C’est un historien anglais, Julian Jackson, qui replace la biographie du chef d’Etat français dans le contexte politique hexagonal de l’avant- et de l’après-guerre. Une lecture qui rompt avec les visions hagiographiques habituelles.
Il y aura cinquante ans, le 9 novembre de l’année prochaine, que Charles de Gaulle s’effondrait devant la table de sa maison de Colombey-les-Deux-Eglises où il travaillait à ses mémoires. L’année 2020 sera en France une année de commémoration: celle des 80 ans de l’Appel du 18 juin 1940 et la célébration du 130e anniversaire de sa naissance. Nul doute que les préparatifs officiels ne soient déjà en cours. Mais d’une certaine façon, leur coup d’envoi a déjà eu lieu avec la publication au Seuil de la magistrale biographie du chef d’Etat par l’historien britannique Julian Jackson, magnifiquement traduite en français par Marie-Anne de Béru.
Ce livre, qui tranche avec les biographies françaises existantes, et notamment celle de Jean Lacouture, est un monument à la taille de son sujet: presque mille pages grand format, qui retracent la carrière et la figure de celui qui se faisait «une certaine idée de la France» à laquelle il consacra sa vie.
Il y a l’homme, et il y a le mythe. En l’occurrence, écrire la biographie de l’homme ne peut se faire sans écrire celle du mythe tant de Gaulle s’est lui-même voulu indissociable de l’image de chef d’une France qu’il concevait elle aussi comme une sorte d’entité religieuse et qu’il voulut défendre en dépit de tous les démentis que les circonstances historiques semblaient lui apporter. Le premier grand mérite de Julian Jackson est de fournir au lecteur tous les éléments qui permettent de comprendre et de suivre les étapes de cette incroyable identification, c’est-à-dire d’en analyser le mécanisme sans se laisser pour autant fasciner par elle.
Porte-parole de la «vraie France»
Jusqu’en 1940, la carrière de l’officier issu d’une famille de la bourgeoisie catholique de Lille, et diplômé de Saint-Cyr, ne tranche pas avec celle des autres officiers de sa génération, sinon par l’importance qu’il reconnaît très tôt au futur rôle des blindés. C’est Vichy, c’est la reconnaissance par Pétain de la défaite qui va tout changer. Le général de brigade se révolte et cette révolte va modifier l’histoire de France. De Gaulle est parvenu à Londres: «Dès l’après-midi du 17 juin, j’exposai mes intentions à M. Churchill. Naufragé de la désolation sur les rivages de l’Angleterre, qu’aurais-je pu faire sans son concours? Il me le donna tout de suite et mit, pour commencer, la BBC à ma disposition.» Ce «naufragé de la désolation», qui «ressent le déshonneur de son pays […] comme le Christ prenant sur lui […] les péchés du monde», comme le dit un témoin, va sonner la rébellion. Ce sera le fameux Appel du 18 juin dans lequel il invite les Français à se rallier à lui.
Au cours des quatre années qui suivent, de Gaulle passera son temps à mettre en place les réseaux et les structures qui pourront lui permettre, à la Libération, d’offrir un ordre (politique, administratif, militaire) susceptible de remplacer le régime de Vichy. Ce qui est frappant, au cours de cette période et dans celle qui suivra, se résume en deux points. Le premier est que, dans son esprit, la défaite de 1940 est avant tout celle du gouvernement, celle des politiques et que la «vraie France», celle dont il se veut le porte-parole, est invaincue. Si c’est là, d’une certaine façon, un déni de réalité, c’est en même temps une forme de résistance, c’est un pari sur l’avenir, c’est une manière de s’ancrer et d’ancrer le pays dans l’espoir.
L’Angleterre, l’ennemi héréditaire
Le second point, c’est l’ingratitude dont il fait et, surtout, fera preuve par la suite à l’endroit de ceux qui lui ont permis de sortir de sa désolation. Cette ingratitude a son fondement dans le sentiment que, la grandeur de la France étant ce qu’elle est, l’appui qu’Anglais et Américains lui ont apporté n’est que chose due. L’antipathie pour l’Angleterre vient du fait que, dans la tradition dont il est issu, les Anglais sont, depuis mille ans, les ennemis héréditaires de la France. L’antipathie pour les Etats-Unis a sa source dans son irritation à voir les Américains occuper désormais la position dominatrice qui avait été autrefois celle de son propre pays. Comme la Médée de Corneille, de Gaulle pourrait répondre à qui l’interrogerait sur ce qui lui reste: «Moi, moi, dis-je, et c’est assez.»
«Moi, la France…» Tout le problème de la personnalité de De Gaulle est là, parce que cette identification est aussi véritable qu’imaginaire. Véritable, parce que c’est assurément grâce à son opiniâtreté que le redressement de la France vaincue a pu s’opérer. Imaginaire, parce que la France ne s’est jamais réduite à lui. L’un des aspects les plus passionnants de l’ouvrage de Julian Jackson est au contraire de faire le tableau très complet de toute la diversité de ceux qui le combattaient, des oppositions de tous genres qu’il ne cessa de susciter, que ce soit par l’arrogance, la froideur ou la hauteur de sa personne ou surtout – et de plus en plus à mesure qu’il deviendra, à partir de 1958, le chef d’Etat qu’on connaît – par les aspects très souvent problématiques de sa politique.
Ironie de l’histoire
En ce sens, cette biographie est aussi un portrait de la France politique, de Pétain à Pompidou, un portrait qui aide également à mieux comprendre nombre des difficultés constitutionnelles actuelles qu’elle doit affronter. Comme il le confiait non sans humour à un diplomate étranger: «Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 sortes de fromage?»
L’extraordinaire richesse de la documentation qu’il a rassemblée permet à Julian Jackson de faire suivre au lecteur presque jour par jour, voire heure par heure, la carrière du général. C’est d’ailleurs là le seul léger reproche qu’on est tenté de lui faire: la focalisation du récit est si concentrée sur le personnage que le contexte international s’en trouve parfois un peu négligé. Il n’empêche: que ce soit à propos de la réforme constitutionnelle de 1958 (encore en vigueur aujourd’hui), de la douloureuse guerre d’Algérie, du rôle de la France sur la scène mondiale, de l’aspect «bonapartiste» du personnage ou de ses provocations politiques calculées, le lecteur apprend vraiment tout ce qu’il peut souhaiter savoir sur lui. Par une ironie de l’histoire qu’il n’eût sans doute pas vraiment appréciée, c’est à un Anglais que de Gaulle doit une biographie digne de lui.
De Gaulle – Une certaine idée de la France. Un essai de Julian Jackson. Traduit de l’anglais par Marie-Anne de Béru. Seuil, 984 p.
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