« La Peste d’Asdod » est un tableau peint vers 1630-1631 par Nicolas Poussin. Musée du Louvre
LES PANDÉMIES EN PEINTURE
Si le mal fond sur les populations de la planète, vorace comme un épervier sur une proie, le regard des peintres n’en est pas moins perçant. Face aux pandémies qui dévorent la Terre et déciment les vivants, l’artiste sort de sa réserve ou de sa timidité. Il s’attaque frontalement à ce que sa vue lui offre ou à ce que son corps expérimente. Même si c’est un sinistre spectacle car tout n’est pas dans l’ineffable esthétique, d’ailleurs Charles Baudelaire et Francis Bacon l’ont bien signifié. Parmi les « armes » artistiques utilisées par les peintres, le témoignage, la dénonciation, le reportage pertinent, l’introspection, la moralisation, le jugement, l’objectivité, l’observation aiguë. Voici un coup de projecteur sur quelques stations inattendues du calvaire humain, entre malheur collectif, crainte de la mort et art de peindre. La pandémie de coronavirus laissera-t-elle ses traces dans l’art elle aussi, à l’instar des épidémies précédentes ?
Confrontés aux secousses profondes et inattendues qui prennent les sociétés à la gorge, les artistes, pas épargnés par les maladies, n’ont plus que leurs toiles pour s’exprimer. Jérôme Bosch est mort de la peste, Raphaël de la malaria, Watteau, Géricault et Delacroix de la tuberculose, Gauguin et Toulouse-Lautrec de la syphilis, Egon Scheide a succombé à la grippe espagnole et Keith Haring au sida. À travers leurs œuvres, ils parlent de leur désarroi, décrivent le mal qui s’insinue, se défendent et défendent les autres.
Entre séance de travail sur le macabre terrain du vécu ou les volutes de l’imaginaire, les artistes tentent une approche, une explication, une vision, une représentation. Celles de la souffrance et de la mort. La mort, cette grande affaire des humains, tel un mythe de Sisyphe jamais élucidé.
Si les laideurs de la lèpre, de la variole, de la peste et autres fléaux effrayants ont laissé les empreintes de dégâts indélébiles et irréversibles (dont certains, comme le sida et la syphilis, sont toujours présents) l’art a transcendé ces catastrophes humaines comme un arrêt sur images, poussant à la réflexion. Les œuvres apparaissent alors comme des moments de déposition, d’émotion, d’aveu, de compassion, d’interpellation, d’homélie, de lyrisme, de beauté grave et désespérée. Comme des leçons, même imparfaites, permettant de tirer des conclusions aux épreuves les plus affligeantes et les plus douloureuses.
La peinture, reflet de la réalité humaine…
Les musées du monde sont l’écrin et les dépositaires de ce singulier patrimoine de la richesse culturelle picturale touchée par les maladies. Nous vous proposons une sélection de tableaux parmi une foisonnante profusion d’œuvres qui témoignent des craintes et des atmosphères anxiogènes passées devant les vagues de déséquilibre qui détraquent et grippent tous les systèmes de tranquillité, d’insouciance, d’imprévoyance ou de suffisance…
Quel regard jeter sur le passé pour pouvoir avancer ? L’humanité, depuis la nuit des temps, a affronté des forces occultes, inexplicables.
Avant la photographie et le cinéma, le dessin et la peinture étaient les meilleurs mémorialistes et chroniqueurs des calamités qui ont endeuillé le monde. Ces soudaines et éruptives distorsions, ces désastres humains, ces chaos sans raison apparente, en prise directe avec les sociétés comme pour un règlement de comptes, en un redoutable corps à corps, se muent en véritables ennemis. Ils surgissent sans jamais crier gare, au fil de l’histoire. Et même si ces fléaux ont des signes annonciateurs, les hommes et les civilisations, pris de court, n’ont presque jamais le temps de dresser de sérieuses barricades de défense…
Les images et les représentations des peintres, exactes jusqu’au réalisme sec ou purement objectives, empreintes de jugement moral ou brandies comme une manifestation de la colère de Dieu contre des impunités tues, ne sont pas toujours d’innocentes reproductions d’un fait divers collectif ou une entreprise simplement esthétique. C’est un mélange de tout cela à la fois. À chaque période, chaque siècle et à chaque artiste (selon l’impact sociétal de sa croyance) ses desseins, ses intentions, ses messages...
En ces temps de coronavirus, l’orgueil et l’arrogance de certains États en ont pris un sacré coup. Comme un effet domino, tous se plient, même les plus irréductibles et réfractaires, face aux diktats du confinement et de mesures prophylactiques drastiques. C’est encore aujourd’hui les seules parades que l’on ait trouvées. Aujourd’hui, plus de trois milliards d’humains sont assignés à résidence, emprisonnés, pour d’imminents besoins de salvation sanitaire.
Le chiffre des personnes infectées enfle, les taux des patients suffocants dans les urgences des hôpitaux explose et les cimetières débordent. Mais la Terre en a vu d’autres ! Des pandémies aussi violentes, plus létales également. Mais peut-être pas de cette ampleur ni avec ces déconcertantes capacités de prolifération et de transmission.
D’Albrecht Dürer à Keith Haring en passant par Breughel et Poussin…
La syphilis, avec son cortège de pustules, de chancre, de hideur physique et morale, avait déjà frappé l’imaginaire populaire quand la licence et le laxisme n’avaient pas encore ouvertement droit de cité. Et que la religion maniait avec dextérité le spectre de la punition divine pour une concupiscence sans frein. Albrecht Dürer, dans une de ses gravures réalisée en 1490, s’est emparé de cette imagerie tourmentée. Jérôme Bosch et Breughel – son tableau Triomphe de la mort apparaît comme une puissante allégorie aux allures de grandiose apocalypse – ont évoqué, certes, la joyeuse et paillarde ronde de l’aventure humaine mais sans omettre, telle une constante épée de Damoclès, la menace d’un mal inconnu. Les jardins des délices sur cette terre, depuis l’Antiquité et la Renaissance, sont bien des utopies… Malgré toutes les sophistications des diverses civilisations, le symbole de la tour de Babel demeure une évidente métaphore de tout ce que l’être ne peut déchiffrer, y compris les maladies qui l’assaillent…
Séville en 1649 sous le flot noir de la peste ; Londres sous les flammes en 1666, incendiée tel Rome pour en finir avec une peste qui colle aux murs de ses habitations vétustes et insalubres ; Marseille en 1720, ville portuaire sous l’impitoyable faux d’une peste importée du Levant... Trois villes européennes (tout comme la communauté occidentale actuelle) dans l’œil des cyclones qui vont affoler et écarteler les populations. En sont restées des images terribles dont l’horreur, les débâcles et les affres sont rapportées par des peintres. Séville sous les griffes de la mort est représentée comme une vision dantesque par le coloriste baroque Pedro Atanasio Bocanegra, dans son Allégorie de la peste. Londres ravagée par les langues orangées des flammes est-elle le fruit d’une négligence d’un boulanger au départ ou celle d’une volonté d’extinction forcée pour venir à bout de l’épidémie de peste ? Sans se prononcer, le pinceau de Lieve Verschuier cerne le fracas de ce brasier immense et tragique... À Marseille, des scènes déchirantes témoignent des cours jonchées de cadavres et de la multitude de moribonds, sous le pinceau de Michel Serre qui a mis de côté son inspiration religieuse pour s’ériger spectateur d’un drame humain incommensurable dans son tableau Peste, Hôtel de ville.
Au Moyen-Orient, Jérusalem, ville phare approchée par Pierre Loti, Lamartine et T.E. Lawrence, n’est pas épargnée. Quand le poète du Lac Lamartine visite ses lieux, églises et mosquées, la peste sévissait en 1832. C’est Gustave Doré, observateur depuis son plus jeune âge, maître incontesté des croquis et dessins les plus exquis, illustrateur des contes de Charles Perrault, qui se charge d’en refléter les atrocités. Avec ses somptueuses gravures, comme celle de La Peste de Jérusalem, l’ombre de l’expression picturale, tirées de la Bible, avec les thèmes punitifs des foudres de Dieu, incarnés par la peste. Il aborde alors des images saisissantes du malheur de vivre, dans des postures grandiloquentes, d’une emphatique et antique théâtralité devant les adversités collectives. Adversités quasi insurmontables et invincibles où la mort, au visage de pierre, a toujours le dernier mot…
Nicolas Poussin, maître du classicisme, membre de la cohorte de prestigieux hommes de lettres et dramaturges tels Boileau, Racine, Corneille et Molière, se penche aussi sur la peste. Sa toile La peste d’Asdod peinte en 1630-31 oscille entre atmosphère italianisante (car il séjournait en ce temps-là à Rome) et épidémie de la peste chez les Philistins. Un mélange de genre dont l’enjeu était de parler justement d’une peste qui frappait le nord de l’Italie. L’Italie rongée aujourd’hui par le coronavirus, est-ce un perpétuel et ironique recommencement de l’histoire ou un malencontreux hasard ?
La peste a aussi interpelé le peintre Antoine-Jean Gros, élève de Jacques-Louis David, qui ne s’est pas contenté des Enlèvements des Sabines mais a livré aussi, sur commande, une œuvre mystique en faveur des pestiférés de Marseille en 1720. Tout comme son maître (dont il devient l’égal sans le dépasser), Antoine-Jean Gros représente Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, un épisode marquant de la campagne d’Égypte de l’empereur. Cette magnifique composition met en lumière le courage de Napoléon face aux ravages de la peste, défiant ainsi la putréfaction, la contagion et les plaies purulentes. Une toile qui glorifie le pouvoir à travers les maladies insidieuses qui terrassent le commun des mortels. Les contemporains du petit Caporal (surnom de Bonaparte) et la postérité retiendront cette image de grandeur, d’humilité, de charité et compassion humaine. Une image que la peinture a répercutée en écho des victoires napoléoniennes…
Ces chapelets de maladies ont exclu du bonheur bon nombre d’artistes. Les larmes versées et les montagnes de déveine ont rendu leur travail inoubliable et leurs œuvres exceptionnelles ! Dans ce carrousel de génies maudits, sans que forcément les pandémies soient omniprésentes, on doit inclure parfois des maux plus secrets, ceux de l’esprit, de l’âme, de la raison, d’une certaine malchance. De Van Gogh à Arshile Gorky en passant par Nicolas de Staël, Jackson Pollock, Modigliani ou Frida Kahlo, la peinture a fait d’étonnantes révélations…
Avec la féroce fureur des figurations libres, Keith Haring, peintre et graffeur, décédé à 31 ans du sida et porte-parole pictural d’un mouvement tirant à boulets rouges contre toute ségrégation sexuelle ou raciale, a construit son Once Upon a Time, une œuvre labyrinthique d’une décapante modernité, abrasive et iconoclaste. Pour parler à symboles ouverts de ce qui a contaminé son sang et écourté sa brève traversée humaine.
Quel avenir pour le Covid-19 aux cimaises des galeries ?
À quoi ressemble exactement ce virus du Covid-19 qui fait trembler plus de sept milliards de personnes ? Son allure de boule piquée de bâtonnets de clous de girofle à têtes hirsutes colorées serait presque amusante et rigolote. Un virus à couronne qui ne semble pas si méchant. Il n’a pas encore livré tous ses secrets, aux dépens d’une humanité plongée dans la crainte, l’angoisse, le confinement tandis que quantité de catafalques sont incinérés.
Pour le moment, si ce sont la médecine et les soins hospitaliers qui se retrouvent en ligne de mire, les artistes, ces autres fantassins de l’armée qui livrent combat, sont postés en arrière-garde. Ils observent et attendent…
Quel rôle donner à ce virus omniprésent, volatil, au saut prompt et agile, échappé de la vigilance mondiale et comment en parler ? En quels termes le fondre dans l’art ? Quelles représentations pour lui donner voix, chair et présence ? Comment interpréter ses interactions sociétales, ses débâcles, ses dégâts ou son constructivisme (l’air est moins pollué et les oiseaux chantent à nouveau dans le silence des rues) ?
Pour tromper l’ennui, dans ce confinement sans frontières, les musées et les galeries ont ouvert leurs sites électroniques. On se rue sur les portillons du digital, paraît-il. Les visites virtuelles remplacent activement les longues files attentes dans les salles où les expositions rivalisaient d’originalité. Le Covid-19 n’est pas encore sur le menu.
On se plaît à imaginer sa future destinée dans le monde des arts. Notamment en peinture où l’inspiration s’est renforcée et élargie avec les installations et les projections de vidéo. Pas très loin sans doute le moment où toutes les extrapolations et les mixages prendront d’assaut toiles, caméras et représentations.
D’abord dans ces mégapoles, de New York à Paris en passant par Milan ou New Delhi, désormais vides et fantomatiques. Qui se hasardera à raconter cette désertification de ces villes tentaculaires et naguère heureuses, joyeuses, animées ? Qui seront les nouveaux Manet, Renoir, Monet, Degas, Pissarro, Dufy, Derain, Vlaminck ? Et avec quelles perspectives, horizons et couleurs décriront-ils ces moments qui relèvent d’un impensable surréalisme ?
Comment étaler sur un canevas la solitude, les longues files d’attente avec la distanciation requise, le port de masques et de gants en plastique, les hécatombes sans cérémonies de funérailles, l’ennui devant les écrans de TV, les magasins dévalisés, les frustrations des corps saisis de chasteté et qui ne se touchent plus, la hantise névrotique d’attraper cette « cochonnerie » ? Qui sera le nouveau Paul Delvaux, Giorgio de Chirico, Marx Ernst, Edward Munch, Émile Nolde, Edward Hopper ?
Comment représenter en art les transformations et les mutations de ce virus qui fait des siennes depuis plus de deux mois ? Imaginez ce que ferait, esthétiquement, en objet de luxe ou de décoration, de ce virus à couronne un Jeff Koons, Grayson Perry ou une Niki de Saint Phalle…
Mais pour ne pas aller très loin, pour en revenir à Wuhan, capitale de la province de Hubei, où le virus est détecté, pourquoi ne pas s’interroger sur la nature de l’inspiration des artistes chinois eux-mêmes ? Ils doivent sans doute cogiter en ce moment sur ces remous dont ils ont triomphé en toute fanfaronnade médiatique, au grand dam d’un Occident essoufflé…
Et on pense bien sûr à ceux qui font feu de tout bois au pays de la dynastie Ming, ceux qui reflètent avec virulence les contradictions, les effets de censure, la solide croissance économique, l’urbanisation galopante de la société chinoise actuelle et l’aspect totalitaire du comportement de masse. Et on nomme Ai Weiwei, Yue Minjun, Zhang Xiaogang…
Dans leurs ateliers, sous leurs doigts et regards, ce turbulent, actif et démoniaque virus Covid-19 qui terrorise et pétrifie la planète aura beaucoup à dégorger, raconter, confesser… Pour les chevalets et les cimaises, sous les spots, c’est encore le silence des villes endormies. La suite est dans les jours, les mois ou l’année à venir.
« Allégorie de la peste » de Pedro Atanasio Bocanegra.
Edgar DAVIDIAN
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