Raymond Depardon et Jacques Séguéla
Ils ont fait leur service ensemble, l’un était apprenti journaliste, l’autre jeune photographe. C’était en 1962 et 1963, à la rédaction de « TAM », le « Paris Match de l’armée ». Une expérience qui a scellé leurs destins et leur amitié. A l’occasion de l’exposition « Depardon, photographe militaire », nous les avons invités à feuilleter quelques numéros d’époque du magazine.
« L’armée française, c’était un rêve pour un photographe ! Il y avait tout pour faire des images, un porte-avions, des plongeurs, des parachutistes… » Du matériel et des héros. Depardon, cofondateur de l’agence Gamma et maître dans son art, reconnaît avoir été le plus souvent du côté des rebelles dans les conflits qu’il a couverts au Venezuela, au Vietnam, en Algérie. Il admet pourtant devoir beaucoup à son expérience de bidasse. En soldat de l’image, il photographie déjà la France, qui deviendra son sujet majeur.
Son oeil et ses codes s’affirment déjà à la revue « TAM » (« Terre, air, mer ») avec l’usage du format carré, « très service public, un peu rapport de gendarme » comme il dit. Il travaille au Rolleiflex, son appareil fétiche, et connaît le rationnement des films, un par reportage. « Sauf pour BB et le général de Gaulle, là j’ai eu droit à deux bobines ! » Il fait l’expérience d’une sorte d’ascèse à laquelle il s’astreint toujours : « Je reviens de deux mois au Texas. J’ai pris une photo par jour et il y en a peut-être une bonne, et ce n’est même pas sûr ! » Quant aux deux mille images qu’il a produites pour « TAM », « dans une grande liberté, dans l’insouciance », il les avait oubliées.
La France vintage des casernes et de la rue en format 6 x 6 dormait dans le labyrinthe des archives de l’ECPAD
Depuis les années 1960, personne n’avait mis le nez dans ces trésors, témoins d’une époque et de la genèse de l’oeuvre du photographe. La France vintage des casernes et de la rue en format 6 x 6 dormait dans le labyrinthe des archives de l’ECPAD (lire l’encadré ci dessous), au fort d’Ivry, près de Paris. Des documents bien conservés mais noyés parmi les 13 millions de photos et 36 000 films qui y sont stockés. C’est au hasard de recherches que les photos de Depardon ont été identifiées, puis exhumées.
Lucie Moriceau-Chastagner, chargée d’études documentaires à l’ECPAD, est informée de l’existence de ces pépites. Elle compare cette découverte à « l’accès au fond d’atelier d’un peintre » et comprend in petto son intérêt. Elle est face à la naissance d’un regard de notre époque, une période oubliée de l’artiste. Il lui faut convaincre « Raymond » de sortir ces clichés, d’imaginer peut-être une expo. Pas gagné. « J’étais un peu paniqué quand Lucie est venue me voir. Au fond de moi, j’avais peur qu’elles ne soient pas intéressantes, qu’il n’y ait pas de lien avec ce que j’ai fait après. » Finalement, il a donné son accord.
La revue naît, dit la légende, sur une intuition du chef d’escadron Graillat, qui résume ainsi son concept : « Je veux faire le Paris Match de l’armée ! »
Flash-back. « TAM », où il va effectuer son service, succède à « Bled 5/5 » en 1962. Le nouveau magazine doit aider à tourner la page de la guerre d’Algérie, en montrant sur papier glacé une armée à la pointe de la technologie et proche de ses hommes. Bimensuel à destination des troupes, cet organe puissant de communication, certains diront de propagande, est expédié dans toutes les casernes de France et de Navarre. Sa mission : réconcilier la Grande Muette avec la nation. Aujourd’hui, on dirait « se refaire une image ». Justement, Depardon va y contribuer par sa production visuelle. Comme pour un news, il va couvrir le quotidien des militaires, les manoeuvres, mais aussi la vie civile, la modernisation du pays. Séguéla, le futur gourou de la pub, est son rédac’ chef.
La revue naît, dit la légende, sur une intuition du chef d’escadron Graillat, qui résume ainsi son concept : « Je veux faire le Paris Match de l’armée ! » Quartier de la Tour-Maubourg, près des Invalides, des militaires du rang et des appelés, souvent pistonnés, fils de bonne famille, composent la rédaction. Ils travaillent en civil et rentrent dormir chez eux. Dit comme ça, on devine une planque, où ces jeunes messieurs peuvent conserver une vie sociale et amoureuse, voyager en métropole et même dans les Dom-Tom. Très loin des levers au son du clairon, des rations, de la morne vie de caserne, mais l’esprit de camaraderie est bien là.
Jacques Séguéla, affecté à « TAM » lui aussi, a pigé quelques mois auparavant pour Match
Raymond Depardon, fils de paysans de Villefranche-sur-Saône, n’a, lui, bénéficié d’aucun passe-droit pour intégrer la très convoitée rédaction. « TAM » recherche des photographes, et Depardon est déjà un pro. Il travaille pour l’agence Dalmas au moment de l’appel. Il a gagné ses galons de reporter à 18 ans, en étant l’auteur d’un scoop qui fera dix pages dans Paris Match et la une de « France-Soir » : la mort de quatre appelés dans le Sahara, lors d’une expédition scientifique qui a tourné au drame. Après ses trois mois de classe au 37e régiment d’infanterie de Sarrebourg, il décroche son affectation à Paris. « J’ai débarqué gare de l’Est en juillet 1962. L’ambiance était joyeuse, tout le monde semblait heureux. »
Au service d’information de l’armée, c’est bien Paris Match la référence, pour sa modernité, la force des couvertures. Jacques Séguéla, affecté à « TAM » lui aussi, a pigé quelques mois auparavant pour Match. Et, comme il le raconte dans l’entretien, c’est à son ancienne rédaction, en douce, qu’il demande de créer en vingt-quatre heures la maquette de « TAM ». La boucle est bouclée.
Raymond Depardon: "En 1962, on était fascinés par l’Amérique, qui nous apportait les magazines, le cinéma, la photo…"
En ce matin d’octobre, avant de découvrir l’exposition dans le cloître du Val-de-Grâce, le publicitaire et le photographe tombent dans les bras l’un de l’autre. Ils évoquent le bon temps et retrouvent l’enthousiasme et la pêche de leurs 20 ans. Ils sont si volubiles qu’on les écouterait pendant des heures…
Jacques Séguéla. Quel bonheur de te retrouver ! On ne s’était pas vus depuis trois ou quatre ans. Entre nous, c’est une histoire d’amour, mais on n’est pas allés jusque-là, quand même ! Vous savez, une dizaine de personnes marquent votre vie professionnelle. Raymond en fait partie. L’homme qui arrête le temps.
Raymond Depardon. Tu te souviens, on était mélangés dans l’équipe, appelés et militaires de carrière.
J.S. Il y avait Philippe Labro, Just Jaeckin, Francis Veber et le pianiste Alexis Weissenberg. La chambrée que j’avais !
R.D.Toi, tu venais de Perpignan, il y avait des nouveaux et des vieux Parisiens, des gens de partout. Ça manque, aujourd’hui, ce brassage du service militaire.
J.S.C’était une leçon de vivre-ensemble et d’ailleurs, on ne s’est jamais quittés. Soixante-cinq ans après, on est toujours copains. Ça a scellé quelque chose, c’est la puissance de l’armée. C’est pourquoi j’ai beaucoup milité pour le service civique, pour apprendre ce vivre-ensemble.
L'adjudant-chef distribuait les pellicules : trois films de douze vues pour trois jours. On était rationnés !
R.D.Après le service, tu m’as fait travailler dans ton journal, “Vive les vacances”. Puis pour RSCG, Havas. J’ai appris à l’armée, j’ai appris en pub. Tu as douze photos pour les manoeuvres, tu as la contrainte. Pour Ricoré ou Pampers, tu as deux jours et d’autres contraintes.
J.S. Raymond est le Claude Lelouch de l’image arrêtée ! Dans ses photos réalisées pour des marques, il a enlevé le côté trop léché, trop mise en scène. Ses images, ça sentait la vraie vie, le moment volé, sans tricher. Comme celles d’un photographe de guerre.
R.D. Je me souviens de cet adjudant-chef qui distribuait les pellicules : trois films de douze vues pour trois jours. On était rationnés ! L’armée s’était équipée en Rolleiflex, dont un grand-angle 55, un collector aujourd’hui, le même que celui avec lequel j’ai fait le portrait officiel du président Hollande.
J.S.J’avais proposé ton nom à Mitterrand en 1981. Comme tu le sais, je m’occupais de sa campagne électorale, avec la fameuse affiche, le clocher du village et la “force tranquille”. Mais il avait préféré une photographe femme, Gisèle Freund. Il était très sensible au charme féminin… Son affiche, c’était une photo d’en France, avec le poids des mots et le choc des photos comme à Match. C’est à “TAM” que j’ai appris mon métier. Il ne faut pas oublier que j’étais jeune docteur en pharmacie ! Et, comme tout rédacteur en chef, j’allais aussi chercher des pubs, pour financer le magazine. J’ai écrit là mon premier slogan : « Messieurs les annonceurs, les appelés sont vos consommateurs de demain. »
On rêvait de faire “Life Magazine”, l’Amérique avant le Vietnam
R.D.Il y avait des pubs de montres, de radios. On pouvait acheter ces produits via le journal “Bled”, puis “TAM”, et cela a beaucoup compté au moment du putsch des généraux. Les informations circulaient. Car les appelés, même isolés sur un piton, pouvaient être informés via ces postes de radio achetés très peu cher, faire des photos, des films avec des petites caméras super-8. Ils avaient des tarifs préférentiels.
J.S.[Feuilletant un vieux numéro de “TAM”.] Je redécouvre ce magazine. J’avais oublié sa modernité.
R.D.A l’époque, on regardait beaucoup les journaux étrangers au Drugstore, sur les Champs-Elysées. Les Américains, les Allemands, avaient une puissance créative, ils étaient vraiment en pointe. Je me souviens qu’on était fascinés par l’Amérique. On rêvait de faire “Life Magazine”, l’Amérique avant le Vietnam. Notre tirage, autour de 200 000 exemplaires, c’était énorme !
Dans l’équipe, il y avait des antimilitaristes de forme comme Labro, qui d’ailleurs aurait pu se faire dispenser
J.S.Et la pub aussi, c’était l’Amérique, avec Ogilvy, Leo Burnett. Philippe Labro, le plus gradé professionnellement dans l’équipe – et qui d’ailleurs la ramenait, comme toujours –, nous avait apporté l’Amérique sous la semelle de ses souliers…
R.D. Tout ce qui était américain, respect. Après la guerre, j’avais vu débarquer les GI dans la cour de la ferme de mes parents, à Villefranche-sur-Saône. Ils étaient perchés sur des GMC immenses. Ils construisaient le pipeline du plan Marshall. Avec mon frère, on échangeait des pommes contre des chewing-gums. C’étaient nos sauveurs. Ils nous apportaient les magazines, le cinéma, la photo, la musique.
J.S.A partir de juillet 1962 et les accords d’Evian, on avait envie de tourner une page. C’était une sale guerre. Dans l’équipe, il y avait des antimilitaristes de forme comme Labro, qui d’ailleurs aurait pu se faire dispenser. Mais il a toujours voulu faire son service. Ils étaient profondément en accord avec les valeurs militaires, au fond, et patriotes.
C'est grâce à “TAM” et grâce à ceux que j’ai rencontrés à “TAM”, Labro, Raymond et les autres
R.D.La question n’était pas d’être militariste ou pas. Ce service, il fallait le faire. Il y en a qui ont essayé d’autres voies, de feindre la folie, c’était pas l’idéal. Certains y sont restés, ont pété les plombs. Je me souviens d’être venu ici, au Val-de-Grâce, faire des photos de Jacques Charrier, le fiancé de BB. Il avait été appelé en pleine guerre d’Algérie, il essayait de gagner du temps, il a un peu simulé… Et puis ce service m’a préparé pour la couverture des conflits, m’a appris à savoir si la balle arrive ou part, ce n’est pas le même sifflement ni la même réaction à avoir pour sauver sa peau.
J.S. Je reconnais que je dois tout à l’armée française. D’abord, ils m’ont appris mon métier. Et ils m’ont donné confiance en moi. J’étais destiné à revenir à Perpignan. Mon père était en train d’acheter la pharmacie du docteur Bobo, qui existe toujours, pour que je la reprenne, et j’étais fiancé avec la fille du marchand de chaussures chic de la ville, Dani Graule, mon premier flirt, qui est devenue la chanteuse, l’actrice, la grande Dani éternelle. Mon destin était tout tracé. Et c’est grâce à “TAM” et grâce à ceux que j’ai rencontrés à “TAM”, Labro, Raymond et les autres, que ma vocation est née et que je ne suis pas retourné à Perpignan. Mes parents étaient désespérés. Mon père, qui était radiologue, m’a dit : “Comment peux-tu abandonner la profession médicale pour devenir journaliste ?”
“TAM” était multi-curiosité. 70 % des pages, c’était la vie civile.
R.D.On avait la liberté des sujets, les gradés nous faisaient confiance. On traitait du Salon des arts ménagers au Cnit, du cirque... J’ai même fait une interview d’Emmanuelle Riva. Elle venait de faire “Hiroshima mon amour” ou “Léon Morin, prêtre”. C’était une grande vedette.
J.S. “TAM” était multi-curiosité. 70 % des pages, c’était la vie civile. Je me suis vite rendu compte que mon seul petit talent c’était le talent des mots. C’est là que j’ai appris le poids des mots. Roger Thérond, grand patron de Match, en tirera le célèbre slogan“Poids des mots, choc des photos”. D’ailleurs, je dois faire un aveu : c’est avec l’équipe de Match que la maquette de “TAM” a été créée en vingt-quatre heures. Je suis revenu avec le projet sous le bras en prétendant que c’était mon travail ! J’ai appris à titrer, et le titrage, c’est la pub. Un titre, c’est un slogan, pour accrocher et retenir le lecteur. Seule différence : l’un est éphémère, l’autre dure plus longtemps.
Les appelés adoraient ce journal. On recevait beaucoup de courrier
R.D. Pour comprendre l’inconscience qui était la nôtre, je vous raconte une anecdote. En 1963, alors que les Chinois sont au Tibet, Jacques m’envoie en reportage avec un journaliste. On n’est pas allés plus loin que l’aéroport du Bourget, car quelqu’un s’est rendu compte que deux appelés seuls à la frontière chinoise, ce n’était pas une bonne idée, même si c’était un bon réflexe de rédacteur en chef !
J.S. Les appelés adoraient ce journal. On recevait beaucoup de courrier. Autant je me souviens qu’à Match on recevait des lettres d’insultes, autant c’était là un lectorat heureux. Et pour qu’on se différencie un peu du Match de l’époque, j’ai voulu qu’on sorte en format plus carré, car ça permet de faire de belles mises en page. C’est un format de tableau. Aujourd’hui, la presse est dans la tourmente. Pour moi, les podcasts, c’est l’avenir. Ils doivent accompagner chaque reportage publié et entrer dans des abonnements tripartites : papier, Web et podcast. Je crois que les magazines ne mourront jamais.
ARCHIVES MILITAIRES: A VOS ALBUMS !
Depuis 1946, l’ECPAD (Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense) protège dans le fort d’Ivry, aux portes de Paris, les fragiles témoignages des conflits recueillis depuis l’invention de la photographie et du film animé. Des équipes de reportage, des studios et même une école des métiers de l’image sont aussi réunis dans ce site immense, ainsi qu’une formidable médiathèque ouverte au public.
Créées en 1915 en réponse à la propagande allemande, les premières sections photo et cinéma de l’armée ont commencé à alimenter un fonds visuel. L’établissement, sous tutelle du ministère de la Défense, recueille aussi et parfois acquiert aux enchères des documents privés au caractère exceptionnel. Un détenteur d’archives familiales inédites peut ainsi enrichir la mémoire collective en effectuant un dépôt provisoire à l’ECPAD. Selon leur état et leur intérêt, les documents peuvent être versés aux archives après restauration si nécessaire. Une copie sera gracieusement remise au donateur.
Paris Match |
https://www.parismatch.com/Culture/Art/Raymond-Depardon-et-Jacques-Seguela-Nos-annees-bidasses-1667115
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