distingue des autres par le fait qu’elle a pour but d’apporter la civilisation aux populations conquises.
Ces opérations de dévoilement relèvent alors de ce qu’il était convenu d’appeler à l’époque la «guerre psychologique» destinée à tenter d’affaiblir le FLN et ses soutiens, et de réhabiliter l’image de la France dans un contexte où cette image est évidemment très fortement dégradée en raison des tortures pratiquées, des crimes de guerre commis par ces mêmes généraux, et du terrorisme d’Etat qui sévit alors comme le prouvent, entre autres, le recours important à la pratique de la disparition forcée. Rappelons que cette dernière est aujourd’hui considérée comme un crime contre l’humanité.
L’idée que la France serait sur le point de devenir une «République musulmane» vient d’être reprise dans la couverture d’un journal satirique tristement devenu célèbre à cause des attentats de janvier 2015. Dans votre livre, vous avez qualifié cette thèse comme un mythe contemporain, en la comparant à celle sur la «République juive». Quels sont les points en commun ?
Le mythe de la République juive, bien étudié et analysé par le sociologue français Pierre Birnbaum, a surgi pendant l’entre-deux-guerres. Il faudrait étudier cet autre mythe, celui d’une République supposément musulmane dont les origines se trouvent notamment du côté de la droite nationaliste, xénophobe et islamophobe de cette période. A titre d’exemple, Charles Maurras dénonce la construction de la mosquée, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Construction qu’il interprète comme une faiblesse majeure des autorités françaises à l’endroit des indigènes musulmans et comme l’un des signes que les colonisés sont en train de commencer à coloniser la Métropole. Au plan académique, le grand spécialiste de l’immigration, Georges Mauco, s’inquiète, dans les années 1920, de la présence croissante d’immigrés nord-africains jugés d’autant plus dangereux qu’ils sont estimés incapables de s’assimiler.
Cette émigration va être rapidement pensée par les contemporains comme faisant peser désormais une «menace pour l’ordre public», pour la «sécurité des biens et des personnes», pour «l’ordre moral», pour la «sécurité sanitaire». Autant de menaces qui ne pèsent plus seulement sur les colonies mais aussi sur la Métropole, en raison même de la présence de ces Nord-Africains à Paris, dans les quartiers populaires et dans d’autres villes. Cette situation va alimenter une crainte politique croissante relative à l’envahissement du pays par ces immigrés et légitimer l’adoption de mesures discriminatoires à partir de 1924. L’objectif poursuivi étant de limiter et de contrôler autant que possible cette immigration.
De même, après 1945, dans un contexte différent jugé plus menaçant encore puisque les Nord-Africains peuvent désormais venir librement en France. Plus encore, les autorités métropolitaines et le patronat font massivement appel à eux pour la reconstruction du pays puis lors de ce qu’il est convenu d’appeler les «Trente Glorieuses». Rappelons que des personnalités aussi célèbres que Robert Debré, le père fondateur de la pédiatrie moderne française, ainsi qu’Alfred Sauvy, fondateur puis directeur de l’Institut national d‘études démographiques (Ined) et professeur au Collège de France, publient un ouvrage aux éditions Gallimard, Des Français pour la France, en 1946, dans lequel ces deux auteurs s’inquiètent de la présence massive de Nord-Africains. Leur inquiétude est moins liée à des considérations ethnico-raciales qu’à la religion musulmane puisqu’ils estiment qu’elle est incompatible avec les principes républicains et que ses adeptes ne peuvent, à cause d’elle, véritablement s’assimiler.
Vous étudiez l’importance du rôle d’Ernest Renan dans l’émergence d’une France «puissance musulmane». Que répondez-vous à ceux qui rétorquent qu’il n’y a rien d’extraordinaire dans les discours de Renan, car la hiérarchie des races était «conforme à l’esprit de l’époque» ?
Si comme beaucoup de ses contemporains, Ernest Renan défend une conception hiérarchisée du genre humain, donc raciste, puisqu’il est convaincu de l’existence de races profondément différentes et inégales entre elles, il n’est pas simplement quelqu’un qui reprend les théories de saison. Sur ce point précis, il les légitime et il contribue à leur diffusion. De plus, en ce qui concerne les Arabes musulmans, il est parfaitement conscient que les caractéristiques ethnico-raciales sont à la fois nécessaires pour rendre compte de leur singularité, mais insuffisantes. Pour parvenir à une connaissance aussi précise et complète que possible de ces indigènes en particulier, Renan estime, comme beaucoup d’autres à sa suite, qu’il est indispensable de mobiliser ce qu’on appellerait aujourd’hui la variable religieuse, savoir l’islam. En ces matières, Renan a joué un rôle absolument fondamental puisqu’il peut être considéré, à la fin du XIXe, comme le père fondateur d’une islamophobie savante qui a eu une influence massive et durable dans de nombreuses disciplines des sciences humaines.
En effet, Renan jouit alors d’une triple légitimité. Une légitimité scientifique car il est professeur au Collège de France et lorsqu’il s’exprime, c’est la science qui parle ou se manifeste. De plus, il jouit d‘une légitimité littéraire, car il est considéré de son vivant comme un très grand écrivain français ce pourquoi, entre autres, il est élu à l’Académie française. Enfin, il jouit d’une grande légitimité politique car il est pensé, par les fondateurs et les dirigeants de la IIIe République, comme l’un des pères intellectuels de celle-ci. Deux de ses textes majeurs ont contribué à cela : La réforme intellectuelle et morale (1871) et Qu’est-ce qu’une nation ?(1882).
C’est pourquoi les contemporains de Renan lui accordaient une très grande attention, laquelle est indispensable à prendre en compte pour comprendre l’influence remarquable des thèses de Renan et l’émergence de ce que je nomme le renanisme. Enfin, rappelons que Jules Ferry en personne s’est inspiré des conceptions de Renan en matière de régime politique à appliquer dans les colonies, c’est-à-dire le régime du bon tyran jugé seul capable de défendre et de préserver l’ordre colonial face à des indigènes jugés dangereux et incapables, qui plus est, de se plier aux lois de la République.
A propos de la «politique musulmane» de la France, pour la plupart des membres de l’élite française à la fin du XIXe et du début du XXe siècles, le «mahométisme» était perçu comme la source de la résistance anticoloniale. A quel moment le regard sur la religion des indigènes a-t-il changé ? Quelles en étaient les motivations ?
C’est ce qui a motivé l’un des sous-titres du livre, «Politiques musulmanes», puisque les débats sur les orientations de la République impériale, notamment en terre d’islam, surgissent rapidement au tournant du siècle et ont nourri des polémiques parfois longues et violentes. A titre d’exemple, citons le cas de l’ancien gouverneur général des colonies, Maurice Delafosse, qui s’élève contre ce qu’il qualifie déjà de «politique islamophobe» qui risque de dresser plus encore les musulmans des possessions françaises contre la puissance coloniale française. Par ailleurs, et les différences sont également importantes, la politique conduite par le général Lyautey au Maroc prend le contre-pied de celle mise en œuvre en Algérie. Lyautey cherchant à exploiter les divisions au sein de l’islam pour faire émerger ce qu’il appelle un islam français qui servira au mieux les intérêts de la Métropole dans la région. Cela ne signifie pas que Lyautey soit islamophile car il entretient un rapport purement instrumental à la religion musulmane. Aussi peut-il réprimer violemment voire combattre avec énergie lorsqu’il s’agit de rétablir l’ordre ou d’écraser une insurrection comme celle conduite par Abd El-Krim El-Khattabi (1921-1926).
Pourtant, certains politiques avancent l’idée qu’en raison de ce changement dans sa manière d’aborder la politique coloniale, la France aurait entraîné des «effets positifs» sur les territoires et les populations colonisés…
On assiste, en effet, depuis près de quinze ans maintenant, à une véritable réécriture de l’histoire coloniale française. Le plus souvent, elle est le fait de responsables politiques de l’extrême-droite et de droite désormais soutenus, sur ce point particulier, par un certain nombre d’intellectuels – je pense en particulier à Max Gallo, il y a quelques années, à Alain Finkelkraut et à Pascal Bruckner qui entendent eux aussi réhabiliter le passé colonial de la France au motif que la colonisation aurait eu des aspects positifs en matière de scolarisation, de sécurité sanitaire et de construction des infrastructures. Vieux arguments, éculés même, qui témoignent d’une ignorance crasse des réalités coloniales. Relativement à l’alphabétisation, elle est demeurée faible voire très faible dans la plupart des colonies, y compris en Algérie française jusqu’à l’indépendance en 1962. Dans le domaine de la santé publique, le bilan réel est également très en-deçà des mythologies impériales-républicaines.
Quant aux infrastructures, les personnes précitées oublient ceci : une bonne partie de ces infrastructures – ports, chemins de fer, routes, etc. – ont été construites en ayant recours au travail forcé. Il faut immédiatement ajouter cette précision que, à la différence de la Métropole où le travail forcé était une peine afflictive qui venait parfois s’ajouter à une peine privative de liberté lorsque des hommes avaient commis un crime jugé particulièrement grave, le travail forcé colonial était imposé aux populations, hommes, femmes et mineurs, indépendamment de tout délit ou crime commis. Dans certains cas, ce travail forcé a été particulièrement meurtrier. Je pense en particulier à la construction de la ligne de chemin de fer Congo-océan, destinée à relier Brazzaville à Pointe-Noire. Bilan, près de 17 000 morts indigènes, pour les 140 premiers kilomètres. Taux de mortalité dans les camps de travail en 1928 : 57%, chiffre donné par André Maginot, le ministre des Colonies de l’époque. Il est donc assez obscène de vanter aujourd’hui les mérites supposés de la colonisation.
Dans votre ouvrage, vous donnez un droit de réponse à certains acteurs de l’époque, qui avaient eu tout de même le mérite de tirer la sonnette d’alarme sur la dérive de la République impériale…
Les thèses de Renan ont effectivement été critiquées, par des spécialistes notamment, mais ces critiques sont restées marginales pour de nombreuses raisons. Entre autres, parce qu’elles émanaient parfois d’hommes qui étaient extérieurs à l’institution universitaire et qui étaient perçus comme illégitimes, surtout lorsqu’ils s’en prenaient à Renan dont on a vu qu’il jouissait, lui, d’un prestige immense. Si ces critiques sont très intéressantes à découvrir ou à redécouvrir aujourd’hui, elles n’ont pu ni remettre en cause le «régime de vérité» propre à cette période ni la politique coloniale mise en œuvre par la France au Maghreb français et en Afrique occidentale française. De même qu’en Syrie et au Liban, passés sous mandat français après la Première Guerre mondiale.
Vous étudiez aussi le rôle de certains écrivains comme Maupassant. Sur quoi vous basez-vous pour affirmer qu’ils ont consciemment contribué à créer un pont entre une islamophobie savante et sa variante populaire ?
Le rôle de Maupassant est aisément repérable grâce aux articles qu’il a rédigés pour un journal connu et populaire à l’époque, le journal Le Gaulois qui a publié des écrivains célèbres. Maupassant y a donc rédigé de nombreux articles au cours de son voyage en Algérie et en Tunisie. Conçus comme des reportages, ces articles sont très intéressants parce qu’on y découvre les représentations qui sont celles de Maupassant et la façon dont il conçoit les indigènes arabes musulmans. Comme beaucoup de ses contemporains, il est convaincu qu’ils sont inférieurs sur presque tous les plans aux Européens. C’est en cela que cet écrivain contribue à populariser et le racisme et l’islamophobie. D’autant plus qu’il jouit déjà du statut envié de grande plume auquel s’ajoute celui d’observateur avisé et clairvoyant qui permet à ses lecteurs de découvrir les réalités de la colonisation et celles des populations indigènes.
Revenons au contexte qui a précédé immédiatement la Première Guerre mondiale, celui où la France est devenue la deuxième puissance impériale du monde. Pour cette guerre, la France a mobilisé près d’un million d’indigènes. Quels arguments ont été avancés pour leur participation ?
Les indigènes ont été principalement requis par les autorités métropolitaines et coloniales. Après 1919, les hommes de l’époque étaient parfaitement conscients du rôle décisif joué par les troupes coloniales qui ont représenté près d’un million d’hommes sur le front, auxquels il faut ajouter de très nombreux travailleurs originaires des colonies à l’arrière, comme on le dit à l’époque, c’est-à-dire dans les usines. Parmi beaucoup d’autres exemples possibles, je pense en particulier à Albert Sarraut qui fut gouverneur général de l’Indochine, plusieurs fois ministre des Colonies et ministre de l’Intérieur. Son ouvrage Grandeur et servitude coloniale, publié lors de l’Exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931, leur rend hommage.
Quel a été le traitement de ces soldats indigènes après-guerre ?
Sur le fond, leur condition d’indigène n’a pas été substantiellement changée. Rappelons que les indigènes, c’est la règle, même s’il existe des exceptions, n’étaient pas citoyens français, mais sujets français. De là, plusieurs conséquences majeures : absence de droit de vote, de liberté d’expression individuelle et collective, pas de liberté d’association ni de droit de grève. A cela s’ajoutent des dispositions répressives particulières, réunies dans le Code de l’indigénat, dont la première version date de 1875. Dispositions répressives qui ne sont opposables qu’aux seuls indigènes, ce qui en fait des dispositions racistes et discriminatoires.
Après la Première Guerre mondiale, le régime de l’indigénat connaît quelques réformes, mais le statut des indigènes demeure fondamentalement ce qu’il était auparavant, puisque l’écrasante majorité d’entre eux ne sont toujours pas considérés comme des citoyens. Une telle situation va déboucher sur l’émergence de nombreuses revendications démocratiques, défendues notamment par le petit-fils de l’Emir Abd El-Kader, l’Emir Khaled qui exige l’abrogation du Code de l’indigénat et de l’ensemble des dispositions d’exception encore appliquées en Algérie française. De plus, il exige une liberté religieuse pleine et entière, de même pour la liberté de déplacement afin de permettre aux indigènes musulmans de se rendre à La Mecque quand ils le souhaitent.
Interview réalisée par Alexandre Anfruns
avril 30, 2020
https://www.algeriepatriotique.com/2020/04/30/interview-le-cour-grandmaison-aux-origines-de-lislamophobie-savante/
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