mémoires blessées...
Après avoir laissé une bonne part de leur innocence là-bas, dans des combats que la métropole a vite oubliés, les conscrits français se sont longtemps murés dans le silence.
Les soldats de la guerre d’Algérie représentent la dernière « génération du feu ». Les conflits où s’est engagée la France n’ont depuis impliqué qu’un nombre limité de militaires de carrière. De plus, le nombre élevé de jeunes gens qui y ont participé (1,2 million de conscrits, auxquels il faut ajouter 200 000 « rappelés », ceux qui avaient déjà effectué leur service et que les autorités françaises ont envoyés en Algérie) s’explique par la longueur ddu conflit. En tout, environ 2 millions de soldats ont servi dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie.
Deux générations précédentes avaient participé aux guerres mondiales. La contribution avait été plus massive, les combats s’étaient en grande partie déroulés sur le territoire métropolitain et avec un front bien établi. Rien de comparable avec la guerre d’Algérie, où c’est tout le territoire qui est devenu le lieu de combats – dont le modus vivendi , sauf en de rares occasions, était celui de la guérilla. De plus, les gouvernements successifs ont cherché à minimiser la situation en niant l’état de guerre et en qualifiant le conflit de simples « opérations de maintien de l’ordre ». Les combattants algériens étaient, eux, des « hors-la-loi » dans une « guerre sans nom ».
Un retour laborieux et hanté de cauchemars
Tous ces facteurs ont contribué à ce que les appelés du contingent se retrouvent confrontés à des discours de leur famille et de leurs proches dénigrant la gravité des combats auxquels ils participaient. Ainsi, les anciens combattants leur disaient parfois que ce n’était en rien comparable avec ce qu’ils avaient vécu. En outre, à leur retour, les appelés ressentaient un profond décalage par rapport à ce qu’ils vivaient en Algérie. La société de consommation bouleversait de plus en plus la société française, les loisirs se faisaient de plus en plus prégnants – autant de préoccupations pouvant paraître frivoles pour ceux qui baignaient dans la peur et la mort des embuscades et des opérations. Pendant ce temps, leurs amis s’amusaient, les surprises-parties battaient leur plein, notamment avec le succès de l’émission Salut les copains ! sur Europe 1, à partir de 1959.
Parfois, aussi, leur fiancée s’éloignait, creusant un vide sentimental et émotionnel autour d’eux. Tout cela a contribué à ce que les appelés se murent dans le silence dès leur retour. La peur accumulée pendant des mois d’accrochages, le choc des combats et des horreurs vues et vécues ont contribué à ce que de nombreux soldats soient atteints de troubles de stress post-traumatique (post-traumatic stress disorder, terme développé par les Américains après la guerre du Vietnam). Des réflexes conditionnés pendant des mois de guerre conduisent à ce que beaucoup d’anciens appelés cherchent leur arme à leur réveil ou plongent au sol pour se protéger en croyant entendre une explosion dans la rue…
La famille pouvait aussi constater un changement d’humeur, un caractère dépressif, une irascibilité, voire une violence chez les ex-appelés, conduisant parfois à ce que les proches ne les interrogent pas sur les raisons de leur mal-être. Enfin, les cauchemars ont commencé à peupler les nuits des anciens appelés, réapparaissant par séries dès qu’un événement faisait resurgir le souvenir de la guerre. C’est pourquoi de nombreux anciens appelés ont évité de lire ou de regarder des films qui évoquaient cette période, afin de ne pas raviver les traumatismes.
Certains ont réussi à se réadapter très vite. Ils ont repris leur travail dès leur retour et sont parvenus à oublier rapidement la guerre. Parfois même, la guerre leur a permis de faire des rencontres ou d’acquérir des savoirs qu’ils ont réinvestis ensuite dans le domaine professionnel. Une partie des appelés a mis plusieurs mois avant de reprendre un travail, du fait des syndromes de stress post-traumatique qui les handicapaient. D’autres, enfin, n’ont jamais pu se réadapter. Certains ont basculé dans la folie et passé leur vie dans des hôpitaux psychiatriques : les statistiques des hôpitaux militaires sont sur ce point encore inconnues.
Des dégâts sous-estimés
Il est évident que les 60 000 blessés reconnus officiellement du côté français sont largement sous-estimés, les problèmes psychologiques n’ayant pour une large part pas été comptabilisés. De même, certains soldats qui n’ont pas supporté le poids de ce qu’ils avaient vécu en Algérie se sont suicidés à leur retour. Ce sujet est évoqué par le romancier Vladimir Pozner dans Le Lieu du supplice, un recueil de nouvelles tirées de faits réels publié en 1959 chez Julliard.
Pour d’autres conscrits, les problèmes psychologiques ont été masqués par un alcoolisme dans lequel ces soldats avaient commencé à sombrer pendant le conflit. Ce sujet apparaît dans le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes (publié en 2009 aux Éditions de Minuit). Il est impossible de quantifier les cas d’alcoolisme imputables à la guerre d’Algérie, tout comme il est impossible de savoir dans quelle mesure les actes de violence pratiqués par d’anciens appelés sont dus à la guerre. Un autre phénomène qui a gangrené la société française après 1962 est le racisme. Celui-ci existait bien évidemment avant la guerre. Mais, pendant et après celle-ci, il a pris pour cible les « Arabes », c’est-à-dire presque exclusivement les Maghrébins et, encore plus, les Algériens. Leur rejet trouve notamment son origine dans les épisodes douloureux que les soldats ont vécus en Algérie, par le racisme colonial qui existait en Algérie et que certains pieds-noirs ont rapporté en métropole, mais aussi par la propagande du 5e Bureau, chargé de l’« action psychologique » – notamment à destination des soldats -, qui véhiculait des préjugés raciaux sur la population algérienne. Ce racisme a trouvé à partir des années 1970 une expression politique avec la création du Front national.
Une reconnaissance tardive du statut de combattant
Dès la fin de la guerre d’Algérie, les faits commis pendant les hostilités ont commencé à être amnistiés à la suite des accords d’Évian. Des décrets puis des lois d’amnistie ont été adoptés en 1962, en 1964, en 1966 et en 1968 – cette dernière ne concernant quasi exclusivement que les membres de l’OAS. Les officiers sanctionnés pour leur action contre les institutions françaises (participation au putsch des généraux en 1961 et à l’OAS) ont même été réintégrés dans leur carrière, notamment afin qu’ils bénéficient de leur pleine retraite. Parallèlement, les appelés du contingent luttaient pour leur reconnaissance en tant qu’anciens combattants d’une guerre qui, officiellement, n’en était pas une. Plusieurs associations existaient avant même la guerre d’Algérie, en particulier l’Union nationale des combattants et l’Association républicaine des anciens combattants – toutes deux issues de la Première Guerre mondiale.
Dès la guerre d’Algérie sont créées des associations d’anciens d’Algérie, qui ont formé ensemble une première fédération en 1958. Celle-ci est devenue la Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie, de Tunisie et du Maroc (Fnaca) en 1963. Elle est alors présidée par le directeur de L’Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber. Cette association a pris de l’ampleur, jusqu’à comprendre plus de 300 000 membres et devenir la première association d’anciens combattants. Ce terme de « combattant » revêtait une importance particulière, car les « anciens d’Algérie » n’étaient justement pas reconnus comme ayant participé à des combats, mais seulement à des « opérations de maintien de l’ordre ». Leur première revendication concernait donc le fait qu’ils avaient participé à une guerre et en avaient subi toutes ses conséquences. Leur lutte aboutit plus de dix ans plus tard, en 1974, et encore de manière restrictive : il faut avoir été dans une unité combattante en Algérie pendant plus de cent vingt jours. Il a encore fallu attendre la loi du 18 octobre 1999 pour qu’enfin les autorités françaises reconnaissent que les « opérations de maintien de l’ordre » étaient une véritable guerre.
Se souvenir, mais quand ?
Une autre lutte de la Fnaca a été (et reste encore) la reconnaissance du 19 mars comme jour officiel de commémoration de la guerre d’Algérie. En 2013, le 5 décembre est devenu par décret la journée officielle de commémoration, mais ce jour a été choisi car il ne correspond à aucun événement de la guerre d’Algérie (il serait donc « neutre »). La date du 19 mars réclamée par la Fnaca est récusée par d’autres associations portant une mémoire pied-noire et harkie, lesquelles affirment (à juste titre) qu’il y a eu de nombreux morts après le 19 mars. Mais cette date apparaît comme la seule à posséder un sens symbolisant la fin de la guerre. D’ailleurs, depuis la loi du 6 décembre 2012, elle a été officialisée, bien que des associations nostalgiques de l’« Algérie française » continuent de s’y opposer. Les commémorations se déroulent devant les monuments aux morts locaux ainsi que devant des monuments départementaux – le premier a été inauguré à Troyes en 1977. En 2002, un monument national, composé de trois colonnes sur lesquelles défilent les noms des morts en Algérie, a été érigé au quai Branly, à Paris, tout près de la tour Eiffel.
Plus de cinquante-six ans après la fin de la guerre, les appelés en Algérie arrivent au terme de leur vie. Se pose alors la question de la transmission de leur mémoire aux générations suivantes. Dans leur très grande majorité, leurs enfants ont été marqués par leur silence, par les non-dits autour de cette guerre – même s’ils ont vécu indirectement avec elle, par les cauchemars et les traumatismes des pères. Aujourd’hui, toutefois, la guerre d’Algérie est plus étudiée dans les collèges et les lycées ; d’anciens appelés interviennent dans les établissements scolaires pour raconter leur guerre, et les jeunes, plus réceptifs à cette question, interrogent leurs grands-pères sur ce qu’ils ont vécu en Algérie.
Le poids du silence des mémoires se déleste peu à peu. On pourra ainsi mieux saisir la complexité de cette guerre des deux côtés de la Méditerranée et les tensions entre les groupes « porteurs de mémoire » pourront s’estomper. Alors, seulement, une mémoire sereine, familiale et collective, pourra se transmettre et sera à même d’éviter que de lourds secrets ne continuent à hanter nos sociétés.
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