Atlantico.fr : Une récente étude du Baromètre Arabe, reprise en partie par The Economist, semble démontrer une progressive sécularisation des sociétés arabo-musulmane. Une tendance qui pourrait s'avérer, à terme, décisive sur la mutation des équilibres internationaux et la perception du monde arabe.
Alors que l'on assiste à une montée progressive de l'islamisme dans les sociétés européennes, les pays arabo-musulmans se sécularisent. Comment expliquer ce paradoxe ?
Malik Bezouh : Avant de répondre à cette question, précisons un peu les choses. En France ce qui progresse, dans tels ou tels quartiers où sont concentrées des populations originaires de pays où l’islam est majoritaire, ce n’est pas tant l’islam politique que le wahhâbo-salafisme. En effet ; nombre de jeunes français découvrent l’islam via des sites internet professant un islam très rigoriste importé d’Arabie saoudite et non par les lectures des textes fondateurs de l’islamisme canal-historique. Cela est si vrai que l’islamologue Rachid Benzine, dans un article, n’a pas hésité pas à dire que « Le wahhabisme est devenu le modèle même de l'orthodoxie sunnite ». Pour se convaincre de cette réalité, il suffit d’interroger des jeunes français musulmans. Bien peu seront capable de citer une œuvre ou même un penseur de l’islamisme. Qui, en France, aujourd’hui, connait les écrits du célèbre penseur pakistanais al-Mawdûdî, un théologien fondamentaliste, de l’égyptien Sayyed Qutb, précurseur d’un islam politique radical ou encore du cheikh Yassine, figure de proue des islamistes marocains ; pour ne citer qu’eux. En revanche, rien de plus simple que de surfer sur internet pour trouver des réponses à des questions relatives à la nourriture halal, au port du voile, bref à tout ce qui touche, de près ou de loin, à l’orthopraxie religieuse. Relevons au passage que ce prêt-à-penser dans le domaine de la religion en dit long sur le consumérisme qui n’épargne aucun secteur, même celui de la spiritualité…
En simplifiant quelque peu, l’on pourrait dire, en gardant en tête qu’il s’agit là d’une modélisation simplifiée de la réalité - bien plus complexe - que l’islamisme, porteur d’un discours non dénué d’une certaine sophistication intellectuelle, concerne, en France, plutôt les classes supérieures de la communauté musulmane, très hétérogène par ailleurs, tandis que wahhâbo-salafisme, par sa vision binaire du monde et son message de rupture, s’adresse en priorité aux classes modestes de l’islam de France. Des passerelles existent bien évidement.
Cela étant dit, ce à quoi nous assistons en France, c’est essentiellement une montée du wahhâbo-salafisme, un courant exalté, capable de faire basculer des individus dans le côté obscur de la foi ; c’est-à-dire dans l’action violente et le jihadisme. Quant au paradoxe, il s’explique aisément : l’islam de France, contrairement à l’islam d’Orient, est un islam de diaspora et, partant, un islam minoritaire qui tend à se recroqueviller sur lui-même parce que se sentant en état de siège. Il a l’impression d’être attaqué de toute part ; par une certaine gauche qui l’accuse d’être une religion rétrograde, misogyne et laïcophobe et par une partie de la droite qui estime qu’un islam trop visible menace l’identité de la France. L’islam, en Orient, est dans une toute autre position : la contestation est endogène. Et cela fait toute la différence. Relevons que ce processus de sécularisation s’est enclenché en Tunisie où la démocratie s’est implantée. Pour le reste du monde musulman, la route vers une sécularisation du culte islamique est encore longue. Et elle le sera d’autant plus que le despotisme politique perdurera. Mais force est de constater, en Irak, en Iran, en Algérie et ailleurs, l’émergence de phénomènes forts intéressants – comme le rejet du foulard en Iran ou le reflux de l’islamisme en Algérie - prouvant, sans conteste, qu’un vent d’irréligiosité est entrain de souffler sur le monde islamique.
Depuis combien de temps observe-t-on ce phénomène ? Les causes profondes sont-elles à rechercher dans l'histoire contemporaine ou bien pourrait-il s'agir d'un phénomène plus ancien ? Peut-on dégager une corrélation avec les réformes de Mustafa Kemal Atatürk ou bien les tentatives de sécularisation du Shah Mohammad Reza Pahlavi ?
Guylain Chevrier : Pour comprendre ce mouvement, je crois qu’il faut remonter à l’échec de la Nation arabe et du panarabisme porté par Nasser dans les années 1950-60. Il était porteur d’un projet politique de renouveau pour le monde arabe, mais qui a échoué pour plusieurs raisons : la politique de parti unique sous l’influence de l’Union soviétique, la défaite militaire face à Israël qui a invalidé cette influence et ce système, l’absence de séparation de l’Etat de l’islam et donc la non-émancipation du politique du religieux, sans compter avec une économie qui n’a pas décollée et une corruption des régimes arabes qui y était alors attachée. Ce qui a laissé le champ libre à l’islam politique, après qu’on a laissé le social aux islamistes pour des raisons de paix sociale dans des sociétés très inégalitaires. La crise des régimes politiques installés ou soutenus par l’Occident, comme celui du Shah d’Iran, ont basculé, et le soutien des Etats-Unis aux féodaux musulmans en Afghanistan contre l’Union soviétique puis la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein ont fini le travail de déblayage pour faire place nette à l’islamisme. Dans les pays du Maghreb, la décolonisation n’a pas été synonyme d’émancipation politique, économique et sociale, mais l’installation de nouveaux pouvoirs politiques sur le modèle du parti unique, malgré parfois des velléités favorables qui se sont montrés incapables de porter un nouveau projet politique de développement, à quoi s’ajoute le problème de la corruption des gouvernants, avec un poids négligeable dans le jeu international. La chute du communisme s’est traduite dans les pays arabo-musulmans par une redistribution des cartes qui a vu un retour à l’islam comme projet de société. Comme si l’histoire avait balayé une parenthèse qui avait échoué, susceptible de justifier l’idéologie du retour aux origines « glorieuses » de l’islam et du prophète, par le jeu d’une mystification, mais seule à redonner de l’identité dans un contexte de confusion et d’échecs multiples, du côté des peuples de ces pays. N’oublions pas tout de même aussi, l’influence des pays producteurs de pétrole, monarchies islamiques, que les Etats-Unis ont protégé en passant ce contrat, tout particulièrement avec l’Arabie saoudite, de « pétrole contre sécurité », justifiant l’islamisme d’Etat, ce qui a rendu possible Daech comme point culminant de ce phénomène, idéologiquement et financièrement. Le développement d’une influence de ces pays comme le Qatar, jusque dans les pays occidentaux sur les populations immigrées originaires de pays d’islam, par des chaines d’informations accessibles par antenne parabolique, sur lesquelles bien des familles restent essentiellement branchées dans des quartiers populaires, n’est pas négligeable. Le printemps arabe qui avait en lui bien des promesses ne les a pas tenues, c’est l’islamisme qui a surgit contre toute attente. Mais un mouvement s’est enclenché qui est à retenir avec ce qui se passe de l’Iran à l’Algérie où nous vivons l’ère de la contestation. Nous sommes sans doute aujourd’hui à un nouveau tournant, comme le montre cette étude, à un tassement de cette histoire du retour de l’islam dans le politique dans ces pays qui vient à saturation, mais qui est loin d’avoir dit son dernier mot.
Est-ce un mouvement majoritairement arabe ou bien une tendance plutôt intrinsèque à l'Islam et qui concerne tout autant les Perses ainsi que les Turques ?
Guylain Chevrier : Ce mouvement se présente comme une évolution qui traverse des pays très divers mais qui a ses limites. Le cas turc est révélateur de la situation. Un pays qui a connu une laïcisation par le haut, imposé par Mustafa Kemal, s’appuyant sur un nationalisme puissant. Erdogan continue de s’en servir comme catalyseur d’un islam conservateur très identitaire. Le Président Turc a su profiter du mouvement de retour à l’islam politique qui n’a jamais été réellement dépassé comme socle identitaire culturel et historique pour les pays musulmans, la démocratie étant restée à leur porte, après la fin de l’alternative communiste. Cette laïcisation par le haut qu’avait connu la Turquie n’a pas tenu, il faut dire qu’elle n’avait pas été porté par le peuple. Mais la politique d’Erdogan commence à être en échec, comme les résultats de l’élection municipale de juin 2019 l‘attestent, qui ont porté à la tête d’Istanbul Ekrem Imamoglu, le candidat du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste) et de l’opposition unie, consacrant l’émergence d’une nouvelle génération de responsables politiques en Turquie. Il existe une diversité de situations, car si on regarde le cas de la Tunisie, Ennahdha, parti islamiste ultra-conservateur, continue de jouer de son influence après des allers-retours au pouvoir, avec un Premier ministre inspiré par lui, amené à faire des compromis avec des forces politiques plus traditionnelles ou de la société civile, dans un pays où règne la confusion politique et un équilibre des plus fragile. Il faut aussi compter au regard de cette évolution avec une politique des islamistes pratiquant attentats, affaiblissement de l’économie, ruine du tourisme, et lutte contre toute forme d’expression de la société civile comme les syndicats ou les associations, les médias, pour revenir au pouvoir ou s’y maintenir. Stratégie bien connue des Frères musulmans, dont on ne prend assez la mesure en France et ailleurs où ils étendent tranquillement la toile islamiste.
Paradoxalement on observe un phénomène inverse d'islamisation progressive en Europe. Il est pourtant le fait des mêmes populations récemment immigrées. Comment pourrait-on l'expliquer ?
Guylain Chevrier : L’étude indique que ce recul du religieux serait plus important chez les jeunes. Elle est sans doute liée à une mondialisation libérale qui ne laisse pas indemne les pays arabo-musulmans, avec un modèle de société de consommation qui peut faire rêver, allant avec l’émergence tendancielle d’un individu désireux de réalisation de soi. Ce qui est perceptible à travers la volonté de nombreux jeunes de migrer vers les pays occidentaux, alors que leurs pays stagnent. Il semble qu’il y ait une aspiration à aller vers le haut, en termes d’émancipation matérielle mais aussi de liberté, à travers cette évolution des opinions. Ce qui est remis en cause, c’est l’expérience faite des partis politico-religieux au regard de la recherche de solutions à des problèmes économiques et sociaux qu’ils n’ont pas plus résolus que les autres. L’Iran, pays phare du retour de l’islam dans le jeu politique en 1979 avec la révolution islamique, a beaucoup déçu et commence à être contestée de l’intérieur, les guerres civiles en Algérie et dans une moindre proportion en Egypte, la guerre en Syrie, n’ont rien réglé, l’islamisme ayant aussi échoué à ce jour avec Daech, la guerre Sainte n’apparaissant pas comme une solution miracle hormis aux yeux d’une minorité ayant adoptée l’idéologie islamiste. Cela étant, dans les pays d’origine où l’islam est religion d’Etat, des théocraties à des régimes où existe le multipartisme, la religion comme socle identitaire n’est pas remise en cause. Cette place de l’islam qui demeure, régit puissamment encore bien des aspects sociaux. Elle gagne en influence aussi dans les pays musulmans d’Afrique que l’on ne saurait oublier et se trouvent hors de cette étude, avec un islamisme qui n’y faiblit pas.
Dans les pays occidentaux, et en France tout particulièrement, on sait que c’est parmi les moins de trente-cinq ans que l’on trouve les jeunes les plus sensibles au retour à un islam très identitaire et rigoriste, dont le salafisme est comme le prêt à porter. Il s’agit fréquemment d’individus qui sont de la troisième voire de la quatrième génération, et qui n’ont justement pas connu l’expérience qui s’est faite de l’islamisme dans les pays d’origine. Aussi, l’islamisme peut jouer sa carte sur plusieurs plans dans les pays occidentaux en raison de cette inexpérience. D’une part, en raison d’une profonde crise identitaire liée à la mondialisation libérale, avec une économie qui déciderait toute seule renvoyant le politique à la seule gestion des affaires courantes avec une offre politique indigente. Le ni droite ni gauche d’un Emmanuel Macron est symptomatique de cette situation. La démocratie est fragile par les libertés qu’elle donne mais aussi les promesses qu’elle ne tient pas. Au lieu d’offrir à ceux qui vivent sur notre sol, dont les descendants d’immigrés, cette liberté pour le citoyen d’être co-auteur du destin commun, la démocratie parait sans prise sur l’avenir. Cette mondialisation libérale impose, de plus, des réformes de structure qui tirent vers le bas les sociétés développées, passant de la promesse d’une vie toujours meilleure au constat que les nouvelles générations vivent moins bien que les précédentes, avec un chômage chronique qui freine l’intégration et la promotion sociale, dans un contexte déprimé repoussoir pour l’intégration. L’hétérogénéité croissante des sociétés occidentales, en raison des mouvements de migration de populations qui ne sont pas d’hier, venant de plus en plus loin et partageant peu le mode de vie des sociétés d’accueil, est favorable aux logiques communautaires, créant des tensions. La pénétration du discours islamiste en est rendue d’autant plus facile pour justifier le repli identitaire comme le seul salut. Il devient aussi alors aisé de présenter les inégalités sociales comme le fait de discriminations massives par une victimisation dont on fait propagande, même si c’est contre la réalité des faits, posant les termes d’une fracture entre identités concurrentes balayant la référence aux classes sociales. L’existence d’un conflit de loyauté entre « un pays de vie » dénoncé comme hostile et un « pays d’origine » mythifié, est mis alors à contribution.
Si l'on part du principe que cette tendance s'ancre durablement : quelles conséquences géopolitiques majeures pourrait-on en déduire en Europe comme dans le monde musulman ? Si cette tendance se confirme.
Malik Bezouh : Il est bien difficile de prédire comment les choses vont évoluer. Il n’en demeure pas moins que les tenants du conservatisme religieux, islamistes et wahhâbo-salafistes, vont être de plus en plus confrontés, dans les années à venir, aux pensées hétérodoxes. Pour l’heure, l’absence de démocratie dans beaucoup de pays musulmans permet de contenir cette pluralité d’opinions recelant en son sein de l’athéisme et des comportements contraires aux bonnes mœurs islamiques. Mais pour combien de temps ? Car les digues, de toute évidence, commencent à se fissurer. Ainsi, en Tunisie, début aout 2019, Mounir Baatour, avocat ouvertement homosexuel, a eu le front de déposer sa candidature pour les élections présidentielles . Un fait sans précédent dans le monde arabe ! Assurément, et certes de façon timide, les lignes commencent à bouger. Et cela est heureux car l’islam, dans sa dimension classique, n’est pas à l’abri d’une contestation portée soit par des « Luther musulmans », ce qui pour les théo-conservateurs serait un moindre mal, soit par une gigantesque lame de fond athée dévastant tout sur son passage. Il est fort à parier que les islamistes et, plus généralement, les théo-conservateurs, sont conscients de cette lente évolution sociétale majeure qui les inquiètent au plus haut point. Ils mesurent bien, du reste, l’effervescence de ces armées d’athées, pour l’heure tapies dans l’ombre, et qui, lorsque la peur ne les tétanisera plus, se lèveront de Rabat à Ryad, en passant par Islamabad, pour renverser la table couverte de mets qu’ils goutaient, du bout des lèvres, par pure convenance, afin de ne pas froisser convives et hôtes. Prenant alors acte du « crépuscule de Dieu », ils diront à leurs semblables effarés : « C’est quand nous avons peur de l’enfer qu’il existe . » Pour ma part, il me parait évident que les bateaux ivres de l’islamisme et du wahhâbo-salafisme prennent l’eau de toute part. Qui peut encore croire à ce slogan, aussi creux que démagogique, brandi, durant toute la seconde moitié du XXème siècle, par les mouvances islamistes, et selon lequel « l’islam est la solution » ? Les foules, naguères crédules, le sont moins aujourd’hui. Elles savent que l’application de la Sharia, la loi islamique, n’est en rien capable de solutionner les graves problèmes socio-économiques et d’emplois qui minent de nombreux pays musulmans. Ainsi, en Algérie, la contestation populaire n’avait qu’un seul mot d’ordre : l’avènement d’un pouvoir civil et démocratique ; au grand désarroi des islamistes et salafistes qui, la mort dans l’âme, ont dû faire profil bas. Ces derniers, en Algérie ou ailleurs, n'auront d’autres choix que de composer avec le monde réel. Avec le temps, leur marginalisation, une conséquence de la démocratisation du monde musulman, les poussera à opérer une transformation profonde de leur logiciel politico-religieux. Ayant définitivement pris acte de la réalité démocratique dans laquelle ils vivent, ils évolueront vers un conservatisme politique classique. Ils sont les « partis de droite » du XXIIème siècle…du monde musulman…
Devenus groupusculaire - mais ne le sont-ils pas déjà ? - les extrémistes religieux et autres jihadistes, dépourvus de toute assise populaire, se livreront à des actions aussi violentes que désespérées et finiront par disparaitre. À l’image des groupes terroristes d’extrême-gauche en Europe qui ont défrayé la chronique il y a un demi-siècle environ.
Oui ; la crise a déjà commencé. On en voit les prémices ici et là dans l’Orient musulman…
Guylain Chevrier : Cette évolution si elle se confirmait serait favorable à un rapprochement entre ces pays et les pays occidentaux, voire une convergence. Pour autant, il n’y a pas que la question d’une sécularisation accrue des pays arabo-musulmans qui est en cause, mais aussi le problème du dépassement des contradictions que connaissent les sociétés occidentales.
Pour qu’elle se confirme du côté des pays qui sont l’objet de cette étude, faut-il qu’elle se traduise politiquement par un mouvement de laïcisation des institutions et de la société, qui peut être en creux derrière cette évolution des opinions mais est loin de faire le poids encore face à l’inertie politique actuelle, ainsi que celle des cadres sociaux traditionnels et des mentalités qui y sont attachées. Nous avons à travers les médias une vision très urbaine des pays dont il est question, qui restent encore avec un arrière-pays très agraire dans bien des cas, pauvre et culturellement éloigné de l’effervescence politique de transformation dont l’étude rend compte. Ne négligeons pas non plus la faculté de résistance de la place omnipotente de l’islam dans ces sociétés, qui n’est pas qu’une religion mais un projet politique, alors que le coran est défini comme « incréé » (reçu directement du dieu), et ainsi considéré comme non réformable ni soumis à la critique historique, ce qui participe de cet ethnocentrisme religieux à l’origine de la justification de l’islamisme. Une place qui reste centrale de la religion dans ces pays qui a été sans doute aussi à l’origine de nombreux retards de développement, avant même le colonialisme et depuis son extinction. Sans oublier la diversité des situations que pourrait masquer cette étude au regard des pays en référence. Des points d’interrogation qui limitent la lecture de l’impact de cette étude, quant à y voir un réel mouvement de sécularisation et de marche vers une transformation de fond de ces pays, qui reste à confirmer.
Quant aux pays occidentaux, ils sont aux prises avec leurs contradictions, et ne pourront en sortir et créer le désir de faire société en épousant le modèle qu’elles proposent, qu’à la condition de renouer avec la démocratie en redonnant au politique l’initiative sur l’économique, favorisant son dégagement d’une mondialisation libérale qui nuit au développement et au progrès. Elles doivent dépasser la crise de confiance identitaire qui en découle, tout en étant sans concession avec l’islamisme. La tendance au multiculturalisme actuelle de ces sociétés est nettement défavorable à cette unité, qui au contraire tend à figer les identités, et à être favorable à la poussée islamiste, à la radicalisation religieuse, au risque d’affrontements dont le risque croît. La convergence ne peut se faire que sur un même projet politique de progrès, voire de codéveloppement.
Exemple éloquent de confusion qui reflète la crise de confiance dont sont frappés les pays développés, les débats sur les enjeux mémorielles en France. Le président de la République, le 23 janvier dernier, dans l’avion qui le ramène d’Israël où il vient de participer aux commémorations de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau, estime devant plusieurs journalistes que la France "avait peut-être un travail à faire" sur la mémoire de la guerre d'Algérie (1954-1962) afin de mettre un terme au "conflit mémoriel", tout en faisant le parallèle avec la reconnaissance par Jacques Chirac en 1995 de la responsabilité de la France dans la déportation des juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Cela, dans la continuité avec la polémique créée pendant sa campagne comme candidat à la présidentielle de 2017 où il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». Le colonialisme français, s’il s’est rendu responsable de crime de guerre ne s’est rendu responsable d’aucun génocide, ainsi faire ce parallèle c’est banaliser la Shoah en amalgamant des faits qui sur l’échelle de l’histoire ne sont pas comparables. Revenir de cette façon sur la Guerre d’Algérie, c’est aussi comme attester en quelque sorte d’un inconscient post-colonial français dont la dette serait à régler. Un thème récurrent d’une gauche de la gauche qui a pris l’immigré pour grande cause qui ne cesse de faire le procès en racisme de la France. Il joue avec le feu dans les pas d’un Jacques Chirac qui avait reconnu « la responsabilité de la France » dans la déportation des juifs et pas seulement de l’Etat pétainiste, contre le sens de l’histoire, car la République avait été mise hors la loi et les partis politiques interdits, avec des gouvernants collaborant avec l’ennemi nazi qui n’ont jamais été élus par personne. Ce n’était donc pas la France. Ce rapport à la mémoire est une approche qui revient à inclure des logiques communautaires dans le jeu politique auxquelles on cède. C’est le reflet d’une crise de confiance des sociétés développées qui cherchent dans un prétendument règlement du passé l’unité qui ne peut venir que d’un projet politique tourné vers l’avenir, qui leur fait défaut. Autre voix d’eau où l’identitaire peut trouver à s’alimenter pour servir les desseins d’un islamisme rampant. De ces contradictions non résolues un populisme pourrait bien trouver à prendre son envol, avec au contraire d’une convergence, un raidissement identitaire défavorable à cette possibilité d’évolution voire pire.
On ne peut écarter aussi le risque de décisions agressives d’un Donald Trump qui joue avant tout la carte de la domination américaine, susceptibles de faire régresser cette situation en alimentant les contradictions, avec en embuscade un islamisme qui n’attend que cela, ce qui ruinerait les chances de cette éventuelle convergence malgré les efforts des uns et des autres.
Interviewé dans l'avion qui le ramenait en France de Jérusalem, Emmanuel Macron a abordé la question des tensions identitaires en France, s'agaçant d'avoir déjà donné "40 discours" sur la laïcité et renvoyant à la loi de 1905. Malgré les discours, aucune solution réelle n'a été proposée et les tensions identitaires, demeurent. L'islam peut-il prendre sa place dans la République ?
Malik Bezouh : Oui. L’islam peut tout à fait prendre sa place dans la République. L’une des difficultés est que nous sommes pris dans les rets des identitaires de tout bord. Car s’il existe bien un islam ultra-rigoriste qui pousse à l’enfermement communautaire et religieux, il existe aussi un islam-identitaire tout aussi néfaste. Cet islam-là, caractérisé par une foi en Dieu réduite à sa portion congrue, voire inexistante, est symptomatique d’un certain échec français. S’il fallait le résumer en quelques mots, je dirai que l’on n’a pas su faire aimer ce pays à beaucoup de ses enfants. Mon propos n’est pas de jeter la pierre sur les responsables de cette situation. Je la constate. Et cela est bien triste. J’en veux aux indigénistes, aux militants dé-coloniaux, aux adeptes d’un discours obsessionnel vis-à-vis de la race. Tout comme j’en veux aux exaltés de l’identité française dont les discours blessants, stigmatisants et caricaturaux renforcent le camp adverse. Il existe pourtant une troisième voie, celle d’un patriotisme éclairé rejetant le « politiquement correct de gauche » et le « prêt à penser de droite ». Soyons concret. Prenons l’exemple de cette polémique au sujet du général Bugeaud dont le chroniqueur Éric Zemmour a dit, il y a peu sur la chaine CNEWS, qu’il était de son « côté », alors même que ce dernier fut l’auteur de massacres durant la conquête française de l’Algérie. Sait-on que le député catholique Charles de Montalembert s’est indigné, à la Chambre des pairs, en juillet 1845, des procédés du général Bugeaud ? Il ne fut pas le seul. Loin de là. D’autres élus de la nation dénonceront ces actes. À l’image de Joseph Ney qui, fustigeant les terribles méthodes du colonel Pélissier en Algérie, dira que celui-ci a commis « un acte infâme qui souille notre histoire militaire et qui tache notre drapeau ». La presse de l’époque ne sera pas en reste. Des journaux se sont élevés contre « une œuvre de cannibales ! ». Si l’on veut apaiser la France, la faire aimer, rassembler tous ses enfants, pourquoi ne pas raconter aussi cette réalité-là ? Certes, il ne s’agit pas à proprement parler d’islam, mais qui peut nier que cette question, celle de l’histoire coloniale, ne participe à la crispation identitaire ? Le sujet, complexe, est donc global. Tout s’y mêle, s’enchevêtre : identité, inquiétude, islam, francité, intégration, etc. Ainsi, notre France est comme névrosée. Mais hélas ; nous manquons de thérapeutes qualifiés. Au lieu de cela, nous avons des incendiaires qui aliènent le débat en le polarisant à l’extrême. Le pays n’en sort pas renforcé. C’est le moins que l’on puisse dire. Car ils aggravent le mal là où il faudrait jeter du baume dans les cœurs en faisant preuve de pédagogie, de recul. Et pendant ce temps-là, l’islam-identitaire se renforce de ces funestes réductions historiques. N’est-il pas venu le temps de répandre de la sérénité en puisant dans le patrimoine culturel de la France, dans son histoire complexe et nuancée ? Là réside une partie de la solution…
Certains compromis sont-ils envisageables afin de que les pratiquants de l'islam puissent s'adapter aux lois de la République ?
Malik Bezouh : Je crois que c’est là une bien mauvaise idée. Les cultes s’adaptent. L’islam est avant tout une foi, une spiritualité, une relation à la Transcendance. Il n’y a aucune raison pour que l’acclimatation ne se fasse pas. D’ailleurs, et en dépit des sceptiques, le processus s’est déjà largement enclenché. En outre, les françaises et français de culture ou de confession musulmane, dans leur écrasante majorité, ne demande nullement une adaptation des lois de la République à leur religion qu’ils vivent de façon aussi diverse que variée ; quand ils sont croyants. Car, et on oublie souvent de le rappeler, l’athéisme progresse aussi au sein de l’islam de France. Il serait donc périlleux de créer une loi particulière pour un culte ; quel qu’il soit du reste. L’islam est une religion nouvelle en France, relativement au christianisme et au judaïsme. Il faut seulement laisser le temps faire son œuvre. Et l’islam, se banalisant, deviendra un non-sujet en France au grand dam de tous ceux qui se nourrissent de cette crispation française…
Avec Guylain Chevrier, Malik Bezouh
27 janvier 2020
https://www.atlantico.fr/decryptage/3586535/alors-que-les-populations-de-culture-musulmane-retour-marque-religion-en-europe-les-pays-arabo-musulmans-connaissent-secularisation-rapide-guylain-chevrier-malik-bezouh-
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