Je l'ai vue blanche la ville où l'homme devient oiseau où qu'il soit il ne perd pas la mer et le ciel toujours à la hauteur un coup d'ailes sur les jardins pentus l'arche et le pont sont des corps qui étendent des passerelles entre les morts et les vivants je monte et je descends je remonte encore je vois son ombre je la hèle la nuit sur l'autre trottoir elle a peur dans sa rue pressant le pas elle ne se retourne pas ses talons résonnent et vibrent dans le silence miroir où j'entends frémir les palmes les arcs dansent au cœur de l'automne sur la chaussée noire humectée de larmes le chœur des pleureuses crie sa douleur elles se déchirent le sein autour de la tombe pierre blanche coffre de terre qui enferme le corps du poète je suis venu te célébrer un an après ils se querellent autour de ta dépouille les paroles rassemblent tes reste et les emportent pour l'adhésion posthume pour toi j'ai exhumé un vieux poète qui chantait l'ivresse l'herbe dansait au pied de sa tombe un cep avait crû le poids des os avait écrasé les fruits le sang de la vigne s'était mêlé au sang du poète dans la coupe j'ai trempé le doigt j'ai inventé des ablutions pour errer dans la nuit je cours les tempes battent derrière l'interrogation j'ai espoir de lever un voile oh seulement un des mille voiles qui couvrent l'énigme le poète ancien avait dit les mots qui t'éclairent en un petit nombre de vers je les ai clamés devant les pleureuses dans la blancheur où l'homme se change oiseau survolant l'enceinte entre les coupoles et les tombes les femmes sortent leurs bras hors du voile l'olive entre les doigts elles sèment des graines de chènevis au creux du nombril entre les deux stèles quittant le kiosque dans le jardin des morts je marche avec mes compagnons du cru je m'étonne de l'humanité divisée désœuvrée dans les bas quartiers je dis aux amis je vois en cette race deux peuples parlant deux fonds de langues portant deux formes de costumes astiquant deux types de signes où sont les passerelles comment traverser entre les deux moitiés le gouffre béant sera comblé par le fracas des corps jetés selon le calcul et la cruauté qui traquent la portée des cadavres carcasses de fer blanc tordu les crânes seront les pavés de vos ponts l'autre peuple est chassé de vos cènes le gardien de la nuit me prévient il n'y aura pas de table commune ne rôdez pas près de la rade sous les arcades il y a ceux qui mordent laissant des traces de sang en pleine joue les deux peuples ne se parlent plus ils n'échangent plus dans le même alphabet chacun cache un couteau sous le manteau les ères se succèdent les fins se suivent les trappes s'ouvrent ils tuent la mémoire sans avoir le temps de découvrir qu'ils disparaissent maîtres et serfs les pasteurs occupent la ville bâtie par des aïeux dont les enfants étaient partis leur don échoue sur les récifs les formes chantent la gloire du site les ciseaux avaient taillé dans la barrière une tunique parée de lettres et de pierres le linge flotte dans les fenêtres le sang de la bête immolée est avalé par la bonde des baignoires les murs tremblent les ongles creusent peintures et crépis s'effritent le prurit atteint la chair du bâti. migrants des plateaux ils sont nombreux dans la ville qui tourne le dos à la mer en ouest je parviens à une gare d’Orient serait-ce Taormina ou Tolède au lieu de monter la ville descend la mer est la dernière marche à tous les degrés de l'échelle je rencontre la fin des tribus les pasteurs sont des lances mobiles foule solitaire patiente austère il s'en dégage un silence de cauchemar les pas sont bus par le goudron sous la halle le marché est maigre je n'ai pu tirer le fil de l'enfance les emblèmes des colons bâtisseurs recensent une abondance désormais couverte par une nappe de naphte le cavalier enturbanné brandit le sabre dont l'ombre coupe les seins de la République devant l'opéra hanté par les fantômes et la synagogue prédestinée à être mosquée coup d'ailes et je renoue avec l'oiseau de la première ville je frôle le bleu de la mer avant de revenir sur terre et survoler la caserne où siégea la légion recevant à ses vingt ans un sage allemand qui avait décrit le bordel et ses fugues apprenti infini qui parfait la vie je traverse le spectre de mon initiateur vers l'exil du nord il me révéla que le midi est déserté des dieux c'est un orphelin sans patrie qui mettait son cœur à sauver les siens dans le mystère de la pauvreté il leur donnait place dans le pays prolongé par le vaste désert je lui offre le partage et je répare son ignorance lui montrant la ville que porte le soufi comme Le Grec porte Tolède une ville qu'avivent les mots du poète qui y dort depuis mille ans un voyageur anglais dit dans le texte qu'elle n'est pas la dernière venue je la visite avec le spectre de mon aîné à côté d'un lac vide derrière le barrage la cascade est sans remous ni chute d'eau le froid n'a pas fixé la poussière j'ai restauré la saison avec les mots de mille ans qui irriguent les rues ces mots je les avais clamés à la mémoire de l'ami poète mots ramassés sur la hauteur blanche face à la ville blessée saignée détruite conservant des pierres arrachées à l'ancien labyrinthe palpitant grâce aux mots qui brûlent la bouche de l'illustre mort et qu'entendent les patios rescapés la nuit le silence l'errance la question l'ivresse l’es seulement tels sont les mots de la veille vestiges millénaires perlant sur la peau de la gazelle nourrice du poète qui les proférait toutes les nuits dans la caverne il allait à sa mamelle étancher sa soif après un jour studieux en ville un soir elle s'est détournée de lui elle l'a même chargé de ses cornes frêles comme par distraction il avait gardé en poche les pièces d'une offrande alors gazelle le bouda l'agressa elle ne lui avait pas tendu le pis avant qu'il eût jeté l'obole au-delà du porche après les marches un patio parfait m'offre une page bleue j'y appose des lettres vertes qui m'ouvrent une salle blanche portant une robe aux franges violines leur dentelle m'égare une toile d'araignée avale les cinq horloges de carton les barres de néon les lustres toc les exaltés qui en tirent fierté sont les malades du siècle courroux et rire secoueraient le dieu au nom duquel ils jugent et tuent il les expulserait du temple dont ils ont usurpé la régence et les enfermerait dans des garages ou dans des halls de gare clos sur leur malsaine odeur affublés d'insignes origines des cohortes d'orphelins sortent de tous les pores de cette terre il me serait pénible de trancher tes bouts en coupant les lignes qui tailladent ta peau pays qu'une de tes langues étrangères nomme les îles archipel de comptoirs endigue tes vagues recense tes fossiles élargis l'intervalle contre tes haltes dans tes césures accueille tous les tien accorde-leur la sérénité du dehors alors ils retrouveront l'innocence entre fils et filles entre pères et mères ils entendront la musique du monde.
Le décès de Madame Josette Audin le 4 février 2019 et les hommages rendus à sa personne, furent l’occasion officiellement comme dans la presse, d’évoquer la disparition de son mari, le mathématicien Maurice Audin. Celle-ci se produisit le 11 juin 1957 dans la capitale algéroise durant un épisode qu’il est convenu d’appeler La Bataille d’Alger [1]. Depuis cette date lointaine, certains ont fait de cet évènement : l’Affaire Audin. (C’est le titre d’un livre écrit par Pierre Vidal-Naquet. Les Éditions de Minuit, 1958).
Notons que, quelques mois avant le décès de sa veuve, le 13 septembre 2018, un communiqué de l’Elysée avait indiqué que Maurice Audin mourut du fait de militaires qui l’avaient arrêté à l’époque. Toutefois, cette déclaration était rédigée d’une manière étrange, précautionneuse, ce que l’on peut certes comprendre, mais ambiguë à divers égards.
Ainsi la responsabilité de cette mort n’était pas attribuée uniquement aux militaires impliqués. Elle était présentée «comme rendue possible par un système légalement institué : le système "arrestation-détention" mis en place à la faveur des Pouvoirs Spéciaux qui avaient été confiés par voie légale aux Forces Armées à cette période.» [2]
Or, il s’agit là d’une annonce peu ordinaire. Voici pourquoi :
1°) Par la voix de son Président, la République reconnaît que Maurice Audin «a été torturé puis exécuté OU torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile.» Nous reviendrons sur ce point.
2°) En ajoutant que ceci avait été rendu «possible» par un système «légalement constitué», le texte affirmait une chose curieuse. La responsabilité n’était pas celle des militaires directement concernés mais celle d’un système. Disons dès lors que la responsabilité des auteurs en était diluée, car individuelle, alors qu’un système renvoie par nature au collectif. Comme il est dit, de plus, que ledit système fut «légalement institué», la responsabilité devient celle de la République française elle-même. Est-ce une porte ouverte à des repentances supplémentaires ?
La république est aujourd’hui en France un régime bénéficiant d’une considération quasi unanime. Elle est en effet largement confondue avec l’État de droit qui garantit les précieuses libertés individuelles, la séparation des pouvoirs et le respect de la personne humaine. (Nous disons bien confondue et non pas assimilée car une monarchie peut aussi être un État de droit, comme la royauté britannique en donne l’exemple, mais c’est là une tout autre question).
Il est donc très difficile de comprendre comment en 1956, notre État de droit républicain a pu engendrer un système contraire à l’État de droit. Ce qui, les plus hautes autorités du pays nous le disent, fut fait «légalement». Cette affirmation est déroutante, car, illogique.
Voilà qui ressemble à ce que l’on appelle une aporie.
Telle est la première des interrogations qui subsistent, soixante ans après les faits : comment cela fut-il possible ? Question que le communiqué présidentiel du 13 septembre 2018 a laissé (ou préféré laisser) sans réponse.
Une seconde interrogation se profile déjà : comment Maurice Audin a- t-il disparu ? La déclaration l’admet explicitement : on ne le sait pas.
Deux interrogations majeures subsistent donc. Il y en a d’autres. Pendant soixante ans, engagées dans le militantisme que suscitait l’Affaire Audin ou appelées à témoigner dans différents procès [3], certaines personnes n’ont pas craint de se montrer très affirmatives : elles savaient. Audin avait été torturé et il en était mort.
En fait, leur raisonnement était basé sur la formule latine : post hoc, ergo propter hoc (après cela donc à cause de cela). Maints organes de presse [4] se firent l’écho de cette assertion. Le nom de ceux qui avaient arrêté le jeune communiste fut, à l’occasion, livré au public. L’un d’eux fut même soupçonné de l’avoir étranglé dans une crise de colère.
Or, nous voici avertis aujourd’hui : il n’y avait pas de certitude en la matière. La «disparition» du jeune mathématicien travaillant à l’Université d’Alger reste même «une zone d’ombre» dit le texte présidentiel. Ceci ne signifie d’ailleurs pas que les personnes, jadis stigmatisées, étaient innocentes. Ceci signifie que ce qui nous fut longuement assené comme une vérité démontrée pourrait être inexact. Nous allons donc essayer d’y voir plus clair.
Comment Maurice Audin a-t-il disparu ?
Aucun historien ne peut analyser un évènement historique sans rappeler l’atmosphère régnant là où il se produisit. La capitale algéroise avait été secouée, par une vague violente de terrorisme FLN, marquée par de très nombreux assassinats et mutilations perpétrés aveuglément contre des foules de passants et de consommateurs complètement innocents.
Ceci conduisit l’autorité civile et en particulier le Ministre Résident Robert Lacoste à investir les parachutistes du général Massu de pouvoirs de police. Ces militaires entreprirent de démanteler les filières du FLN, non sans recourir à des interrogatoires poussés. Une vaste campagne de dénonciations de la torture se déroula alors en métropole, dans la presse de gauche. En Algérie, les parachutistes poursuivirent leur action et enregistrèrent des succès notables dans le démantèlement des réseaux FLN.
Néanmoins, le 9 juin 1957, un attentat très sanglant se produisit au Casino de la Corniche près de la Pointe-Pescade à une dizaine de kilomètres du centre d’Alger. Cet établissement était un lieu de distraction favori de la jeunesse juive de Bab-el-Oued [5]. Cet attentat fit 8 morts et 80 blessés. Il est inutile de dire qu’il entraîna une forte colère dans la population européenne et une vive émotion partout. Le général Massu et son adjoint Aussaresses se sentirent défiés et redoublèrent d’efforts pour détruire l’organisation FLN.
C’est dans ce contexte, très sensible, que fut arrêté Maurice Audin, dans la nuit du 11 au 12 juin 1957. Disons-le d’emblée : rien ne permet de penser qu’Audin ait eu quelque chose à voir avec ce type d’attentat. Le Parti Communiste Algérien dont il était membre était interdit et réduit à une difficile clandestinité. Le PCA s’était affirmé favorable à l’Indépendance de l’Algérie mais non sans de nombreuses hésitations et détours. Les nationalistes les avaient souvent brocardés pour cela et dans leur presse, avant le conflit, ils les traitaient de «patriotes à éclipses». Lors du déclenchement de l’insurrection, le 1er novembre 1954, les communistes s’étaient montrés plus que méfiants ; ils redoutaient qu’il ne s’agisse d’une «provocation impérialiste.» [6]
Par la suite, le PCA fut sommé de dissoudre ses groupes armés dans les rangs du FLN. Cette dernière organisation, fort soupçonneuse et plutôt anticommuniste, avait imposé que ce fussent des ralliements individuels. Le FLN ne tenait pas à être noyauté par des groupes structurés.
Audin ne faisait pas partie des groupes armés ni des réseaux bombes. Son activité n’avait pourtant rien de folklorique, puisqu’elle consistait à héberger les dirigeants clandestins du PCA, que les parachutistes recherchaient activement.
Le fait qu’Audin, déjà très repéré ait accueilli, chez lui, des dirigeants très connus du PCA clandestin : Caballero, puis Alleg, donne à réfléchir. Les communistes ne semblaient pas disposer d’une filière d’hébergement très solide ni très sûre. La leur était même dérisoire ; une poignée de gens très repérables se cachant les uns chez les autres dans une ville qui n’avait, à l’époque, rien d’une métropole tentaculaire. C’était bien maigre. Alger était une ville de taille provinciale avec un centre-ville où nombre de gens se connaissaient. Le PCA n’avait jamais eu une audience considérable. En 1957, il n’était qu’un groupuscule clandestin, réduit en hommes et en moyens, survivant difficilement dans une situation hautement dangereuse pour ses affidés [7]. Nombre de ses adhérents autochtones l’avaient quitté, car, ils le jugeaient trop tiède relativement à l’Indépendance, nombre de ses adhérents européens l’avaient abandonné pour la raison opposée : il soutenait l’Indépendance. Au total, cette organisation était fragilisée à l’extrême.
Il peut certes y avoir une autre explication au fait que des gens très recherchés aillent séjourner chez Audin, lui-même personnage connu pour ses opinions. Ceci pourrait résulter de la croyance, naïve, que les parachutistes n’oseraient pas intervenir chez un universitaire. (Audin était assistant à la Fac et doctorant sous la direction du Professeur de Possel). Sur ce point, ils se trompaient. Sans doute pensaient-ils aussi qu’en tout état de cause, l’intervention de militaires chez un enseignant du Supérieur ferait du bruit. Sur ce second point, ils avaient vu juste.
Les parachutistes de Massu intervinrent bel et bien chez le mathématicien qu’ils arrêtèrent. Ils installèrent ensuite une souricière dans son appartement où Henri Alleg vint se jeter le lendemain [8]. Les deux communistes se retrouvèrent dans un centre d’interrogatoire improvisé monté à El Biar, dans un immeuble en construction. L’Affaire Audin commençait.
Selon des témoignages dont nous examinerons ultérieurement la valeur, Audin comme Alleg ensuite, furent torturés. Dans les jours postérieurs, l’épouse de Maurice Audin, Josette s’inquiéta de n’avoir aucune nouvelle. Elle se mit à écrire aux journaux et à contacter, directement ou par l’intermédiaire de ses avocats, différentes autorités. Le Président René Coty, le Ministre Résident Lacoste en faisaient partie. Elle s’adressa également à la Commission de Sauvegarde des Droits et des Libertés que Guy Mollet avait installée le 10 mai 1957 (Le 19 juin ses délégués visitèrent les locaux où les deux militants communistes avaient été détenus).
Le Conseiller Juridique du Général Salan, le magistrat Gardon fut alerté. Il apprit de M. Peccoud, conseiller de Robert Lacoste, que Maurice Audin «faisait l’objet d’une enquête, qu’il était bien traité et en bonne santé»… (Pierre Vidal-Naquet L’Affaire Audin, page 12). Selon le même auteur (page 13), Madame Audin reçut le 22 juin une lettre de M. Maisonneuve [9] confirmant que son mari était assigné à résidence et qu’il lui serait bientôt accordé un permis de communiquer.
France Nouvelle (hebdo du PCF) du 2 décembre 1959, et photo non datée de Maurice Audin
«L’évasion» d’Audin
Or, le 1er juillet, elle apprit de la bouche du colonel Trinquier, un adjoint du général Massu que son mari s’était évadé le 21 juin au soir. Elle ne crut pas à cette évasion.
Immédiatement, Madame Audin et ses avocats communistes Borker et Braun en furent persuadés : cette «évasion» était un mensonge destiné à couvrir le fait qu’Audin était mort. Comment ? La réponse leur parut évidente : après avoir été torturé par les paras et donc, à cause de cela. Ce qui n’était qu’une hypothèse leur apparut illico comme une certitude [10]. Le 4 juillet, Madame Audin déposa donc une plainte contre X pour homicide volontaire. Simultanément, la rumeur se répandit que le mathématicien était mort sous la torture. Le 10 juillet, un juge d’instruction M. Bavoilot fut chargé du dossier.
Dans un rapport de ce magistrat à son supérieur hiérarchique, le Procureur Général Jean Reliquet [11], il conclut à la vraisemblance de l’évasion. Cette version des choses, ultérieurement appuyée par le Corps d’Armée d’Alger, sera pourtant très critiquée et, pour finir, «déconstruite» par Pierre Vidal-Naquet et les militants du Comité Audin [12]. Non sans pertinence, pensons-nous, car, l’évasion apparut vite comme un simulacre assez maladroit.
Des années plus tard, des interviews des militaires concernés, les sergents Misiri et Cuomo qui accompagnaient Audin dans son «évasion» alléguée admirent qu’il s’agissait d’une mise en scène. Cette version des faits en fut très fragilisée. Nous ne pouvons que l’écarter dans cet article. Personne d’ailleurs ne la défend aujourd’hui.
En effet, les années ont passé et si Audin s’était évadé, il aurait dû réapparaître ou avoir laissé quelques traces de son activité. Ce ne fut pas le cas et le TGI de Paris l’a déclaré décédé le 27 mai 1966. Nous n’avons donc mentionné cette affirmation officielle de l’évasion d’Audin que par considération pour le déroulement des faits historiques. Cette annonce en fut un. Sur le plan des réalités, elle est inconsistante.
Mais, s’il ne s’est pas évadé, qu’est-il advenu d’Audin ? A-t-il péri sous la torture, comme on nous l’a longtemps affirmé ? A-t-il été exécuté par une équipe spéciale opérant sous la direction du général (alors commandant) Paul Aussaresses ? Et pourquoi ? Nous allons examiner successivement ces deux hypothèses dont nous verrons qu’elles restent des hypothèses.
Audin a-t-il péri sous la torture ?
Dès que Madame Audin eut déposé sa plainte une vaste campagne s’organisa pour la soutenir. Des militants communistes, des militants anticolonialistes, des intellectuels se mobilisèrent. Une multitude de demandes d’informations sur le sort de Maurice Audin et d’appels à soutenir Josette Audin partirent en direction des autorités. Le Comité Audin susmentionné adopta une attitude très revendicative. Pendant des décennies, il enchaîna les campagnes de dénonciation de l’Armée française et les demandes de clarification concernant le mathématicien et ce qui lui était arrivé.
Des journaux comme L’Express, France-Observateur, Témoignage Chrétien relayèrent tout cela. Le Monde les suivait dans le style prudentissime et feutré qui le caractérisait alors. Dans ces publications, l’affirmation qu’Audin avait été torturé, jointe à l’insinuation qu’il en était mort, se fit fréquente. Le conditionnel de rigueur se raréfia. Les multiples procès engagés par le Comité permirent aussi de multiplier les suggestions en ce sens.
Dès l’été 1957, Madame Audin déclara : «J’ai la certitude absolue que mon mari a été torturé après son arrestation» (Le Monde du 13 août 1957). Le 24 novembre 1957, Pierre Mendès-France lança au Congrès du Parti radical que le jeune universitaire avait été assassiné [13]. Plus tard, le 7 avril 1960, Paul Teitgen ex-Directeur de la Police d’Alger, à l’époque, crut pouvoir confirmer que Maurice Audin était mort.
L’historien ne peut que constater la fréquence de la manifestation de cette double conviction : Audin avait été torturé, la torture avait occasionné sa mort (Une variante en étant qu’un militaire pris de rage l’avait étranglé). Il y a peu d’années encore ; elles avaient atteint la force d’une vérité démontrée. Les choses, nous le verrons, changèrent en 2001 avec la parution d’un premier livre de Paul Aussaresses, intitulé Services Spéciaux. Mais auparavant une mise au point s’impose.
Des certitudes ou des probabilités ?
Pour un historien, il y a une grande différence entre ce qui est possible ou probable et ce qui est certain. Ce qui permet de passer de l’un à l’autre ce sont les preuves documentaires : pièces d’archives, photographies, films, pièces à conviction. Dans l’affaire Audin, celles-ci font toujours défaut. Ce point ne saurait être négligé.
La déclaration de la Présidence du 13 septembre 2018 le reconnaît d’ailleurs implicitement en demandant in fine à «ceux qui auraient des documents ou des témoignages à livrer... de se tourner vers les Archives Nationales pour participer à cet effort de vérité historique». Mais cette formulation est elle-même contestable.
Autant les documents sur ce problème sont bienvenus : on pense par exemple au manifold [14] que tenait Aussaresses, dont quatre exemplaires auraient existé et qui comportait les détails des activités des groupes d’arrestation ; en revanche, des témoignages, recueillis soixante ans après les faits, n’auraient qu’une valeur très relative.
Les journalistes devront me pardonner ce qui suit : ils ne différencient pas toujours témoignages et documents. Sans généraliser bien sûr, trop nombreux sont ceux qui, parlant et écrivant dans les media, ne distinguent pas assez le possible et le certain. D’aucuns passent de l’un à l’autre sans souci des preuves matérielles.
C’est pourquoi nous considérons que le «faisceau d’indices concordants» auquel fait allusion le communiqué élyséen [15] est peu impressionnant, comme nous l’allons démontrer.
Le fait que Maurice Audin ait été torturé par des militaires qui l’avaient arrêté nous paraît relever de la probabilité. Comme le général Massu n’a pas craint de le reconnaître dans son livre La véritable bataille d’Alger [16], les soldats affectés à cette tâche menaient leurs interrogatoires en utilisant la gégène [17]. On peut donc tenir pour vraisemblable que ceci se soit produit pour le mathématicien. Ce dernier étant porté disparu, ses proches, comme les membres du Comité Audin en ont conclu qu’il était mort et, tout naturellement, à cause de la torture. Mais en l’espèce, les preuves documentaires faisant défaut, on est passé d’une supposition à une affirmation tranchée. Laquelle reste donc non prouvée.
Ce qui, à certains, paraissait aller de soi reste à démontrer. Ceci n’a pas échappé aux rédacteurs du communiqué présidentiel. C’est le fameux «torturé puis exécuté Ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté…»
Car, entretemps, il s’est produit un évènement qui a ébranlé l’hypothèse de la mort d’Audin sous la torture. Le général Aussaresses, alors commandant, a indiqué que son équipe spéciale chargée de faire disparaître certains suspects avait exécuté Maurice Audin. D’où la rédaction incertaine du communiqué du 18 septembre 2018 : «exécuté Ou torturé à mort ?» On ne sait pas, car, le témoignage d’Aussaresses que nous allons examiner plus loin est également incertain.
Quatre témoignages
Posons, sans plus attendre, la question : en l’absence de preuves irréfutables des circonstances complètes de la mort du militant communiste, était-il judicieux de faire comme si la question était tranchée ? La présidence de la République a, raisonnablement, parlé sur ce point d’un «travail de vérité à faire». Nous estimons y contribuer par cet article.
Les témoignages ont toujours suscité la réserve des historiens, car, ils peuvent être entachés de subjectivisme et fragiles à maints égards. Le Professeur Claparède [18] a prouvé depuis longtemps que devant un fait, particulièrement s’il est violent ou brutal, l’homme réagit non pas d’après ce qu’il voit, mais, d’après ses habitudes de pensée et ses convictions.
Que penser alors si, sur quatre témoignages-clés de l’Affaire Audin, trois ne proviennent pas de témoins directs. Le seul témoignage direct en l’espèce est celui du Docteur Hadjadj. Ce médecin était venu antérieurement au domicile d’Audin, pour y soigner le nommé Caballero, dirigeant du PCA clandestin. Hadjadj était évidemment lui-même communiste. Arrêté, il avoua, sous la torture ce que l’on voulait lui faire dire, notamment que le jeune universitaire était un hébergeur.
Hadjadj ne dit pas qu’il avait vu Maurice Audin subir la torture. Il dit que, dans sa cellule, lui sont parvenus des cris «plus ou moins étouffés». On admettra qu’il y a là plus qu’une nuance. Toutefois d’autres éléments de son témoignage sont plus probants [19]. Un capitaine est venu chercher le médecin et lui a demandé de répéter devant Audin ce qu’il avait avoué, à savoir que le mathématicien était un hébergeur. Or, Audin était à terre attaché nu sur une porte dégondée, avec des électrodes au sexe et aux lobes d’oreille. La pièce où il se trouvait était celle même où Hadjadj avait été torturé antérieurement.
Le 19 juin, Audin et Hadjadj menottés et attachés l’un à l’autre furent conduits en d’autres locaux. À cette occasion, l’universitaire expliqua au médecin les sévices qu’ils avaient endurés. Le témoignage du docteur s’arrête là. Il convient de noter que s’il renforce hautement la probabilité qu’Audin fut torturé, son récit ne valide pas la thèse qu’il en soit décédé [20].
Le fait qu’Audin ait été torturé est, pour lui, Hadjadj une évidence constatée, que le mathématicien en soit mort, reste à démontrer. Nous notons donc que nombre de militants de cette cause et de dénonciateurs de l’Armée française, se sont contentés en la matière d’une simple hypothèse.
Si l’on examine à présent le témoignage d’Alleg, lui aussi soumis à la question, mais qui n’avouera rien, il n’en ressort aucune précision supplémentaire concernant le sort d’Audin.
Comparé au témoignage du médecin, celui d’Alleg a même moins de portée, puisqu’il a seulement aperçu «le visage blême et hagard d’Audin, qui lui a glissé, dans un souffle : C’est dur, Henri» (H. Alleg, La question, page 26).
Rien de tout cela ne permet de conclure que, le jeune mathématicien, torturé fort probablement, est mort des sévices subis.
En outre, le fait que les deux témoins évoqués soient des communistes, n’en fait pas des gens particulièrement crédibles. Ce que j’écris ici peut ne pas plaire à certains mais c’est ainsi, surtout replacé dans le contexte. À cette époque, être communiste signifie : avoir été solidaire du stalinisme, et dans la période qui nous concerne, approuver l’intervention soviétique en Hongrie. La déstalinisation est à peine ébauchée et le Parti Communiste Français, tuteur du PCA s’y oppose encore farouchement. Les communistes de ce temps sont des inconditionnels de la politique soviétique et ceci n’est pas de nature à induire beaucoup de considération pour leurs témoignages, quels qu’ils soient. Bien entendu, ceci ne justifie en aucune façon qu’ils aient été traités de manière attentatoire à la dignité de la personne humaine. Cela va sans dire mais c’est mieux de le dire. Quid alors des informations transmises par deux autres témoins, des policiers en l’occurrence ?
Paul Teitgen était à Alger, le Directeur Général de la Police. La torture le révulsait et il manifesta son opposition. Il remit sa démission à Robert Lacoste qui la refusa. Le 14 septembre 1960, le procès concernant la disparition d’Audin ayant été délocalisé à Rennes, il y évoqua ses sentiments de l’époque et ses réactions. Il apparut au fil du temps que nombre des informations qu’il recevait provenaient de Jean Builles, le Commissaire Central d’Alger. Celui-ci avait révélé à Teitgen que l’évasion d’Audin n’avait été qu’un simulacre. Selon Builles, le mathématicien était mort au cours d’un nouvel interrogatoire le 21 juin. Il aurait laissé entendre qu’Audin avait été étranglé par un certain lieutenant C… (fréquemment cité), «dans un accès de colère motivé par les réticences du prisonnier.»
Jean Builles entendu ensuite par le magistrat instructeur de Rennes et confronté à Paul Teitgen confirma, pour l’essentiel, ses révélations. Selon Vidal-Naquet, il hésita puis finit par allusivement mettre en cause ledit lieutenant C… car, dit-il, il «était le seul à pouvoir l’être» (Cf. P. Vidal-Naquet, op. cit. pages 137 et 138).
Jean Builles tenait ses informations d’un autre policier, le Commissaire Perriod. Celui-ci était détaché à l’Etat-Major d’Alger-Sahel. Paul Teitgen confirma ensuite que ce commissaire était « la seule personne susceptible d’obtenir les renseignements dont lui a fait part le commissaire Builles ». Perriod attesta devant le juge l’exactitude des informations communiquées par lui à Jean Builles et par ce dernier à Teitgen. En revanche, et ceci ne manque pas de sel, il se contenta de le faire oralement. Par écrit, il s’y refusa et persista dans les dénégations rédigées qu’il avait initialement remises au juge [21]. Chacun appréciera.
Conclusion : la chaîne d’information qui va de Perriod au magistrat instructeur en passant par Builles et Teitgen est à l’origine du bruit persistant selon lequel Maurice Audin fut torturé puis étranglé par un officier.
Or, constatons-le, ce bruit provenait de policiers, certes haut placés, mais qui n’étaient que des témoins indirects, n’ayant procédé eux-mêmes à aucune recherche ou constatation légale. La double hypothèse qu’Audin soit mort sous la torture, par épuisement physique, ou par énervement d’un des interrogateurs, avait pris son essor ensuite. Elle avait été confortée par le texte de Vidal-Naquet intitulé «La mort de Maurice Audin» publié dans Libération à l’automne 1959 et relayé notamment par Le Monde du 4 décembre qui en reprenait l’essentiel. Nous l’avons vu.
Jusque-là, personne n’avait évoqué l’activité particulière d’Aussaresses et de son équipe qui ne l’était pas moins. Or, lui aussi était un responsable ô combien haut placé. Son témoignage allait bouleverser les analyses que certains avaient échafaudées à propos de la mort d’Audin. Il est temps de se pencher sur ce personnage.
Paul Louis Aussaresses
Ni Builles, ni Perriod n’ont semblé soupçonner le rôle d’Aussaresses parce qu’il était clandestin. Il devait bien figurer quelque part dans l’organigramme de la région militaire mais il nous a précisé qu’il était l’adjoint occulte de Massu, n’obéissant et ne rendant compte qu’à lui. Par conséquent, totalement libre d’agir comme il l’entendait. Voici comment il l’a expliqué à Jean-Charles Deniau : «Je lui [à Massu] demande deux choses. La première c’est que je ne serai en aucun cas le subordonné de Trinquier. [22] La seconde, c’est que, puisque j’allais être chargé du sale boulot qui emm… tout le monde, qu’on me laisse faire la même chose qu’à Philippeville et qu’on ne vienne pas me chercher des poux sur la façon dont j’obtenais des renseignements.» [23]
Les confessions d’Aussaresses ont dérangé bien des gens y compris ceux du Comité Audin et beaucoup de ceux qui s’étaient engagés dans le soutien à Madame Audin et dans la dénonciation de l’Armée française. En effet, à en croire le général Aussaresses, les choses ne s’étaient pas tout à fait passées comme ce fut longtemps donné à entendre. Ceci dit, il ne fit pas immédiatement de révélations concernant le sort d’Audin.
Avant d’en dire plus, expliquons rapidement qui est ce général, alors commandant. Membre durant la guerre mondiale des commandos Jedburgh, parachutiste et résistant très actif, Aussaresses fit la guerre d’Indochine, au cours de laquelle il se brouilla avec le colonel Godard puis, il se retrouva officier de renseignement en Algérie.
Averti, le 20 août 1955 que le FLN s’apprêtait à organiser un massacre d’Européens, il prépara la riposte. Le FLN fut tenu en échec ce qui évita, à Philippeville une tuerie comparable à celle d’El Halia [24]. Lorsque la Bataille d’Alger se déclencha, Massu fit appel à lui en connaissance de cause.
Ses confessions apparurent dans un ouvrage intitulé Services Spéciaux [25], dans une interview avec F. Beaugé parue dans Le Monde, ainsi que dans des confidences à Jean-Charles Deniau publiées dans le livre de ce dernier La vérité sur la mort de Maurice Audin. Ce que confiait Aussaresses n’avait rien de trivial : il était chargé des exécutions sommaires.
Nous avons-nous-mêmes rencontré le général Aussaresses au Cercle Militaire à Paris. Ceci se situait au milieu des années 1990, à une époque où le général n’avait pas encore décidé de faire des confessions publiques. Je lui avais été présenté par le Colonel Sassi un ami, aujourd’hui décédé. Nous nous étions entretenus, substantiellement, de la Bataille d’Alger. Il ne m’avait pas fait de révélation sur le sort d’Audin mais il s’était assez longuement étendu sur les motifs de son hostilité aux communistes algérois, que Massu partageait largement.
Dans ses premières déclarations à F. Beaugé et dans son premier livre, Aussaresses se contenta, - si l’on peut dire -, de revendiquer l’usage de la torture pour obtenir des renseignements. Nous étions le 23 novembre 2000. Il admit, «sans regrets ni remords» précisa- t-il «s’être résolu à la torture». En 2013, le 4 décembre, Le Monde republia cet entretien. On avait ce jour-là annoncé la mort du général. Devant F. Beaugé, il avait admis avoir procédé à l’élimination de Ben M’Hidi et d’Ali Boumendjel [26]. Toutefois Aussaresses a constamment insisté sur le fait que les hommes politiques de l’époque étaient dûment informés de ce qu’il faisait et qu’ils l’approuvaient.
Concernant l’Affaire Audin, le général fut d’une discrétion quasi totale. À la question de la journaliste : «Est-ce que l’on aura confirmation des circonstances de son décès, à savoir qu’il a été étranglé par le lieutenant C… après avoir été torturé et non qu’il s’est évadé comme l’a affirmé l’Armée ?» il répondit uniquement : «je ne sais rien pour ce qui est de Maurice Audin. Vraiment rien.» Néanmoins, le général ajouta une chose qui remettait en question une bonne partie de l’analyse du Comité Audin :
«La seule chose que je peux vous dire, c’est que ce n’était pas C… Il n’était pas dans le secteur à ce moment-là.» [27] Dès lors la thèse d’un Audin mort sous la torture se trouvait, peu ou prou, indirectement contestée.
Peu de temps avant sa mort, en Alsace où il achevait sa vie, affaibli et quasi grabataire, Aussaresses finit par admettre qu’Audin avait été exécuté par son équipe spéciale. De ce fait, J-C. Deniau comprit que la version selon laquelle un lieutenant avait étranglé Audin, n’était qu’une hypothèse reposant, plus ou moins, sur une déclaration du commissaire Jean Builles. Avec les réserves signalées plus haut.
Mais, avant d’admettre qu’il avait fait supprimer Audin, Aussaresses avait commencé par le nier farouchement : «Non… Il n’a certainement pas été exécuté… Autant que je puisse le savoir mais je ne pouvais pas tout savoir.» ( page 194 de l’ouvrage). Le général reprit même devant le journaliste (page 204) la thèse de l’évasion d’Audin.
Pour finir, aux pages 221 et suivantes, Aussaresses indiqua d’abord qu’Audin était mort par accident, puis devant le scepticisme de Deniau et quelque peu éperonné par son épouse, il finira (pages 230 et 231) par admettre qu’il avait ordonné d’exécuter Audin [28]. L’ordre venait de Massu mais Aussaresses insistera beaucoup sur un point : au-dessus de Massu il y avait le G. G., comprendre le Gouverneur Général, c’est-à-dire, à cette époque celui que l’on appelait le Ministre Résident, donc Lacoste (p. 231). Le journaliste donne même le nom du personnage qui, reçut l’ordre de Massu via Aussaresses, de tuer le mathématicien «au couteau». Le cadavre aurait été inhumé dans une fosse près de Koléa (p. 234).
Massu en 1957, et le capitaine Graziani
Pourquoi Massu et Aussaresses en voulaient-ils
aux communistes ?
Les révélations d’Aussaresses et son cynisme déstabilisèrent quelque peu ceux qui, pendant des décennies avaient adhéré à la thèse (en fait l’hypothèse) qu’Audin était mort sous la torture. Ainsi Josette Audin déclara-t-elle que le général avait toujours menti et que ses confessions n’étaient qu’un mensonge de plus. Pourtant, si l’on avait pris le récit d’Aussaresses au pied de la lettre, l’Affaire Audin serait devenue instantanément une affaire d’État, c’est-à-dire tout autre chose qu’un simple «accident» possible.
Aussaresses ne peut cependant être tenu pour un témoin fiable et, de fait, en l’état actuel des choses, ses révélations n’ont fait que nourrir une nouvelle supposition. Pourtant, deux points sont à retenir : le général n’avait aucun intérêt à briser l’omerta régnant dans son milieu. L’institution n’avait rien à y gagner non plus. C’est pourquoi, le témoignage d’Aussaresses ne saurait être écarté d’un revers de main ; il voulait faire des révélations.
La Présidence s’est donc vue contrainte d’écrire : «torturé puis exécuté ou torturé à mort» pour décrire le sort de Maurice Audin. Ajoutons que la version d’Aussaresses a été sensiblement confortée par l’interview d’un des membres de l’équipe spéciale, le sergent M… [29] Celui-ci libéré de son serment de ne rien dire (par Aussaresses) s’est en effet confié à l’infatigable J-C. Deniau. Celui-ci, l’a interrogé dans le midi de la France. M… a confirmé avoir participé à des exécutions sommaires dont, apparemment, celle dont nous parlons (pages 238 et 239).
Deniau se rendit ensuite en Algérie pour y photographier un lieu possible d’inhumation de la dépouille d’Audin entre Baraki et Sidi-Moussa. M… prétendit formellement reconnaître le lieu sur la base d’une photo prise par le journaliste et transmise sur l’IPhone de l’intéressé. Ceci, 50 ans après les faits, peut néanmoins laisser sceptique. Les autorités algériennes n’ont donné aucune suite à cette recherche journalistique hors de pair.
Mais la question qui se pose à présent est celle-ci : pourquoi Aussaresses et Massu ont-ils pris la responsabilité de faire exécuter Audin qui n’était au fond qu’un militant assez ordinaire même si son appartenance à l’Université le rendait, de fait, important ?
Plusieurs éléments doivent être pris en compte :
1/ Nous sommes en pleine guerre froide. Militaires et services spéciaux sont massivement formés dans un anticommunisme très solide. Les crimes du régime soviétique, son «abjection totalitaire» comme l’écrivit Camus, suffisent d’ailleurs à nourrir cet état d’esprit. La défaite en Indochine l’a considérablement conforté. Pour les paras, le Parti Communiste Algérien est le «petit frère» du Vietminh et de l’Armée rouge. La pensée anticommuniste, en ce temps-là, est florissante. L’agression soviétique contre la Hongrie l’a renforcée de plus belle.
2/ En outre, Massu et Aussaresses, au moins en les premiers temps, sont convaincus que le FLN, n’a pas les moyens de fabriquer des bombes et que celles-ci sont l’œuvre de chimistes communistes. Ils ont raison, dans le sens que les deux principaux, Arbib et Timsit ont des opinions communistes. (Il y a aussi dans le FLN un chimiste non communiste, Taleb Abderahmane). Mais en fait, Arbib et Timsit sont d’ex-membres du PCA, en nette rupture de ban avec cette organisation qu’ils jugent trop modérée. Ils travaillent donc, dans le FLN, sous les ordres de Yacef Saadi.
Le PCA, en tant que tel, n’est pas impliqué dans l’activité des poseurs de bombes [30], et, c’est encore plus le cas d’Audin, qui pratique seulement l’hébergement.
3/ Dans ce contexte on peut penser que Massu et Aussaresses ont surestimé le rôle des communistes. Massu est exaspéré par la diffusion, dans les ranges du contingent, d’une feuille de propagande appelée La Voix du Soldat. Le commandant de la 10e DP fait une fixation là-dessus. Les deux officiers sont persuadés que cette publication est l’œuvre de ce qu’Aussaresses appellera, dans ses livres et dans ses entretiens avec Deniau, Le Service Action du PCA. [31]
L’expression peut faire sourire mais elle renvoie à une certaine réalité. Au temps de la guerre froide, chaque parti communiste possédait en son sein, un noyau dur. Formés à la clandestinité, un groupe de militants triés sur le volet, prenait les commandes, s’il arrivait que le Parti soit interdit et soumis à la répression. Quelles que soient les vicissitudes de la situation politique, dans un pays donné, cette structure devait survivre et maintenir le communisme dans toutes les tempêtes, prêt à renaître dès que la situation s’améliorerait.
Ceci est la théorie. Dans la pratique, beaucoup dépend de l’enracinement du parti dans le pays, de son audience, et, bien sûr des qualités de ceux qui forment le noyau dur. Or, le problème du PCA, comme je l’ai montré dans un livre [32], est d’être toujours resté un corps étranger à l’Algérie. Le marxisme, l’inconditionnalité envers la politique soviétique n’ont jamais vraiment pris racine, dans ce sol tout à la fois méditerranéen et musulman. Par comparaison, si le PCF, le tuteur du PCA, a pu réussir à se maintenir durant les tempêtes de la Seconde Guerre mondiale, c’est précisément parce qu’en France, il était fortement implanté.
Pourtant, un épisode spécifique a pu égarer les parachutistes et leur chef. Une des manières de protéger le Parti des ouragans consistait à exfiltrer son Secrétaire Général vers l’URSS. Comme si en préservant la tête, on était sûr que le corps finirait par renaître. C’est très exactement ce que fit le PCF en 1940. Maurice Thorez déserta l’Armée Française où il avait été mobilisé et, quittant Chauny où il était affecté, il gagna Moscou par une filière ultrasecrète. On apprendra donc, sans surprise, que le PCA avait agi semblablement. En septembre 1956 selon Nathalie Funès[ 33], le secrétaire général Larbi Bouhali fut exfiltré d’Alger vers les pays de l’Est-européen (Voir aussi J-C. Deniau op. cit. page 190).
Or, qui a mis l’opération au point et l’a dirigée, en personne ? Maurice Audin. Massu et Aussaresses ne l’ignorent pas et pour eux aucun doute n’est alors possible : le mathématicien fait partie du noyau dur du PCA, celui qui doit résister à tous les assauts, à toutes les répressions, à toutes les tornades.
Aussaresses m’expliqua ceci lors d’une conversation au Cercle Militaire : ils étaient sûrs d’avoir mis la main sur l’appareil secret. (Avec moi, il ne l’appelait pas le Service Action des communistes, mais le noyau dur). Caballero, Hadjadj, Alleg en faisaient partie. Compte tenu de la fixation de Massu sur la feuille clandestine, La Voix du Soldat, ils entreprirent de faire avouer, aux deux derniers, la cachette d’André Moine qui, dans leur esprit, était le responsable [34] de la publication. Ce Moine était le tuteur clandestin du PCA. Il agissait pour le compte du PCF qui continuait d’apporter son «aide fraternelle» au Parti algérien. Moine était métropolitain et un militant très important du «grand frère» français. L’arrêter était devenu obsessionnel pour le général, chef de la 10e D.P. En vain, Aussaresses chercha-t-il à objecter que le cloisonnement inhérent à la clandestinité (qu’il avait bien connu dans la Résistance), ne permettait pas d’être sûr qu’Audin connaissait la planque de Moine.
Ceci explique la multiplication des séances d’interrogatoire infligées à Audin, notamment, l’ultime, celle du 21 juin. Beaucoup pensèrent donc, - l’universitaire ayant disparu ensuite -, qu’elle avait été fatale. En fait, les choses se seraient passées autrement : il fut décidé de le supprimer. Massu et son acolyte s’étaient en effet persuadés que le mathématicien était «un gros poisson.»
Aussaresses ne nous a pas parlé d’Audin spécifiquement au cercle militaire, mais c’est une explication, simplement plausible, compte tenu de ce qu’il a dit ensuite à F. Beaugé et à J-C. Deniau. Et compte tenu de ce qu’a dit à ce dernier le sergent M… nous sommes devant une double hypothèse : Audin a pu mourir le 21 juin, lors d’un interrogatoire plus violent que les autres ou être «exécuté» par les gens d’Aussaresses. Ce dernier aurait décidé de lui faire subir le même sort qu’à Ben M’Hidi et qu’à Ali Boumendjel.
Qui pourrait trancher ce point ? Evidemment personne. Les survivants de cet épisode sont raréfiés à l’extrême.
Il reste à expliciter une dernière énigme : Audin a-t-il été confondu avec Alleg et tué à sa place ? À l’origine de ce qui n’est actuellement qu’une rumeur, voire au mieux, une nouvelle présomption, il y a le colonel Godard.
au centre, Henri Alleg au journal Alger Républicain
Audin fut-il pris pour Alleg ?
À l’issue de la guerre d’Algérie, ce colonel, qui la termina comme un des chefs de l’Organisation [35] Armée Secrète (OAS), remis à la Hoover Institution ses archives personnelles. Elles sont consultables à la bibliothèque de l’Université Stanford en Californie. Différentes personnes y ont eu accès ces dernières années. Sur une feuille par ses soins rédigée, Godard écrivit ceci [36] :
«Je suis prêt, à ce sujet, à répondre à toutes les questions qu’on voudra bien me poser, un jour, et je suis sûr que Massu n’en posera aucune. J’ai moi-même affirmé à Guillaumat (alors Ministre de la Défense. NDLA) en décembre 1959 que C… n’ était pas le meurtrier d’Audin. Mais quand on sait, comme moi et comme Massu, qu’Audin a été victime d’une «erreur» d’identité, confusion avec Alleg, l’agent d’exécution étant…»
Pris à la lettre ce texte peut paraître peu crédible. Comment commettre une erreur d’identité entre Alleg et Audin qui ne se ressemblaient guère ?
On pourrait arguer que dans l’effervescence du moment, voire dans une certaine pagaïe, les exécuteurs ont pu prendre un prisonnier pour un autre. J-C. Deniau posa directement la question à Aussaresses. Celui-ci répondit négativement (pages 231 et seq. op. cit.).
Aussaresses écrit également dans Services Spéciaux (op. cit. page 153) «Il était rare que les personnes interrogées la nuit se trouvent encore vivantes au petit matin. Qu’ils aient parlé ou pas, ils étaient généralement neutralisés» (sic).
Alors, quoi ?
Le flot de personnes à «neutraliser» pouvait être assez considérable. Comment écarter l’hypothèse d’une erreur ? Nous en sommes réduits aux conjectures.
Aussaresses a pu avoir un choix à opérer dans la liquidation possible de deux militants : Audin et Alleg. À raisonner froidement, il eût pu considérer le second comme plus important que le premier. Si les deux chefs militaires n’avaient tenu compte que de la «nocivité alléguée» de leurs deux prisonniers, Alleg pouvait sembler plus dangereux. Mais Alleg, tout communiste qu’il était, était un journaliste ; la profession n’eût- elle pas réagi avec indignation et pas seulement en France [37] ?
On pourrait ainsi enchaîner les hypothèses. Nous ne saurons sans doute jamais si, comment et pourquoi exactement Audin fut «liquidé». Le sergent M… qui admet y avoir été mêlé ignore lui-même les motivations de ceux qui étaient ses chefs et lui donnèrent des ordres.
Le général Aussaresses écrit seulement que Massu en voulait à Audin de n’avoir pas révélé la cachette d’André Moine. La connaissait-il vraiment ? «Il a payé pour tout le monde» dira-t-il sobrement à Deniau[38].
En définitive, on pourra s’étonner de l’acharnement des deux officiers contre le PCA qui n’était qu’un groupuscule. Leur perspective fut-elle faussée par la guerre d’Indochine ? Par l’horreur qu’inspirait la politique soviétique en Hongrie ? Ont-ils gravement surestimé l’influence des communistes algériens dans le conflit en cours ? Peut-être.
N’oublions pas aussi qu’un groupe de communistes dirigé par le nommé Briki Yahia [39] avait, le 6 octobre 1956, organisé un attentat ciblé contre le général Massu, qui faillit réussir. Certes, ce groupe était intégré aux rangs du FLN et agissait sous la direction d’un adjoint de Yacef Saadi [40]. L’appartenance antérieure de Briki au PCA a pu influencer le général.
En mettant en exergue la double hypothèse qui ouvre la déclaration du 13 septembre 2018, la Présidence de la République a eu raison de souligner que l’Affaire Audin demeure une «zone d’ombre». L’Histoire en regorge. Sauf découverte de pièces nouvelles, sauf progrès inouï des techniques scientifiques, sauf découverte des restes du mathématicien, sauf apparition d’aveux posthumes authentifiés, sauf… On pourrait égrener ainsi tant d’autres suppositions.
En conclusion, si l’on peut dire, nous estimons que l’Affaire Audin est devenue le Mystère Audin, puisque, d’une certaine façon, le fin mot de l’histoire nous échappera, sans doute, toujours.
13 septembre 2018, Josette Audin et le président Macron
Avoir quinze ans sous la mitraille n’est guère le fruit d’un hasard. Les prémices d’une indépendance annoncée se sont éclatées au grè d’une très forte explosion populaire qui a mis en avant une détermination à en finir avec la très longue nuit coloniale. L’âge de cette profusion révolutionnaire ne se comptait que sur le front juvénile des «ados» ayant pris le destin en marche. Nul ne pouvait comprendre l’aboutissement d’un tel événement, tel un torrent emportant sur son passage tous les obstacles à l’indépendance : Le soulèvement populaire du 11 Décembre 1960, né d'une farouche volonté d'arracher l'Indépendance, a fait basculer le cours de l'Histoire en prenant de vitesse les stratèges de l'Elysée quant au modèle de paix à accorder aux Algériens. La rue s'est fait le forum d'une revendication irrévocable. Après la tentative de « la paix des braves», ou encore la troisième voix, les rues, de Aïn Témouchent à Alger, furent porteuses de la spontanéité d'un combat final pour la souveraineté de l'Algérie. Les quarante-huit heures de braise lancées à l'adresse du général de Gaulle en tournée des popotes dans l'Oranie avaient déclenché l'inévitable face-à-face entre l'Algérie algérienne et l'Algérie française des ultras. La question algérienne en débat à l'ONU incita les tenants de la Ve République à opter pour des politiques de substitution afin d'arriver au schéma fatal face à la volonté populaire. Le général de Gaulle, se pliant devant le plébiscite de la rue algérienne, eut à se prononcer sur le choix algérien. Le soulèvement de Décembre a, dans son essence, incarné cent trente ans de lutte que l'administration coloniale avait à chaque fois repoussée avec une extrême violence. Ce grand chapitre de la lutte nationale est à même de situer la Révolution dans son véritable contexte, celui de la victoire du peuple algérien dont l'omniprésence lui a valu en ce mois de décembre d'être le catalyseur de l'Indépendance.
L'ambassadeur de la République fédérale d'Allemagne, Ulrike Maria Knotz.
«Je dois avouer que le «Hirak» et tout ce qu’il a déclenché comme émotions et espoirs, me rappelle de temps en temps la période passionnante que nous avons vécue, il y a 30 ans, en Allemagne.»
Dans cette interview, Mme Knotz évoqueles différents aspects qui formalisent les relations entre l'Algérie et l'Allemagne. Elle est tout optimisme. « J'ai l'impression que la vision de Desertec est en train de revenir sur le devant de la scène», note-t-elle. L'ambassadeur parle aussi des Algériens en situation irrégulière en Allemagne, du «hirak» et se prononce sur la résolution du Parlement européen sur la situation politique en Algérie.
Q.O.: Comment se portent les relations algéro-allemandes? Quel est leur poids économique et commercial?
Ulrike Maria Knotz: Nos relations bilatérales se portent très bien, elles ont toujours été étroites et très amicales. C'est pour moi un grand plaisir d'être ambassadeur ici en Algérie vu la sympathie avec laquelle les gens nous accueillent.
Mais on peut toujours encore faire mieux, et nos relations ont toujours un grand potentiel qui reste encore à développer, surtout dans le domaine de la culture.
De plus en plus d'Algériens veulent apprendre l'allemand et j'espère qu'après la signature d'un accord culturel, nous pourrons intensifier et diversifier davantage notre coopération et nos échanges culturels, pas seulement en ce qui concerne la langue. Je suis très contente que cette année la Foire du Livre de Francfort (Frankfurter Buchmesse) était présente au SILA pour la première fois avec son propre stand et, d'après ce qu'on m'a dit, nos éditeurs ont pu nouer des contacts intéressants avec leurs collègues algériens.
J'aimerais aussi mentionner un projet qui m'est cher : le musée national de Cherchell vient d'être réaménagé suite à une coopération durant plus de dix ans avec l'Institut archéologique allemand.
Le musée donne un aperçu fascinant de la cour de l'avant-dernier roi numide, Juba II, de la dynastie du grand «aguellid » Massinissa. Le projet sera enrichi par des activités complémentaires. D'ailleurs, l'archéologie allemande a une certaine tradition en Algérie après les travaux importants de Friedrich Rakob sur les tombeaux numides dans les années 70 du siècle passé. Les entreprises allemandes, qui comme vous savez, déjà dans les années 70, ont joué un rôle clé dans le processus de l'industrialisation du pays, sont toujours des investisseurs très actifs en dehors du secteur des hydrocarbures et contribuent ainsi à la diversification de l'économie algérienne. Quant à nos relations commerciales, elles se portent bien, néanmoins elles pourraient gagner encore plus d'élan dans l'avenir, quand les conditions s'y prêteront. L'Allemagne est le cinquième fournisseur de l'Algérie. Les exportations allemandes vers l'Algérie en 2018 ont atteint 2,2 Mrds d'Euros, ce qui représente la plus grande valeur de nos exportations dans les pays du Maghreb. Notre partenariat énergétique se concentre sur la promotion des énergies alternatives, un secteur qui devient de plus en plus important aussi en Algérie.
Q.O.: Il y a un peu plus d'un an, le 18 septembre 2018, la chancelière allemande, Madame Angela Merkel a effectué une visite officielle en Algérie. Qu'est-ce qui a changé depuis entre l'Algérie et l'Allemagne au plan politique et sur l'ensemble des domaines de leur coopération bilatérale ?
U.M.K.: La chancelière Merkel et l'ancien président Bouteflika se sont rencontrés à plusieurs reprises et ont ainsi souligné l'importance que nos deux pays attachent aux relations avec l'autre pays. L'échange d'idées sur des défis communs est également très précieux. L'Algérie qui joue un rôle stabilisateur dans une région fragile, est un partenaire important pour nous. Après la visite de la chancelière, la «Bundesakademie für Sicherheitspolitik» (l'académie fédérale de politique de sécurité) a organisé pour la première fois un voyage en Algérie où des hauts responsables allemands et des représentants d'entreprises ont pu obtenir des informations intéressantes sur la politique algérienne dans divers domaines. L'Algérie a invité l'Allemagne à coprésider le groupe de travail de l'Afrique de l'Ouest du Forum mondial de lutte contre le terrorisme; nous coprésidons également l'Organisation du traité d'interdiction complète des essais nucléaires. Un résultat important de la visite de la chancelière était aussi l'avancement des négociations de notre accord culturel. De même, des améliorations techniques ont été convenues en ce qui concerne le rapatriement des Algériens résidant sans permis de séjour en Allemagne, et devant être rapatriés.
Q.O.: Avant d'aborder ce point important, vous affirmez un peu plus haut que les entreprises allemandes sont toujours très actives en dehors du secteur des hydrocarbures, contribuant ainsi à la diversification de l'économie algérienne. Pourriez-vous nous préciser les secteurs où elles le sont le plus ?
U.M.K: Le secteur automobile et mécanique vient en première position à travers plusieurs entreprises allemandes actives en Algérie, en l'occurrence VW en partenariat avec SOVAC, ainsi que MAN, Mercedes, ZF Friedrichshafen, Liebherr, Ferrostaal ainsi que Rheinmetall. Comme vous savez, un cadre légal stable et fiable est d'une importance primordiale pour chaque investisseur. C'est pour cela que nos agents économiques suivent de près les développements suite à l'introduction d'un quota de valeur dans le secteur de l'automobile au mois de mai. Pour la chimie et la production pharmaceutique, on peut citer des entreprises allemandes de renommée internationale, notamment BASF, Henkel, Linde Gas, Messer, Bayer, Merck, Boehringer Ingelheim.
Q.O.: Avec ça, l'industrie allemande reste très timide en Algérie au regard de son poids au plan mondial et de ses capacités à s'exporter vers d'autres pays. Qu'est-ce qui freine l'élan d'un partenariat fructueux et solide entre les deux pays semblable à celui conclu il y a de longues années de cela entre ce qui était le holding chimie-pharmacie et Henkel ?
U.M.K.: L'entreprise Henkel se porte toujours très bien en Algérie. Aussi SIEMENS a investi dans un partenariat de long terme avec l'installation en Algérie de son centre de formation régional pour l'Afrique de l'Ouest et l'Europe de l'Ouest. Boehringer Ingelheim, la plus grande entreprise en recherche pharmaceutique en Allemagne, vient d'élargir son investissement en Algérie avec le transfert de 70% de son portefeuille dans ce pays vers la production locale. Elle prévoit un investissement de 20 millions d'euros consacré à la formation et au transfert de technologie sur les prochaines années. Concernant les raisons qui freinent l'investissement direct en Algérie, j'entends des entreprises allemandes: la règle 51/49 qui représente un obstacle, en tout cas psychologique. Près de 99% des entreprises en Allemagne sont des PME, en général familiales, qui ne sont pas habituées à travailler dans des arrangements minoritaires. C'est dommage, parce que ce sont précisément les PME qui sont les porteurs de l'innovation. Il y a aussi d'autres obstacles comme la volatilité du cadre légal, une bureaucratie particulièrement lourde, un système bancaire peu performant et les restrictions liées à l'importation. Certains de ces éléments sont en ce moment même discutés au sein de l'APN.
Q.O.: Le gouvernement algérien vient justement de lâcher du lest à propos de la règle 51/49. Pensez-vous que sa levée pour certaines activités pourrait convaincre les entreprises allemandes à venir investir en Algérie ?
U.M.K. : Je salue la perspective d'une levée de cette règle.
Cette démarche ne pourra que gagner quand elle sera intégrée dans un éventail de mesures concertées pour attirer encore plus d'investisseurs étrangers. A propos de ces derniers, j'ai l'impression qu'ici en Algérie, de temps en temps on voit l'investissement étranger plutôt comme un mal nécessaire, avec une certaine réticence. On oublie ce qu'il signifie: création d'emplois, revenu fiscal, transfert de technologie, formation à haut niveau, conquête de nouveaux marchés...
Q.O.: Dans le discours que vous avez prononcé à l'occasion de la célébration du 29ème anniversaire de l'unification de l'Allemagne, vous avez précisé notamment que « notre partenariat énergétique se concentre sur la promotion des énergies alternatives ». Existe-il entre les deux pays des projets importants dans ce domaine ?
U.M.K.: Depuis 2013, quatre centrales solaires de 85 MW ont été réalisées par l'entreprise allemande Belectric. La même entreprise est partenaire d'une société algérienne pour un projet d'hybridation á Tindouf. Une autre entreprise allemande a récemment participé á l'appel d'offres de 150 MW de la CREG. Le lot a été gagné par un autre soumissionnaire mais cela montre l'intérêt que les entreprises allemandes portent aux appels d'offres lancés en Algérie. A côté de ces engagements du secteur privé, nous organisons ensemble des échanges au niveau gouvernemental et ce 28 novembre a eu lieu à Alger la deuxième journée de l'énergie algéro-allemande. On y a discuté les thèmes de l'intégration des centrales solaires au réseau électrique, la digitalisation du secteur énergétique, la gestion des pics de demande électrique ou encore des audits énergétiques au sein dentreprises.
Q.O.: Desertec est ce projet qui a fait beaucoup parler de lui. Il devait être porté par un important consortium marqué par une forte coopération algéro-allemande. Pourquoi a-t-il été abandonné ? Qu'est-ce qui a empêché sa réussite ? L'Algérie et l'Allemagne pourraient-elles rééditer l'initiative et la réussir ?
U.M.K.: Le projet «Desertec» était une idée formidable et visionnaire. Il s'est heurté à un nombre de circonstances contraignantes en 2011 / 2012 aussi bien à l'intérieur de l'Europe qu'autour de la Méditerranée. Mais la vision reste intacte : faire fructifier la ressource solaire du Sahara pour la production d'énergie verte. Ces dernières années, les nouvelles technologies ont fait des progrès substantiels et de par mes contacts avec Berlin et Bruxelles j'ai eu l'impression que la vision de Desertec est en train de revenir sur le devant de la scène.
Q.O.: Les expulsions d'Algériens en masse de l'Allemagne vers l'Algérie particulièrement en 2018 ont été condamnées par des organismes nationaux des droits de l'Homme. Qu'est-ce qui empêche les deux pays à régler cet épineux dossier qui date pourtant de plusieurs années ? Pourquoi n'y a-t-il jamais eu d'accords à cet effet ?
U.M.K.: Selon nos statistiques sur les expulsions de citoyens algériens de l'Allemagne, le terme «expulsions massives» est loin de la réalité. En 2018, environ 1.000 citoyens algériens résidant illégalement en Allemagne devaient être renvoyés en Algérie. Tous ne sont pas réellement rentrés. Pas mal de personnes échappent à leur rapatriement et se font oublier. Environ 500 personnes seulement ont été rapatriées en 2018. En outre, environ 260 personnes sont rentrées volontairement en Algérie.
Il n'y a vraiment pas d'expulsion massive. Les rapatriements sont par ailleurs réglementés sur la base d'un accord de 1997 et se réalisent en très bonne coopération entre nos deux services de police. La coopération dans le cadre du programme de retour volontaire - OIM - en Algérie se poursuit également. La grande majorité des rapatriés volontaires OIM vient d'Allemagne.
Q.O.: L'Allemagne a-t-elle elle aussi durci les conditions d'octroi du visa et d'entrée des Algériens sur son territoire comme l'a fait la France ces dernières années ? Pourquoi ce rejet européen des Algériens très souvent pour des motifs irraisonnables ? N'est-il pas contraire au principe de la libre circulation des personnes tant cher à l'Europe des libertés ?
U.M.K.: L'Allemagne n'a pas durci les conditions d'obtention de visas pour les Algériens, cela ne serait pas possible unilatéralement. Les règles régissant la demande et la délivrance de visas de court séjour sont régies par le code des visas qui s'applique dans l'ensemble de l'espace Schengen et garantit des règles uniformes en matière de procédure de délivrance des visas à l'étranger.
D'un point de vue purement humain, je peux tout à fait comprendre que de nombreux Algériens jugent négativement le processus complexe et fastidieux de la demande de visa et se sentent parfois personnellement désavantagés. Malheureusement, le monde est fait ainsi.
À l'ère des grandes disparités et en même temps d'une disponibilité mondiale de l'information, les citoyens ne comparent plus leur niveau de vie à celui de leurs voisins comme ils l'ont fait dans le passé, mais à celui dans les pays riches ou plutôt à ce qu'ils s'imaginent. Je pense que même les Algériens trouveraient indésirable une situation générale dans laquelle chacun peut se rendre et s'installer dans un autre pays sans autres formalités. Le défi consiste à rendre justice aux personnes qui ont réellement le droit d'asile, à prévenir la migration irrégulière et à promouvoir la migration légale, par exemple aux fins de voyages d'affaires, de tourisme, d'études, de travail, de visites familiales, etc. Malheureusement, cela n'est pas possible sans procédures administratives correspondantes. Une prévention efficace de la migration irrégulière est aussi très importante pour l'acceptation de la migration légale par les sociétés dans les pays de destination. La «liberté de circulation» que vous avez mentionnée est en effet un principe fondamental de l'UE.
Cependant, elle ne s'applique qu'entre les États membres de l'UE et est remise en question lorsque les gens constatent une migration au-delà de ce qu'ils considèrent acceptable. Par exemple, au Royaume-Uni, l'impact de la libre circulation des personnes a joué un certain rôle dans la voie vers le Brexit.
Q.O.: L'Allemagne a toujours œuvré pour l'ouverture de centres de transit dans des pays de la rive sud de la Méditerranée, en Algérie entre autres, pour bloquer les flux migratoires africains vers l'Europe. A-t-elle réussi à convaincre des pays de la région de le faire ?
U.M.K.: Le Conseil européen du 29 juin 2018 a décidé d'examiner la faisabilité des centres de détention dans les pays tiers, en étroite coopération avec ces derniers, avec le HCR des Nations Unies et l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). La proposition consiste à ce que les personnes puissent demander l'asile dans une dite « plate-forme de débarquement », c'est-à-dire, avant d'arriver dans un État membre de l'UE et qu'ils peuvent entrer dans l'UE ou rentrer dans leur pays, selon qu'ils remplissent ou non les conditions requises pour bénéficier de la protection. Bien entendu, la première condition requise pour les «centres de transit» est la volonté des pays tiers d'accueillir les plates-formes de débarquement. Les pays d'Afrique du Nord ont rejeté cependant cette proposition.
Q.O.: Vous avez déclaré en octobre dernier que « pour l'Allemagne, l'Algérie est un partenaire de première importance en Afrique du Nord, notamment en raison de son rôle stratégique dans la région et de ses efforts pour la paix et la stabilité. » Comment se traduit ce partenariat en matière de lutte antiterroriste ?
U.M.K.: La lutte contre le terrorisme nous concerne tous. Une approche internationale et multilatérale s'impose. Sur cet axe, la coopération institutionnalisée entre les autorités algériennes et allemandes témoigne d'un haut degré de confiance mutuelle. Sur un autre volet, l'Algérie accueille le «Centre africain d'études et de recherche sur le terrorisme (CAERT)», l'organisme spécialisé au sein de l'Union africaine.
L'Allemagne soutient le CAERT avec des équipements techniques et des experts allemands viennent régulièrement à Alger pour y mener des formations bien spécifiques dans le cadre de la lutte antiterroriste régionale.
Q.O.: Plus haut, vous faites savoir que depuis cette année, l'Algérie et l'Allemagne co-président ensemble le groupe régional de l'Afrique de l'Ouest au titre du forum pour le contre-terrorisme global ». En quoi et comment ce groupe pourrait-il aider dans l'amélioration des conditions sécuritaires en Libye, au Mali ou dans toute la région?
U.M.K.: Ce forum donne lieu à une réunion plénière et trois ateliers de travail chaque année. La session plénière définit les besoins spécifiques des pays de la région, et les ateliers sont conçus pour réunir les experts «du terrain». Ils traitent donc des sujets «sur mesure » pour en dégager une valeur ajoutée effective.
Les experts échangent leurs expériences pratiques dans différents domaines: combattants terroristes étrangers, financement du terrorisme et de la criminalité organisée, sécurité des frontières et coopération transfrontalière. Un élément clé en est la contribution à la formation des capacités.
Q.O.: Vous avez aussi affirmé que le « hirak réveille de temps en temps en vous une période passionnante vécue il y a 30 ans en Allemagne ». Où se rejoignent les deux peuples dans leur quête du changement ?
U.M.K.: Ce qui caractérise le «hirak» en Algérie, c'est son pacifisme, sa persévérance et sa large participation. La «silmiyya» des manifestants me rappelle les manifestations pacifiques de masse qui ont eu lieu en Allemagne de l'Est, il y a 30 ans, lorsque le slogan était: «pas de violence ». L'autre slogan des manifestants allemands de l'Est «nous sommes le peuple» est aussi pas loin d'un autre slogan du «hirak», la revendication des articles 7 et 8 de la Constitution.
Mais dans l'ensemble, les manifestations de masse en Allemagne de l'Est se sont déroulées dans un environnement très différent et beaucoup plus fragile : dans un État économiquement en faillite, qui ne pouvait plus compter sur le soutien de son principal garant, l'Union soviétique, et où dans les pays voisins, en Hongrie, et particulièrement en Pologne, les régimes avaient déjà commencé à s'ouvrir prudemment à la démocratie. A cela s'ajoutait en 1989 l'exode massif de citoyens de la RDA via la Hongrie et la Tchécoslovaquie, d'où ils n'étaient plus renvoyés en RDA. Au total, plus de 100.000 personnes ont ainsi quitté la RDA avant la chute du Mur de Berlin. Il y avait une opposition politique organisée clandestinement depuis des années dans laquelle les deux églises jouaient un rôle important et qui disposait d'une autorité morale suffisante pour agir comme représentant du mouvement citoyen.
Q.O.: Vous avez précisé cependant que, « certes, l'Algérie n'est pas l'Allemagne et chaque changement diffère d'un autre ». Comment vous imaginez-vous l'Algérie post « hirak »?
U.M.K.: Je crois que le «hirak» a changé l'Algérie de manière durable. Lorsque je parle aux gens ici, que ce soit ceux qui soutiennent les élections du 12 décembre ou ceux qui souhaitent une «transition», je suis toujours impressionnée par l'optimisme et l'assurance qu'ils laissent sentir.
Evidemment, les gens ont acquis une certaine confiance en soi politique grâce au «hirak». Ils ont appris qu'il est possible d'aller massivement dans les rues chaque semaine, qu'il est possible de rester pacifique; qu'au-delà de l'appartenance à la famille, aux amis et à la région, un espace public plus grand est créé, notamment pour les femmes.
Et ils ont constaté que le «système» réagissait à leurs revendications. Les gens sont très patriotiques, ils sont fiers d'eux-mêmes et voient leur engagement dans une sorte de prolongement du passé héroïque de leur pays.
Le «hirak» a libéré beaucoup d'énergie positive, et je souhaite aux Algériens que leurs futurs dirigeants trouvent le moyen d'employer cette énergie positive avec sagesse pour relever les défis difficiles auxquels le pays est confronté, c'est-à-dire pour les réformes politiques et économiques.
Comment l'énergie positive peut-elle se déployer et devenir efficace ? Je pense: on a besoin d'un climat d'apaisement et de confiance et d'un dialogue authentique.
Q.O.: Le monde s'est essayé à la social-démocratie, à la démocratie libérale, au patriotisme, au nationalisme, à l'idéologie mondialiste, au multilatéralisme et autres à un régime parlementaire, à un autre présidentiel, mais rien ne semble lui éviter les perturbations politiques, des crises économiques et sociales, la violence, les guerres. Y aurait-il à votre avis un juste milieu qui ne le ferait pas chavirer d'un côté ou d'un autre que ses gouvernants n'ont pas encore réussi à trouver ?
U.M.K.: Je suis convaincue que lorsqu'on demande à des personnes dans le monde entier, dans des différents pays et des différentes cultures, comment elles aimeraient bien vivre, leurs réponses seraient assez similaires, et elles iraient toutes dans le sens des droits de l'homme, d'un Etat de droit et de la démocratie, même si ces termes ne sont pas utilisés expressément.
Les gens veulent une certaine autodétermination personnelle, ils veulent que le même droit s'applique à tout le monde et ils veulent participer aux décisions qui les concernent. Tout cela, bien sûr, sur la base d'une sécurité personnelle et d'un bien-être du moins modeste. Et rappelons-nous aussi qu'un bon développement économique dépend essentiellement d'un Etat de droit. De mon point de vue, l'importance de l'Etat de droit ne peut être surestimée. Le droit est fondamental pour la paix sociale.
Pour réaliser tout cela, il faut une culture politique où l'idée du bien commun doit être centrale et où le combat politique ne soit pas compris comme une sorte de combat de gladiateurs sous le slogan «the winner takes it all» (le vainqueur prend tout), mais comme une compétition pour trouver les meilleures solutions aux problèmes existants.
Ce qui rend la situation si difficile aujourd'hui, c'est que, tandis que nous vivons encore dans des États-nations, la mondialisation a créé de nombreux problèmes qui nous affectent dans notre vie quotidienne : pression de concurrence, instabilité des marchés financiers, inégalité sociale croissante, des systèmes de sécurité sociale remis en question, mouvements migratoires, etc.
Ces problèmes ne peuvent être surmontés qu'à travers une coopération internationale. L'isolement n'aidera pas.
Q.O.: L'Allemagne plaide tout autant que la France pour une armée européenne. A quoi sert-il alors que les deux pays soient membres de l'OTAN ? L'Organisation atlantiste serait-elle arrivée à sa fin ? Les attaques frontales du président américain contre la chancelière allemande l'année dernière au sommet de l'OTAN à Bruxelles n'ont-elles pas engendré des fractures importantes au sein de l'Alliance ?
U.M.K.: Nous, les Européens, devrons à l'avenir assumer davantage de responsabilités pour notre sécurité. C'est pourquoi, avec la France, nous travaillons sous haute pression pour construire une Europe qui collabore étroitement dans la politique de sécurité. Pour l'Allemagne, la cohésion indéfectible de l'OTAN est indispensable. Sans les Etats-Unis, ni l'Allemagne ni l'Europe ne pourront se protéger efficacement. Nous voulons une Europe forte et souveraine appartenant à une OTAN forte.
Q.O.: Pourquoi l'Algérie en particulier et la Tunisie si besoin, ne sont pas invitées à la réunion de Berlin sur la crise en Libye. Serait-il normal que l'Algérie particulièrement qui a de très longues frontières avec la Libye ne soit pas conviée comme pays observateur à ce conclave berlinois ? Pourriez-vous nous en donner les raisons ?
U.M.K.: Ledit processus de Berlin vise à aider le représentant spécial des Nations Unies pour la Libye, Dr. Ghassan Salame, à créer les conditions-cadres adéquates pour un processus politique inter-libyen sous la médiation de l'ONU. Ceci est l'objectif d'une conférence internationale, qui doit avoir lieu le plus tôt possible, à condition que des progrès suffisants en terme de substance soient réalisés. Jusqu'à présent, aucune date n'a été fixée pour la conférence. Je ne peux donc pas confirmer que l'Algérie et la Tunisie ne sont pas invitées, puisqu'aucune invitation à cette conférence n'a été encore émise.
Il y a eu des discussions préliminaires dans le cadre des préparatifs d'une éventuelle conférence, tant bilatérale que multilatérale, également avec l'Algérie et la Tunisie. Ces entretiens ont clairement montré qu'il existe encore des positions très différentes au sein de la communauté internationale à l'égard de la Libye. Pour cette raison, je ne peux commenter à l'heure actuelle le contenu ni les formats des participants de ces entretiens préparatoires. Cependant, ce que je peux vous dire, c'est que l'Allemagne est consciente de l'importance de l'Algérie dans le dossier libyen et respecte cela.
Q.O.: La récente résolution du Parlement européen sur la situation politique en Algérie a provoqué la colère du peuple et des gouvernants algériens qui l'ont fortement décriée et rejetée en l'assimilant à une ingérence dans les affaires internes du pays. L'Europe a-t-elle besoin, selon vous, de provoquer ce genre de conflit contre des pays comme l'Algérie avec laquelle elle est liée par un accord d'association? Peut-elle considérer qu'être partenaire avec un pays c'est de lui dicter des agendas politiques ?
U.M.K.: Je rejoins la déclaration de l'ex-Haute Représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères, Mme Federica Mogherini, datée du 28 novembre, dont je me permets de citer un extrait : «L'Algérie n'est pas seulement un pays voisin mais surtout un partenaire, politique et économique, un pays ami
Notre respect pour la souveraineté et l'autonomie de l'Algérie est totale. Il est très important que ce débat réaffirme cela de la plus forte et la plus claire des façons. C'est aux Algériens et à eux seulement de décider du présent et du futur de leur pays. Et c'est exactement pour cette raison que les Algériens doivent être libres de s'exprimer, avec la garantie que la Constitution et les accords internationaux qui ont été signés par l'Algérie soient respectés.
Il y a certains principes auxquels l'Algérie a souscrit - comme certains d'entre vous l'ont dit - d'abord et avant tout dans la Constitution algérienne, mais aussi dans les accords internationaux et dans l'accord d'association que l'Algérie a avec l'Union européenne. Ces principes incluent toutes les libertés fondamentales, y compris les libertés politiques, la liberté d'expression, le droit de réunion pacifique et la liberté de la presse. Les libertés garanties par la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui est la pierre angulaire de notre accord d'association. Dans l'état actuel des choses, il est important que tous les différents acteurs en Algérie puissent jouir de ces droits». A cela je n'ai rien à ajouter.
Le forum France Algérie, présidé par Farid Yaker, organise à Paris le 11 décembre, une conférence avec Agnès Spiquel et Christian Phéline auteurs d’un livre: « Sur les pas de Camus ». Une chronique signée par Chérif Lounès
Ce petit livre propose une exploration d’Alger avec pour guide Albert Camus, sa vie, ses écrits, ses amis, tant algériens qu’européens. A l’heure où le peuple algérien a déclenché depuis le vendredi 22 février 2019 une nouvelle révolution en vue de mettre fin au système mis en place en 1962 par un clan du FLN qui l’a privé de liberté, il importe de revisiter les écrits de Camus. Il apparaîtra ainsi à tout un chacun que l’’écrivain prix Nobel de littérature était un visionnaire en avance sur son temps et dont les positions furent rejetées par les extrêmes des deux côtés : celui des colons et celui du FLN. Tout d’abord Camus « ne pouvait pas cautionner ceux qui tuaient sans distinction des civils arabes et français, femmes et enfants, au nom d’une telle cause.*». Voici ce qu’il écrivait : « Ce terrorisme est un crime, qu’on ne peut ni excuser ni laisser se développer. Sous la forme où il est pratiqué, aucun mouvement révolutionnaire ne l’a jamais admis … Quelle que soit la cause que l’on défend, elle sera toujours déshonorée par le massacre aveugle d’une foule innocente ou le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant.*». (A.C dans « Avant Propos », O.C. IV, p.300). Ensuite, pour Albert Camus, qui dès les années trente dénoncera la misère en Algérie en particulier en Kabylie, « L’erreur du gouvernement français depuis le début des événements a été de ne jamais rien distinguer, et par conséquent de ne jamais parler nettement, ce qui autorisait tous les les scepticismes et toutes les surenchères dans les masses arabes. Le résultat a été de renforcer de part et d’autre les factions extrémistes et nationalistes.*». (A.C : « Algérie 1958 », in O.C.IV, p.390). Enfin, rappelons sa proposition d’une Fédération plaidée en vain même si au départ son idée avait été partagée par Farhat Abbas, Messali Hadj ou le cheikh El Okbi à la tête de l’association des Oulémas qu’Albert Camus aimait fréquenter au Cercle du Progrès à Alger. Voici sa position : « Le seul régime qui, dans l’état actuel des choses, rendrait justice à toutes les parties de la population m’a longtemps paru celui de de la fédération articulée sur des institutions analogues à celles qui font vivre en paix, dans la confédération helvétique, des nationalités différentes. Mais je crois qu’il faut imaginer un système encore plus original.*». (A.C, « Algérie nouvelle », in O.C. IV, p.391-392). Pour Albert Camus « ce projet fédéral ne prévoyait ni plus ni moins sur la naissance d’un Commonwealth français ancré dans une perspective euro-méditerranéenne, sans «obéir à la violence»*»: «L’Algérie verrait ainsi consacrer sa différence, en même temps que sa parenté, à l’intérieur d’une communauté en mouvement dont la destinée est de s’accorder un jour avec une Europe enfin unie. Ce jour-là, l’Algérie aurait conquis la dignité entière de la personne, qui s’est toujours définie par l’équilibre d’une autonomie et du libre-service à une collectivité.*». (A.C, «L’avenir algérien -Alger capitale fédérale », 25 juillet 1955, in O.C. III, p. 1031-1032). C’est cette « dignité entière de la personne » que recherchent les millions de manifestants algériens qui défilent depuis 10 mois dans les rues d’Algérie.
* Alessandro Bresolin, livre : « Albert Camus : l’union des différences », préface d’Agnès Spiquel, Presse Fédéraliste, septembre 2017.
Une présentation des auteurs et un débat avec le public auront lieu le 11 décembre à 19 heures à « l’Atelier » au 110, boulevard de Sébastopol ( Paris 75003). Le Forum France-Algérie est un espace de réflexion et de dialogue dont l’un des objectifs est de promouvoir l’amitié entre les peuples français et algérien. www.forumfrancealgerie.orgwww.facebook.com/forumfrancealgerie
''Il aurait été impensable que ce livre n'existe pas.Il est essentiel parce qu'il situe le 6 décembre 1989 dans l'histoire et laisse une trace aux générations futures. Un moyen de transmettre le flambeau. Il rend hommage aux jeunes femmes qui ont porté et inspiré beaucoup de monde et qui, d'où elles sont, nous incitent à être les gardiens vigilants d'une présence forte des femmes dans la société.''
-Catherine Bergeron
Présidente, Comité Mémoire
''Comment rendre l'effroi de la terrible nuit du 6 décembre 1989? Comment faire voir l'inimaginable? […] Trente ans plus tard, il faut revoir la pente et faire le chemin inverse: la remonter. Pour se remémorer ce qui a été: la tuerie de ce soir-là, mais aussi le Québec de l'époque. Pour constater qu'une fois passés le traumatisme de la tragédie et ses déchirants lendemains, il y a eu des débats et des batailles nécessaires.
Pour raviver ce qui n'est plus, mais qui aurait dû être, le vrai malheur en fait de Poly: 14 jeunes femmes remarquables qui sont tombées, coupées de leur vie, et le souvenir qu'une société privée d'elles a néanmoins sauvegardé.''
-Josée Boileau
Marc Lépine est né d'une mère québécoise, Monique Lépin, et d'un père algérien, Rachid Liass Gharbi. Alors que Marc a sept ans, ses parents se séparent et celui-ci vit ensuite avec sa mère. En 1978, il remplace son nom de Gamil Gharbi par celui de Marc Lépine, notamment, selon sa mère, « parce qu'il en avait marre de se faire traiter d’Arabe par d’autres ados ».
Born in Montreal to an Algerian father and a French-Canadian mother, Lépine was officially named Gamil Gharbi—the family name of his father, real-estate broker Rachid Liass Gharbi. He used his Arabic name in school, but family friends—including Marthe Cossette, mother of Lépine’s close childhood friend, Eric—said that he was known from an early age as Marc Lépine, taking his mother, Monique’s, surname. Lépine’s parents separated when he was 7, and he and his sister, Nadia, were raised by their mother—a nurse. Later, in a court statement that she made during divorce proceedings, Monique Lépine described her estranged husband as a brutal man who beat her and the
children and who believed that “women are servants to men.” Rachid Gharbi denied the allegation. But in 1982, at 18, his son legally changed his name to Marc Lépine.
Les témoins parlent et racontent ce qu’ils ont vu. Ce passage est tellement douloureux à lire qu’on imagine qu’il l’a été tout autant à écrire. La journaliste resitue ensuite l’attentat dans son contexte sociopolitique : dans quel Québec s’est produite cette tuerie antiféministe qui visait des étudiantes en génie ? Qui étions-nous en 1989 ? Un passage important pour ceux et celles qui n’étaient pas encore nés, comme pour ceux qui y étaient, mais ne s’en souviennent peut-être plus avec précision.
Josée Boileau revient aussi sur les différentes interprétations de la tuerie dans les médias et la société en général, sur le déni à reconnaître qu’il s’agissait d’un crime commis « contre les femmes ». Encore une fois, des passages qu’on lit les larmes aux yeux.
Le livre se termine sur une note plus lumineuse, en nous présentant les jeunes femmes assassinées afin qu’on ne les oublie pas, qu’on ne résume par leur courte existence à l’unique rôle de victimes. Qui étaient-elles ? À quoi rêvaient-elles ? Ce livre devrait être une lecture obligatoire pour tous tellement il est instructif, empreint de respect, et motivé par un désir sincère d’expliquer, de comprendre et de guérir une blessure, aussi. Un livre qui, dès sa sortie, est déjà incontournable.
Le chef d’état-major Gaïd Salah s’obstine à imposer, le 12 décembre, une présidentielle très contestée, au risque d’une abstention massive.
Détournement d’un panneau électoral, le 17 novembre à Alger (Ramzi Boudina, Reuters)
Le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major depuis 2004, a beau n’être officiellement que vice-ministre, il est bel et bien l’homme fort de l’Algérie et il entend le rester. C’est lui qui, en poussant à la reconduction du président Bouteflika pour un cinquième mandat, a jeté en février dernier des millions d’Algériennes et d’Algériens dans la rue. Ce fut le début du Hirak, littéralement le « Mouvement » contestataire, qui est entré dans son dixième mois sans montrer le moindre signe d’essoufflement. Bien au contraire, c’est l’obstination de Gaïd Salah et son refus du dialogue qui prolonge la crise et risque, lors de la présidentielle du 12 décembre, d’entraîner une abstention massive.
TOUJOURS TROP PEU TROP TARD
Le général Gaïd Salah aurait pu comprendre le caractère provocateur de la candidature de Bouteflika pour un cinquième mandat. Il l’a pourtant confirmée, malgré les foules qui ont commencé de manifester vendredi après vendredi pour rejeter un tel diktat. Il a finalement consenti à suspendre cette réélection, mais tout en maintenant Bouteflika à la présidence, une demi-mesure qui n’a évidemment pas suffi à apaiser la contestation. Ce n’est qu’en avril que Gaïd Salah a contraint Bouteflika à démissionner, à charge pour le président du Sénat, Abdelkader Bensalah, d’organiser une sortie de crise durant un intérim constitutionnel de 90 jours à la tête de l’Etat. Mais Gaïd Salah a balayé toutes les propositions, pourtant constructives, que l’opposition mettait en avant pour aller vers une authentique transition.
Le chef d’état-major porte ainsi l’entière responsabilité du vide constitutionnel dans lequel il a plongé l’Algérie depuis le mois de juillet. Bensalah continue d’exercer un intérim présidentiel de fait, plutôt que de droit, depuis l’expiration de son mandat légal. Gaïd Salah, non content de refuser tout geste d’apaisement, a tenté d’étouffer la contestation par l’arrestation de plus d’une centaine de détenus d’opinion et par des restrictions croissantes aux libertés de manifestation, de réunion et d’expression. Affichant publiquement son arbitraire, le chef d’état-major a décidé la tenue d’un scrutin présidentiel avant la fin de l’année, décision que les branches exécutives et législatives des institutions de façade se sont empressées d’appliquer. D’où cette échéance du 12 décembre, dont Gaïd Salah espère la restauration du confortable statu quo où un président civil et élu lui laisse la réalité du pouvoir en Algérie.
UN REFUS POPULAIRE ET MASSIF
Rares sont les Algériens à s’interroger pour savoir qui sera leur prochain chef d’Etat en titre. Même le débat télévisé entre les cinq candidats (dont deux anciens Premiers ministres de Bouteflika et deux de ses anciens ministres) n’a pas relancé une campagne ostensiblement boycottée par la population. Le seul véritable enjeu de la présidentielle du 12 décembre sera l’ampleur de l’abstention, tant le vote ce jour-là est de plus en plus assimilé à un acte anti-patriotique. C’est proclamé en français sur le panneau électoral détourné en photo ci-dessus, avec en arabe cet engagement: « Pas d’élections avec les bandes ». Ce slogan a résonné avec force toutes ces dernières semaines dans les rues d’Algérie, la clique au pouvoir étant stigmatisée comme un agrégat de « bandes » manipulatrices et corrompues. C’était particulièrement vrai lors des appels à une « nouvelle indépendance » qui ont scandé les défilés du 1er novembre, vendredi où le Hirak s’est réapproprié l’anniversaire du déclenchement en 1954 de la guerre de libération anti-coloniale.
Contesté sur le terrain même de sa légitimité, le général Gaïd Salah s’épuise à dénoncer, lui aussi, une « bande » aux obscures ramifications internationales qui chercherait à déstabiliser l’Algérie. Il a d’ores et déjà décrété que la participation à la présidentielle serait « massive », s’exposant à un désaveu cinglant de sa propre personne en cas d’abstention spectaculaire. Il a publiquement donné, le 4 décembre, des « instructions fermes » aux forces armées et aux services de sécurité pour « empêcher quiconque de perturber ce processus électoral de quelque manière que ce soit ». La veille, le ministre de l’Intérieur avait, devant le Sénat, qualifié les contestataires de « faux Algériens, traîtres, mercenaires, pervers et homosexuels ». Malgré le tollé provoqué par de telles insultes, le ministre a maintenu ses injures dans une nouvelle charge à l’encontre des « relais de la France coloniale ». Le discours menaçant de Gaïd Salah et les insanités proférées par son ministre révèlent le trouble qui a gagné la clique au pouvoir face au risque désormais très sérieux d’une élection vidée de sens comme de portée.
Le 12 décembre, nul ne sait si les Algériens iront vraiment voter. Il est revanche certain que le 13, ils seront toujours aussi nombreux à manifester, comme tous les vendredis, pour exiger leur droit à une transition effective vers une authentique démocratie. Espérons que Gaïd Salah entendra cette fois le message, quel que soit le nom du président aussi mal « élu ».
La plupart des hommes qui ont participé à la guerre d’Algérie comme militaires du contingent ne connaissaient ni le pays ni ses habitants. Tous, en revanche, avaient connu la guerre enfants : les métropolitains, lors des combats de 1940 ou de 1944-1945 ou quand la guerre était devenue synonyme d’occupation allemande ; les Français d’Algérie aussi, à partir du débarquement anglo-américain de novembre 1942. Pour les plus jeunes, nés entre 1939 et 1943, cette guerre était surtout une guerre racontée par les proches, rares en étaient les souvenirs personnels. Pour les autres, les plus nombreux, nés entre 1930et 1939, des rappelés du début des premières années de la guerre aux contingents envoyés massivement et rapidement – après une période de classes de plus en plus réduites – dans les années 1958-1960, la guerre était d’abord une expérience vécue enfant, à laquelle avaient pu participer des parents, des grands frères.
2 Devenus jeunes adultes, qu’ont-ils retrouvé de cette guerre dans leur aventure algérienne ? Comment les « opérations de maintien de l’ordre » qu’ils furent appelés à mener en Algérie contribuèrent-elles à leur identité masculine ? L’armée et la guerre sont en effet deux grandes pourvoyeuses de modèles masculins. Or la guerre d’Algérie fut caractérisée par de multiples décalages entre les constructions imaginaires militaires et les réalités du terrain. Plutôt que d’avoir contribué à forger des hommes, ces « événements d’Algérie » paraissent surtout avoir mis à l’épreuve les modèles masculins existants.
3 Les décalages furent d’emblée présents, dès la réception de la feuille de route. Les appelés étaient invités à faire leur service national, un service militaire auquel il était quasiment impossible de déroger. L’objection de conscience n’était pas reconnue à cette époque et les cas de refus ou d’insoumission étaient extrêmement rares : punis de peines de prison, ils ne dispensaient en outre pas de devoir répondre à l’appel une fois la peine purgée. Quant aux exemptions, elles étaient plus difficiles à obtenir à mesure que la guerre requérait de plus en plus d’hommes1. Le conseil de révision, quant à lui, ne fut supprimé qu’en 1966. De toute façon, la conscription n’était pas remise en cause par les Français : elle était non seulement une nécessité et une obligation mais aussi une étape que l’on attendait, un passage vers une identité masculine confirmée socialement. Or ce service national en temps de troubles conduisit les appelés à être envoyés, dans leur grande majorité, en Algérie pour une mission de maintien de l’ordre dont les caractéristiques – au premier rang desquelles l’exposition à des dangers mortels – témoignaient rapidement du caractère particulier.
4 La préparation militaire restait pourtant largement éloignée de ces dangers. Elle continuait à assurer son rôle rituel et attendu, à fabriquer des hommes en transmettant et en laissant transmettre certaines valeurs associées à la virilité. Selon Michel Bozon, « l’armée est utilisée comme une réserve de symboles, permettant aux conscrits de rendre un culte à la virilité »2. Les jeunes gens ayant accompli leur service militaire étaient, comme depuis quatre générations, « bons pour le service » c’est-à-dire « bons pour les filles »3. L’incorporation sous les drapeaux était un moment important de la vie, une étape sanctionnée socialement de l’entrée dans l’âge adulte qui ne correspondait ni à l’âge de la majorité, ni à celui de l’entrée sur le marché du travail4. Les classes fonctionnaient comme une période d’initiation pendant laquelle les conscrits étaient coupés de leurs ancrages habituels, immergés dans un monde nouveau, exclusivement masculin : caractéristique signalant mieux que tout autre la rupture avec le monde civil5.
5 Du point de vue de l’institution, il s’agissait d’« apprendre à être un combattant et un citoyen », l’instruction civique pouvant « convaincre des nécessités du combat »6. Si les militaires se voyaient présenter les enjeux du maintien de l’ordre en Algérie, de nombreux témoignages attestent aussi de leur désarroi lors de leur arrivée sur le terrain algérien et du décalage violemment ressenti entre la période d’instruction et la guerre à mener. La nécessité d’une formation à la contre-guérilla s’imposa pourtant progressivement à l’État-Major et fut proposée aux conscrits. Mais le besoin croissant en hommes réduisit la période d’instruction et accentua souvent le sentiment d’être mal préparé.
6 De fait, avant leur arrivée en Algérie, les conscrits eurent peu l’occasion de réaliser à quel point ce qu’ils allaient connaître là-bas serait différent des images qu’ils pouvaient avoir de la guerre. Celles-ci leur avaient été transmises par les canaux familiaux, scolaires, patriotiques. Elles reposaient sur la célébration des poilus de la Grande Guerre, sur le rappel de la mobilisation en 1939 et, éventuellement aussi, sur la glorification des actes de résistance de la Deuxième Guerre mondiale. Chaque génération devait payer son tribut : chaque homme se devait de revêtir l’uniforme combattant7. Or, si les « événements d’Algérie » offrirent à une génération l’occasion de s’inscrire dans une filiation masculine marquée du coin de la guerre, cette filiation était d’emblée gauchie, comme au rabais depuis le glorieux sacrifice des grands-pères. Après la « drôle de guerre » des pères en 1940, ces jeunes gens partaient pour une guerre qui n’en portait même pas le nom. Ils se voyaient ainsi refuser symboliquement un pied d’égalité avec leurs prédécesseurs ; l’idée d’une génération du feu algérienne était écornée par avance.
7 En Algérie pourtant, ces soldats eurent à affronter ennemis et dangers, à exposer leur vie pour défendre un territoire : la guerre semblait bien là. Plus complexe que les guerres imaginées ou proposées par l’institution militaire, elle mit à l’épreuve les valeurs partagées par les jeunes militaires français.
8 Affrontement entre hommes, la guerre en Algérie retrouvait des allures de combats virils dans lesquels la technique et l’armement n’étaient pas l’ultime réponse. Pendant de longues années, la supériorité matérielle française tout à fait écrasante ne vint pas à bout des combattants algériens. Malgré un armement rudimentaire, des difficultés d’approvisionnement grandissantes – jusqu’au tarissement quand les frontières marocaines et tunisiennes furent fermées quasiment hermétiquement par des barrages électrifiés –, les maquisards algériens représentèrent toujours un danger pour les troupes françaises. Ce danger était précisément lié à leur capacité à se battre, synonyme dans ce cas de leur engagement physique et de leur résistance. Bien que rare dans les faits, le corps à corps était en définitive l’incarnation fantasmatique du danger que représentaient les maquisards pour les militaires français. Privé de sa carapace technique, le soldat français avait tout à redouter du combattant algérien. Celui-ci lui était décrit comme redoutable et sanguinaire. Les Français ne pouvaient pas s’attendre à être faits prisonniers : ils avaient été informés que le FLN n’en faisaient pas et que des mutilations avaient été infligées aussi bien à des civils algériens ou français qu’à d’autres militaires comme eux. Dès le début de l’engagement massif du contingent, la médiatisation de l’embuscade dans laquelle périrent 19 jeunes rappelés contribua à ancrer dans le réel les représentations fantasmatiques associées aux Algériens depuis plusieurs générations. Les victimes de Palestro avaient été émasculées. Leurs assassins avaient ensuite pris soin de leur mettre les organes génitaux dans la bouche. La virilité des combattants français était explicitement visée et bafouée. La guerre était, pour les Algériens engagés dans la lutte pour l’indépendance, une restauration de leur honneur c’est-à-dire une reconquête de leur virilité. Par de tels affronts post-mortem, ils réinscrivaient le combat dans une rivalité fondamentale entre hommes et imposaient aux Français leurs codes.
9 Les émasculations fascinèrent les Français : elles focalisèrent l’angoisse de la mort en la déplaçant du côté du barbare, du sauvage. Le combat n’était plus seulement vu comme une lutte pour la vie dans laquelle il fallait tuer ou être tué. Il devenait, du point de vue français aussi, une lutte pour l’honneur, pour la sauvegarde de sa virilité – ce qui pouvait s’exprimer par le désir de venger un copain mort et émasculé ou par une simple anticipation de ce danger. Le caractère abominable des émasculations fut utilisé par les autorités françaises dans l’action psychologique destinée aux militaires. Les mutilations dont se rendaient coupables les nationalistes envers les individus récalcitrants à leur nouvel ordre social et politique contribuèrent aussi à enraciner cet imaginaire effroyable. Ainsi le FLN se livra à une campagne de boycott du tabac, symbole du colonialisme. Il s’agissait en fait autant de s’assurer le contrôle sur la population algérienne en lui désignant comme interdite une de ses activités quotidiennes : fumer ou priser. Les contrevenants furent terriblement sanctionnés par la mutilation du nez ou des lèvres.
10 En réalité, le combat auquel étaient conviés les militaires français ne leur convenait pas. Il ne prenait pas les formes des guerres traditionnelles, celles qu’on leur avait racontées enfant, celles qu’ils avaient pu imaginer. La « pacification », pourtant, était bien une guerre mais d’un genre spécial. Côté français aussi, les exigences étaient déroutantes : il fallait sécuriser des fermes, redresser des poteaux télégraphiques coupés, ratisser de vastes régions sans jamais croiser âmes qui vivent ou rarement, contrôler des cartes d’identité, fouiller des maisons et des gens, interroger aussi, torturer enfin. Il fallait encore mettre en place des cours pour les enfants, distribuer de l’aide médicale, organiser le regroupement de populations contraintes de quitter leurs habitations pour accroître l’efficacité des opérations militaires françaises.
11 Au milieu de toutes ces fonctions, l’identité guerrière se trouvait malmenée. Certains s’en trouvèrent soulagés, préférant faire l’école à faire la guerre. D’autres durent composer avec ces opérations qui, tout en exposant véritablement la vie des hommes, ne leur assuraient pas la rétribution symbolique de ceux qui avaient été au feu. Dans cette guerre non avouée, les décorations elles-mêmes ne portaient pas leur nom : la « croix de la valeur militaire » venait remplacer les « croix de guerre » des autres conflits. Pourtant, une citation telle que celle décernée à ce lieutenant d’un régiment d’artillerie, et lui valant une croix de la valeur militaire étoile vermeil, témoignait d’authentiques faits de guerre : « Remarquable entraîneur d’hommes, son sens du combat et son expérience du renseignement lui ont valu des résultats importants dès les premières opérations de son unité. S’était déjà signalé du 17 au 20 mars 1959, en démantelant l’OPA adverse du douar Z. dont 54 membres furent arrêtés, parmi lesquels 5 chefs locaux. S’est de nouveau distingué le 4 avril 1959 au douar S. Après une action soutenue de trois jours, a surpris un groupe d’adversaires retranché. A abattu 11 rebelles et en a capturé 16 »8.
12 Si les Français étaient rarement engagés dans des opérations de guerre classiques supposant qu’un camp s’oppose à l’autre, ils apprirent en revanche à se méfier progressivement de dangers insoupçonnés : un enfant pouvait être un indicateur, une femme pouvait porter une bombe dans son couffin, un vieillard dissimuler un fusil de chasse sous sa djellaba. L’ennemi se diffractait en mille visages ; la guerre perdait son unité ; les jeunes Français durent apprendre à composer leur identité militaire et masculine à partir des différents rôles qui leur étaient proposés par les événements. Étudiant les photographies prises par certains de ces hommes, Claire Mauss-Copeaux a repéré la coexistence de plusieurs identités, une manière de jouer sur les codes puisque ces « opérations de maintien de l’ordre » en Algérie n’offraient pas aux conscrits la possibilité de revêtir pleinement le costume du guerrier9. Les photos les montrent tantôt en uniforme, posant sagement pour une photo rituelle, attendue, qui pourra venir orner le buffet familial, tantôt plus débraillés, affairés à accomplir quelques travaux domestiques ou à jouer pour tromper l’ennui. Sur certaines, ils choisirent de poser avec leur arme : main tenant leur pistolet mitrailleur ou posée sur leur canon. C’étaient presque des armes de parade, renvoyant l’image d’une guerre connue, rassurante à sa manière. Et il s’agissait aussi de parade virile : les fusils étaient brandis, les canons exhibés pour attester d’une identité guerrière que la nature même des opérations accomplies en Algérie remettait en cause quotidiennement.
13 La plupart des militaires du contingent en effet ont rarement été engagés dans des combats puisque l’armée organisa peu à peu une division des tâches, réservant aux parachutistes et aux légionnaires le contact volontaire avec les troupes ennemies. Cependant des appelés servirent dans les régiments parachutistes, dans la 25e division parachutiste en particulier, dans le Constantinois. Leur expérience de la guerre fut très différente de celle des autres militaires : leur quotidien fut fait de marches souvent éreintantes, de bivouacs et d’opérations répétées. Même s’ils étaient peut-être moins choyés que ceux de la 10e Division parachutiste où s’illustrait en particulier le régiment du médiatique lieutenant-colonel Bigeard, les appelés parachutistes bénéficièrent comme les autres d’une aura indéniable dans l’armée d’Algérie. Ils étaient les militaires par excellence et occupaient le sommet d’une hiérarchie virile pas toujours implicite. Ainsi, lors de la remise du brevet parachutiste, l’officier faisait mettre les hommes à genoux leur ordonnant « à genoux les gonzesses » avant de signifier à ceux qui avaient réussi l’épreuve du saut : « Debout les hommes ». Les autres restaient à genoux, et attendraient leur affectation dans une autre arme en accomplissant les corvées10.
14 Ainsi, sans même considérer les différences existant entre marins, aviateurs et biffins, une hiérarchie existait bien entre les armes, entre les régiments voire entre les unités. Les soldats la connaissaient et participaient au moins à sa perpétuation. Tel appelé qui, le temps d’une photo, se coiffait du béret parachutiste, signifiait son allégeance à l’échelle des valeurs partagées de l’armée en Algérie. Dans les faits, la tenue des parachutistes, plus confortable, plus sexy aussi, leur était enviée, leur béret était copié mais leur sort concret n’était pas forcément désiré.
15 À l’autre bout de l’échelle virile, la culture militaire place traditionnellement les civils. En Algérie, il fallait distinguer les Français des Algériens. En l’occurrence, les Français d’Algérie étaient souvent englobés dans des discours collectifs qui témoignaient surtout d’une méconnaissance de ces gens par les militaires du contingent. En effet, la guerre avait conduit de nombreux colons à quitter leurs terres pour se réfugier en ville : dans le bled, les soldats français n’avaient que très rarement l’occasion d’en croiser, a fortiori d’en rencontrer11.
16 En revanche, ils côtoyaient la société algérienne et l’observaient. Leur effarement devant la misère se teintait souvent d’indignation quant au statut des femmes. Alors que l’action psychologique française insistait largement sur ce que la France pouvait apporter de positif aux femmes algériennes, représentées comme opprimées par un système patriarcal les privant de libertés, les jeunes gens arrivés de France constataient que les femmes étaient soumises à la loi des hommes et maintenues dans un statut de mineures – ce que, soit dit en passant, la loi française entérinait au moins en partie12. J’ai ainsi entendu plusieurs fois racontée la scène suivante : un militaire regarde un couple transportant des provisions. La femme marche à côté d’un âne chargé, sur lequel le mari est assis. Selon les versions, le militaire intervient alors en demandant à l’homme de descendre et de céder sa place ou n’intervient pas malgré sa désapprobation. Dans tous les cas, le constat était le même : le statut des femmes en Algérie était un des signes tangibles de l’arriération de la société, une preuve de la légitimité de la présence coloniale ou, pour les plus critiques, une preuve de son incapacité à changer les choses. Les militaires français se présentaient alors comme les défenseurs des femmes algériennes, voire comme leurs protecteurs. Le narcissisme masculin était alors doublement conforté, vis-à-vis des femmes, installées dans une position de victimes à protéger ou à défendre, et vis-à-vis des hommes algériens à qui était dénié ou retiré un des fondements de leur pouvoir et de leur honneur.
17 Face à ces intrusions intéressées dans son ordre, la société algérienne resta largement soudée. L’action psychologique française n’eut qu’une efficacité extrêmement marginale. En revanche, la guerre elle-même malmena cette société, la désorganisa en partie. Les femmes s’y trouvèrent impliquées très largement et de plus en plus à mesure que les hommes devenaient la cible de la répression, étaient prisonniers dans des camps ou partis au maquis. Leur rôle dans le combat pour l’indépendance bouscula en partie les répartitions traditionnelles des espaces et des activités assignés aux deux sexes. Il perturba aussi la perception que les Français avaient de la guerre et mit à mal un modèle combattant fondé sur une séparation nette des sexes, la guerre se menant entre hommes, les femmes étant exclusivement cantonnées à un rôle de victimes, quel que soit le camp considéré. L’engagement des femmes dans la guerre éclata au grand jour avec la révélation que des jeunes femmes, vêtues à l’occidentale, avaient posé des bombes dans des endroits fréquentés par des Français, à Alger, en 1957. Il prit aussi les formes, plus discrètes, de tâches de ravitaillement, de liaison, d’hébergement, etc13. Ainsi, alors même que les affrontements entre combattants se faisaient rares, à mesure que la stratégie du général Challe portait ses fruits, les Français eurent de plus en plus à lutter contre des civils, et en particulier des femmes, leur renvoyant une image d’eux-mêmes beaucoup moins flatteuse14.
18 Cependant, en devenant des cibles militaires, les femmes perdaient leur statut de victimes à protéger pour devenir des ennemies. L’identité virile pouvait ici prendre sa revanche en humiliant celles qui les obligeaient à accomplir un travail peu digne, tel que les fouilles au corps. Le viol des femmes algériennes participa aussi de cette dynamique compensatoire qui visait à atteindre les hommes en s’en prenant aux femmes, à maintenir coûte que coûte la guerre dans le cadre d’un affrontement entre hommes, alors même que les Algériens en faisaient aussi une lutte entre deux principes nationaux, entre deux sociétés, entre deux systèmes de valeurs15. Inversement il faut aussi mentionner ces militaires, ces officiers, qui, jusqu’à la fin de la guerre, maintinrent vive une certaine idée de leur métier et refusèrent de traiter les femmes comme des ennemies potentielles, leur assurant une protection, y compris contre d’autres militaires français, qui équivalait aussi à une protestation d’identité : être un homme, c’était protéger les femmes ; être un militaire, c’était les défendre, quelles qu’elles soient.
19 Comme on l’a vu, la réalité de la guerre d’Algérie était assez peu combattante. Au fur et à mesure que les années passaient, à partir de 1958, les combats devinrent rares et de plus en plus de militaires purent passer deux ans en Algérie sans voir un maquisard armé. Si le certificat de virilité que délivrait le passage sous les drapeaux conservait sa valeur, il était cependant inscrit bien plus dans un contexte militaire que dans un environnement combattant. Les appelés vécurent pendant deux ans, parfois moins, parfois plus, exclusivement entre hommes. Les permissions furent rares, quand elles existèrent. Le groupe élémentaire des 10 à 20 hommes commandés le plus souvent par un jeune officier, appelé comme eux, constitua leur cadre de vie fondamental. La camaraderie devint le succédané de relations familiales interrompues par la distance, malgré le courrier qui ne pouvait suffire. Cette camaraderie fit jouer les ressorts classiques du service militaire : elle était indissociable d’un esprit de compétition visant à décerner, au sein du groupe, des brevets de virilité. À défaut de pouvoir connaître la réaction de chacun face au combat et d’estimer son courage et celui des autres – valeur fondamentale de l’institution militaire –, des concours de tous ordres existaient par lesquels le groupe reprenait à son compte les valeurs diffusées par l’armée en les attribuant ou les retirant aux siens. L’échelle des valeurs était éminemment sexuelle. Comme l’expose Anne-Marie Devreux, « cet ‘entre nous’ masculin est néanmoins constamment traversé par la référence aux femmes et au féminin posé comme l’inverse de la virilité. Matériellement absentes, les femmes sont très présentes sur le plan symbolique, présentes comme point de référence dans tous les discours, toutes les évaluations, toutes les manières d’apprendre »16. Pour cette raison, l’homosexualité ne pouvait être reconnue : elle était expulsée des représentations, assimilée à un manquement dans l’ordre de la virilité. Moyennant quoi la camaraderie s’autorisait de nombreux gestes qui auraient prêté à confusion dans un cadre hétérosexuel. Tout se passait comme si l’absence des femmes entraînait l’affirmation qu’il ne pouvait y avoir de rapports sexuels, comme si étaient restées avec les femmes les connotations sexuelles de certains actes, tels que des gestes de tendresse ou des couchages partagés. En revanche, la pratique de la masturbation et la fréquentation du bordel militaire de campagne ou des maisons closes urbaines étaient autorisées voire, pour la seconde, encouragées17. Elles participèrent d’une initiation collective par laquelle les hommes se jaugeaient les uns les autres tout en se rassurant sur leur normalité, c’est-à-dire peut-être, en définitive dans ce cadre militaire, sur le fait qu’ils n’étaient pas des femmes.
20 Cette masculinité normée au sein de groupes d’hommes que les circonstances de la guerre d’Algérie firent cohabiter pendant deux années ensemble ne doit pas masquer la crise que la guerre fit subir à l’identité virile. Forgée dans le sang, dans la mort que l’on donnait et dans celle que l’on risquait, elle se trouva malmenée par les caractéristiques des opérations conduites en Algérie. Là-bas peu de combattants glorieux pouvant se revendiquer d’une lignée familiale entamée par un grand-père ou un grand-oncle entre 1914 et 1918 ; pas d’actes de résistance à brandir comme preuves de son courage : les modèles furent mis à rude épreuve. Pourtant le quotidien de la guerre resta dur et cette guerre-là occasionna 40% de morts et 60 % de blessés alors qu’une guerre de type conventionnel aurait abouti à des proportions de 25 et 75 %18. Mais les militaires, confrontés à la guérilla des maquisards de l’ALN et au terrorisme, savaient que leur expérience ne correspondait pas à l’image attendue.
21À leur retour, qu’on leur demande de raconter une guerre qu’ils n’avaient pas vécue ou qu’on leur reproche de ne pas s’être vraiment battus, ils souffrirent alors d’un défaut de compréhension. Mais là encore, ces blessures psychiques étaient peu conformes à l’image de la blessure combattante : elles renforcèrent, un peu plus, le décalage dans l’identité.
Bibliographie
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4 Bantigny 2003. Elle signale que l’âge de recrutement fixé à 20 ans après la Libération (ce qui faisait se confondre classe d’âge et classe d’appel) évolue en fonction des crédits de la Défense nationale aboutissant à des dates de départ fluctuantes et impossibles à prévoir précisément pour les futurs soldats.
7 Ainsi, Nicolas Autier fait remarquer que, dans le recueil de témoignages publié par la FNACA en 1987 (Témoignages. La guerre d’Algérie, les combats du Maroc et de la Tunisie), la majorité des récits évoquent la guerre de 1939-1945 et révèlent un malaise certain dans le rapprochement des deux situations.
9 Y compris au sens propre : les difficultés de l’intendance à fournir l’équipement adéquat aux militaires aboutissent à des uniformes pouvant être hétéroclites. Mauss-Copeaux 2003.
11 Sans oublier cependant que les Français d’Algérie ont aussi servi sous les drapeaux et que le service militaire a pu être l’occasion de contacts entre Français des deux rives.
12 Ainsi les femmes ne votaient pas avant 1958 en Algérie.
Je ne suis ni un militaire de carrière ni un stratège dans la tactique des guerres pour donner de bons conseils à mon Général. Je suis tout simplement un citoyen éducateur avec un esprit libre qui cherche le bien pour sa Nation. Mes connaissances me permettent de comprendre comment un recteur chimique approche l’instabilité et l’explosion. Une explosion est toujours due au désordre qui se développe au sein du système où cette réaction échappe au contrôle. En plus, je suis conscient du désordre causé par les valets des valets de Marcel Bigard qui veulent faire de l’Algérie une écurie française
A chaque fois que je traverse le passage Vérité du 1er arrondissement de Paris, qui relie la place de Valois à la rue des Bons-Enfants et à la rue Montesquieu, je me souviens des paroles de Frantz Fanon dans Les damnés de la terre : "Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence".
En 2012, le Grand Soir a publié un de mes textes. Il est bon de rappeler sa conclusion. Kwong sait faire la différence entre le drapeau hollandais et le drapeau français en Afrique. Il comprend bien les massacres et tueries qui se cachent derrière ces étendards. Le conflit au Mali est le résultat des discordes entres les puissances qui utilisent le droit de veto pour préserver leurs intérêts par les combats. La France veut que les Algériens s’impliquent dans une solution militaire au Mali. Ils veulent induire les Algériens dans une guerre injuste et inutile. Il y eut un temps où la France coloniale ramenait des Africains pour terroriser les Algériens. Le temps de la Légion étrangère stationnée à Sidi Bel-Abbes est dépassé. Le cheval de marbre caracole entre la spéculation et l’incroyable, et les Algériens sont conscients du piège tendu par la France et ses maîtres. Nous avons trop souffert durant la domination française et pendant la décennie du terrorisme. Il est impératif pour nous Algériens de serrer nos rangs, d’être solidaires et protéger notre armée contre les illusions politiques. Une balle tirée par un soldat algérien au-delà s de nos frontières ternira interminablement le respect de la révolution algérienne dans le monde.
La même année, le 9 Mai 2012, un jour avant les élections législatives, le journal El Watan a publié mon texte intitulé "Les taureaux s’ennuient le 10 Mai" dans sa page idées-débats. Je rappelle aux lecteurs la conclusion de ce texte "Dans un pays où l’argent n’a point d’odeur, où la politique n’a plus de mérite, où l’éducation se cherche une valeur, l’avenir est sans doute incertain. L’expérience des années 1980, les souffrances de l’ère de la décadence et ses scandales après 1988 et la corruption des aigles venus d’Amérique pour gérer notre énergie de malheur ne doivent plus exister si nous voulons vivre en paix dans une Algérie forte. Une Algérie nouvelle où la force du pouvoir est équilibrée par le bien-être des faibles sous la justice et la fraternité de tous".
En mai 2012, j’ai parlé des taureaux comme symboles de corruption et de la fraude. Aujourd’hui, ces taureaux ou, plus exactement, les valets de la France ne logent plus à Marriott Opéra Ambassadeur de Paris. Ils logent à l’hôtel des grandes corrections situé dans rue Slimane Hanafi à El Harrach.
La confusion politique dans mon pays m’oblige de rappeler aux citoyens un passage du journaliste et président de l’Assemblée nationale du Québec Jean-Pierre Charbonneau et d’en tirer une leçon : le défi de contrer l’ignorance politique et le désengagement citoyen est immense. Il interpelle non seulement les dirigeants et les élus mais tous les acteurs de la vie collective, à commencer par les parents et les éducateurs, qui sont les premiers responsables du développement d’une autre composante essentielle de la compétence civique, l’intelligence émotionnelle, celle qui implique l’empathie, l’ouverture d’esprit, la tolérance et l’habileté à communiquer de façon authentique dans le respect des autres, donc de débattre et de participer collégialement au progrès de la société. Référence : De la démocratie sans le peuple à la démocratie avec le peuple.
Mon expérience avec les militaires est très courte. Elle a commencé au barrage vert comme officier de réserve. A cette époque, on présentait les armes à nos officiers supérieurs d’une manière différente de celle d’aujourd’hui. Les casernes dans le barrage vert étaient gérées par des officiers de réserve et nos supérieurs étaient des anciens moudjahidines qui avaient chassé les colons français de l’Algérie d’aujourd’hui. On les respectait comme nos parents. Il m’arrivait quelques fois de ne pas les saluer mais d’embraser leurs fronts. Ils étaient modestes et aimaient ce respect honnête. Je garde à ce jour cette image de fraternité. Une image où les jeunes appelés aidaient les nomades en leur délivrant de l’eau potable en été quand la soif séchait leurs gorges et en dégageant les montagnes de neige qui couvraient les routes et les isolaient en hiver. Mes voyages aux Etats Unis, au Japon, en chine et en Europe n’ont pas réussi à effacer cette image de ma mémoire. Peut-être que mon Général garde aussi la même image.
Cet été, j’ai eu l’occasion de visiter les arbres que nous avons plantés dans le désert. Dans un instant de repos et dans un clame profond j’ai pu faire un voyage d’esprit dans le passé. Après ce voyage éclair, j’ai conclu que nous avons fait une bonne chose sur notre terre en plantant ces arbres qui donnent une beauté naturelle au paysage. Ensuite, j’ai fait un simple bilan. Je me suis intéressé à ce qu’ont fait les générations sous la gouvernance de Bouteflika. Je reconnais la bravoure et l’intelligence de ces générations. Certes ces jeunes n’ont pas planté des arbres dans le désert mais ils ont réussi à déraciner un pouvoir despote, corrompu et esclave de la France. Ils ont libéré l’esprit algérien d’un système autarcique dans lequel un dieu humain gouverne sans contrôle. Je leur tire chapeau pour cette action auguste.
Pour oublier le chaos politique que nous ont laissé le roi déchu, le grand valet de la France et son entourage corrompu, je me suis reposé à l’ombre d’un pin d’Alep non loin de Sidi Bouzid (région d’Aflou) pour lire les entretiens de Confucius. Après lecture, j’ai appris que le prince doit être attentif à monter une déférence à ses subordonnés. Confucius, dans ses entretiens, conseille au prince cinq vertus qui composent la sagesse (le ren), et place la déférence envers les subordonnés au premier rang de celles-ci. Zinzhang, un élève de Confucius, demande ce qu’est le ren. Confucius répond : Se rendre capable de pratiquez cinq choses sous le ciel, voilà le ren. Zinzhang demande quelles sont-elles ? Confucius répond : la déférence, la grandeur de l’âme, l’honnêteté, la diligence et la générosité. La déférence vous fait le respect de tous. Notre roi déchu n’était pas chinois et les philosophes dans son palais n’étaient pas des Confucius. Hélas ! Ce roi nabot, qui se prenait pour un Napoléon, n’ était qu’un simple petit valet de la France.
Après cette balade politique autour des ruines d’un système démon, je demande avec respect à mon Général d’écouter attentivement la voix du Peuple. Le peuple admire le travail que vous avez effectué. Les malfaiteurs sont écroués mais il faut être prudent car les valets de Fafa veulent retourner au système démon et faire de l’Algérie une écurie française.
Après avoir laissé une bonne part de leur innocence là-bas, dans des combats que la métropole a vite oubliés, les conscrits français se sont longtemps murés dans le silence.
Les soldats de la guerre d’Algérie représentent la dernière « génération du feu ». Les conflits où s’est engagée la France n’ont depuis impliqué qu’un nombre limité de militaires de carrière. De plus, le nombre élevé de jeunes gens qui y ont participé (1,2 million de conscrits, auxquels il faut ajouter 200 000 « rappelés », ceux qui avaient déjà effectué leur service et que les autorités françaises ont envoyés en Algérie) s’explique par la longueur ddu conflit. En tout, environ 2 millions de soldats ont servi dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie.
Deux générations précédentes avaient participé aux guerres mondiales. La contribution avait été plus massive, les combats s’étaient en grande partie déroulés sur le territoire métropolitain et avec un front bien établi. Rien de comparable avec la guerre d’Algérie, où c’est tout le territoire qui est devenu le lieu de combats – dont le modus vivendi , sauf en de rares occasions, était celui de la guérilla. De plus, les gouvernements successifs ont cherché à minimiser la situation en niant l’état de guerre et en qualifiant le conflit de simples « opérations de maintien de l’ordre ». Les combattants algériens étaient, eux, des « hors-la-loi » dans une « guerre sans nom ».
Un retour laborieux et hanté de cauchemars
Tous ces facteurs ont contribué à ce que les appelés du contingent se retrouvent confrontés à des discours de leur famille et de leurs proches dénigrant la gravité des combats auxquels ils participaient. Ainsi, les anciens combattants leur disaient parfois que ce n’était en rien comparable avec ce qu’ils avaient vécu. En outre, à leur retour, les appelés ressentaient un profond décalage par rapport à ce qu’ils vivaient en Algérie. La société de consommation bouleversait de plus en plus la société française, les loisirs se faisaient de plus en plus prégnants – autant de préoccupations pouvant paraître frivoles pour ceux qui baignaient dans la peur et la mort des embuscades et des opérations. Pendant ce temps, leurs amis s’amusaient, les surprises-parties battaient leur plein, notamment avec le succès de l’émission Salut les copains ! sur Europe 1, à partir de 1959.
Parfois, aussi, leur fiancée s’éloignait, creusant un vide sentimental et émotionnel autour d’eux. Tout cela a contribué à ce que les appelés se murent dans le silence dès leur retour. La peur accumulée pendant des mois d’accrochages, le choc des combats et des horreurs vues et vécues ont contribué à ce que de nombreux soldats soient atteints de troubles de stress post-traumatique (post-traumatic stress disorder, terme développé par les Américains après la guerre du Vietnam). Des réflexes conditionnés pendant des mois de guerre conduisent à ce que beaucoup d’anciens appelés cherchent leur arme à leur réveil ou plongent au sol pour se protéger en croyant entendre une explosion dans la rue…
La famille pouvait aussi constater un changement d’humeur, un caractère dépressif, une irascibilité, voire une violence chez les ex-appelés, conduisant parfois à ce que les proches ne les interrogent pas sur les raisons de leur mal-être. Enfin, les cauchemars ont commencé à peupler les nuits des anciens appelés, réapparaissant par séries dès qu’un événement faisait resurgir le souvenir de la guerre. C’est pourquoi de nombreux anciens appelés ont évité de lire ou de regarder des films qui évoquaient cette période, afin de ne pas raviver les traumatismes.
Certains ont réussi à se réadapter très vite. Ils ont repris leur travail dès leur retour et sont parvenus à oublier rapidement la guerre. Parfois même, la guerre leur a permis de faire des rencontres ou d’acquérir des savoirs qu’ils ont réinvestis ensuite dans le domaine professionnel. Une partie des appelés a mis plusieurs mois avant de reprendre un travail, du fait des syndromes de stress post-traumatique qui les handicapaient. D’autres, enfin, n’ont jamais pu se réadapter. Certains ont basculé dans la folie et passé leur vie dans des hôpitaux psychiatriques : les statistiques des hôpitaux militaires sont sur ce point encore inconnues.
Des dégâts sous-estimés
Il est évident que les 60 000 blessés reconnus officiellement du côté français sont largement sous-estimés, les problèmes psychologiques n’ayant pour une large part pas été comptabilisés. De même, certains soldats qui n’ont pas supporté le poids de ce qu’ils avaient vécu en Algérie se sont suicidés à leur retour. Ce sujet est évoqué par le romancier Vladimir Pozner dans Le Lieu du supplice, un recueil de nouvelles tirées de faits réels publié en 1959 chez Julliard.
Pour d’autres conscrits, les problèmes psychologiques ont été masqués par un alcoolisme dans lequel ces soldats avaient commencé à sombrer pendant le conflit. Ce sujet apparaît dans le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes (publié en 2009 aux Éditions de Minuit). Il est impossible de quantifier les cas d’alcoolisme imputables à la guerre d’Algérie, tout comme il est impossible de savoir dans quelle mesure les actes de violence pratiqués par d’anciens appelés sont dus à la guerre. Un autre phénomène qui a gangrené la société française après 1962 est le racisme. Celui-ci existait bien évidemment avant la guerre. Mais, pendant et après celle-ci, il a pris pour cible les « Arabes », c’est-à-dire presque exclusivement les Maghrébins et, encore plus, les Algériens. Leur rejet trouve notamment son origine dans les épisodes douloureux que les soldats ont vécus en Algérie, par le racisme colonial qui existait en Algérie et que certains pieds-noirs ont rapporté en métropole, mais aussi par la propagande du 5e Bureau, chargé de l’« action psychologique » – notamment à destination des soldats -, qui véhiculait des préjugés raciaux sur la population algérienne. Ce racisme a trouvé à partir des années 1970 une expression politique avec la création du Front national.
Une reconnaissance tardive du statut de combattant
Dès la fin de la guerre d’Algérie, les faits commis pendant les hostilités ont commencé à être amnistiés à la suite des accords d’Évian. Des décrets puis des lois d’amnistie ont été adoptés en 1962, en 1964, en 1966 et en 1968 – cette dernière ne concernant quasi exclusivement que les membres de l’OAS. Les officiers sanctionnés pour leur action contre les institutions françaises (participation au putsch des généraux en 1961 et à l’OAS) ont même été réintégrés dans leur carrière, notamment afin qu’ils bénéficient de leur pleine retraite. Parallèlement, les appelés du contingent luttaient pour leur reconnaissance en tant qu’anciens combattants d’une guerre qui, officiellement, n’en était pas une. Plusieurs associations existaient avant même la guerre d’Algérie, en particulier l’Union nationale des combattants et l’Association républicaine des anciens combattants – toutes deux issues de la Première Guerre mondiale.
Dès la guerre d’Algérie sont créées des associations d’anciens d’Algérie, qui ont formé ensemble une première fédération en 1958. Celle-ci est devenue la Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie, de Tunisie et du Maroc (Fnaca) en 1963. Elle est alors présidée par le directeur de L’Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber. Cette association a pris de l’ampleur, jusqu’à comprendre plus de 300 000 membres et devenir la première association d’anciens combattants. Ce terme de « combattant » revêtait une importance particulière, car les « anciens d’Algérie » n’étaient justement pas reconnus comme ayant participé à des combats, mais seulement à des « opérations de maintien de l’ordre ». Leur première revendication concernait donc le fait qu’ils avaient participé à une guerre et en avaient subi toutes ses conséquences. Leur lutte aboutit plus de dix ans plus tard, en 1974, et encore de manière restrictive : il faut avoir été dans une unité combattante en Algérie pendant plus de cent vingt jours. Il a encore fallu attendre la loi du 18 octobre 1999 pour qu’enfin les autorités françaises reconnaissent que les « opérations de maintien de l’ordre » étaient une véritable guerre.
Se souvenir, mais quand ?
Une autre lutte de la Fnaca a été (et reste encore) la reconnaissance du 19 mars comme jour officiel de commémoration de la guerre d’Algérie. En 2013, le 5 décembre est devenu par décret la journée officielle de commémoration, mais ce jour a été choisi car il ne correspond à aucun événement de la guerre d’Algérie (il serait donc « neutre »). La date du 19 mars réclamée par la Fnaca est récusée par d’autres associations portant une mémoire pied-noire et harkie, lesquelles affirment (à juste titre) qu’il y a eu de nombreux morts après le 19 mars. Mais cette date apparaît comme la seule à posséder un sens symbolisant la fin de la guerre. D’ailleurs, depuis la loi du 6 décembre 2012, elle a été officialisée, bien que des associations nostalgiques de l’« Algérie française » continuent de s’y opposer. Les commémorations se déroulent devant les monuments aux morts locaux ainsi que devant des monuments départementaux – le premier a été inauguré à Troyes en 1977. En 2002, un monument national, composé de trois colonnes sur lesquelles défilent les noms des morts en Algérie, a été érigé au quai Branly, à Paris, tout près de la tour Eiffel.
Plus de cinquante-six ans après la fin de la guerre, les appelés en Algérie arrivent au terme de leur vie. Se pose alors la question de la transmission de leur mémoire aux générations suivantes. Dans leur très grande majorité, leurs enfants ont été marqués par leur silence, par les non-dits autour de cette guerre – même s’ils ont vécu indirectement avec elle, par les cauchemars et les traumatismes des pères. Aujourd’hui, toutefois, la guerre d’Algérie est plus étudiée dans les collèges et les lycées ; d’anciens appelés interviennent dans les établissements scolaires pour raconter leur guerre, et les jeunes, plus réceptifs à cette question, interrogent leurs grands-pères sur ce qu’ils ont vécu en Algérie.
Le poids du silence des mémoires se déleste peu à peu. On pourra ainsi mieux saisir la complexité de cette guerre des deux côtés de la Méditerranée et les tensions entre les groupes « porteurs de mémoire » pourront s’estomper. Alors, seulement, une mémoire sereine, familiale et collective, pourra se transmettre et sera à même d’éviter que de lourds secrets ne continuent à hanter nos sociétés.
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