En Algérie, au croisement de l’Hirak et de la routine
Chauffeur de taxi, pêcheur, voyageur en perdition à l’aéroport, réceptionniste dans une clinique… D’Oran à Alger, rencontre avec des Algériens, avant le trentième vendredi de contestation.
Ce vendredi, les Algériens marchent encore. Des rassemblements dans toutes les grandes villes du pays. Ces manifestations font désormais partie du décor. Pour ce trentième rendez-vous, la foule rêve d’un nouveau départ, de changer les règles du jeu, d’écrire une histoire inédite depuis l’indépendance. Ils ont déjà obtenu quelques victoires depuis le lancement du Hirak («mouvement»), le 22 février, notamment le départ du président Abdelaziz Bouteflika. Le symbole a une forte valeur ajoutée mais le plus dur reste à faire. Aucune date n’a été fixée quant à la tenue de la présidentielle - elle devrait être annoncée dimanche. Les manifestations attirent moins de monde. Les optimistes évoquent l’été et les plages du pays. Et tablent sur un automne endiablé. Les plus alarmistes répliquent que la folie est passée et que le «système» - qui a fortement tangué - détient toujours les clés de la maison. Parole contre parole alors que personne ne connaît le dénouement. En attendant, le pays est dirigé par le chef d’état-major, Gaïd Salah, et le président de la République par intérim, Abdelkader Bensalah. Libération est parti à la rencontre d’une jeunesse qui met du Hirak dans sa routine, avec recul et dérision.
«C’est vrai que le patron d’Aigle Azur est algérien ?»
Il bouge partout. En panique. Mohammed se dirige vers la cuisine, prend sa mère par le bras pour lui glisser un mot à l’oreille : «Il est où le caméraman ?» Sa maternelle panique à son tour. Des mois qu’elle prépare le mariage de son seul fils. Pas question de zapper la moindre image. Le caméraman arrive enfin. Clope au bec, il pose son matériel sur une petite table en bois, retire sa veste en jeans. Il fait ensuite des signes de la main à la mère du marié pour lui faire comprendre que tout est sous contrôle. Mohammed a un autre souci : sa paire de chaussures toutes neuves lui bousille le pied droit. Il boite. Un de ses potes hoche la tête : «Je t’ai dit de marcher avec chez toi pendant une semaine.» A l’intérieur de la salle – située à quelques encablures du centre-ville de Mostaganem –, les hommes mangent d’un côté, les femmes de l’autre. L’assemblée se mélangera après le repas. A table, les débats s’enchaînent : foot, amour et politique. Hafid, cuisinier dans un petit restaurant, a participé à quelques manifestations au printemps dernier, Omar aussi.
Aujourd’hui, les trentenaires guettent le Hirak d’un peu plus loin. La «fatigue», disent-ils. Peut-être qu’ils y reviendront dans quelques semaines. Ils ne savent pas vraiment. Le petit groupe s’attarde sur le sujet du jour : la compagnie aérienne Aigle Azur vient de déposer le bilan. Elle a laissé en plan des milliers de passagers. «J’ai entendu ce matin au café qu’elle allait être rachetée par Air Algérie», souffle Farid. Omar, petit et bavard, pose une question : «C’est vrai que le patron d’Aigle Azur est algérien ?» Silence. Il relance : «On me dit même que le Patron d’Aigle Azur a déposé le bilan parce qu’il était dans le viseur du Général Gaid Salah [chef d’état-major, ndlr].» Personne ne connaît vraiment la réponse à sa question. Mohammed, en sueur, guette autour de lui puis scrute sa chaussure. «La souffrance mes frères», lâche-t-il. Pas le temps de respirer. Des invités arrivent. Mohammed remet sa chaussure pour les accueillir. Il grimace avant de lâcher : «Elle est trop belle et je l’ai payée trop cher pour ne pas la porter.» Ses potes se moquent : «Tu es un artiste, tu es beau comme un Italien.»
«La dernière fois j’avais embarqué d’ici, à Mostaganem, sur une petite barque»
Yanis se lève d’une longue sieste, en ce mardi 3 septembre. Posé devant chez lui, il grille une première clope, une tasse de café à ses pieds. Déguste quelques gorgées. Prolixe, Yanis raconte sa soirée en mer. Il quête la sardine dans un «petit chalutier». Cette année, la pêche est mauvaise. Une situation qui ne l’inquiète pas. Ses yeux bleus regardent ailleurs. En France, plus précisément. Yanis, 29 ans, a déjà vécu quelques mois en Seine-Saint-Denis. Il vendait des clopes à la sauvette. «J’ai été expulsé», dit-il avec un petit sourire. Le pêcheur compte retenter sa chance. «La dernière fois j’avais embarqué d’ici, à Mostaganem, sur une petite barque. On avait galéré pour arriver en Espagne mais cette fois je vais prendre le Tropico à Oran», explique-t-il en se frottant les mains. Le Tropico, c’est le nom d’un bateau à moteur.
Yanis détaille le concept : «Tu donnes environ 2 500 euros au passeur, tu embarques dans un bateau de huit places qui met trois heures pour traverser la Méditerranée. Une fois en Espagne, tu es hébergé une nuit dans un appartement afin de reprendre des forces.» Lorsqu’on lui parle du Hirak, il rit. Selon lui, l’Algérie se divise en trois catégories : il y a ceux qui veulent changer les choses de l’intérieur, ceux qui se laissent porter par les événements et ceux, qui comme lui, n’y croient plus et rêvent de départ… Près de lui, Touati, qui ne souhaite pas quitter «sa» terre et rêve d’une «nouvelle Algérie», est resté silencieux tout au long de l’échange. «Le gars est pêcheur et il traverse la mer sur une barque alors qu’il ne sait même pas nager», persifle-t-il finalement. Yanis fait mine de ne pas entendre et se grille une nouvelle clope.
«Je me positionne près des rassemblements et je fais mon chiffre d’affaires»
Sofiane, rencontré le 5 septembre au matin, habite à Oran depuis toujours. Petit, il rêvait de conduire les grandes grues du port de la ville. Devenu grand, il pilote des taxis. Au matin, très tôt, il se poste au cœur d’un des plus vieux quartiers de la ville lumière, Sidi el-Houari, qui a vu grandir Cheb Khaled. Le chanteur de raï ambiançait les cabarets postés sur la corniche oranaise durant sa jeunesse. Le soir, très tard, Sofiane retrouve sa femme et ses deux filles. Ils habitent toujours chez ses parents. Une banalité en Algérie. Son maigre salaire est à la traîne des loyers exponentiels. L’Oranais loue son véhicule et son matricule de taxi à une société privée : 2 200 dinars la journée, un peu plus de 20 euros au marché noir. «Je dois faire entre 30 et 40 courses par jour pour rembourser la location et rentrer chez moi avec un petit billet», dit-il. Parfois, il termine ses journées à perte. Dans son regard, aucune trace de colère. Le grand et fin «Zino», son surnom, parle de «destin» et enchaîne les vannes. Il est réputé pour ça. Une voiture passe avec un Chinois à bord. Il se marre. Raconte que de nombreux employés sont venus depuis la Chine par esprit de conquête, mais c’est l’inverse qui est advenu. Il s’allume une cigarette et argumente : «De plus en plus, ils parlent arabe et se marient avec des Algériennes. Comme nous, au travail, ils prennent des pauses plus longues, ils mettent beaucoup de sucre dans leur café et ils augmentent les prix pendant le ramadan. Après la victoire de l’Algérie en Coupe d’Afrique, j’ai même vu l’un d’eux pleurer de joie.» Le temps passe. Il termine son café avant de regagner son taxi. Quand on l’interroge sur le Hirak, il rigole, encore, et n’y voit que des avantages : «Normalement, le vendredi après-midi c’est calme, on tourne en rond pour trouver des clients. Depuis les manifestations, je me positionne à quelques rues des rassemblements et je fais mon chiffre d’affaires.»
«C’est étrange, la journée c’est un gentil garçon»
Tous les jours, en fin de journée, Malik grimpe dans sa Peugeot 206 blanche. Il roule en direction de la plage. Seul, il liquide quelques canettes de bières pour se «vider la tête». Passé 22 heures, il remonte à Montplaisir, un quartier des hauteurs de Mostaganem. Regard dans le vide, musique à fond et néons bleus à l’intérieur de sa discothèque à quatre roues. Les voisins ont toqué à la porte de son père à plusieurs reprises. Le vacarme nocturne agace le quartier. La journée, Malik-le-garde-forestier s’excuse ; la nuit, Malik-l’ouvre-bouteille oublie toutes ses promesses. Mohamed, un vieil homme, a déjà tenté la manière forte. «Je l’ai menacé, je lui ai dit que j’allais appeler la police mais rien à faire. C’est étrange : la journée c’est un gentil garçon qui travaille et qui fait attention à ses enfants.»
Un soir, on a attendu son retour pour voir son défilé arrosé. Après avoir garé sa voiture et éteint la musique, il a juste glissé : «Je suis bien, ça fait du bien.» A la fin du mois d’août, Malik a mis une parenthèse à ses escapades nocturnes. La cause ? Les parents du sélectionneur de l’équipe de foot d’Algérie, Djamel Belmadi, habitent le quartier. Depuis le sacre des Fennecs lors de la dernière CAN, le natif de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne) porte comme une cape de super-héros. Cet été, Djamel Belmadi a passé quelques jours en famille. Toute la ville était à l’affût. L’entraîneur a tapé le ballon avec des jeunes du quartier et priait dans la mosquée du coin. Star à domicile. Malik la groupie a suivi ses faits et gestes, du foot à la mosquée. Après le départ de l’ancien joueur du PSG, il a repris ses habitudes. Hamza, le jeune voisin d’en face, se moque de lui à chaque fois qu’il le croise : «Zidane est à la mosquée, tu viens avec moi ?»
«Les puissants doivent vraiment se foutre de leur gueule»
Vendredi 6 septembre, dans l’après-midi : jour de manifestation. Dans un paisible quartier d’Oran, c’est le calme total. Au bout d’une rue étroite, une clinique privée. Derrière son grand comptoir, un jeune réceptionniste tapote sur son cellulaire et guette du coin de l’œil les quidams qui se succèdent pour les visites. Un employé sort de la clinique à grande vitesse. Le réceptionniste - en blouse de médecin - l’interpelle dans un éclat de rire : «Mon frère, tu es en retard pour le Hirak !» Le brancardier, qui défile tous les vendredis, ne se retourne même pas. Le réceptionniste s’adresse à un jeune homme qui vient de déposer sa femme aux urgences : «Ils défilent le vendredi, le jour férié de la semaine, le jour où les puissants prennent le temps de fumer le cigare et faire la sieste. C’est n’importe quoi. Ils doivent se foutre de leur gueule. Si tu veux vraiment faire changer les choses, t’arrêtes de travailler, tu lances une grève générale.» Son interlocuteur acquiesce.
L’employé tapote de nouveau sur son portable. Soudain, trois jeunes déboulent. Deux avec le maillot de la sélection de foot, un autre torse nu avec un grand drapeau de l’Algérie, blessé à la bouche. Il vient de prendre un coup durant la manifestation. Le réceptionniste fait venir le médecin de garde. Ce dernier demande au blessé d’ouvrir la bouche en grand. Regarde attentivement. Trois femmes, assises à quelques mètres, observent la scène, chuchotent, spéculent à propos de la blessure et des gestes des uns et des autres. Le docteur statue : «Ta gencive est touchée. Moi je suis gynécologue, je ne peux donc rien pour toi. Demain matin, si tu peux, va chez le dentiste et tu lui demandes de te faire une radio.» Les trois fans des Fennecs quittent l’hôpital sans un mot. Le réceptionniste nous regarde et sourit d’un air entendu.
«Si l’infraction est lourde, c’est toi qui paies le repas des policiers»
Dimanche soir, très tard, on embarque dans une Clio blanche. Krimo est au volant. Une bouteille d’eau fraîche près de lui. Il se tient prêt pour les 340 kilomètres entre Mostaganem et l’aéroport d’Alger. Une petite dose d’autoroute, un petit bout de nationale et une longue portion d’autoroute de nouveau pour finir. Krimo connaît le chemin par cœur. Après la quatre-voies, on traverse des villages. Des hommes sont posés sur des terrasses de café, des guirlandes qui clignotent décorent les stations-service, un peu comme une nuit de Noël, pour attirer des automobilistes. Les dos d’âne bousillent les amortisseurs, aussi. Tout au long des années 90, ces routes étaient infréquentables la nuit, trop dangereuses. Les terroristes installaient des faux barrages. Au volant, Krimo raconte des anecdotes à la pelle pour rester éveillé. Il se livre également sur son mal de dos après avoir conduit un poids lourd durant des années. Le trentenaire transportait du sable dans tout le pays.
Un peu avant 4 heures du matin, on arrive devant l’aéroport. Une lampe torche s’allume, un barrage de policiers guette la Clio blanche. Les fonctionnaires lui demandent de s’arrêter et l’invite à descendre. Petite discussion. Krimo revient chercher son portable et note un numéro. On ne comprend pas ce qui se trame. A son retour dans le véhicule, il raconte : «Le policier a vu la plaque de Mostaganem et comme il termine son service dans une heure, il m’a demandé de le récupérer au retour, lui aussi il est de Mostaganem. Je lui ai dit "inch’allah", mais je vais l’esquiver. Je n’ai pas envie de rentrer avec un policier et ne pas savoir quoi lui dire pendant quatre heures.» Les requêtes des policiers et gendarmes aux barrages font partie de la routine des automobilistes. Parfois, ils demandent d’aller acheter leur repas ou de leur faire une course. «On a le droit de dire non, mais si tu as commis une infraction tu ne peux pas refuser. Ils prennent en otages tes papiers et t’attendent tranquillement. Si l’infraction est lourde, c’est toi qui paies leur repas. C’est ça ou le retrait de permis», détaille l’habitué de la route. Ces derniers mois, d’après lui, depuis l’émergence des manifestations, les demandes des forces de l’ordre se font plus rares.
«T’es encore là ? A mon avis, la compagnie a revendu ton billet»
Au milieu de la nuit, à l’intérieur de l’aéroport, dans un terminal flambant neuf, il y a déjà du monde. La faute à la faillite de la compagnie aérienne Aigle Azur. La chasse aux billets pour un retour en France coûte beaucoup d’énergie et un paquet de billets. Des familles désabusées, des nerfs, de l’angoisse, voire de la baston. On croise un quadra originaire du nord de la France, dépité. La veille, il lui est arrivé une histoire folle. Au moment de monter dans l’avion affrété par la compagnie espagnole Vueling, carte d’embarquement en main, il a été recalé. «On m’a dit qu’il y avait une erreur de système, je n’ai rien compris et je suis resté sur le côté. J’ai vu l’avion décoller sans moi», souffle-t-il, perdu avec son billet de la veille. Il le brandit à tous les curieux. Tente de trouver une solution. Des réponses. Son histoire, tout le monde en parle au terminal. Un douanier vient prendre de ses nouvelles. Il lui glisse : «T’es encore là ? A mon avis, la compagnie a vendu ton billet à un autre. Parfois c’est comme ça l’Algérie, quand ça chauffe certains font jouer le piston.» Le recalé reste pantois. Le douanier poursuit : «Moi à ta place, j’aurais foutu le bordel ! Si j’ai une carte d’accès et que je ne monte pas, ma parole, personne ne monte. Je déclare la guerre. Mais bon, ça se voit que tu es un gentil.» Au comptoir de Vueling, l’employé derrière son ordinateur a le regard hébété. Il se gratte la tête, embarrassé. «Je ne sais pas ce qui se passe, je n’ai jamais vu ça», répète-t-il en boucle. Gêné, n’ayant même pas eu le temps de goûter son café, il indique à l’infortuné la marche à suivre : «Moi, sur mon ordinateur, c’est indiqué que vous avez raté l’avion. Il va falloir reprendre un billet et une fois en France, vous contactez la compagnie pour demander des explications, voire une demande de remboursement. C’est tout ce que je peux vous dire.» Le Nordiste reste sans voix. Il répète à l’envi que l’Algérie ne «changera jamais».
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https://www.liberation.fr/planete/2019/09/13/en-algerie-au-croisement-de-l-hirak-et-de-la-routine_1750851
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