L’intellectuel presque centenaire qui fut de tous les combats intellectuels et politiques, de la Résistance à aujourd’hui, raconte dans son dernier livre ses souvenirs, ses amitiés et ses amours, avec légèreté et honnêteté.
Cent ans, cent vies… Bientôt l’un des plus jeunes centenaires de France, Edgar Morin, laisse les souvenirs revenir en rangs serrés pour conter cette existence aussi intense que longue, au cœur du XXe siècle de toutes les tragédies, qu’il a traversées avec l’allégresse des survivants. Juif et communiste, Nahoum, devenu Morin dans la clandestinité, membre lumineux de l’Armée des ombres, a échappé au sort de tant de ses camarades. Engagé et désinvolte, entre action clandestine, quête intellectuelle et conquêtes féminines, il fut un résistant candide et téméraire avant de plonger dans les tourments de l’après-guerre, puis de devenir l’un des intellectuels français les plus respectés.
Cette candeur assumée, qui n’est pas de la naïveté mais de l’honnêteté, le conduit à des mémoires riches, touffus même, où se lit, pas à pas, la construction d’une pensée, élaborée non à partir de prémices fulgurantes, mais d’une foule d’essais et d’erreurs, d’expériences et de réflexions mêlées, aventures intellectuelles d’un homme qui ne sépare jamais la vie et l’idée. Ainsi naît progressivement un humanisme athée, progressiste qui n’est pas dupe, écologiste de la «Terre patrie», longuement forgé au feu des pensées brûlantes, le marxisme de fer au PCF, le structuralisme soupçonneux au contact des linguistes et des anthropologues, la sociologie un peu pesante des professionnels qu’il dépasse par son sens du signe d’époque, d’une sensibilité presque journalistique aux mouvements des modes et de la culture populaire, attaché à la complexité des choses et des hommes, dont il fera le mantra de sa méthode, longuement exposée dans trois volumes essentiels.
Membre d’un réseau très résistant et peu gaulliste, celui où s’illustrent Robert Antelme, Marguerite Duras et un jeune ambitieux au courage téméraire, nommé François Mitterrand, Morin devient communiste par solidarité de combat plus que par adhésion franche au stalinisme, lui, l’ancien libertaire d’avant-guerre. Il écrit dans les journaux communistes, mais jamais tout à fait dans la ligne, soucieux de son quant-à-soi moral, avant d’être exclu pour n’avoir pas cru à la farce inhumaine du procès Rajk, ce communiste hongrois condamné sur des accusations imaginaires d’espionnage concoctées par les sbires de Staline.
Anecdotes et réflexions se mêlent dans un flot heurté où voisinent controverses intellectuelles, liaisons amicales et confidences sexuelles. Après la Résistance et les amères querelles de la Libération, Morin partage la vie tumultueuse d’un trio légendaire, Marguerite Duras, Robert Antelme et Dionys Mascolo, dans l’appartement fameux de la rue Saint-Benoît, avec ses dépendances mythiques du café de Flore et des caves de Saint-Germain-des-Prés. Les amitiés fidèles et les amours changeantes composent cet itinéraire sinueux à la recherche de la juste philosophie, loin des conformismes et des doctrines toutes faites. Les rencontres de Morin, toutes contées par touches impressionnistes, forment une sorte de Bottin mondain de l’engagement et de la pensée, où l’on croise Sartre, Camus, Merleau-Ponty, Georges Friedmann, Emmanuel Mounier, Lacan, Barthes, Alain Touraine, Claude Lefort, et bien d’autres sommités dans leurs œuvres admirables et incertaines.
Morin cultive, comme un fait exprès, l’erreur instructive, fréquentant un Bergery, pacifiste jusqu’à la collaboration, rappelant la prédiction d’une Simone Weil pourtant princesse de la lucidité, qui compte avant-guerre sur l’humanisation progressive du nazisme au pouvoir. Sa fréquentation des staliniens qui permet de comprendre la chute et la bassesse assumée d’honnêtes combattants antinazis, qui tournent au dogmatisme communiste, jugeant qu’une fin aussi magnifique que la défense de l’URSS absout tous les moyens. Morin s’engage ensuite dans le combat anticolonial, mais là aussi avec ce décalage qui en fait le franc-tireur des justes causes changées en impitoyable combat pour la tyrannie. Il défend l’indépendance de l’Algérie, non dans la ligne dominante, mais aux côtés des nationalistes de Messali Hadj, précurseurs de la lutte pour l’émancipation qui seront implacablement réprimés par le FLN. Même chose en sociologie, qu’il étudie et développe au sein du CNRS, où son éclectisme et son ouverture lui valent les anathèmes d’un Bourdieu, dont il critique «l’œuvre arrogante et dominatrice», relevant le contraste entre la rigidité de sa pensée, son assurance de militant tardif, et la prudence de ses engagements, lui qui s’est tenu avec précaution sur les marges des conflits de la période, qu’il s’agisse de la guerre d’Algérie ou de Mai 68. Il lui préfère de loin le franc courage, l’ouverture et la tolérance de ses amis Touraine et Lefort.
Un temps marxiste hégélien, il est frotté d’heideggerisme et en vient à fustiger une mondialisation où le vaisseau terrien est mû par trois moteurs, la science, la technique et l’économie, mais se retrouve du coup sans pilote. Sur le tard, Morin, ami de l’Obs et de Jean Daniel, se retrouve aux côtés de ses amis Stéphane Hessel et Michel Rocard, pour faire appel à la révolte pacifique, à la justice, à la tolérance et à l’amour de l’avenir. Sans illusion mais dans l’espérance, dans cette longue recherche, au cœur du malheur, d’un monde meilleur pour l’humanité souffrante. «Ce que je sais, c’est que la lutte inextinguible entre Eros et Thanatos ne s’arrêtera pas, qu’Eros, parfois aveugle
15 octobre 2019 à 17:26
https://www.liberation.fr/debats/2019/10/15/edgar-morin-traversee-lumineuse-du-siecle_1757768
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